Facettes 1

deux mille Quinze

numéro un

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sur la v rtir l’œuvre Réflexiodnocument à pa dcehamp du el Du de Marc

’èreuctibilité l t r à a ’ d e l’œuvr son irreprotdechnique de cartebslanches

document(s) le comité de rédaction

Couverture Noé Grenier Signaler un problème 2014, tirage sur papier gelatino-argentique couleur, 100x40 cm

À travers ce premier numéro de la revue Facettes, nous avons souhaité aborder une thématique fortement ancrée dans les pratiques contemporaines, soit la question du document pris au sens large, c’est-à-dire à la fois comme outil/ support d’un récit et comme matériau d’une œuvre en devenir. À l’image de l’Atlas mnémosyne du célèbre historien de l’art Aby Warburg, ce numéro résulte d’une collecte ou plutôt d’une collection d’écrits et d’images qui prennent pour point de départ la notion de mémoire, qu’elle soit collective ou individuelle.

L’artiste aujourd’hui, quand il ne se fait pas l’archiviste de sa propre œuvre, emprunte bien souvent à l’historien sa méthodologie de recherche. Ce phénomène témoigne d’un élargissement des perspectives issu d’un croisement au niveau des disciplines : anthropologie, sociologie et politique sont bien souvent convoquées par les artistes au sein de leur pratique. Dans ce contexte, le document apparaît comme la pierre d’achoppement, faisant tenir debout l’édifice de la connaissance. En outre, il est la trace d’un processus de travail, d’une réflexion menée au sein d’une praxis, au service d’un savoir-faire, mais surtout d’un savoir-être. Ainsi, la frontière entre l’œuvre d’art et le document devient de plus en plus poreuse. C’est pourquoi le statut hybride de ce dernier est si souvent discuté au sein des pratiques qui visent à le mettre en scène, selon les codes hérités des conceptuels.

Aussi, pour nombre d’artistes, il s’agit d’explorer la survivance de certains mythes et croyances qui fondent notre monde contemporain. Cela transige nécessairement par le biais de l’image, omniprésente et dont les circuits de diffusion s’étendent à la manière de rhizome. Dans certains cas, c’est la question de la véracité des sources récoltées qui animent les artistes, de même que la partialité de celui qui les interprète. La question de la réception, du rapport au spectateur y tient donc une place centrale. Pour d’autres, c’est la question de la reproduction, de la réappropriation et du copyright, mettant en cause la notion d’auteur, qui motive leurs gestes. À défaut d’être exhaustif, ce numéro de Facettes est l’occasion de rassembler des pistes de réflexion autour d’un sujet qui connaît aujourd’hui une certaine fortune critique et théorique, sans toutefois que les artistes y soient nécessairement associés. Ainsi, à travers des cartes blanches plastiques, Facettes offre un espace de liberté et d’expression à des artistes dont la démarche se trouve en affinités avec cette thématique.

1 édito

numéro un

4 DOSSIER

QUAND LE DOCUMENT

SE VEUT ŒUVRE

Réflexion sur la valeur d’exposition

du document à partir de l’œuvre

de Marcel Duchamp Élodie Weyne

20 carte blanche Léa Mayer

44 carte blanche Dimitri Vazemsky

50 Focus

26 DOSSIER

L'ŒUVRE D'ART À L'ÈRE

DE son irreproductibilité technique

Camille Paulhan

the instant replay

Un entretien avec Noé Grenier Emma Cozzani

62 carte blanche David De Beyter

68 Focus

david droubaix Le langage des images : altĂŠration, falsification et fan-fiction Ingrid Luquet-Gad

94 carte blanche Bruno Goosse

100 Focus

out of china Entretien avec Anne Penders Pierre-Jacques Pernuit

110 carte blanche

Fabien Zocco

116 Focus

justine pluvinage

Bleuromancie Alexandrine Dhainaut

80 carte blanche Louise Herlemont

86 Focus

donner un visage

Ă la grande guerre :

kader attia

The repair from occident

to extra-occidental cultures Marion Delage de Luget

Réflexion sur la valeur d’exposition du document à partir de l’œuvre de Marcel Duchamp

DOSSIER

D

epuis toujours, le document, comme le suggère sa racine latine docere signifiant instruire, répond à des fonctions didactiques et pédagogiques. Dans le champ des études historiques, le document, lorsqu’il s’avère authentique, est une preuve, une trace qui atteste de la véracité d’un fait et nous instruit sur le passé.

Sous plusieurs aspects, le document est second : bien que parfois produit pendant l’action dont il est le témoin, il est découvert après les faits et son importance est moindre face à l’événement qu’il renseigne.

par Élodie Weyne

DOSSIER QUAND LE DOCUMENT SE VEUT ŒUVRE

À

P

arce que diffuser son œuvre est souvent synonyme d’une certaine prise de risque, la réalisation de documents est devenue pratique courante chez les artistes.

Présenter une œuvre, c’est en effet faire le choix de l’exposer à des regards et des interprétations singulières, subjectives, qui échappent à l’artiste. Établir une documentation est de ce fait un moyen de contrôler le discours résultant de la réception de l’œuvre et d’éviter l’incompréhension du spectateur.

Cette documentation nous permet d’appréhender l’œuvre d’art de façon plus complexe et plus complète, mais également d’engager des recherches poïétiques toujours plus précises, en nous donnant des renseignements sur le processus de réalisation. En d’autres termes, ces documents permettent au spectateur de découvrir ou redécouvrir l’œuvre en s’appuyant sur des données extérieures à celle-ci, afin d’aller plus loin dans la lecture et l’appréciation du travail de l’artiste.

S’

adaptant à des pratiques artistiques en perpétuelle évolution, le document subira, au cours du xxe siècle, de multiples mutations, du point de vue de sa forme mais plus particulièrement de son statut. Au regard d’une production artistique au sein de laquelle la définition de l’œuvre d’art originale ne cesse d’être renégociée, il semble primordial de s’interroger sur le nouveau rôle et les nouvelles valeurs accordées à cette documentation. Dans le très instructif ouvrage intitulé Ouvrir le document1, Anne Bénichou affirme que l’art contemporain est à l’origine d’une renégociation, d’une réévaluation de la distinction entre œuvre et document. Pour notre part, nous situerons ce glissement quelques décennies plus tôt.

travers l’étude de travaux emblématiques de Marcel Duchamp, à savoir La Boîte verte et Fountain, nous mettrons tout d’abord en lumière les différents usages que fit l’artiste de la documentation. En centrant notre étude sur la production artistique des années 1960, et plus précisément sur le recours à la documentation par les artistes du land art, de l’art conceptuel et de la performance, nous étudierons ensuite les différentes mutations subies par le document. Finalement, nous évoquerons la nécessité de la documentation à travers les tentatives d’éviction du document opérées par l’artiste Tino Sehgal.

S

i Marcel Duchamp s’impose comme une figure incontournable de notre sujet, c’est avant tout parce qu’il produira une quantité incommensurable de documents qui apparaîtront sous des formes très variées. Il sera également le premier à fragiliser la frontière entre l’œuvre et sa documentation par une diffusion des documents qui ne diffère pas totalement de celle des œuvres.

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D

e façon compulsive et pour le moins désordonnée, Duchamp a produit, au fil de sa carrière, une quantité considérable de notes et de dessins préparatoires, bien souvent inscrits sur ce qu’il avait à portée de main2. Très tôt, il manifesta son désir de diffuser ces notes. Dans le cas de La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, plus communément appelée le Grand Verre – œuvre la plus documentée par l’artiste – il envisagea la création d’un catalogue, vendu avec l’œuvre et mis à la disposition du public. Afin de correspondre à l’absence d’organisation et de

Élodie weyne

logique dans la production de ces notes, Duchamp préféra conserver leur instantanéité en les préservant sous leur forme originale, à savoir celle de papiers épars, aux dimensions et aux contenus divergents. Naquit alors l’idée de les reproduire et de les regrouper dans des boîtes.

E

n 1934, Duchamp réalise et commercialise une boîte, également intitulée La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, mais plus communément appelée La Boîte verte.

Cette boîte regroupe 93 fac-similés des notes manuscrites et dessins

-^ La Boîte verte, réplique, 1997, exposition Déballage de La Boîte verte Photographie : Cabinet du livre d’artiste, Rennes, septembre 2013.

1. Anne Bénichou, « Introduction », in Ouvrir le document. Enjeux et pratiques de la documentation dans les arts visuels contemporains, Paris, Les Presses du réel, 2010 2. Notons que les notes de Marcel Duchamp ont été réunies et présentées par M. Sanouillet et P. Matisse aux éditions Flammarion en 1975, soit sept ans après la mort de l’artiste. M. Duchamp, Duchamp du signe, nouvelle éd. revue et corrigée avec la collaboration de A. Sanouillet et P. B. Franklin, Paris, Flammarion, coll. Champs arts, 2013

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DOSSIER QUAND LE DOCUMENT SE VEUT ŒUVRE

préparatoires reproduits par le biais de la phototypie, ainsi que neuf reproductions en collotype de peintures ayant servi à la composition de l’œuvre, un plan, une reproduction de l’œuvre Neuf Moules Mâlics colorée manuellement au pochoir par Duchamp, ainsi qu’une grande reproduction du Grand Verre. Cet objet sera édité en 300 exemplaires, auxquels s’ajouteront vingt exemplaires de luxe.

B

ien qu’il ne s’agisse pas de sa première tentative de diffusion de documents, force est de constater que cette boîte revêt un statut hybride, oscillant entre le document et l’œuvre d’art originale. On ne peut, en effet, nier la fonction didactique d’un tel objet. Le Grand Verre est une œuvre complexe, qui peut paraître hermétique pour toute personne extérieure à l’œuvre de Duchamp. Ces notes sont donc de réels indices pour la compréhension de l’œuvre et de ses enjeux. Elles nous permettent d’entrer dans le Grand Verre, du moins, de le traverser, et d’en déchiffrer le concept. En nous donnant accès au contenu intellectuel de l’œuvre, elles rendent compte du processus de réalisation, du cheminement de l’artiste, mais également de sa démarche dans une perspective plus globale. La volonté de l’artiste de produire cet objet en grande quantité (il en espérait initialement 500) prouve également ce besoin de rendre accessible la documentation au plus grand nombre, dans un désir d’instruire le spectateur en lui faisant prendre conscience que toute recherche, effectuée en amont de la réalisation de l’œuvre, a son

importance. En ce sens, nous pouvons affirmer que La Boîte verte est un parfait exemple de l’utilité de produire et de diffuser une certaine documentation autour de l’œuvre d’art.

M

algré cela, nous ne pouvons feindre d’ignorer que La Boîte verte présente des caractéristiques qui l’empêchent de se cantonner au simple statut de document. Elle est tout d’abord le fruit de sérieuses recherches, consistant à trouver un moyen de diffusion non conventionnel, proposant une lecture de la documentation qui ne soit pas linéaire. Cette mise en scène de la documentation devait en effet participer à la valorisation des notes tout en respectant une absence d’ordre et de logique. Un soin tout particulier est également porté à l’aspect esthétique de l’objet. Cette boîte, recouverte de velours vert, sur laquelle s’inscrit le titre en lettres capitales, renferme des reproductions de qualité. Le tout forme un ensemble cohérent, presque précieux, séduisant. Ce soin, ainsi que la signature de l’artiste dans le revers du couvercle et la numérotation des exemplaires, confèrent une valeur artistique à la documentation. La consultation du contenu de cette boîte n’ayant rien de commun avec la confrontation directe à l’œuvre, le spectateur, en parcourant les documents, vivra une expérience esthétique bien différente de celle ressentie face au Grand Verre. Il sera alors tenté de considérer cet objet comme une œuvre autonome. Ce phénomène est par ailleurs accru par le fait que la consultation de la Boîte verte n’est pas permise. Bien

souvent, la Boîte verte est en effet inaccessible, exposée dans une vitrine, ce qui ne manque pas de l’éloigner de sa fonction documentaire initiale.

À

travers cet exemple, nous constatons que la production de document est, dans l’œuvre de Duchamp, étroitement liée à la question de la reproduction. Cette notion innerve d’ailleurs toute la pratique de l’artiste. Accumulant les reproductions et les multiples, Duchamp n’a eu de cesse d’interroger la notion d’originalité, n’hésitant pas à reproduire ses œuvres et à reconnaître et valider des répliques réalisées par d’autres artistes. Il est alors intéressant de constater que le célèbre essai de Walter Benjamin, traitant de la reproductibilité technique des œuvres d’art, fut rédigé un an à peine après la réalisation de La Boîte verte. Dans cet écrit, le théoricien affirme que l’authenticité, et donc l’originalité d’une œuvre d’art se situe dans le hic et le nunc, c’est-à-dire dans « l’ici et le maintenant ». L’œuvre d’art se doit donc d’être unique, sous peine de perdre son aura « unique apparition d’un lointain si proche soit-il »3. Toute reproduction ne pouvant retranscrire le hic et le nunc d’une œuvre, la déperdition de l’aura semble inéluctable. Si La Boîte verte, comme nous venons de le démontrer, a acquis une certaine valeur d’exposition,

3. Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, (version de 1939), Folio plus philosophie, 2000 pour l’éd. française, trad. de l’allemand par M. de Gandillac, revu par Rainer Rochlitz, p. 19

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-^ La Boîte verte, réplique, 1997, exposition “Déballage de La Boîte verte” Photographie : Cabinet du livre d’artiste, Rennes, septembre 2013.

-> Marcel Duchamp Fountain 1917, ready-made, urinoir en porcelaine, 23,5 × 18,8 × 60 cm Photographiée par Alfred Stieglitz, 1917, 23,5 × 17,8 cm © Georgia O’Keeffe Museum / ADAGP, Paris, 2015 © Succession Marcel Duchamp / ADAGP, Paris 2015

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DOSSIER QUAND LE DOCUMENT SE VEUT ŒUVRE

L

elle ne peut, selon la théorie de Benjamin, en aucun cas répondre à la fonction rituelle, sacrée et cultuelle, caractérisant l’œuvre d’art unique. Ce constat est d’autant plus présent dans le second exemple puisé chez Duchamp.

D

ès 1913, Duchamp, dans une volonté de remettre en question l’œuvre en tant qu’objet, de prôner l’idée plutôt que le faire, de s’éloigner du rétinien afin de ne plus réduire l’œuvre à sa conception sensible, travaille à la « réalisation » de ce qu’il nommera les « ready-made ». Plusieurs objets, choisis pour leur banalité et leur indifférence esthétique, sont extraits de leur fonction pratique et de leur raison d’être originale, pour se voir élever, par la seule volonté de l’artiste, au rang d’œuvre d’art. S’appropriant ces objets manufacturés par la signature, Duchamp repose la question de l’art et s’oppose à la pensée esthétique traditionnelle.

E

n 1917 à New York, Duchamp décide de proposer un ready-made à l’Independant Show, exposition organisée par la Society of Independent Artists. Ce ready-made, un urinoir en porcelaine blanche intitulé Fountain, fut sans doute choisi avec une certaine attention, le but de cet artefact étant d’interpeler le public. Puisqu’il était l’un des fondateurs de cette société et également membre de son conseil d’administration, Duchamp décida de participer de façon anonyme, signant l’urinoir « R. Mutt, 1917 ».

L’œuvre se verra alors refusée par le conseil d’administration. Pourtant, selon des critères établis par

Thierry De Duve4, L’Urinoir de Duchamp remplit parfaitement les différents points accomplissant une œuvre d’art. Premièrement il s’agit d’un objet perceptible aux sens. Puis, il y a présence d’un énonciateur : bien que l’objet ne fut pas « fait par » R. Mutt, il a été « choisit par » ce dernier. Il y a également présence d’un public, même restreint. Enfin, présence d’une institution, bien que celle-ci ait refusé l’objet en question.

S

elon Francis Naumann, auteur de l’ouvrage Marcel Duchamp, L’art à l’ère de la reproduction mécanisée5, l’œuvre aurait été placée derrière une cloison, à l’abri du regard des spectateurs. Une semaine plus tard, on retrouve L’Urinoir dans la galerie du photographe Alfred Stieglitz qui, à la demande de Duchamp, le photographie à l’envers, sur un socle, avec pour fond, une toile de Marsden Hartley. Cette photo de Stieglitz fut rapidement publiée dans le deuxième et dernier numéro de The Blind Man, accompagnant un texte anonyme intitulé « Le cas R. Mutt », probablement co-écrit par Duchamp luimême. Très rapidement, Fountain, l’urinoir original acheté dans un magasin de sanitaires de Manhattan par Duchamp, disparaît de manière définitive.

a photographie de Stieglitz, initialement simple document et support visuel à un article dénonçant le refus de l’œuvre au salon, va alors acquérir une dimension toute particulière. Tout d’abord cette photo documente une œuvre qui ne fut pas réellement exposée et qui eut un public très restreint.

Mis à part quelques proches de Duchamp et les membres du comité, personne ne peut en effet attester de la brève présence de cette œuvre disparue. Rumeurs et discours de l’artiste mis à part, cette photographie devient la seule preuve de l’existence furtive de Fountain.

L’accès à l’œuvre se fait donc par sa documentation. Par la suite, cette photographie permettra à Duchamp de valider des répliques de Fountain, mais il est tout de même remarquable de constater que l’Urinoir, ready-made le plus fameux de l’artiste, soit entré dans l’histoire de l’art par le biais de sa documentation. Difficile en effet de nier que ce cliché n’ait pas très sérieusement contribué à établir la renommée de cette œuvre, et plus largement, à promouvoir et diffuser les ready-made. Dans ces conditions, il est également difficile de cantonner le statut de cette photographie à celui du simple document.

4. Thierry de Duve, Résonnance du readymade. Duchamp entre avant-garde et tradition, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1989 5. Francis M. Naumann, Marcel Duchamp.

L’art à l’ère de la reproduction mécanisée, Paris, Hazan, 1999 pour la version française, trad. de l’anglais par D. A. Canal

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n usage équivalent du document sera employé par nombre d’artistes un demi-siècle plus tard.

De par une importante remise en question de l’œuvre en tant qu’objet, les années 1960 voient naître de nouvelles démarches artistiques, qui nécessitent un recours inévitable à la documentation. Dans son ouvrage intitulé Six Years, the Dematerialization of the Art Object from 1966 to 19726, Lucy Lippard fait le constat d’une entreprise de dématérialisation de l’œuvre d’art à travers l’émergence de ces pratiques artistiques. Chacun à leurs façons, les artistes œuvrant au sein de ces nouvelles démarches cherchent à amoindrir la matérialité de l’œuvre d’art qu’ils n’envisagent plus comme un objet à part entière.

Bien souvent ils tentent de sortir des musées et des institutions, modifiant leurs pratiques ainsi que le statut de l’œuvre. Les œuvres produites tendent vers l’immatérialité, puisqu’elles sont tantôt peu perceptibles par les sens (voire totalement invisibles), tantôt éphémères ou inaccessibles. C’est alors que la documentation entre en jeu, servant de relais nécessaire à l’œuvre.

6. Lucy R. Lippard, Six Years : the Dematerialization of the Art Object from 1966 to 1972, London, Studi Vista, 1973, première éd. Praeger Publishers Inc., New York, 1973

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ous pouvons, pour illustrer le cas d’une documentation se référant à une œuvre inaccessible à la majorité des spectateurs, convoquer, entre autres, les artistes du land art. Comment, en effet, diffuser et pérenniser une œuvre qui réside en l’intervention de l’artiste sur un lieu naturel particulier ?

Malgré l’ambition louable bien qu’utopique de sortir des galeries, les artistes du land art se heurtèrent rapidement à la nécessité de réinvestir l’espace muséal en documentant leurs interventions. À la fin des années 1960, Robert Smithson élabora son système de « Site/ Non-Site », dans le but de contrôler la diffusion de son œuvre. Le « Site » désigne l’œuvre in situ, l’intervention de l’artiste dans un paysage éloigné de la galerie. Le « Non-Site » est quant à lui variablement composé de photographies, de cartes topographiques, d’extraits de textes, de collages, d’éléments naturels prélevés sur place par l’artiste ou encore de films. Ces documents, qui rendent compte d’un lieu extérieur et lointain, sont réorganisés et travaillés par Smithson afin d’être présentés aux spectateurs dans l’espace d’exposition. C’est donc par l’intermédiaire de cette documentation que le spectateur a accès à une œuvre qu’il ne pourra peut-être jamais voir de façon directe, parce qu’il ne peut s’offrir le déplacement, parce que l’œuvre s’est dégradée avec le temps et n’apparaît plus dans les mêmes conditions qu’à son origine, ou parce qu’elle n’est plus visible (la Spiral Jetty, fameuse intervention dans le Great Salt Lake, est, par exemple, restée ensevelie de longues années). Selon

Smithson, il n’y a d’ailleurs pas de hiérarchie à établir entre le « Site » et le « Non-Site », qui, à ses yeux, se confondent et demeurent complémentaires. Le « Non-Site » devient une sorte d’objet hybride ayant le statut ambivalent d’œuvre et de document.

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orce est de constater que les artistes du land art – à l’instar de Smithson – étaient amplement conscients de la nécessité de la documentation. Le document assure alors sa fonction testimoniale, témoignant de l’existence et de l’authenticité d’une œuvre en en conservant la trace. Il permet à une œuvre non visible d’exister, d’être diffusée et d’entrer dans l’Histoire.

DOSSIER QUAND LE DOCUMENT SE VEUT ŒUVRE

L’

art conceptuel, contemporain au land art, tente également de renégocier le statut de l’œuvre d’art par son extrême dématérialisation. À la suite de Duchamp qui déclarait que l’idée primait sur le faire, les artistes conceptuels affirment que l’idée d’une œuvre prévaut sur sa réalisation concrète, matérielle et objectale. Sol LeWitt – figure emblématique de l’art conceptuel – affirme d’ailleurs que « Dans l’art conceptuel, c’est l’idée ou le concept qui compte »7. Peu importe donc que l’œuvre soit réalisée ou non8. LeWitt précise : « Si l’artiste pousse son idée à son terme et s’il la matérialise, toutes les étapes du processus comptent.

Matérialisée ou pas, l’idée en ellemême vaut autant comme œuvre d’art que le produit fini. Toutes les étapes en jeu – gribouillis, esquisses, dessins, repentirs, modèles, études, pensées, conversations – présentent

de l’intérêt. Celles qui montrent le cheminement intellectuel de l’artiste sont parfois plus intéressantes que le produit fini. ». Dès lors, en cherchant à éviter ou du moins amoindrir la réalisation matérielle des œuvres, les artistes conceptuels vont trouver d’autres issues à travers la diffusion de documents principalement langagiers, écrits ou oraux, ou photographiques. C’est alors l’information qui prime. Afin d’illustrer cette utilisation du document par les artistes conceptuels, référons nous à la présentation de Mel Bochner effectuée en 1966 à la Visual Art Gallery et explicitement intitulée Working Drawings and other visible Things on Paper not necessarily meant to be viewed as Art. L’artiste y montre quatre classeurs posés sur des socles – telles des sculptures – s’offrant à la consultation.

Le visiteur peut alors y trouver un

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7. Sol LeWitt, « Alinéas sur l’art conceptuel », in Artforum, vol. 5, n°10, été 1967, trad. in C. Harisson et P. Wood, Art en Théorie, 19001990, 1992, Paris, Hazan, 1997 pour la trad. française, p. 910 8. Nous pouvons également nous référer aux Statements de Lawrence Weiner qui affirme que : .L’artiste peut construire l’objet d’art .L’objet d’art peut être fabriqué .L’objet d’art n’a pas besoin d’être édifié Lawrence Weiner, « Proposition », in Ursula Meyer, Conceptual Art, New York, 1972, pp.

217-218, trad. in C. Harisson et P. Wood, ibid., p. 960

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-^ Photographie de la Spiral Jetty, prise par des spectateurs en 2007. À proprement parler, cette photographie ne fait pas partie des Non-Site de Robert Smithson. Pourtant, on ne peut s’empêcher de souligner que les multiples photographies prises par les touristes et amateurs d’art sur le Site, constituent une documentation importante de l’œuvre. Il est alors intéressant de préciser que la DIA Art Foundation, qui en possède les droits, entreprend de constituer un corpus de photographies, représentant la spirale, qui ne furent prises ni par Smithson, ni par le photographe autorisé par ce dernier. Plus surprenant encore, Nancy Holt, veuve de l’artiste, n’hésite pas à faire entrer dans la catégorie des Non-Site, des documents qui ne furent pas sélectionnés par l’artiste de son vivant.

Photographie : Patricia Berdynski

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certain nombre de documents réalisés par plusieurs artistes conceptuels, concernant des œuvres absentes de l’espace d’exposition, voir totalement inexistantes. Nous constatons que l’œuvre – non matérialisée ou invisible – est alors supplantée par une documentation qui lui préexiste. Cette conception de la documentation sera déclinée sous plusieurs formes par les différents artistes conceptuels.

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reprises. Dans ces conditions, l’artiste ne peut, s’il souhaite pérenniser son œuvre et la diffuser, se passer de la production de documents. De nombreux artistes, comme le dévoile Anne Bénichou dans son article « Ces documents qui sont aussi des œuvres »9, pense alors la documentation en amont et n’hésite pas à collaborer avec des professionnels de l’image (Otto Mühl et Günter Brus avec le réalisateur Kurt Kren ou Gina Pane avec la photographe Françoise Masson par exemple). La performance a donc lieu dans le but de produire des images (fixes ou animées) qui attesteront de la réalisation de cette œuvre.

ne dernière pratique, émergeant au cours des années 1960, cherchera également à déjouer la matérialité de l’œuvre en proposant des actions artistiques ponctuelles et éphémères : la performance. Les performances sont, la plupart du l’instar des Non-Sites de Smithson, temps, exécutées par les artistes ces documents – enregistredevant un public très restreint ments visuels ou sonores, mais (voire absent). De plus, elles sont également objets résiduels ayant été très rarement réalisées à plusieurs employés lors de la performance et

À

9. Anne Bénichou, « Ces documents qui sont aussi des œuvres », op. cit.

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DOSSIER QUAND LE DOCUMENT SE VEUT ŒUVRE

P

agissant, dans l’espace muséal, telles des reliques témoignant de la véracité de l’action – sont réorganisés par l’artiste afin d’être présentés au public dans l’espace d’exposition. La performance existe le plus souvent dans l’esprit du spectateur à travers la documentation qui en résulte.

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râce à ces différents exemples, nous pouvons établir plusieurs constats concernant les mutations subies par la documentation. Tout d’abord, le document n’est plus seulement destiné aux chercheurs, aux historiens de l’art et aux critiques voués à concevoir le discours autour de l’œuvre. Il s’adresse dorénavant au spectateur et se doit, de ce fait, d’entrer en interaction avec lui. Pour ces raisons, le document, jusqu’alors conservé, classé et archivé, quitte les bibliothèques et les centres de documentation pour rejoindre l’espace d’exposition et s’offrir au regard du public. S’instaure par conséquent un étrange paradoxe entre la fonction première du document qui rend compte d’un fait et renseigne sur une œuvre, et son processus d’exposition. S’exposant en effet de manière indépendante, le document tente de rompre avec son référent et, de fait, avec son statut secondaire.

I

l est de plus très important de préciser que cette nouvelle valeur d’exposition acquise par le document résulte toujours d’un choix : celui de l’artiste. C’est l’artiste – ou dans certains cas plus contrariants, l’institution elle-même (ce que subirent parfois les pratiques évoquées) – qui décide d’introduire le document dans l’espace de monstration. C’est à lui encore, à l’instar de Bochner qui nous précise par son titre que le contenu de ces classeurs n’est pas nécessairement destiné à être perçu comme de l’art, qu’il revient d’énoncer ce qui « fait œuvre ».

A

u début du xxe siècle, Duchamp nous prouve, avec ses ready-made, que les choix de l’artiste ainsi que le contexte de monstration déterminent le statut de l’objet. Un urinoir en porcelaine blanche, rencontré en dehors du circuit de diffusion propre à l’œuvre d’art, autrement dit, en dehors du lieu d’exposition, ne se voit pas conférer le statut de sculpture. Il en va alors de la même manière pour la documentation : c’est bien le choix de l’artiste de présenter le document dans l’espace d’exposition qui en détermine sa réception et lui confère un statut qui dépasse sa simple fonction documentaire.

ar ailleurs, nous pouvons constater que le processus d’autonomisation du document est également renforcé par le travail d’esthétisation opéré par les artistes. Tout comme Marcel Duchamp qui apportera un soin particulier à la présentation de ses notes, les artistes opèrent un travail de transformation, de mise en scène de la documentation afin de lui conférer une certaine cohérence plastique. Ce processus d’esthétisation – à l’œuvre dans le land art, l’art conceptuel et la performance – amenuise la valeur documentaire. Le document ne se contente plus d’une fonction testimoniale ou pédagogique, mais affirme une valeur d’exposition qui lui est propre. En étant exposé à la manière d’une œuvre autonome, et de par son esthétisation assumée, le document propose au spectateur une expérience esthétique nouvelle, différente de celle vécue face à l’œuvre à laquelle il se réfère.

C

e recours systématique à la documentation prouve que l’éviction totale de l’artefact matériel et sensible est quasi impossible. Le fait que le document prenne toujours le relai d’une œuvre non présente témoigne alors d’un certain échec de la dématérialisation de l’œuvre. Pourtant, certains artistes tentent encore de pousser cette utopie jusqu’à son paroxysme.

L’œuvre de Tino Sehgal est singulièrement représentative de cette quête.

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C

et artiste britannique propose en effet des performances, exécutées par des acteurs ou des danseurs dans l’espace d’exposition, qui font l’économie de toute forme de script, d’instruction ou de partition. La transmission entre l’artiste et l’acteur reste de fait exclusivement orale. Mais cette volonté de supprimer le document prend surtout corps dans le fait que ces performances ne soient ni filmées, ni photographiées. Aucun enregistrement ne doit en effet résulter de ces actions. Cette disparition de la documentation témoigne de la volonté de privilégier la

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transmission orale dans la réception de l’œuvre : seuls les spectateurs présents lors de la performance seront en mesure d’en témoigner. En d’autres termes, nous constatons que Sehgal souhaite que son œuvre ne laisse aucune preuve. Le souvenir du spectateur reste alors la seule trace de l’action. Par ailleurs, l’artiste n’hésite pas à contourner toute production de paratexte : il rejette l’idée de catalogue, de cartel explicatif et évite le plus souvent de se livrer au jeu des entretiens avec les critiques.

-^ Photographie d’une performance de Tino Sehgal, prise par un spectateur au Pavillon International lors de la 55ème Biennale de Venise, 2013. Exposition Le palais encyclopédique.

Photographie : Henri Duhamel Pages suivantes Tino Sehgal, Marian Goodman Solo booth, Frieze New York 2013 Courtesy Jonathan Hökklo / Frieze Photographie : Jonathan Hökklo

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DOSSIER QUAND LE DOCUMENT SE VEUT ŒUVRE

A

u regard de cette démarche, nous pouvons affirmer que Tino Sehgal, n’en déplaise aux artistes conceptuels, en plus de dématérialiser l’œuvre qu’il rend éphémère et ponctuelle, procède à la dématérialisation du document.

Considérant que l’information n’a que peu d’importance face à l’œuvre et l’expérience esthétique qu’elle propose, l’artiste privilégie la transmission directe de l’œuvre au spectateur. Assez paradoxalement puisque nous évoquons ici une œuvre immatérielle, nous devons reconnaître que les productions de Tino Sehgal répondent à des critères pour le moins « traditionnels » de la définition de l’œuvre. Si l’on s’en tient aux théories de Walter Benjamin, nous constatons en effet que les actions de l’artiste sont des illustrations parfaites de ce que représentent le hic et le nunc. Le seul moyen d’accéder à l’œuvre étant d’assister à sa représentation « en direct », nous percevons en effet que l’œuvre repose sur ces deux paramètres : « le ici et le maintenant ». L’authenticité et l’aura de l’œuvre, même fugitives, sont de ce fait incontestables.

A

ssez fatalement, il nous faut reconnaître les limites d’une telle entreprise. Tout d’abord, il est important de souligner que l’acquisition des œuvres de Sehgal par les institutions soulève de nombreux débats. Outre le fait que l’acheteur n’entre en possession d’aucune instruction ou document visuel lui permettant de réactiver la performance, Sehgal exige, toujours dans sa volonté de ne produire aucune documentation matérielle, que le prix de l’œuvre soit réglé en

espèce, n’aboutissant à aucun reçu. Force est alors de reconnaitre que l’artiste ne se prive pas de remettre en cause le système économique et les lois du marché de l’art. L’acquisition de This Situation par le Centre Pompidou de Paris en 2009 déclencha d’ailleurs une certaine polémique. Selon Alfred Pacquement, alors directeur de cette institution emblématique, l’œuvre a, pour des raisons évidentes, été réglée par chèque à la galerie représentant l’artiste, cette dernière ayant, en retour, délivré une facture. On dénote alors un certain non-sens au regard de la démarche de Sehgal.

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ais les limites de l’abolition de la documentation se ressentent encore plus fortement dans une production de documents non autorisés, bien souvent réalisés par le spectateur lui-même.

De nombreux enregistrements photographiques ou vidéographiques circulent alors, principalement sur Internet, à l’insu de l’artiste. Cette production de « documents sauvages », que l’artiste ne peut endiguer, prouve qu’une part de l’œuvre et de la démarche artistique échappe indéniablement à l’artiste. Mais elle souligne aussi la difficulté d’une telle entreprise face à un public qui, pour appréhender une œuvre à laquelle il n’a pas eu la chance d’assister et pour l’imprimer dans son esprit, exprime constamment le besoin d’être confronté à une trace visuelle.

10. Denys Riout, « Des œuvres invisibles à l’ère du “musée imaginaire” », in Zabunyan Dork, Les images manquantes, n°3, Paris/ Marseille, Le Bal/Images En Manœuvre/ CNAP, coll. Les carnets du bal, 2012, p. 22-41

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e spectateur montre en général une certaine réticence face à des œuvres totalement invisibles.

Comme l’affirme Denys Riout dans l’article Des œuvres à l’ère du “musée imaginaire”10, le spectateur a besoin de s’appuyer sur un document concret, perceptible par les sens (idéalement par la vue), et refuse qu’il y ait absence de donnée tangible. Il n’accepte donc l’œuvre qu’en présence d’un objet attestant que celle-ci – éphémère, disparue, perdue, invisible – a existé ou se terre quelque part à l’abri des regards.

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ous dénotons alors que la nécessité de produire des documents, pressentie par les artistes précédemment évoqués à l’exception de Tino Sehgal, découle d’une part de cette exigence des institutions qui se doivent d’offrir quelque chose aux spectateurs, et d’autre part, du public qui exige de vivre une expérience sensible. Le document, dans le cas d’œuvres invisibles ou éphémères, remplit donc sa fonction première en témoignant d’un évènement révolu.

S’il pallie à l’absence de l’œuvre, le document, à la manière de la photographie de Stieglitz, acquiert par

Élodie weyne

la même occasion un statut ambivalent. Unique résidu de l’œuvre, il est le seul élément perceptible par le spectateur. Il s’expose alors de manière indépendante. De par l’affirmation d’une valeur d’exposition qui lui est propre, il devient difficile de percevoir cet objet comme un élément secondaire à une œuvre absente.

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u cours du xxe siècle, le document produit par les artistes dans le contexte de la création d’œuvres d’art a subi de nombreuses transformations. Sa forme a changé : initialement textuel et graphique, il se présente aujourd’hui sous la forme d’objets hybrides et originaux, d’enregistrements photographiques, sonores ou vidéographiques. Sa diffusion a évolué, empruntant les moyens de communication modernes et s’adaptant aux évolutions technologiques. Encouragé par l’émergence de nouvelles pratiques artistiques qui nécessitent une documentation précise, le document s’est multiplié et a rejoint l’espace muséal, acquérant alors une certaine valeur d’exposition.

Pour autant, l’autonomie du document vis-à-vis de l’œuvre demeure considérablement discutable.

11. Charles S. Peirce, Écrits sur le signe, rassemblés, trad. et commentés par G. Deledalle, Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 1978

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ien que la relation entre l’œuvre et son document soit complexe et spécifique à chaque création, il nous semble que le lien immuable qui les unit empêche toujours le document d’acquérir une autonomie complète. Que l’œuvre soit invisible, éloignée ou ait disparu, que le document possède des qualités esthétiques et adopte une forme soignée, que sa découverte produise chez le spectateur une nouvelle expérience, qu’il investisse l’espace d’exposition et emprunte à l’œuvre ses dispositifs de monstration, n’effacera jamais le fait que cet artefact ait été conçu au sein du processus de réalisation d’une œuvre d’art.

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e document ne peut nier ce lien qui l’unit à son référent. Si l’on s’en rapporte à la théorie sémantique de Charles S. Peirce11 qui nous permet d’affirmer que l’œuvre d’art est un signe de la famille des icônes, il conviendrait de dire que le document est quant à lui un indice dont l’œuvre serait l’objet. De par le contexte dans lequel il a été réalisé, le document ne cesse en effet de pointer son référent, de désigner l’œuvre. Même exposé sans mention faite à l’œuvre de référence, le document conserve avec cette dernière un lien indiciel inébranlable.

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uisqu’il ne cessera d’exister en référence à une œuvre, il nous semble impossible de conférer au document une autonomie totale. Il semblerait adéquat, au regard de la valeur d’exposition acquise, d’accorder à ces documents qui relèvent à la fois de l’art et de la communication, une semi-indépendance, un statut hybride, situé à mi-chemin entre celui d’œuvre d’art et de documentation. Dans une volonté de desceller l’idée d’une corrélation parfaite et équivoque entre l’œuvre et le document, il conviendrait alors de se tourner vers les pratiques de certains artistes qui, à l’instar de Gilbert et Georges ou de Nan Goldin, considèrent qu’il y a corrélation entre l’art et la vie. La vie est alors abordée comme une totalité, les artistes entreprenant une démarche artistique holistique consistant à documenter leur propre existence

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L’AUTEURE Doctorante en deuxième année de thèse, au laboratoire Calhiste, Élodie Weyne mène des recherches sur les notions d’originalité et de copie sous la direction de Catherine Chomarat-Ruiz, professeure en sciences de l’art et directrice du département arts de l’uvhc, et Erik Verhagen, critique d’art et maître de conférence en histoire de l’art contemporain. Elle est également guide/conférencière au Fresnoy, Studio national d’art contemporain, à l’Hospice d’Havré et au MUba Eugène-Leroy.

pages prĂŠcĂŠdentes

Léa Mayer Instantanés 2013 Aquarelle et gouache sur papier photo, texte www.leamayer.net

DOSSIER

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ette réflexion a pour point de départ deux observations, issues de mes expériences professionnelles d’enseignante et de critique d’art. D’une part, je constate – et à mon grand regret – que les étudiants de la classe préparatoire dans laquelle je dispense des cours sont rapidement pris au fil de l’année dans l’engrenage d’une recherche toujours plus accélérée d’une plus grande lisibilité de leurs travaux plastiques. Lorsque les travaux ne peuvent être emportés « en vrai » en prévision des concours et qu’ils ne peuvent être documentés par une photographie – ou des photogrammes en ce qui concerne les vidéos – les étudiants sont la plupart du temps forcés d’abandonner l’idée de les présenter à un quelconque jury. Et quand, bravant un peu cette exigence de lisibilité visuelle, ils font valoir des travaux dans lesquels ledit visuel joue une part modique – par exemple des textes, des protocoles conceptuels ou autres – ils se plaignent bien souvent qu’on ne les regarde pas assez, ce qui est sans doute assez paradoxal. D’autre part, et il s’agit là de mon expérience de jeune critique, il faut constater que le portfolio, le pdf, et même le terrible concept du « book » – qui donne une vague impression que ce qu’on y voit est le « best of » de l’artiste en question, photographié par des professionnels voire même photoshopé au besoin, mis en valeur comme un diamant – a remplacé pour nombre de professionnels de notre domaine la visite d’atelier. Voire. par camille paulhan

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Dans son essai L’art à l’état gazeux, Yves Michaud s’extasiait avec ironie dans l’incipit : « C’est fou ce que le monde est beau »1. Beaux sont aussi les portfolios, books et autres pdf, parfois plus encore que des œuvres que l’on trouvera finalement décevantes « en vrai ». Une touriste française croisée dans un ascenseur du Louvre m’avait fait part de sa déception face à la Joconde, qu’elle disait préférer sur le poster qu’elle possédait, où elle était en effet « plus belle », et où « on la voyait mieux ».

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n 2010, j’accompagne un jeune artiste, Jean-Baptiste Akim Calistru, dans le but de me rendre à « La Lande », lieu-dit sarthois où s’érige la maison de famille qui a servi de support unique à son œuvre La Lande, étoilant avec énergie dans et autour de l’habitation, sous forme d’installations, de sculptures, de dessins, de carnets, de photographies ou encore d’actions. J’ai découvert La Lande à travers des objets présentés lors d’une exposition à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris2, puis par le biais d’une publication de l’artiste3. Mais quelque chose manque : les objets et dessins présentés, tout comme le livre, sont bien des œuvres, mais il me faut désormais découvrir « La Lande » pour compléter l’œuvre de Jean-Baptiste Akim Calistru. J’y vois parfois les mêmes objets qu’à l’exposition de 2008 mais leur mise en contexte leur donne un éclairage nouveau.

Aller voir « La Lande » a nécessité un voyage en TER vers Le Mans, un bus vert en direction de Saint-Mars-de-Locquenay, une traversée à travers un champ m’offrant ma plus belle

crise d’allergie aux graminées. Peut-on dire que l’image du jeune homme endormi en face de moi dans le train aller, lové contre son siège, serrant entre ses bras fermés un exemplaire du livre de Calderón La vie est un songe participe aussi à cette œuvre ? Je le crois assez fermement, tout comme je crois que les pdf, books et autres portfolios ne remplaceront nullement les visites d’atelier ou les expositions.

1. Yves Michaud, L’art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Stock, 2003, p. 7 2. Exposition Dix-7 en Zéro-7, 10 juin – 12 juillet 2008, École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris et Fondation d’entreprise Ricard.

3. Jean-Baptiste Akim Calistru, La Lande, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, 2008

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4. Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, 2003, p. 9

5. On entend bien sûr par ce terme l’idée de la médiatisation des œuvres à travers une reproduction photographique ou filmique et non les phénomènes de multiplicité (fac-similés, copies...). En effet, certaines œuvres abordées sont des protocoles et peuvent bien être « reproduites » en l’absence de l’artiste, ce qui n’empêche nullement leur difficulté à être « reproduites » par le biais de la photographie voire même du témoignage. Sur cette distinction, je renvoie à Michel Weemans, « Introduction », in Reproductibilité et irreproductibilité de l’œuvre d’art (dir. Véronique Goudinoux et Michel Weemans), Bruxelles, La Lettre volée, 2001, p. 11

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e pars donc du constat que, parallèlement à la diffusion galopante – la plupart du temps sur Internet – d’images d’œuvres toujours plus parfaitement éclairées et recadrées de façon à en donner un angle avantageux, comme s’il s’agissait de mannequins de cire, certains artistes contemporains recherchent au contraire une forme d’irreproductibilité technique. Les œuvres, désormais privées de reproductions photographiques comme vidéographiques qui en donneraient une image fidèle, se présentent comme des objets que seule la présence hic et nunc du spectateur fait réellement exister. Rétablissant sans pour autant en faire une valeur rétrograde la notion d’aura au sein d’œuvres qu’il faudra désormais venir juger sur pièce, et non d’après des images d’elles, ces œuvres semblent se poser contre l’idée d’une disponibilité visuelle des œuvres par le biais de leur reproduction technique. En ce sens, il s’agit bien ici, en prenant le contrepied du célèbre essai de Walter Benjamin, d’essayer de comprendre un fait de notre temps, non majoritaire, mais qui veut que ces artistes replacent leurs travaux dans un contexte de rencontre avec le spectateur. Là où le texte du philosophe débute par la phrase « Il est du principe de l’œuvre d’art d’avoir toujours été reproductible »4, on peut affirmer que certains artistes ont pris avec malice certaines libertés face à cette assertion.

oin de moi l’idée de prétendre que les œuvres facilement reproductibles5 par des moyens comme la photographie ou la vidéo réfutent cette rencontre avec le spectateur, ni même que ces œuvres sont réductibles à leur image sur papier glacé ou en pixel. Mais les œuvres qui seront abordées dans cet article se placent contre un système de diffusion global, et rétablissent finalement l’idée que tout ne peut pas se partager par le biais de l’image et que le spectateur doit lui aussi faire un pas en avant s’il veut pouvoir témoigner d’une œuvre, qu’il l’apprécie ou pas d’ailleurs.

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l sera ici question uniquement d’œuvres parfois vues, parfois expérimentées par d’autres sens, par l’auteure de ces lignes.

Cette écriture nécessitera des descriptions, nécessairement subjectives et parfois opposées à d’autres descriptions de ces mêmes œuvres, rédigées par d’autres critiques d’art ou journalistes. Ces descriptions paraîtront parfois superfétatoires et inutiles puisque l’appréhension directe me paraît être une condition sine qua non de l’observation des œuvres, mais elles devraient permettre de faire saisir quelques bribes au lecteur n’en ayant aucune connaissance.

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eut-être est-il important également de rappeler ici que ce dossier, qui se fonde sur des œuvres récentes, faites pour être vues ou expérimentées et non dématérialisées ou invisibles, ne se veut ni exhaustif ni même dogmatique. Il n’accouche pas d’une nouvelle théorie, ne prétend pas regrouper des artistes autour de velléités communes, ces derniers ayant des ambitions et des buts divers, mais constate un fait sans doute inédit de l’art de ces dernières années. Bien sûr, dès les années 1960, différents courants, notamment le land art, avaient déjà réfléchi à ces questions6, dématérialisant l’objet même de l’art ou imposant au spectateur potentiel un déplacement contraignant le poussant hors des lieux traditionnels de monstration. Toutefois, ces contournements n’empêchaient nullement les reproductions photographiques des œuvres. Peu de personnes peuvent sans doute prétendre avoir vu Spiral Jetty de Robert Smithson ou Double Negative de Michael Heizer ; mais leur image orne nombre d’ouvrages de vulgarisation sur l’art contemporain, les rapports art et nature ou art et paysage. Évidemment, ces reproductions en disent bien peu sur ces œuvres et c’est bien le déplacement, le temps passé et parfois les difficultés pour accéder à celles-ci voire la déception face à des objets ressemblant de très loin à leurs photographies qui en font la véritable expérience esthétique. Mais j’ai l’intuition que certains artistes ont souhaité pousser cette volonté de retour à une aura propre à l’œuvre encore plus loin. Lorsque la reproduction devient quasiment impossible, que le spectateur est empêché de partager son expérience immédiate avec un accompagnant, comme c’est le cas par exemple dans les dispositifs à spectateur unique, une contrainte est délibérément pensée par l’artiste pour imposer une rencontre entre le spectateur et l’œuvre, y compris de façon un peu brutale.

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n 1976, le critique d’art Gilbert Lascault signait un texte intitulé « L’agression contre le visuel » dans Revue d’esthétique : prenant appui sur des œuvres contemporaines, il affirmait que de nombreux artistes souhaitaient s’opposer à ce qu’il nommait non sans malice un « Yalta des sensibles »7 qui avait imposé la suprématie des sens visuel et auditif dans l’art. Les conclusions brillantes du critique d’art, prenant appui sur la pensée duchampienne opposée au pur rétinien, se fondaient toutefois sur de nombreuses œuvres qui, si elles valorisaient l’idée du secret, des choses cachées et qu’on ne peut voir, étaient toutefois reproductibles par la photographie. L’objet caché par Sol LeWitt dans un cube puis enterré pour Buried Cube Containing an Object of Importance but Little Value (1968) avait été photographié par l’artiste même, documenté en neuf images, et les empaquetages de Christo, la série de Merda d’artista de Piero Manzoni et de nombreuses autres œuvres reposant sur le même principe étaient reproductibles par la photographie.

6. Sur ce point, je renvoie plus précisément au texte de Bruno-Nassim Aboudrar, « Un art visiblement irreproductible », in Reproductibilité et irreproductibilité de l’œuvre d’art, op. cit., passim.

7. Gilbert Lascault, « L’agression contre le visuel », in Revue d’esthétique n°4, 1976, p. 13

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ans les œuvres qui m’intéressent, il y a toujours une photographie qui vient les documenter, elles aussi : ainsi, on trouve des œuvres odorantes de Julie C. Fortier des images d’excellente qualité. Hélas, contrairement aux photographies des œuvres de Manzoni ou de Christo, elles n’apprennent à peu près rien des productions de l’artiste. Je pense notamment à une série présentée à la galerie Florence Loewy en 2014, intitulée Wildscreens.

Il s’agit de feuilles blanches immaculées, recouvertes d’un caisson de plexiglas sur lequel est gravé un texte évoquant un souvenir intime d’odeur. Tout du moins c’est ce qu’on pouvait voir dans les photographies d’exposition qui circulaient sur Internet à cette époque-là. Mais les œuvres n’étaient que peu à regarder et il fallait même demander à la

-^ Julie C. Fortier Wildscreens 2014, dessin olfactif sur papier à parfum 300 gr, encadré dans une boîte en plexi-glass sérigraphiée, 55 x 75 cm Photographie : Aurélien Mole -> Julie C. Fortier Petrichor 2013, parfum, échantillons 1,5ml encartés, impression offset 110 x 80 mm sur papier vieil hollande 250g/m2. Édition entre-deux, Nantes, 2013 dans le cadre de la résidence : l’espace public sous l’emprise de la mobilité. 300 exemplaires

galeriste qu’elle les manipule pour nous, puisque le plexiglas devait être légèrement glissé afin que la feuille exhale toute sa fragrance, décrite par sa légende. Ce dispositif contraignant avait pour but d’empêcher la confusion des odeurs et aussi l’embaumement de la pièce, qui risquait à tout moment d’être atténuée par un effluve concurrent.

Impossible donc de pouvoir partager l’œuvre par une simple photographie, qui n’en donnait même pas un « coefficient d’art » minime. Les papiers blancs n’étaient pas destinés à être contemplés, ni les plexiglas.

De la même manière, le multiple Petrichor, que Julie C. Fortier fit produire en 2013, ressemble dans sa reproduction photographique à un échantillon quelconque de parfum d’un magasin de produits de beauté.

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Et c’est bien là tout le but : que sa forme plastique soit justement des plus banales vient violemment s’opposer à son odeur tenace – si tenace que flacon fermé, dans sa pochette plastique, il faut encore l’enfermer dans une boîte hermétique pour qu’il n’embaume pas la pièce de mon appartement où j’en conserve un exemplaire. Mais l’odeur est indescriptible : en dépit du texte, que l’on peut d’ailleurs lire sur les photographies de l’œuvre et qui nous en parle comme d’une « odeur de la terre sèche humidifiée », il faut en faire véritablement l’expérience pour déterminer son seuil de tolérance face à ce parfum pour le moins inédit. Toutefois, ce n’est pas le cas des seules œuvres de Julie C. Fortier : de nombreuses œuvres odorantes réussissent, grâce à l’étrangeté des senteurs qu’elles mettent en jeu, à perturber durablement le spectateur comme le critique qui doit se charger de les évoquer par le biais de descriptions écrites pour lesquelles il manque bien souvent de mots précis venant rendre compte de son expérience olfactive8. Cependant, rares sont les œuvres qui ne reposent que sur leur odeur : la Cloaca de Wim Delvoye est une machine dont beaucoup connaissent l’aspect visuel avant d’être une œuvre refoulant l’excrément remâché, les murs recouverts de purées de légumes de Michel Blazy sont d’abord des surfaces colorées aux aspects changeants avant que l’on considère leurs remugles. Et

8. Sur cette question, je renvoie notamment à Larry Shiner et Yulia Kriskovets, « The Aesthetics of Smelly Art », in The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 65 n°3, été 2007, pp. 274-282.

9. Toutes les citations de l’artiste sont issues d’un entretien mené avec elle le 22 mai 2015 à Paris.

on aurait tort de reléguer rapidement Julie C. Fortier au rang des parfumeurs et autres nez : chez elle, l’odeur est avant tout le moyen de parvenir à une émotion esthétique qui ne passerait pas d’abord par les yeux. L’artiste elle-même manifeste son inquiétude vis-àvis d’une reproductibilité qui « nous donne l’impression que l’on a accès à l’œuvre »9, alors même que nous n’avons accès qu’à son image : « J’essaie d’avoir le moins possibles d’images [pour mes œuvres] et de propager le récit, car c’est ainsi que le travail finit par marquer les esprits ». Enseignante à l’École supérieure des Beaux-Arts d’Angers, elle dit volontiers être perplexe face à l’exigence de reproductibilité imposée aux étudiants, et aux contradictions que cette demande génère chez eux, puisqu’elle laisse sous-entendre que c’est ainsi que circulent les œuvres, alors que c’est en fait le cas de leur seule reproduction. En tout cas, cette réflexion sur l’irreproductibilité n’est pas advenue immédiatement dans son travail, elle est le fruit d’un long processus qui l’a menée aux parfums et aux odeurs comme vecteurs d’une mémoire intime et pourtant partagée par des biais autres que l’image.

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our d’autres artistes, ce refus du visuel se développe avant tout par le biais d’une désorientation progressive ou brutale du spectateur, qui ne sait pas à quoi s’attendre tant les photographies des œuvres ne peuvent en donner qu’une idée bien restreinte. C’est le cas notamment d’Ann Veronica Janssens et de son usage de brumes colorées, par exemple Brouillard coloré blue red and yellow (20002001), présenté notamment à l’automne 2014 à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne. Cette œuvre enveloppante, que l’on peut parcourir à plusieurs, fait disparaître ses propres pieds et tout compagnon d’exposition pour peu que l’on s’en éloigne d’à peine quelques dizaines de centimètres. En outre, les perceptions colorées de cette brume se modifient au cours de l’errance (plus que de la visite) dans l’espace qui l’accueille, passant du bleu au jaune en passant par le rouge. Difficile pour moi de dire si le brouillard était humide, léger ou opposant « une forte résistance »10, tant mon esprit était occupé d’abord par une adaptation corporelle à une forme aussi insaisissable qu’oppressante.

Dans les catalogues de l’artiste, la plupart des photographies des œuvres en brouillard figurent, dans une abstraction colorée légèrement floue, des silhouettes humaines ; d’autres encore sont des monochromes où 10. Je reprends ces termes d’une description de l’œuvre par Elisabeth Védrenne dans « Ann Veronica Janssens ou l’atelier nomade », in Connaissance des arts n°674, septembre 2009, p. 56.

11. Je renvoie notamment au catalogue Ann Veronica Janssens 8’26’’, Paris/Marseille, ENSBA/MAC, 2004, pp. 83-93.

12. Mieke Bal, « Ann Veronica Janssens : Labo de lumière », in Ann Veronica Janssens. Une image différente dans chaque œil, Bruxelles/Liège, La Lettre volée/Espace 251 Nord, 1999, p. 73.

13. Alexandrine Dhainaut, « Grégory et Cyril Chapuisat, Métamorphose d’impact #2 », in Zérodeux n°63, automne 2012, p. 61.

l’on ne distingue rien11. Incapables de donner une échelle aux lieux emplis de brouillard, ces photographies tâchent de rendre au mieux les sensations éprouvées au cœur même de ces œuvres. Las, seule l’imprégnation et l’expérience, différente pour chaque spectateur – et même différente pour un même visiteur selon les jours, la luminosité extérieure et la densité de la fumée projetée – permettent de pouvoir produire une réflexion et un discours sur l’œuvre. Mieke Bal, qui a commenté à plusieurs reprises le travail d’Ann Veronica Janssens, débute d’ailleurs un de ses textes évoquant une autre œuvre en brouillard par un prometteur et sincère : « Je vais vous raconter une histoire »12. Car en effet, face à de telles œuvres, difficile pour le/la commentateur(trice) de ne pas prendre la parole à la première personne et de ne pas réussir à dévoiler ne serait-ce qu’un peu de son ressenti.

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es sensorialités peuvent être altérées de diverses manières : si Ann Veronica Janssens use du brouillard pour plonger le spectateur dans une perplexité corporelle, les frères Grégory et Cyril Chapuisat ont de leur côté utilisé l’obscurité. En 2012, ils présentaient au Life, à Saint-Nazaire, une gigantesque installation occupant l’entièreté de l’espace de l’ancienne alvéole de la base sous-marine de la ville. Une critique, commentant l’œuvre, explicitait bien toute la difficulté à saisir l’œuvre par les seuls yeux : « Une masse noire se profile dans le vaste espace d’exposition, mais où exactement ? De quelle taille ? À quelle distance ? Difficile à dire. Puisque nos yeux font défaut, du moins pour le moment, le corps prend alors le relais. On se déplace à pas de loup et la main fait office de parechocs »13. Et en effet, quiconque voudrait donner une description un tant soit peu objective et aisément partageable de l’œuvre serait forcé de commencer par le constat suivant : au début, on ne voit rien. Et par la suite,

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<-↙ Les Frères Chapuisat Exposition Le Buisson Maudit, installation (bois), salle du parloir (<-) et salle du Chapitre (↙) 2013 Production : abbaye de Maubuisson / Conseil départemental du Val-d'Oise Photographies : Catherine Brossais © Conseil départemental du Val-d'Oise Courtesy Les Frères Chapuisat Pages suivantes Les Frères Chapuisat Métamorphose d’impact #2 2012, Le LIFE / Le Grand Café, Saint-Nazaire Courtesy Les Frères Chapuisat

pas grand chose non plus. Le temps que l’œil s’habitue à l’obscurité diffère selon les personnes : de toutes celles qui m’accompagnaient, je fus une des plus lentes à percevoir autre chose qu’une densité noire. Que l’on se gausse d’être rapide à la compréhension n’y change rien, nous voilà piégés par notre propre corps et ses capacités parfois incertaines. Bien entendu, l’installation ne peut être photographiée. Ou plutôt si, elle le fut, mais sans obscurité, ce qui révélait toute la structure de la sorte de volcan inversé qui se tenait dans les lieux, mais heureusement rien de l’expérience erratique d’en chercher le cratère lumineux, situé au centre de l’espace.

Une fois l’exposition démontée, rien ne restait de l’œuvre des Chapuisat, et les souvenirs émus ou blasés de leur installation Métamorphose d’impact #2 demeuraient les seules possibilités de se remémorer l’œuvre, sans pourtant pouvoir réellement les partager avec ceux qui n’auraient pas vu la pièce. Un an plus tard, les Chapuisat présentèrent une nouvelle œuvre à l’abbaye de Maubuisson, intitulée Le Buisson Maudit : ne souhaitant pas monter, y crapahuter comme la plupart des amis qui m’accompagnaient, je fus encore plus déçue en voyant les photographies qu’ils me mirent sous les yeux. De toute évidence je ne devais rien y voir : sans l’expérience réelle du cheminement dans les réseaux de bois que les deux artistes avaient conçu pour l’ancienne abbaye et en dépit des explications enthousiastes et pédagogues de mes amis, il m’est aujourd’hui impossible de parler de

cette œuvre14. Interrogés à ce sujet, les frères Chapuisat évoquent pour leur art in situ une inscription hic et nunc éphémère, incompréhensible une fois l’œuvre détruite et qui ne pourra jamais être remontée à l’identique dans un autre espace : « l’éphémère ne prend pas la poussière »15. Le ressenti du spectateur est primordial, et ne pourra selon eux être partagé qu’avec les autres témoins de cette expérience, tant elle fait appel à des expérimentations touchant à tous les sens. Mais, précisent-ils, dans un monde où le virtuel grignote petit à petit les conditions de lisibilité de l’œuvre d’art, il est important de rétablir ces types de réalité parfois brutales, inaccessibles à ceux qui sont claustrophobes, souffrent d’un handicap ou craignent l’obscurité. Il est alors question de ne pas faire de compromis avec ledit réel.

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our d’autres artistes, le procédé qui doit mener à l’irreproductibilité de l’œuvre passe par un isolement encore plus fort du spectateur, rendant impossible toute verbalisation immédiate et tout partage d’expérience commun. Je pense ici aux artistes travaillant à partir de dispositifs à spectateur unique et notamment au travail de Gregor Schneider. En 2008, l’artiste allemand présenta à la maison rouge à Paris une installation intitulée Süßer Duft [Doux parfum], constituée d’un dédale de salles que le visiteur était invité à parcourir les une après les autres. Des photographies de l’œuvre existent bien : elles montrent différentes vues de l’installation, couloirs, pièces blanches, obscures ou recouvertes d’une paroi métallique semblable à celle d’un container. Contrairement au travail d’Ann Veronica Janssens, qui peine réellement à être reproduit en photographie,

14. À moins que l’attente sur un banc inconfortable et les gazouillements ravis des visiteurs encore présents dans l’installation fassent eux aussi partie de l’œuvre. Pourquoi pas, après tout ?

15. Toutes les références suivantes sont issues d’un entretien mené avec Grégory Chapuisat le 12 juin 2015 par téléphone.

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ou encore à celui des frères Chapuisat, qui joue sur l’obscurité du lieu et ne peut donc être photographié de façon à rendre hommage au dispositif, l’œuvre de Schneider ne pariait nullement sur des effets visant à perturber le corps du spectateur en le diluant dans une matière. Il y avait bien une salle plongée dans un noir profond mais elle ne constituait que la toute dernière partie du parcours ; à l’inverse, la salle la plus importante était baignée d’une intense lumière électrique se reflétant sur des murs parfaitement blancs. Mais la donnée sans doute la plus perturbante de l’œuvre résidait dans le fait qu’elle se parcourait obligatoirement seul(e) et qu’il était tout bonnement impossible de croiser un autre spectateur dans l’espace. Les rares journalistes ou critiques qui rendirent compte réellement de l’œuvre, après avoir expérimenté l’attente, la signature d’une décharge dans laquelle « La maison rouge déclin[ait] toute responsabilité sur les éventuels dommages physiques ou matériels subis dans l’exposition »16 et le cheminement solitaire, s’efforcèrent de décrire au

mieux le dispositif, mais surtout n’hésitèrent pas à évoquer leur ressenti physiologique comme psychologique17. Par ailleurs, la question du dispositif à spectateur unique, distinguant radicalement l’œuvre de « l’esthétique relationnelle » selon Mark Clintberg18, empêche tout partage immédiat de l’expérience : « Süßer Duft avale les spectateurs les uns après les autres sans les recracher. Aucun ne revient vers nous pour nous raconter. Pas de récit pour nous rassurer », écrit ainsi Héloïse Lauraire19. Avec Süßer Duft, le spectateur est donc livré à son propre ressenti, oscillant entre l’angoisse la plus profonde pour certains et l’amusement, voire la lassitude ou le désintérêt. Et c’est bien ces ressentis variés, plus que les visualisations formelles des espaces, qui construisent l’œuvre. Là encore, il s’agit d’un travail descriptible mais sans doute irreproductible : les photographies – et elles pourraient être nombreuses et variées, se faufilant dans chaque recoin non plongé dans l’obscurité – n’apportent guère d’informations à ceux qui n’ont pas arpenté l’œuvre.

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outefois, il ne faudrait pas se méprendre : l’irreproductibilité ne concerne pas uniquement des dispositifs impressionnants qui englobent le spectateur comme ceux que je viens d’évoquer. C’est aussi le cas par exemple d’œuvres de dimensions plus restreintes, tels les dessins à la mine de plomb et à l’encre sur papier de Dove Allouche : qu’il s’agisse des petits formats de la série Melanophila (2003-2008) ou des grandes représentations comme Charnier (2011), ces œuvres se révèlent très difficilement photographiables.

En effet, dessinées en noir sur noir, c’est avant tout le déplacement du spectateur dans l’espace face aux œuvres qui fait apparaître, et jamais intégralement, leur motif. Les photographies des catalogues ne peuvent montrer toute la finesse de la brillance du graphite et de sa matité, selon l’inscription du spectateur dans l’espace. L’artiste explique qu’il a dû, pour des raisons qui tiennent à la nécessaire diffusion du travail, accepter qu’existent de ses œuvres des visuels « de qualité médiocre qui ne remplacent en rien l’expérience directe du regard »20. Chez lui, une certaine

↖-^ Gregor Schneider Süsser Duft Vue de l’exposition du 21 février au 18 mai 2008 à la maison rouge, Paris Photographies : Marc Domage

16. Cité dans Héloïse Lauraire, « Récit d’une disparition », in Esse n°66, mai 2009, p. 21.

17. Je renvoie ici à Ibid. et à Mark Clintberg, « Gregor Schneider », in Border Crossings 27.3, août 2008.

18. Ibid., p. 194 19. Héloïse Lauraire, « Récit d’une disparition », art. cité, p. 23 20. Toutes les références proviennent d’un courriel destiné à l’auteure, le 11 juin 2015.

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�-> Dove Allouche MÉLANOPHILA II ou L’ENNEMI DÉCLARÉ 2003-2008, ensemble de cent quarante dessins, numérotés de 1 à 140, mine de plomb sur papier, 32 x 24 cm (40 x 32 cm encadré) Courtesy Musée des Abattoirs Toulouse.

↘ Bernard Moninot Dessin sur soie n° 2 2005, ombres, graphite, acrylique et collage de fils d’argent sur soie, 140 x 210 x 3 cm Photographie André Morin Courtesy Galerie Jean Fournier

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résistance au flux incessant des images se formule dans le rapport à ces « ersatz d’images » qui « circulent davantage que les œuvres elles-mêmes, dénaturant la matérialité du travail et faussant parfois [leur] sens ».

Par ailleurs, le processus ne fait que s’amplifier au fil des années, puisque Allouche travaille désormais à la série des Tournesols, encore plus difficiles à reproduire et dont la propagation se ferait selon lui plutôt sur le mode de la rumeur que de l’image photographique.

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a même remarque sur la présence du spectateur s’applique aux grands Dessins sur soie (depuis 2005) de Bernard Moninot, qui jouent sur la superposition de couches de soie sur lesquelles sont peints des motifs, leurs ombres, et qui voient apparaître à leur surface les ombres même des motifs et ombres peintes. Sur les photographies, aucune profondeur ne permet de se rendre compte de la subtilité du processus où les ombres feintes et les ombres réelles se mêlent, ou encore des « effets de moirure qui varient selon la position de l’observateur »21. L’artiste, qui réfute une vision purement engagée de cet usage de matières irreproductibles face à un monde qui demande toujours plus de diffusion des images, admet toutefois qu’il faut « résister à la lisibilité »22 pour pouvoir rétablir l’aura de l’œuvre d’art. Pour lui, l’irreproductibilité de ses œuvres n’est pas recherchée comme qualité intrinsèque mais est au contraire « le propre de la peinture », qui résiste à la reproduction et ne permet de s’appréhender que par le corps tout entier et pas seulement par le regard, dans un contexte bien précis qui fait que « la rencontre avec une œuvre est irreproductible ». En conclusion, « l’irreproductibilité, c’est le statut même de l’œuvre », en comparaison avec l’image, qui elle se diffuse sans rien perdre de son statut.

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ans le domaine de la sculpture, on pourrait bien sûr penser à Anish Kapoor, dont bon nombre d’œuvres laissent le spectateur dubitatif, oscillant à chaque seconde et à chaque pas entre la perception d’une concavité ou d’une convexité. Parmi l’important corpus, je retiendrai notamment peut-être la moins spectaculaire d’entre elles, mais sans doute l’une des plus fines dans ce qu’elle dit de notre rapport à l’espace d’exposition. Sister (2005), discret creux opéré sur le mur même de la galerie ou du lieu l’accueillant, ne s’aperçoit pas d’emblée, mais uniquement après un déplacement attentif : alors une légère ombre apparaît sur la surface blanche, signe que quelque chose est bien là. Un travail d’Edith Dekyndt pourrait également matérialiser cette difficulté à saisir une œuvre par la photographie, et même par la vidéo : je me souviens de ma surprise face à Martial O (2007), présentée au printemps 2009 à la galerie des Filles du calvaire. Sur une vaste table en verre un petit animal semblait se mouvoir, ou plutôt un pelage seul, qui se serait hérissé de peur ou de froid. C’est cette sensation de surprise d’un objet que l’on pense d’abord animé avant de s’apercevoir qu’il n’est que mécanique – il s’agit d’un petit tas de poudre de fer, stimulé par un aimant en mouvement situé sous le plateau de la table – qui fait toute la force d’une telle installation. Pour l’artiste toutefois, l’irreproductibilité est une donnée intrinsèque de la plupart de ses

21. Bernard Moninot, dans Jean-Christophe Bailly, Bernard Moninot, Marseille, André Dimanche, 2012, p. 215 22. Toutes les références suivantes sont issues d’un entretien mené avec l’artiste le 26 mai 2015 à Paris.

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œuvres – qu’il faut expérimenter dans un lieu donné pour en saisir les matérialités complexes – mais elle n’est pas une fin en soi, en cela que la photographie est selon elle « une documentation utile, mais pas essentielle », qui donne seulement un « avant-goût de l’œuvre »23. Son travail, estime-t-elle, bien qu’il soit photographié pour être diffusé, n’a rien à voir avec ce médium : même si parfois « une magie opère » par la photographie, il s’agit toutefois d’une pratique avec laquelle elle entretient un rapport difficile et distant, puisqu’elle n’est perçue dans le cadre de son travail que sous la forme d’une documentation nécessaire qui ne restitue qu’une petite partie de l’expérience complète.

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l me paraît important, pour conclure ce dossier, de souligner à quel point ces artistes renouent avec une dimension sensible de l’œuvre, mettant en péril l’idée du musée imaginaire comme celle de la faiblesse du rétinien. Ils replacent en quelque sorte leurs travaux dans un rapport réjouissant au spectateur, qui ne peut avoir réellement pris connaissance des œuvres avant de les expérimenter directement. En quelque sorte, ils s’attaquent aussi à l’idée que l’on peut tout voir, tout appréhender, même à l’autre bout du globe, pour peu que l’on ait une bonne connexion Internet et une bonne résolution sur son écran d’ordinateur ou de portable.

C’est aussi accepter que certaines choses nous échappent définitivement et que le récit devienne, avec ses subjectivités nécessaires, un nouveau moyen d’approche d’œuvres pour certaines disparues : loin d’une esthétique « relationnelle », ce constat d’une connaissance des œuvres uniquement générée par le dialogue et nécessairement distordue par une mémoire toujours prompte à nous jouer quelques tours me paraît actuellement des plus enthousiasmants

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23. Toutes les citations de l’artiste sont issues d’un entretien mené avec elle le 30 mai 2015 via Skype.

L’AUTEURE Camille Paulhan est critique d’art, membre de l’Aica-France, docteure en histoire de l’art contemporain. Elle travaille sur la question du périssable dans l’art des années 1960-1970 et enseigne à l’École d’art de Bayonne et à l’École supérieure d'art des Rocailles à Biarritz.

↗ Anish Kapoor Sister 2005, Fibre de verre, bois et peinture, 180,5 x 180,5 x 35,5 cm Vue de l’exposition « Almost nothing », kamel mennour, Paris, 2011 © Anish Kapoor Photographie Fabrice Seixas Courtesy Anish Kapoor et kamel mennour, Paris ->↘ Edith Dekyndt Martial O 2007-2009, table cadre en acier, plateau en verre peint, moteur à pile ou secteur, poussière de métal, 90 x 200 x 90 cm Courtesy Galerie Greta Meert, Bruxelles

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Dimitri Vazemsky YK-re 2003 Château de la motte-au-bois, performance, photographie c/o Olivier Touron « Pour la couleur! Contre la ligne et le dessin ! » Yves Klein contrepied#1 contrepied#2 contrepied#3 2015 dessins www.vazemsky.com/YK-re

Un entretien avec NoĂŠ Grenier1

FOCUS

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eplier le temps sur lui­-même, le dédoubler sans pour autant le répéter, la pratique de Noé Grenier englobe la notion d’image en mouvement à travers les divers sources et documents qu’il prélève. Travaillant autant à partir de classique du cinéma de genre que de films amateurs (« found footage ») qu’il collecte, sa pratique vidéo évite les poncifs de genre pour questionner à la fois le document cinématographique et l’acte de montage lui-­même. Entre durée et perception, comment les dispositifs de Noé Grenier parviennent­-ils à influencer l’expérience temporelle du regardeur tout en lui proposant une autre vision ?

par Emma cozzani

FOCUS NOé grenier - THE INSTANT REPLAY

1. Entretien réalisé en avril / mai 2015

Emma Cozzani : Tu utilises beaucoup d’images préexistantes, de séquences de films que tu viens prélever et re-travailler à travers le montage. Peux-tu développer ta perception de la notion de droit d’auteur, en rapport avec ton travail ? Est-ce quelque chose qui va induire ton choix, si la source que tu sélectionnes fait partie du domaine public par exemple ?

Noé Grenier : Il est vrai que mon travail s’inscrit dans une démarche qui pourrait être qualifiée « d’hors-la-loi » en quelque sorte, car je travaille principalement à partir d’images que j’emprunte à leurs auteurs.

Lorsque j’ai commencé à travailler l’image vidéo, j’ai découvert en parallèle les œuvres de Douglas Gordon, Martin Arnold, John Oswald, Christian Marclay ou le groupe Negativland qui ont considérablement influencé ma manière d’appréhender la position d’auteur. Ils m’ont donné à voir des images que je connaissais déjà, mais en modifiant considérablement ma perception initiale. Ce fut pour moi une expérience fondatrice de mon travail, de voir que l’on pouvait provoquer une perception nouvelle à partir d’images déjà « signées ».

J’ai donc rapidement pris ce risque de jouer avec le droit d’auteur, afin qu’il devienne luimême matière au même titre que l’image. Le droit d’auteur est avant tout un droit, il est de l’ordre de la justice et renvoie à des préoccupations économiques, qu’il convient aux artistes de respecter ou non. D’ailleurs la notion même de droit d’auteur varie d’un pays à l’autre, d’une forme plastique à une autre…

À partir de ce constat, il me semble qu’une des facettes de mon travail, c’est justement la question de la ré-appropriation qui ne se limite pas qu’au domaine du cinéma mais à toute forme d’image qui interroge la notion d’auteur et les contextes de production d’une image à l’ère du numérique. Comme pour To Spin To Spy, I Think I am Shooting a Video, et Signaler un problème, je ré-agence des images qui pourraient être une sorte d’anti-cinéma, réalisées sans but précis, sans revendication de création. Mais ce sont pourtant des documents bruts, témoins d’une histoire commune sans cesse renouvelée...

Noé Grenier I Think I am Shooting a Video Vidéo Full HD, 3min36, 2014

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FOCUS NOé grenier - THE INSTANT REPLAY

E.C. : Comment envisages-tu alors la question du document, et de la source de ces images « prélevées » dans ton travail ? Comment cette pratique d’appropriation te permet-elle aujourd’hui de produire de nouvelles images, à partir d’emprunts et de détournements ?

N.G. : Le geste de ré-appropriation est primordial dans mon travail, mais il n’advient pas par facilité ou fascination. Je choisis souvent des extraits de films pour lesquels j’ai un profond respect. Ces films sont également ce qu’on pourrait appeler des « classiques », ils sont identifiables dans les formes de leur montage, et utilisent des codes du cinéma que l’on peut retrouver dans d’autres films du même genre.

Le choix d’un film spécifique se fait d’abord par de nombreux visionnages de différents films. Il n’y a pas l’idée de prélever à tout prix pour produire quelque chose. C’est avant tout un travail de regard, d’immersion dans l’image.

Ensuite, c’est une séquence particulière qui s’impose à moi, et non moi qui part à la recherche de celle-ci. Je ressens comme une nécessité d’intervenir sur ce matériau. Je pars donc de l’intuition que dans le montage initial, au moment où je le découvre, il y a là ce que je cherche, c’est-à-dire la potentialité d’une dimension supérieure. La particularité de ces vidéos est aussi que je ne touche pas littéralement au montage initial, mais le mets en résonance avec lui-même. Je ne considère pas ma pratique comme rentrant dans les codes du mashup (création d’une vidéo à partir de plusieurs séquences filmées existantes), ou du remix, puisqu’il n’y pas confrontation ou de décontextualisation pour raconter autre chose, ou faire voir une histoire nouvelle.

Noé Grenier To Spin To Spy Blog internet, en cours de réalisation depuis 2013

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E.C. : Il me semble justement qu’un des enjeux de ta pratique est de questionner la potentialité d’une oeuvre existante à devenir un document, un matériau. En découvrant tes œuvres, j’ai eu la sensation de voir « l’écho de l’image » en quelque sorte, et il m’a semblé que le redoublement visuel était une tentative de spatialisation de l’image dans son propre champ référentiel.

Ta pratique semble vouloir déjouer l’effet Koulechov2, voulant qu’un plan influence le suivant, et par là même questionner la perception du spectateur vis-à-vis du film originel…

2. L’effet K, ou « effet Koulechov » ou encore « expérience Mosjoukine » désigne la propension d’un plan à influer sur le sens du plan qui lui succède dans le montage, avec en retour l’influence de ce plan sur le sens du précédent, une «contamination sémantique» à double direction.

Mis en évidence lors d’une expérience réalisée en 1921 par le réalisateur Lev Koulechov, l’effet Koulechov met en lumière la fonction créatrice du montage au cinéma et s’interroge sur le travail de l’acteur.

N.G. : L’effet Koulechov tente en effet de nous faire concevoir que deux choses s’influencent et coexistent dans le temps. Ce qui m’intéresse, c’est de rendre à la coupe son potentiel de durée. C’est-à-dire en juxtaposant sur luimême ce moment où paradoxalement il y a tout et rien. Je tente alors d’étendre l’effet Koulechov non pas par un effet de coupe mais par un effet de corrélation spatiale.

J’aime ainsi observer ce qu’un plan peut se dire à lui-même. Je pense que ça se ressent particulièrement dans Play With Time où la coupe ne se situe plus d’un plan à l’autre, mais fait partie intégrante de l’espace de l’écran.

FOCUS NOé grenier - THE INSTANT REPLAY

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E.C. : Les opérations de découpage temporel et de montage que tu effectues dans ton travail, et notamment dans la vidéo Play With Time, rendent visibles les mouvements des personnages et renvoient à l’espace que le film initial déploie.

Parallèlement, il me semble que Play With Time doit également beaucoup aux travaux d’Étienne-Jules Marey sur l’étude du mouvement, et aux chronophotographies qu’il en a tirées. Tu utilises le montage à la fois comme une opération plastique qui te permet de rendre visible un espace cinématographie et comme moyen de révéler une construction temporelle propre à la séquence que tu as choisie.

Peux-tu développer le « répertoire » de gestes de montage, et de réappropriation, que tu as mis en place dans ta pratique, par rapport au décalage et à la répétition qu’il induit ; et la manière dont tu conçois ces opérations ?

Noé Grenier Play With Time Vidéo Full HD, 8min24, 2012

N.G. : À l’origine de Play With Time, il y a une réflexion sur le problème de la simultanéité au cinéma à travers l’écran divisé (ou splitscreen).

Dans le film initial de Jacques Tati, le spectateur est soumis au montage du réalisateur, et les plans s’enchaînent les uns à la suite des autres. Jacques Tati déploie une multitude d’événements filmés sur le même plan temporel. Les cadrages très larges et la longue profondeur de champ forcent le regard à naviguer dans l’image. Je me suis alors demandé ce qu’il se passerait si l’on venait interférer dans cette continuité narrative. Ce procédé appliqué sur le montage ne propose pas seulement une décomposition du mouvement cinématographique, mais une connexion temporelle du mouvement sur lui-même. Le passé du film vient côtoyer son propre futur et mettre en jeu de nouvelles situations.

Ainsi, ce que j’essaie de rendre visible dans Play With Time, c’est justement de pouvoir donner à voir à la fois le champ et le contrechamp dans une quasi-simultanéité. C’est ce qui me fascine dans cette construction, la manière dont un motif « mathématique » et répétitif entraine sur son passage une réflexion sur la perception du mouvement humain.

Tu as également évoqué l’idée d’une construction temporelle propre à chaque séquence?

C’est sans le propre de tous les documents que j’utilise dans mon travail, c’est qu’ils constituent en soi des constructions temporelles volontaires ou involontaires de la part de leurs auteurs.

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NoÊ Grenier Signaler un problème Tirage sur papier gelatino-argentique couleur, 100x40 cm, 2014

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E.C. : La façon dont tu décomposes une séquence vidéo en plusieurs composantes – temps, espace interne, mouvement – procède d’une méthodologie d’observation et d’une pensée de l’image en mouvement qui me semble proche des théories d’Henri Bergson sur la notion de durée, comme un temps existant en dehors de l’espace…

La façon dont tu utilises le montage comme outil et moyen d’étendre la durée vient interroger la perception temporelle du spectateur.

N.G. : En effet, je m’intéresse à la fois aux écrits et théories d’Henri Bergson, ainsi qu’aux phénomènes spatio-temporels qui provoquent des changements de perception impossible à appréhender pour une conscience humaine (univers à quatre dimensions, trou de ver, cône de lumière, etc.).

Même s’il est difficile de synthétiser la pensée de Bergson, c’est un penseur dont les écrits résonnent dans ma façon de voir, concevoir et penser l’espace-temps d’un film. Logiquement, les phénomènes physiques capables d’influer sur le cours du temps, et sur l’espace m’influencent tout autant.

C’est d’ailleurs à partir de la lecture d’Essai sur les données immédiates de la conscience3 de Bergson que j’ai commencé à penser le projet Look Thru Other Side, lequel je travaille actuellement.

Il s’agit d’une tentative de mise en relief de l’image vidéo par un procédé de stéréoscopie temporelle. Ainsi un oeil voit en retard par rapport à l’autre, ce qui donne des perspectives propres au mouvement initial. Cette expérience est appliquée sur des travellings tournés au ralenti que j’ai réalisé dans un environnement public, sur des espaces ou la dimension humaine se confronte à une sorte de présence de la mémoire. Des archives amateurs viennent en effet perturber la construction du présent qui s’étire. Il y a donc un jeu entre la mémoire immédiate et la mémoire à long terme.

E.C. : Enfin, tu développes également un projet To Spin To Spy, dans lequel tu proposes un dispositif à partir de vidéos que tu extrais de la plateforme de partage en ligne YouTube. Le spectateur se retrouve confronté à une sorte de montage sous la forme d’hyperliens visuels. To Spin To Spy semble rejouer la navigation, et la dérive, que nous expérimentons devant ces vidéos, et lui oppose une posture de contemplation.

Comment procèdes-tu pour choisir les vidéos que tu ajoutes régulièrement à ce corpus ?

Quelles sont les qualités qui t’interpellent dans ces images ? Par exemple, est-ce que leur « visibilité » fait partie de tes critères de sélection ?

N.G. : Je choisis ces vidéos en fonction du nombre de vues qu’elles ont récoltées sur YouTube. Il est important pour moi qu’elles soient hors de tout circuit de circulation médiatique. La plupart d’entre elles ont moins de 100 vues et n’ont pas été mises en ligne pour être vues, mais paradoxalement pour être « visibles ».

3. « On a dit le plus souvent qu’un mouvement a lieu dans l’espace, et quand on déclare le mouvement homogène et divisible, c’est à l’espace parcouru que l’on pense, comme si on pouvait le confondre avec le mouvement lui-même.

Or, en y réfléchissant davantage, on verra que les positions successives du mobile occupent bien en effet de l’espace, mais que l’opération par laquelle il passe d’une position à l’autre, opération qui occupe de la durée et qui n’a de réalité que pour un spectateur conscient, échappe à l’espace. Nous n’avons point affaire ici à une chose, mais à un progrès : le mouvement, en tant que passage d’un point à un autre, est une synthèse mentale, un processus psychique et par suite inétendu. » Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p. 84.

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Il est vrai que cette démarche peut évoquer une certaine forme de voyeurisme. Par moment, je me retrouve devant des contenus extrêmement privés, et pourtant disponibles à tous. Mais de cette intrusion dans un contexte familial ou personnel, je vais sélectionner une vidéo qui me semble sortir du lot, qui renvoie à une forme plus abstraite, et où justement le voyeurisme (to spy) se tourne (to spin) vers une contemplation plus sensible du quotidien.

Je les sélectionne également pour leur qualité expérimentale, ou du moins pour le potentiel d’étonnement qu’elles suggèrent chez moi.

C’est une façon, il me semble, de transformer la source en document ; les plateformes de partage de vidéos m’apparaissent alors comme un centre d’archives oubliées qu’il faudrait re-découvrir, et rendre visibles à nouveau.

E.C. : Ce projet fait également écho à la série de photographies Signaler un problème dans laquelle tu effectuais une déambulation numérique dans Google Street View, et capturais des paysages urbains floutés4 dans leur quasi-intégralité.

N.G. : Oui, en effet ! Dans ces deux projets, Signaler un problème et To Spin To Spy, il n’y a pas de manipulation de ma part, je ne touche pas à l’image ou à sa construction en tant que telle.

En revanche dans To Spin To Spy, je plonge littéralement dans un paysage d’images, que j’explore comme on découvre une nouvelle ville. Je me contente de déplacer ces vidéos dans un contexte de partage, sous la forme d’un blog en ligne qui renvoie directement à la source de la vidéo.

4. Google a prévu une procédure permettant à n’importe quel habitant d’une maison ou d’un appartement de faire flouter la façade de son domicile dans Google Street View, le service de Google qui permet de naviguer virtuellement dans les villes et les villages. Un onglet « Signaler un problème » en bas de l’image permet d’accéder à cette fonction.

Ainsi, la pratique de Noé Grenier questionne les constructions temporelles propres à chaque registre d’images qu’il utilise afin de plonger le regardeur dans un « paysage d’images » manipulé, propre à provoquer une perception du temps étendue dans laquelle nos réflexes de vision semblent se rejouer à l’infini, durant un instant

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L’AUTEURE Emma Cozzani est une artiste diplômée de l'École supérieure des beaux-arts de Nîmes, qu'elle a représentée à l'occasion de Mulhouse 015, biennale de la jeune création contemporaine.

Elle est également la fondatrice et directrice des Éditions Infra depuis 2012 et collabore avec des artistes et des lieux d'expositions sur l'écriture de textes.

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David De Beyter Volcanic cone and lava bed 1965/2015 postal card

Lunar landing vehicule crash 1967/2014 text of back pressphotoprint

Craters of the moon 1968/2014 tourist guide www.daviddebeyter.com

Le langage des images : altÊration, falsification et fan-fiction

FOCUS

À

travers une démarche qui emprunte à l’approche élargie de l’image propre aux Visual Studies, David Droubaix vient ébranler notre croyance souvent aveugle en la véracité des images. En appliquant aux sciences humaines la notion de « falsification », développée à l’origine par l’épistémologue Karl Popper, il interroge l’histoire, celle des hommes et celle de l’art, à travers des images qui, peut-être, n’en témoignent pas tant qu’elle la racontent. Son travail est une exploration sans relâche des infinis glissements entre réel et fiction : où commence l’Histoire ? Où finit la fiction ?

par Ingrid Luquet-Gad

FOCUS DAVID DROUBAIX - le langage des images…

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n 1924, dans un essai consacré à la réception des Pensées de Pascal, Paul Valéry déclarait que l’artiste, nécessairement, était celui qui dessinait de « fausses fenêtres »1. Il entendait par là souligner comment, selon lui, le seul fait d’écrire portait déjà, par sa nature même, la trace de la main écrivant. Presque un siècle plus tard, la main de Pascal semble être moins la main qui écrit que celle qui collecte. Dans le domaine des arts visuels, l’artiste, plus que jamais, est aujourd’hui celui qui réunit, trie, archive, répertorie, classe les documents. Alors qu’à l’ère numérique qui est la nôtre, les images sont déracinées de leur support et souvent de leur auteur, l’artiste devient celui qui « porte un regard » sur ces images, plus que celui qui les créée : lorsque l’artiste fait œuvre de documentariste, lorsqu’il puise dans un fond iconographique existant, son point de vue est toujours situé.

C’

est dans le champ de cette approche, qui emprunte plus à la méthodologie de recherche en sciences humaines qu’au champ des Beaux-arts en tant que tel, que se situe le travail de David Droubaix. Né en 1985, il appartient à cette génération d’artistes ayant grandi avec Internet, et plongés d’emblée dans une culture visuelle décloisonnée. Après un master en esthétique des arts contemporains et un diplôme aux Beaux-arts de Nantes obtenu en 2012, ses recherches s’orientent sur la dégradation et la falsification des images. À partir d’images de nature diverse, reproductions de peinture, photographies, images de presse ou textes issus de documents officiels, perçus à l’occasion comme ensembles graphiques, il met en lumière les infinis décalages qui se nichent entre leur contexte de production et leur contexte de réception, déclarant ainsi : « Les différentes configurations que je mets en place me permettent de créer des formes de récit et de fiction qui viennent ouvrir le contexte d’une image et ses

répercutions, voire sa perte, sur notre culture actuelle »2.

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ppliquant ses recherches essentiellement au champ de l’histoire, celle des hommes et de l’art, David Droubaix vient ébranler notre croyance souvent aveugle au pouvoir des images : lorsque l’image est abordée du point de vue de sa qualité de témoin, de preuve et d’attestation d’un fait réel, nous tendons à mettre de côté les réflexes perceptifs que nous engageons à la lecture d’une image que nous considérons comme œuvre.

Or qu’on le veuille ou non, toute image recèle un potentiel latent de fiction, celui-là même que l’artiste, qui apporte avec lui une part de discours situé, peut contribuer à mettre à jour. Jeff Wall, œuvrant lui aussi à la lisière entre vérité (l’enregistrement prétendument neutre de l’appareil photographique) et fiction (la mise en scène préalable des scènes photographiées) avait explicité la spécificité du regard artistique sous l’angle d’une méta-représentation.

L’objet, pour lui, n’étant pas la

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->↘ David Droubaix We Wanted to Believe détails, 2013

représentation de la chose, mais la représentation de sa représentation. Il déclarait alors : « Un journaliste cherche à transmettre l’événement au regardeur-lecteur ; l’artiste à transmettre la représentation de l’événement au regardeur : ce dernier thématise le travail de transmission en luimême »3.

1. Paul Valéry, « Variété 1. Variation sur une Pensée », in Variété 1 et 2, Paris, Gallimard, 1978, p. 122 2. David Droubaix, note d’introduction 3. « A journalist is interested in conveiying the event to the viewer-reader ; the artist is interested in conveying the representation of the event to the viewer : they thematize the work of transmission itself » Jeff Wall, entretien avec William Klein, dans le documentaire Contacts : The World’s Greatest Photographers Real the Secrets Behind Their Images, Paris, Arte France Développement, 2000-2004

INGRID LUQUET-GAD

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FOCUS DAVID DROUBAIX - le langage des images…

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avid Droubaix met au jour la manière dont toute image, même à valeur informative ou documentaire, est construite. Plus fondamentalement, la réflexion est chez lui inscrite dans le temps, et se prolonge vers la manière dont ces images circulent d’un médium à un autre : plus qu’une dégradation, connotée de manière négative et impliquant la perte nostalgique d’un original, il s’agit d’une altération, d’une transformation, acceptée comme telle.

Pour penser cette altération, il emprunte à l’épistémologie la notion de « falsification ». Développée par Karl Popper dans La Logique de la découverte scientifique (Payot, 1973), la « falsification » désigne à l’origine l’idée selon laquelle nos hypothèses théoriques sont toujours susceptibles d’être réfutées dans le futur par des expériences nouvelles et non répertoriées. En conséquence, une théorie scientifique est toujours en droit réfutable par l’expérience : c’est là pour Popper son caractère propre, qui explique aussi la dynamique de la science expérimentale, sans cesse suspendue à des hypothèses nouvelles et plus performantes.

C

hez David Droubaix, le même dynamisme est à l’œuvre. Une image n’est jamais simplement une image, elle est toujours en passe de se transformer, de devenir autre qu’elle même. D’une part, tout simplement, parce que sa matière se dégrade. C’est le cas dans Principe de précaution (2014), une reproduction de l’autoportrait présumé de Léonard de Vinci exposée à une source de contamination fongique. Le processus de dégradation naturelle ainsi enclenché double la dégradation, effective celle-là, de l’original du dessin, lequel est pour sa part attaqué par un parasite de même nature, et actuellement en train d’être restauré.

Cette matière périssable, cependant, est tout autant celle des images abritées sur des écrans, en sont en rien exemptes de ces attaques : la détérioration n’est en rien cantonnée aux problèmes de conservation muséaux.

L

’étude de la dégradation de l’image numérique est récurrente chez l’artiste. Ainsi, Pariétal(2012) est une série de cent photographies sur dibond qui s’appréhende accrochée en hauteur, à environ un mètre au-dessus des yeux du spectateur. Partant des grottes pariétales, dont on constate, depuis leur ouverture au public, la lente disparition en raison du dioxyde de carbone émis par la respiration des visiteurs, l’artiste établit un parallèle avec la défaillance des supports informatiques, qui eux aussi ne conservent qu’imparfaitement les images, car toujours suspendus à la menace du bug ou de l’obsolescence. Ces défaillances, traduites ici sous la forme de glitches, sont rendues palpables dans l’espace par le dispositif d’accrochage incongru qui, de manière ironique, les place à l’écart du souffle des spectateurs. Le même parallèle entre l’altération humaine et les dommages dûs aux systèmes informatiques est à l’œuvre dans « I remember that the idea of destruction kept coming into the conversation, and I kept trying to show that it would’t be destruction » de la même année. Alors qu’en 1953, Robert Rauschenberg, dans un geste devenu culte, efface un dessin de Willem

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INGRID LUQUET-GAD

-^ David Droubaix « I remember that the idea of destruction kept coming into the conversation, and I kept trying to show that it wouldn’t be destruction... » 2012

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FOCUS DAVID DROUBAIX - le langage des images…

<--^ David Droubaix Cours de l’erreur 2011 photographies : David Droubaix

↗ David Droubaix Pariétal #21, 2012

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de Kooning et en expose le résultat, David Droubaix soumet une reproduction informatique du célèbre dessin effacé à une erreur informatique. Le dessin est ainsi doublement effacé : l’image obtenue, aux dimensions de l’originale, est parcourue de stries, et à partir du rien, c’est un motif qui apparaît, sans être cependant l’original, irrémédiablement annihilé.

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ais cette dégradation là n’est que la partie incarnée d’un autre glissement, sémantique cette fois. Dans les pièces les plus ambitieuses, la falsification de l’image ne s’en tient pas seulement au support : elle vient grignoter la teneur même de l’information.

Une grande partie du travail de David Droubaix a trait aux théories du complot. Support à l’information, l’image, manipulable, altérable, ne l’est pas seulement dans le champ de l’histoire de l’art ; ces premières altérations laissent à comprendre que la même logique est à l’œuvre dans les documents historiques.

We Wanted to Believe (2013) est une installation composée de trente-cinq

INGRID LUQUET-GAD

boîtes en carton disposées sur une étagère métallique. Vingt-huit de ces boîtes contiennent une série de documents. Un autre dépasse et offre à la vue un collage pornographique, qui représente l’égérie de la série télévisuelle X-Files, Gillian Anderson. Ce morceau de « fan fiction » sexuel fait écho au fantasme de vérité qui est le moteur de la série, où les personnages s’activent dans l’espoir de dénouer un prétendu complot gouvernemental.

Les boîtes font références aux quelques deux mille dossiers classés ayant fourni matière à diverses théories du complot – relatifs tant à l’assassinat du président Kennedy qu’à l’alunissage d’Apollo XI – , des dossiers qui n’ont que récemment été déclassifiés par l’administration Obama à la fin des années 2000. Dans une pièce antérieure déjà, Cours de l’erreur (2010), les codes du classement étaient mis en œuvre. Une armoire contenant des dossiers présentait les signes extérieurs d’archives. En réalité, les images de celles-ci, ouvertes avec un logiciel informatique inadéquat, étaient doublement

occultées, puisqu’en plus d’être effectivement dérobées à la vue du spectateur qui ne peut que se les figurer, elles ont été altérées par l’opération.

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our le théoricien David Osborne, la résurgence de la fiction dans le champ de l’art actuel est un phénomène révélateur de l’essence du contemporain. Dans un essai consacré à Walid Raad et au groupe fictionnel The Atlas Group, il explique que le contemporain se définit par la fiction du présent qu’il génère, qui est une fiction partageable par tous4. À propos de The Atlas Group, un projet de l’artiste libanais Walid Raad qui archive ce qui « aurait pu » avoir eu lieu, attirant l’attention, par ces archives délibérément

4. David Osborne, « The Fiction of the Contemporary : Speculative collectivity and transnationality in the Atlas Group », in Aesthetics and Contemporary art, Berlin, Armen Avanessian et Luke Skrebowski, Sternberg Press, 2011.

FOCUS DAVID DROUBAIX - le langage des images…

Pages précédentes David Droubaix The Eagle has Never Landed (The Bill Kaysing’s Conspiracy) 2011 photographie : David Droubaix -> David Droubaix The Eagle has Never Landed (The Bill Kaysing’s Conspiracy) détails, 2011 photographies : David Droubaix

fausses et fabriquées de toutes pièces, sur le caractère pareillement ambigu des archives officielles, Osborne déclare ainsi : « Il y a, il me semble, quelque chose d’exemplaire dans la manière dont The Atlas Group combine le contemporain et la fiction par rapport à la manière dont on peut élaborer la catégorie critique de contemporanéité. The Atlas Group est exemplaire en tant que construction et expression artistique – une construction, et donc une expression – de la fiction du contemporain lui-même »5. À ce titre, la réalité serait bien celle qui est construite. C’est là toute l’ambiguïté d’attendre des documents d’archive qu’ils nous disent la vérité – l’officielle, l’historique. À trop se crisper sur la teneur informative, la vérité, l’autre, l’humaine, celle qui ne se dit jamais mieux que dans la fiction, nous échappe.

5. « There is, I believe, something exemplary about The Atlas Group’s works’ combination of contemporaneity and fiction with regard to the construction of a critical category of contemporary art. The Atlas Group is exemplary as an artistic contruction and expression – a construction and thereby an expression – of the fiction of the contemporary itself », David Osborne, Op. cit. p. 107

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INGRID LUQUET-GAD

� David Droubaix Principe d’inertie détail, 2014 photographie : David Droubaix

Au risque, certes, de voir fleurir les théories du complot, mais qui, elles aussi pourtant, parlent en creux d’une indéfectible croyance en l’image, sa densité, sa profondeur, au sein de laquelle il y a toujours plus à voir pour qui sait bien regarder. C’est alors au nom de cette passion du visible qu’un rapprochement entre le complotiste et l’amateur d’art pourrait être esquissé : pour eux, l’image se charge d’une épaisseur supplémentaire qu’ils sont les rares à percevoir avec autant d’acuité

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L’AUTEURE Ingrid Luquet-Gad est critique d’art pour Artpress et Les Inrockuptibles.

Après des études en philosophie et en histoire de l’art, ses recherches se portent sur la réception en art du réalisme spéculatif.

1919

2003

1944

1952

pages prĂŠcĂŠdentes

Louise Herlemont Lynchage, 1919 Brown Brothers, Sterling, PA.

Abu Graïb, 2003.

Allemand tué, Calvados, juin 1944 photographe de la 162nd ou 165th signal photo company.

Corée, 1952 Margaret Bourke White, Getty images.

2014 Impressions rehaussées aux crayons de couleur LOUISE HERLEMONT

The repair from occident to extra-occidental cultures

FOCUS

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e choc qu’a été la Grande Guerre a induit un silence de mort. C’est le constat que pose Walter Benjamin dans ce court texte, Expérience et pauvreté1 : des combats dans les tranchées les poilus sont revenus aphasiques, murés dans un mutisme absolument inédit, impuissants à communiquer ce qu’ils avaient vécu au front à ceux qui, eux, n’y étaient pas. Ce conflit d’un genre nouveau – cette guerre, industrielle, marquant l’avènement d’une technicité colossale au service de la destruction – fut un tel coup porté qu’il demeura en deçà du langage, proprement inexprimable.

par Marion Delage de Luget

FOCUS Donner un nouveau visage à la grande guerre…

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ublier, voilà ce qui peut aider à débarrasser le monde du choc des combats. Effacer les précédentes certitudes et les anciens acquis de la doxa. Congédier toute définition de la culture antérieure au conflit, au profit de ce que Benjamin va définir comme un « concept nouveau et positif de barbarie »3 : une attitude non plus prostrée – plaintive – mais lucide, qui transformera cette incommunicabilité de l’expérience en ressource.

Voilà la condition sine qua non pour nous permettre « de survivre à la disparition de la culture »4.

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1. Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, Paris, Payot, 2011 2. Ibid., p. 38-39

N

on pas qu’après la Première Guerre rien n’ait été dit sur celle-ci, mais Benjamin précise : « Ce qui s’est déversé, au cours des dix années qui ont suivi, dans le flot des livres publiés sur la guerre, était tout autre chose que l’expérience qui se diffuse de bouche à oreille. »2 Autre chose que ce partage avec autrui, cette tradition orale à la source des fables et des morales qui, dit-il, nourrissent notre éthique. Pour Benjamin, 14-18 marque ce moment de disqualification de l’expérience, lorsqu’il n’est soudain plus possible de maintenir une communication continue – ce legs, essentiel, entre les générations. À ce geste répétitif de la transmission d’une expérience, sur lequel s’échafaudait jusqu’alors le patrimoine culturel, s’est substituée une plainte incessante. Il faut y couper court, afin de reprendre le fil de la vie. Et pour cela, se défaire des repères qui faisaient auparavant autorité mais sont, passée la guerre, totalement obsolètes.

ne œuvre donne corps à cette déconstruction : The Repair from Occident to ExtraOccidental Cultures de Kader Attia, présentée à la documenta (13). Car l’installation, pour grande part constituée de documents historiques européens relatifs à la Grande Guerre – photographies, ouvrages et revues d’époques sur les arts d’Afrique, les troupes coloniales et les empires de 14-18 –, met précisément tout en œuvre pour s’émanciper des préjugés et conclusions que ceux-ci entérinent. Question de corpus, déjà : ces archives côtoient pêle-mêle en vitrines, sur les étagères, tout un lot de pièces d’artisanat de tranchée, d’œuvres commandées par Attia à des artistes africains et italiens, et d’objets dits mestizo, métis, « provenant de cultures extra-occidentales et intégrant un élément de culture occidentale »5. Soit un ensemble parfaitement hétérogène, tout sauf univoque, où s’abolit de fait toute hiérarchie.

L’œuvre procède de la controverse générée par le recoupement de ces témoignages divergents. Manière de souligner que tout document soulève le problème de sa partialité, sinon de sa véracité ; et ainsi de rendre exactement l’inverse du système d’hégémonie unilatérale qu’une partie des « matériaux » glorifie.

3. Ibid., p. 41 4. « Expérience et pauvreté », trad. Pierre Rusch, in Walter Benjamin, Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 372 5. Cartel provenant du flyer accompagnant la pièce de K. Attia, Documenta de Kassel, 2012

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Marion delage de luget

Kader Attia The Repair, 2012 Diptych of slide projections, courtesie the artist Collection : The Margulles Collection, Miami ; Musée national d’Art moderne/ Centre Pompidou, Paris ; private collection Credits photo : Musée du service de santé des armées, Paris ; Martin Monestier ; National Museum of African Art, Smithsonian Institution, Washington DC ; Royal Museum for Central Africa, Tervuren ; Museum der Kulturen, Basel ; Staatliches Museum für Völkerkunde, München ; Institut für Geschichte und Ethik der Medizin, Ruprecht-Karls-Universität, Heidelberg ; Weltkulturen Museum, Frankfurt ; Musée d’ethnographie de Neuchâtel, Neuchâtel ; Deutsches Hygiene Museum, Dresden ; Berliner Medizinhistorisches Museum der Charité, Berlin ; Historisches Museum, Frankfurt ; Prof. Dr. J. Joseph; Casimir Zagourski ; Collection Piperno, Paris

FOCUS Donner un nouveau visage à la grande guerre…

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Marion delage de luget

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ttia documente ici une époque – un contexte politique, social. Il ne dit pas tant les faits de guerre consignés dans les livres que le principe de domination impérialiste dont ils relèvent et qu’ils renseignent.

C’est là l’objet de la plainte : le désastre humain engendré par les logiques martiales et raciales des vieux empires. Il faut faire table rase de ces anciens schémas qui menèrent à la guerre, au trauma – c’est ce qu’entend Benjamin quand il en appelle à la force active de l’oubli. Et, pour sortir de la pulsion de mort, cesser de ressasser. Attia l’a compris. Ainsi, si sa pièce donne visibilité – donc considération – à ces populations extra-occidentales souvent laissées au banc des représentations d’un conflit auquel elles prirent pourtant part active, elle n’entérine pas un contrepoint. Renverser simplement l’opposition dialectique colons/colonisés, proposer l’angle contraire serait admettre tacitement ledit clivage, donc le conforter. Pour s’affranchir de cette polarité, Attia ne la réfute pas, il multiplie les issues possibles : partant de cette logique binaire oppresseurs/oppressés, il va dessiner plusieurs nouvelles circulations.

A

vec la présence d’art du poilu d’abord, comme cette clé à molette façonnée dans une douille – la fragilité, le dérisoire d’un bricolage de seconde main résurgent de la toute-puissance industrielle impérialiste.

Attia désenclave ainsi une pensée confondant progrès technique et social : à la maîtrise technologique qui a assis les empires, et transformé leurs hommes en chair à canon,

<- Kader Attia The Repair from Occident to Extra-Occidental Cultures, 2012 installation, mixed media, installation view at dOCUMENTA (13) - Kassel, 2012 Commissioned and produced by dOCUMENTA (13) with the support and courtesy of the artist, Galleria Continua, Galerie Nagel Draxler, Galerie Krinzinger.

Further support by Fondation nationale des arts graphiques et plastiques, France, photo credit : Kader Attia

répond cette pauvreté de moyens qui, d’après Benjamin, mène le barbare à « s’en sortir avec peu, reconstruire avec peu »6. C’est tout le paradoxe que de trouver dans ce dénuement dû à la guerre à détourner ces impératifs techniques de « progrès » censés garantir une sophistication et une certaine « réussite » ; celle de l’idéologie guerrière expansionniste bien sûr, mais aussi celle de l’œuvre.

C

ar en organisant le voisinage de produits industriels, d’artisanat, de pièces muséales (historiques ou contemporaines) et de documents disparates, Attia récuse le départage habituel des sphères de l’art et des champs de savoir. Son installation, interdisciplinaire, est un assemblage ouvert permettant de multiples convergences et divergences, travaillant donc contre le principe d’unité que présupposent d’ordinaire les notions d’œuvre et de discipline. La proximité établie entre productions intra et extra-européennes parachève ce jeu de propositions discursives, signalant les influences complexes et réciproques qui lient Nord et Sud en lieu et place des clivages discriminants qui enracinaient les sociétés coloniales. L’histoire que conte Attia n’est plus celle d’un monde se divisant verticalement, selon les frontières, mais horizontalement, selon les affinités.

6. Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, op. cit., pp. 40-41

FOCUS Donner un nouveau visage à la grande guerre…

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émonstration par l’image avec, en point d’orgue de l’installation, ce parallèle saisissant : sur un mur s’étale une vidéo façon diaporama où des photos de gueules cassées jouxtent celles de masques et statuettes africains tout autant ravaudés. Attia rapproche deux versions de ce que les canons de l’époque désignaient comme repoussoir : le corps défiguré, l’art extra-occidental, ici partageant leurs séquelles. Et le vis-à-vis contrecarre l’invariance, la complétude sur lesquelles repose la loi symbolique. Toute affiliation se valide en effet par concordance, à l’aune d’un modèle, ce qui en est visiblement discordant étant exclu. Une communauté est ainsi toujours circonscrite par la visée asymptotique d’une similitude entre ses membres – la coïncidence, cette parenté avec le référent, valant pour critère de réussite. Retour à ces clichés post-opératoires de poilus mutilés. Images de soldats blessés, infirmes : victimes, vaincus. Parfaites antinomies à l’étalon du fier guerrier dont s’enorgueillirent les empires conquérants, désavouant toute prétendue supériorité de l’Européen. L’archétype racial, outil de la domination, est descendu de son piédestal, portraituré pour étude comme le furent d’autres dans les catalogues anthropométriques. Sauf qu’ici la projection met en regard des poilus blancs et ces sculptures africaines, parfois aussi des visages de femmes et d’hommes noirs. Ces estropiés, résultats insoutenables de l’essor industriel occidental, trouvent écho dans cette statuaire que la grille de lecture impérialiste, arguant bien sûr d’un manque de technicité, dévaluait comme « primitive ». En miroir, les visages européens, africains se découvrent même familiers ; et la résonance sape cet effet de fiction de soi-disant symptômes et aptitudes que certains prétendaient déceler d’après des mesures corporelles. Le diaporama évince le délit de faciès.

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igures de soldats couturées de lambeaux, masques et fétiches fissurés, consolidés à coup de larges agrafes métalliques, voilà ce qu’expose Attia : des maux, des réparations.

Des corps, des œuvres arborant ces douloureuses traces de dommages – ici pas de total rétablissement, pas de restauration à l’état initial. Et il déroge à cette doxa qui veut que la représentation soit belle, harmonieuse parce qu’affichant une régularité de ses parties constitutives – c’est l’« historia » d’Alberti, préconisant de « justes proportions » entre les éléments qui composent un corps pour éviter toute inéquation, quitte à taire la déformation. Attia, lui, montre des hommes lardés de plaies, amputés d’une portion de mâchoire ou sans nez, et ces statuettes borgnes, ces masques fendus. Non pas pour ruminer, ni pour geindre, mais parce que cette incomplétude lui permet de déborder les termes du discours conservateur.

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u canon d’un corps monade, équilibré, Attia oppose ces mutilés : le « tout » n’est plus chose insécable, ni exclusive. L’écran splitté du diaporama confirme : la coupure génère la possibilité d’une rencontre – comme cette étrange greffe qu’un poilu arbore, un corps étranger comblant la lésion.

C’est de même pour ce collier berbère, utilisant une monnaie à l’effigie de la Marianne comme breloque. Objet Métis. Intégration, dit le cartel. Plus, réappropriation et re-signification – ou comment défaire la suprématie d’un ordre au profit de nouveaux possibles.

Le métissage, par définition, contrevient à l’homologie établie : ouvrant à l’inédit il enfreint, et subséquemment conteste les différences définitoires. Il signifie que les lois symboliques ne sont ni absolues, ni immuables : qu’elles sont construites, donc déconstructibles.

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Marion delage de luget

A

ttia contrarie donc cette mixophobie à laquelle assujettit l’idéal normatif. Usant du déclassement, de détournements techniques et/ou symboliques, il présente ces alternatives à la « bonne forme » libérées de tout devoir être. C’est le levier de la nouvelle barbarie, selon Antonia Birnbaum, que de continuer « sans patrimoine à conserver, sans richesse à accumuler, sans sol à occuper, sans langage propre »7 – sans tout ce qui, après la guerre, alimentât la renaissance fasciste du patriotisme allemand. La culture ne doit plus servir ce mythe d’une nation organique, ces repères devenus caducs doivent céder à la variation, à l’improvisation. Gageons qu’Attia déclenche ce désordre taxinomique fécond lorsqu’il s’attache, comme l’objet métis, à faire ensemble de ce qui n’était pas jugé, souhaité compatible. Déréguler les rapports trop établis entre les choses, les êtres, les catégories. Comme l’entérine encore ces portraits de gueules cassées commandés à des artisans africains (Culture, Another Nature Repaired, musée Middelheim d’Anvers, 2014-2015), pièce contrariant l’antagonisme classique opposant tradition et modernité. Ou l’installation Continuum of Repair : the Light of Jacob’s Ladder (Bozar, Bruxelles, 2014-2015) : l’enceinte hiératique d’une bibliothèque d’ouvrages scientifiques historiques s’ouvre vers l’infini par un jeu de miroir zénithal. Le dispositif renverse et déréalise la somme de connaissances, renvoyant un certain idéal du progrès à l’abîme de ses insoupçonnés et incommensurables développements.

7. Antonia Birnbaum, « Faire avec peu, les moyens pauvres de la technique » in Lignes, n°11, mars 2003, p. 55

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our déjouer les notions clés d’évolution et de déclin, Attia s’autorise de nouvelles formulations. Tout comme Benjamin lorsqu’il utilise ce vocable de « barbare », une injure transposée en qualité. Chargé d’un sens nouveau, le terme devient équivoque, donc subversif. Attia recourt souvent à ce procédé, façon de déposséder l’autorité de l’usage, de l’interprétation et du commentaire. La réparation qu’évoque le titre de la pièce est certainement là : dans cette conception positive de la barbarie qui relie fraternellement la chair des poilus blancs dévorée par les éclats d’obus aux volumes concaves des masques nègres.

Alors, dans cette transposition hétérogène qui souligne l’inconstance des corps comme des modèles, s’ouvre peut-être l’après-guerre qu’espérait Benjamin, une possibilité nouvelle de vie commune

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L'AUTEURE Docteur en esthétique, Marion Delage de Luget est l’auteur d’une thèse sur la pratique intermédiale de David Lynch. Elle est également membre fondateur du commissariat kurt-forever.

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Bruno Goosse DESCENTE À LIÈGE, 18-12-2003 FD/MP/BG/lm/00-NJ-350, 15-05-2000 FD/MP/BG/amk/02/27118/NJ482, 09-10-2002 2013-2015 reproductions de 3 notes jaunes caviardées www.tirantdair.org

Entretien avec Anne Penders

FOCUS

C’

est sur une cimaise de l’atelier de l’Institut supérieur pour l’étude du langage plastique (iselp, situé à Bruxelles), dans le cadre d’une résidence intitulée de chine ______ ici/ou à côté (juin 2014), qu’Anne Penders, artiste belge, avait déployé une cartographie de ses recherches archivistiques autour de la présence de la Chine en Occident. Cette fresque mentale, résultat d’un travail d’écriture photographique, filmique et poétique débuté en 2009 par une résidence aux Ateliers de l’image de Marseille, prolonge la création d’un objet numérique puis d’un magnifique ouvrage, de chine entre poésie et photographie. Initialement docteure en histoire de l’art, Anne Penders utilise l’archive comme médium, tant pour sa valeur scientifique que poétique.

L’exhumation d’archives policières françaises et belges autour de l’immigration chinoise au début du xxe siècle nourrit tout particulièrement ce projet : plus qu’une appropriation de l’archive à des fins artistiques, Anne Penders entreprend une révélation du pouvoir sensible et politique des traces du passé.

par Pierre-Jacques Pernuit

FOCUS ANNE Penders - out of china

P.-J.P. : Votre série Les Déserteurs ressuscite cette histoire un peu oubliée…

Pierre-Jacques Pernuit : Je suis toujours surpris de voir combien la création contemporaine peut prendre ses sources dans des domaines très différents. Dans votre cas, utiliser un moment bien spécifique, celui de l’histoire de l’immigration chinoise en Europe est tout à fait étonnant. Comment l’expliqueriez-vous ?

Anne Penders : J’ai séjourné à plusieurs reprises en Chine depuis 2001. Pendant longtemps, ce pays a nourri mon travail. Mais le projet de chercher la Chine hors de Chine relève de tout autre chose : la Chine, je peux la rencontrer partout, dans des images, des mots, une parole… Ou aux archives départementales des Bouches-duRhône ! J’y ai découvert des documents bouleversants du début du xxe siècle qui avaient une valeur d’œuvre en soi, je les ai photographiés et j’ai continué cette pratique notamment avec les

archives de la police conservées à Bruxelles. Dans ces fonds, j’ai trouvé toute sortes de traces des premiers migrants Chinois en Europe, mais aussi des témoignages du développement de la pensée anarchiste et communiste en Europe et en Chine dans ces années-là.

Quelqu’un comme Li ShiZeng résume assez bien cette époque. Il a créé la première usine de transformation de soja en banlieue parisienne. Adepte de Kropotkine et Bakounine, il a créé un mouvement d’entraide qui a permis à de nombreux jeunes Chinois de venir en France. Deng Xiaoping a fait partie de cette aventure. Cet épisode peu connu témoigne d’une politisation forte d’une partie de l’immigration chinoise du début du siècle passé.

A.P. : La série Les Déserteurs, se compose de portraits photographiques de Chinois en rupture de contrat de travail après la Première guerre mondiale. Ils faisaient partie d’un contingent de cent quarante mille individus amenés en France pour remplacer la main d’œuvre envoyée au front. Je me suis interrogée sur le phénomène de désertion, sur son sens même : pourquoi avoir regroupé ces ouvriers dans un dossier de police sous cet intitulé à connotation militaire ? Travailler sur les archives, c’est aussi et surtout voir ce qu’elles nous disent du présent. Que signifie déserter le travail ? Pourquoi sommes-nous fichés ? Tout cela rejoint des préoccupations très actuelles sur la « libre » circulation des gens, et la manière dont on les fiche. J’ai découvert ces documents au moment des rafles de Roms en France, ça ne laisse pas indifférent.

Tous ces témoignages ont une charge émotionnelle forte. Dans mes installations, je donne des éléments et parfois je brouille les pistes, de sorte que le spectateur puisse comprendre qu’à travers la Chine, et par l’archive, je cherche à parler d’autre chose.

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-> Anne Penders La Chine, 2010 Photographie

-^ et pages suivantes Vue d’exposition, 28 juin 2014, de chine_____ ici/ou à côté, Atelier Iselp, Bruxelles 12-28 juin 2014 Photographies : Hara Kaminara/Anne Penders

pierre-jacques pernuit

FOCUS ANNE Penders - out of china

P.-J.P. : Vous parlez d’archives ayant un pouvoir d’œuvre en soi. C’est une expression très intéressante et qui me semble résumer votre position. Vous usez des traces du passé avec un respect qui est celui d’un historien vis-à-vis de ses sources, sans déformer sa matière brute, pour délivrer les termes d’un débat plus que celui d’un message prescriptif.

A.P. : Je tire des fils entre les faits, les événements ; je crois au pouvoir sensible de l’archive, à ce qui surgit quand on juxtapose des éléments divers. C’est une forme de prétexte. Je dis souvent que c’est un Orient qui servirait d’orientation. Comme une boussole. Mon rôle est de mettre au jour des mécanismes humains, à travers l’image, le son et l’écriture. Le spectateur peut à son tour créer son propre récit. Ce n’est pas nécessairement une Chine inventée, car il y a une part de mon travail qui découle d’une observation de l’histoire et de la pensée chinoise.

Mais effectivement, ce qui m’intéresse avant tout, c’est l’autonomie du spectateur : il peut se construire sa Chine, « s’échiner » à construire (quelque chose).

Je répète peut-être des choses déjà dites, mais les événements contemporains ne cessent de nous révéler combien nous sommes incapables de tirer les leçons du passé. Dans ce contexte, opposer un ralentissement, un retour raisonné sur ce qui du passé s’adresse à nous, me semble éminemment nécessaire.

S’arrêter sur certains petits faits, et les faire émerger à nouveau, faire une pause, voilà entre autres ce que permet l’archive.

P.-J.P. : Dans les recherches qui composaient la fresque de votre résidence à l'Iselp, des éléments d’archives assez sordides mettaient en avant la curiosité exotique occidentale. Cela me fait penser qu’un des fils que vous tirez pourrait être celui d’une déconstruction de la vision occidentale de l’Asie et d’une perception ethnocentrée du phénomène chinois.

A.P. : Ce très long collage éphémère réalisé à l’Iselp est un travail d’écriture plastique où l’archive remplacerait le mot, ce sont véritablement des images à lire. Vous évoquez probablement l’exemple de La Famille chinoise de Canton qui est une publicité que j’ai trouvée dans l’hebdomadaire belge L’émancipation. Ce document de 1852 promeut « l’exhibition » d’une famille chinoise.

Le terme « exhibition » est déjà très révélateur. C’était donc une famille chinoise traditionnelle qui se donnait à voir à Bruxelles contre un droit d’entrée. L’argument commercial principal était l’étrangeté des petits pieds de sept centimètres des femmes. C’était une attraction très courue et Victor Hugo s’y rendit lors de son exil bruxellois. C’est à la fois naïf et sordide, mais c’est un élément récurrent dans les récits de voyages des Occidentaux.

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Mais ce qui est intéressant ici, c’est que ce marchand chinois avait pressenti ce qu’allait devenir le capitalisme : comment se vendre, comment mettre en exergue des anomalies ou des différences, littéralement des exotismes. Ce n’est pas le pygmée ramené par des coloniaux, mais une mise en scène tout à fait consciente qui profite de la mode de la chinoiserie. C’est un clin d’oeil ironique au sentiment de supériorité de l’Occident… comme du Chinois. Une fois de plus un fil politico-poétique que j’ai essayé de démêler et qui entre en résonance avec le rouleau compresseur économique de la Chine contemporaine …

Sur cette fresque figurait aussi l’exemple d’un récit de voyage par Laure Durand-Fardel, De Marseille à Shanghaï et Yedo, Récits d’une Parisienne, qui date de la fin du xixe siècle. La narratrice est guidée par cette même fascination pour les petits pieds des Chinoises, presque un fétichisme. Photographier ces archives, les enregistrer, en faire une œuvre, c’est peut-être une manière de déconstruire l’arrogance occidentale et confronter le spectateur à l’universalité comme à la réversibilité ou l’intemporalité de certaines atrocités.

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pierre-jacques pernuit

-^ Vue d’exposition, installation Les Déserteurs, in ARCHIVES/ Déplier l’histoire, 26 avril-28 juin 2014, Iselp, Bruxelles Photographies : Hara Kaminara/Anne Penders <--^ Anne Penders Les Déserteurs, 2010 Courtesy Anne Penders

FOCUS ANNE Penders - out of china

P.-J.P. : Votre passé de chercheuse en Histoire de l’art vous donne peut-être un recul ou une vision sur cet usage contemporain de l’archive par les artistes. Il est frappant de noter une fracture de plus en plus forte entre l’archive et l’individu, dans une société ou l’information instantanée prime. Je me demande si l’artiste ne se retrouve pas désormais seul avec cette mission de sensibilisation par les traces du passé, alors que les scientifiques servent le progrès et que les historiens le cataloguent.

A.P. : Je me suis autorisée la liberté de pouvoir travailler sur l’archive de manière complètement empirique. Retourner vers l’archive était quelque chose de tout à fait passionnant dans la mesure où je m’en étais un peu éloignée depuis la fin de mon doctorat.

J’avais la possibilité de me dire qu’en tant qu’artiste, je pouvais omettre certaines sources voir même les trahir. Outre ma participation à l’exposition Archives : Déplier l’histoire, j’ai par exemple donné, à l’université d’Aix-Marseille et à l’académie royale des Beaux-arts de Bruxelles, un workshop intitulé Quand l’archive (se) fait œuvre, embryon de ce qui est devenu par la suite l’objet d’un colloque interdisciplinaire sous la direction de Bruno Goosse et Jean Arnaud.

Le surgissement de l’archive dans le champ de l’art à un moment où l’on se construit une société sans mémoire, avec cet archivage factice et compulsif de données qui n’intéressent personne et cette constante mise en scène de soi est très révélateur. Nous assistons dans le même temps à une perte de consistance de l’existence, à l’établissement d’une société sans mémoire, sans repères. Je ne sais pas si l’usage de l’archive par les artistes contemporains est à classer du côté des pratiques « conceptuelles », dans un héritage direct de l’histoire de l’art du xxe siècle ou, si, dans un surgissement d’influences croisées, il y aurait aujourd’hui la nécessité d’un combat à mener. Il me semble que nous répondons à une urgence. L’accès aux fonds d’archives, à la mémoire collective, est de plus en plus complexe, menacé par la privatisation.

Ce projet, de chine, aurait tout aussi bien pu s’intéresser à la Chine contemporaine que l’on nous montre dans les médias, ou encore aux phénomènes de l’immigration chinoise avec les étudiants, les prostituées, ou marchands de gros que j’ai vu à Marseille. C’était une autre possibilité de création. Je ne sais pas si j’ai choisi la Chine ou si elle m’a choisie, et en l’occurrence si les archives que j’explore me sont tombées sous la main un peu par chance. Y répondre ne tient pas du hasard, je suis d’emblée sensible à ce qu’elles évoquent, il y a là comme une évidence.

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P.-J.P. : L’usage de l’archive est-il en lui-même un de ces fils poétiques que vous tirez ? Je pense à l’ œuvre La Chine, photographie d’une petite boîte contenant un film 35mm que vous m’avez dit n’avoir pas pu consulter en fonds d’archive. Il me semble que c’est toute la pratique de la recherche qui est ici mise en exergue, avec ses errances et ses succès. Et peut-être aussi ce rapport très personnel aux documents exhumés que peut avoir le chercheur.

A.P. : La Chine est une photographie d’un élément d’archive : une toute petite boîte qui contient un film 35mm que je n’ai jamais pu voir car il y avait une interdiction de sortie. J’ai essayé de visionner cette bande, en vain. Malgré la frustration, je ne me suis pas entêtée, en me disant que le cœur du propos était peut-être là : une image, une boîte qui contient quelque chose que je ne peux pas voir, mais que j’essaie de donner à voir autrement. C’est assez emblématique de ce que j’ai tenté ces dernières années : donner à voir quelque chose qui ne serait pas visible. La multiplicité des médias que j’utilise participe aussi de cela.

La mise ensemble de fragments perceptifs.

pierre-jacques pernuit

Ce que je fais est peut-être finalement une sorte de chinoiserie contemporaine comme lorsque l’on réalisait de la porcelaine de Delft avec des motifs chinois ou inversement. Je fais la même chose mais à des fins non-décoratives.

Peut-être pour m’inscrire en faux face à ce que je perçois dans une partie de l’art actuel comme une fuite vers le décoratif, le non-utile.

Or, nous sommes dans une situation au-delà de l’urgence, au-delà de la catastrophe. Dans l’extrême nécessité de vivre pleinement autre chose que notre impuissance. Écrire, dans l’image aussi, c’est continuer à dire. S’adresser à l’autre, aussi modestement soit-il, c’est déjà agir

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L’AUTEUR Doctorant en première année de thèse à l’université Paris 1 PanthéonSorbonne, Pierre-Jacques Pernuit poursuit sous la direction de Pascal Rousseau des recherches sur l’œuvre de l’artiste américain Thomas Wilfred, pionnier des pratiques intérmédiales et de l’usage de la lumière dans l’art du xxe siècle. Il participe à la revue Area depuis 2011.

Je suis curieuse de savoir combien de milles j’ai déjà faits, Je suis bien sûre que ce n’est pas ça du tout, je suis Mabel, si je suis Mabel je resterai ici.

Dites-moi d’abord qui je suis, Je suis bien fatiguée de nager, je suis sûre que vous prendriez de l’affection pour les chats.

Je suis plus âgé que vous, Comme il sera étonné quand il saura qui je suis ! car je suis vraiment fatiguée de n’être qu’une petite nabote !

Je suis curieuse de savoir ce que c’est qui m’est arrivé.

— Mais je suis déjà bien grande ! mais je suis encore trop bouleversé pour vous conter la chose. et que je suis parti en l’air comme une fusée.

Je suis fâchée que vous ayez été tourmenté, Je suis une — Je suis — » Je — je suis une petite fille, je suis redevenue de la bonne grandeur ; il ne serait pas raisonnable de se présenter à eux grande comme je suis. parce que je suis du même côté de la porte que vous ; Je suis fou, Comment savez-vous que je suis folle ? je grogne quand je suis content, Donc je suis fou.

Je suis bien aise qu’ils se mettent à demander des énigmes.

Vous ne sauriez croire combien je suis heureuse de vous voir, Je suis tout à fait de votre avis, Je suis bien contente qu’on ne fasse pas de cadeau d’anniversaire comme cela ! je suis trop gênée, je suis chapelier.

Je suis un pauvre homme, Je suis un pauvre homme, Je suis un pauvre homme, Je suis contente d’avoir vu cela, je suis déjà par terre. je suis surpris, il y a trente ans que je suis au monde et qu’ayant dû faire mon chemin tout seul, je suis un peu immunisé contre les surprises ; Je le déduis du fait que je suis accusé La question essentielle est de savoir par qui je suis accusé ? je suis persuadé qu’au bout de l’explication nous pourrons prendre l’un de l’autre le plus amical congé. À quoi rimerait-il de téléphoner à un procureur quand on prétend que je suis arrêté ?

Je suis d’avis que le mieux est de ne pas réfléchir puisque je suis arrêté ?

– Je suis le fils du concierge, Je suis du moins de votre avis en grande partie, et je suis heureux de voir que nous sommes d’accord. mais je suis horriblement fatiguée.

Je suis vraiment curieuse de l’apprendre. je suis bien forcé de vous avouer je suis innocent ou tout au moins beaucoup moins coupable qu’on ne le pensait ?

Je suis déjà bien fatiguée, Je suis si fatiguée ce soir que je vous en passe plus qu’il ne sied. que je suis malheureuse ! je suis surprise que vous ne vous aperceviez pas maintenant je suis ici. je suis fondé de pouvoir d’une grande banque. si je suis peintre en bâtiment ; – Je suis moins surpris de la pièce, – Je suis excusée aux yeux de tous ceux qui me connaissent, car je suis arrêté, c’est même à cause d’eux que je suis entrée ensuite dans la salle de réunions, Je suis impatient, je suis accusé, – Vous n’avez pas l’air de croire que je suis accusé, Je suis habitué, Mais je suis venu tout de même, je suis souvent lasse de garder Mlle Montag, puisque je suis relativement moins intéressée à cette affaire.

– c’est du moins ce que je suis amenée à supposer – Je suis employé pour fustiger et je fustige. naturellement je suis venu tout de suite ; la semaine dernière je suis allée le voir à la banque, – Plus je suis calme, je suis encore un peu ton tuteur et jusqu’ici j’en ai toujours été fier. je suis toujours prêt à t’aider, si je suis plus exposé aux poursuites en restant ici, Je suis un peu abandonné à la campagne, – Je suis d’accord avec toi dans tout ce que tu entreprends » vous savez pourtant bien que je suis avocat : je suis vaniteuse, je suis très fâchée de ne pas vous plaire ! je suis complètement trempé. mais je suis déjà venu deux fois ces temps derniers et je l’ai oublié chaque fois. car je suis très occupé en ce moment. je suis obligé de partir sur-le-champ. je suis venu vous trouver. je suis un homme de confiance de la justice.

et je suis heureux de voir que vous êtes venu si tôt.

Je suis complètement innocent. mais il arrive généralement de grand matin quand je suis encore en train de dormir, – Et alors je suis libre ?

Je suis heureux de voir que ces tableaux vous plaisent, je suis ici pour une affaire judiciaire.

Je suis en train de négocier avec un sixième. la salle d’attente au moment où je suis passé ?

Je suis négociant, c’est pourquoi je suis allé trouver les avocats marrons.

Il me reçoit parce que je suis son client. lorsque je suis venu vous voir avec mon oncle, Je suis tout de même tombé malade à force de me surmener.

Je suis allé hier, moi aussi je suis un monsieur, Je suis à genoux, – Je suis heureux de cette bonne nouvelle, Je suis l’aumônier de la prison.

Mais dis-toi bien que je suis puissant.

Je suis puissant » je suis obligé de partir.

Je suis fondé de pouvoir d’une banque où l’on m’attend, – Comprends d’abord toi-même qui je suis, Je suis heureux qu’on m’ait donné ainsi ces deux messieurs à demi muets qui ne comprennent rien,

il me semble indispensable de dire ici qui je suis. car je suis un tel.

- je suis même, Je suis un disciple du philosophe Dionysos ; Je suis le vent du Nord pour les figues mûres.

POURQUOI JE SUIS SI SAGE je suis un décadent et un premier terme - un dualisme qui peut seul expliquer, et en quoi je suis passé maître, j’ai le tour de main qu’il demande première raison pour laquelle je suis peut-être, non seulement je suis un décadent, je suis bien le contraire d’un décadent car c’est mon portrait que je viens de faire. je suis mon propre sosie, je suis peut-être plus allemand que ne sauraient encore l’être ceux d’aujourd’hui, Je suis toujours à la hauteur de l’imprévu ; Je suis de tempérament guerrier. je n’attaque jamais que quand je suis sûr de ne pas trouver d’alliés, quand je suis isolé, je suis bien éloigné pourtant

Je suis devenu tout été, je suis midi en Je suis trop curieux, je suis étonné d’avoir tant attendu pour me poser cette question, je suis devenu de plus en plus sévère envers tous les spiritueux : Tant que je suis resté à Bâle mon régime intellectuel, je suis instinctivement certain que c’est Lord Bacon Tel que je suis, tel que je suis, je suis encore assez Polonais pour sacrifier à Chopin tout le reste ; je suis le contraire d’une nature héroïque.

Je suis une chose, je suis encore plus content de ceux qui ne me lisent pas, je suis capable de tout, Je suis l’anti-âne par excellence, je suis l’antichrétien en grec, Pour donner une idée du psychologue que je suis, l’absolue certitude que j’ai de ce que je suis s’est projetée sur tous mes sujets : je suis mille fois plus brouillé avec eux qu’avec aucun de leurs adversaires.

Ils déclareraient une guerre à mort à ce que je suis, Je suis le premier immoraliste.

Ce que je suis aujourd’hui, juste ce que je suis aussi. que je suis au fond un éléphant femelle. et je suis sûr qu’il faudrait remonter jusqu’à des milliers d’années dans le passé Je suis l’inventeur du dithyrambe.

Je suis lumière : Je suis le joyeux héraut de la nouvelle culture. en vieil artilleur que je suis, POURQUOI JE SUIS UNE FATALITÉ je suis une dynamite. je pense que je suis trop impie pour croire en moi-même ; Je suis un joyeux messager comme il n’y en eut encore jamais, Avec tout cela je suis nécessairement aussi l’homme de la fatalité.

Je suis, Je suis le premier immoraliste : je suis par là le destructeur par excellence. je suis heureux de prendre ce nom qui me met en relief en face de toute l’humanité.

Je suis en train de périr » car je suis bien d’avis que tous les maîtres et les meneurs de l’humanité,

pages prĂŠcĂŠdentes

Fabien Zocco , donc je suis 2015 ensemble des sections de phrases contenant l’énoncé «je suis» dans les œuvres : Alice au pays des merveilles (L.. Carroll), Le Procès (F. Kafka), Ecce Homo (F. Nietzsche) www.fabienzocco.net

Bleuromancie

FOCUS

D

ans son épilogue de La Ballade de la dépendance sexuelle, Nan Goldin résumait par une seule image toute la complexité des sentiments, et plus généralement des relations humaines : Bleu en forme de coeur (1980)1, photographie d’une ecchymose sur une cuisse féminine dénudée, dont la forme rappelle l’organe cardiaque. Les ecchymoses, Justine Pluvinage les collectionne. Enfin, seulement les siennes pour, dit-elle, « garder la trace des coups pour toujours. Vaincre l’oubli, se souvenir de ce qui nous a marqués ». Et si comme chez Nan Goldin, ces ecchymoses pouvaient tout englober, devenir image-métaphore de toutes les réflexions qui nourrissent le travail de Justine Pluvinage ?

par Alexandrine Dhainaut

FOCUS justine pluvinage - bleuromancie

1. « Je regarde La Ballade et je vois la dynamique de l’amour et de la haine, de la douceur et de la violence, ainsi que les ambivalences en tout genre des relations humaines… D’une certaine façon, l’image de la meurtrissure en forme de cœur pourrait être le symbole de tout le livre ». Nan Goldin, La Ballade de la dépendance sexuelle, Paris, La Martinière, 2012

P

artant du constat qu’il est particulièrement ardu de traiter par l’écrit d’un travail essentiellement vidéographique en ce qui concerne Justine Pluvinage, est née cette idée saugrenue et concertée entre une artiste et une critique : lire dans les bleus comme on lirait dans les lignes de la main pour mettre en lumière, dans un exercice charlatanesque et rigoureux à la fois – que nous avons appelé « bleuromancie » – les spécificités d’une œuvre à travers le document photographique.

C

omme toute bonne diseuse qui se respecte, je commencerais donc la séance par le « je vois » : je vois d’emblée dans cette série de photographies une certaine ambiguïté.

Que lire dans ces « inquiétants hiéroglyphes »2 si ce n’est d’abord les traces d’une douleur, d’un choc, d’un contact violent ? J’ai donc une première impression mortifère. Je peux aussi y voir une forme de narcissisme de la blessure, peut-être même l’exploitation d’une certaine photogénie de la violence, qu’il faut dépasser, car là n’est pas l’intérêt de ces images. Aller au-delà de l’explicite des images en somme, et voir « beyond the blue ».

2. Virginie Despentes, Baise-moi, Paris, Grasset, 1993, p. 98 3. Dans le portrait de Marylise, on peut l’entendre dire : « Les mots donnent forme aux choses ».

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e ne vois pas de bleus « à chaud ». Pour la plupart, ils sont déjà au bord de l’effacement, au moment où le corps-buvard réabsorbe le coup (fig. 6). Le caractère délébile du bleu est le symbole d’une résilience, thème récurrent dans le travail de Justine Pluvinage.

Il s’exprime dès ses premières vidéos en 2007 et 2009, à travers le portrait intime et intimiste de femmes qui ont dû faire face à des événements traumatiques : viol, perte d’un enfant, rupture amoureuse… Tandis que les images les montrent dans leur quotidien, elles rendent compte en voix off de ce qu’elles ont traversé et traversent encore. Le décalage son et images rend plus audible le partage de leur traumatisme. On écoute et mesure l’importance de la parole3, de la verbalisation dans le processus de réparation.

J

e vois des bleus froids donc, et déjà loin.

Photographier le bleu, en retirer une image, spontanée, avec tout ce qu’elle a de cheap, d’approximativement cadrée ici et de comique parfois, c’est déjà le rendre extérieur à soi. C’est le saisir lorsqu’il est le plus visible (donc le moins sensible), avec ses couleurs contrastées, ses dégradés improbables dignes d’un tableau de Turner (fig. 4), nimbé d’un halo jaune (fig. 5), ou sous ses faux airs de tatouages (fig. 3). C’est le mettre à distance du trauma que de le voir comme motif, et encore plus par miroir interposé. « Le bleu est déjà derrière moi » (au propre comme au figuré, fig. 1), symbole de ce que le corps a pu surmonter.

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alexandrine dhainaut

J

e vois des bleus peu bavards mais au potentiel fictionnel. Il y a l’ecchymose dont on ne connaît la cause, trauma bien réel, et tout ce qu’il y a autour parfois : un décor (fig. 3, 5 et 6), des accessoires (fig. 1), un figurant (fig. 6), le nom d’une ville comme seul repère spatio-temporel. Une mise en scène du réel involontaire qui rend le document ambigu. Ces incursions de la fiction dans le réel et inversement sont à l’œuvre dans le court métrage de fiction Mollusques (2014). S’inspirant de faits réels – le suicide d’un jeune homme qui fut abusé sexuellement dans son enfance – elle fait jouer son propre rôle au vrai cousin « dans une sorte de réalité parallèle », en kidnappeur et livreur de l’ancien agresseur à la famille du disparu. Dans Tourette et Péroné (2012), c’est tout l’inverse. Sous ses airs de documentaire, un faux couple explique face caméra les conséquences euphoriques d’une opération qui a mal tourné. À l’image du bleu diptyque ornant des cuisses de canard (fig. 2), tous deux équilibrent le tragique et le comique4 et rappellent le rôle cathartique du rire.

4. Il me vient à l’esprit l’exemple d’une blague que je vois sous un angle tragi-comique désormais, de celui qui découvre la blessure ou les hématomes de quelqu’un et lui demande « T’as fait le Viêtnam ? ».

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e vois de l’intime partout. De l’impudeur assurément. Par la nudité du corps et de la peau d’abord. Par les lieux qui l’abritent ensuite : la chambre à coucher ou la salle de bains deviennent des lieux de prises de vues (fig. 1, 3, 5 et 6). L’intime chez Justine Pluvinage englobe toutes les significations, physique et psychique : le « strictement personnel », le « tenu secret », le corps nu, le contact charnel, le désir pour quelqu’un…

Tout devient matière à réflexion documentaire et expérimentation filmique : des femmes rencontrées dans le cadre de ses recherches, au cercle familial (Le Mariage de ma cousine, 2011) ou l’environnement proche (elle travaille actuellement sur un projet filmique portant sur ses propres voisins), jusqu’à être elle-même (et ses partenaires sexuels) le sujet d’un film (Fucking in love, 2014), le mouvement est davantage centripète que centrifuge. Avec sa caméra si intrusive et subjective (fig. 1 et 3), je dois alors en tant que spectatrice, oublier la position de voyeur dans laquelle elle me met, et accepter l’immersion, le mélange constant du privé et du public, de l’art et de la vie.

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FOCUS justine pluvinage - bleuromancie

-^ Justine Pluvinage Fig 1 Paris, 2011

-^ Justine Pluvinage Fig 2 Arles, 2011 -> Justine Pluvinage Fig 3 Lille, 2012

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J

e vois un corps nu sur un lit, un lit défait (fig. 3), un genou poilu à qui l’on doit la photographie en plongée, façon Blow Up d’Antonioni, du bleu baveux (fig. 6). Je vois évidemment le rapport sexuel. Il en est d’ailleurs constamment question dans Fucking in love. Long métrage documentaire, ce projet sensuel et ultra-sexuel (ça finit toujours au lit) et j’oserais dire philosophique (des confessions sur l’oreiller bien plus profondes qu’on ne pourrait le croire), montre les instants pré et post-coïtum de l’artiste avec des inconnus rencontrés au hasard de ses pérégrinations à New York. Le film est un manifeste. Non seulement parce qu’on y appelle un chat, un chat et une bite, une bite, et tout un tas de gros mots qui n’ont pourtant rien de dégoûtants ou dégradants une fois prononcés. Ils seront chez Justine Pluvinage les préceptes régissant une expérience qui annonce la couleur : « oser vouloir baiser, sucer, vouloir pénétrer, oser aimer la bite, assumer la masturbation, revendiquer le plaisir charnel juste pour lui-même ». Étendard subversif énoncé sans ambage, d’autant plus subversif

5. Comme dans Hair et sa fameuse chanson Sodomy, adaptée de la comédie musicale éponyme au cinéma par Milos Forman en 1979, dont les paroles ont dû défriser plus d’une permanente : « Sodomy / Fellatio / Cunnilingus / Pederasty / Father, why do these words sound so nasty ? / Masturbation / Can be fun / Join the holy orgy / Kama Sutra / Everyone ! ».

que c’est une fille qui le dit, et les filles, ça ne doit pas parler comme ça, de ça, et encore moins faire ça, au vu et su de tous. Justine Pluvinage à New York, c’est un peu le Claude Hooper Bukowski de Hair5 qui découvre les joies de l’amour libre au contact des hippies.

Le film est de ce point de vue un ovni terrien.

Il y souffle un joyeux air de libération sexuelle, un élan vital incroyable. Au risque d’attraper des bleus (fig. 2), le corps s’expose à l’autre et au dehors, dans une sorte de journal intime et « extime »6. Au fil de ses rencontres, Justine Pluvinage y montre la sexualité dans ce qu’elle offre de connaissance de l’autre et de soi. C’est « un voyage dans la chair et les sentiments, où l’abandon à l’autre côtoie l’affirmation de soi » écrit-elle. Ne pouvant et devant être réduite à de l’exhibitionnisme ou de la pornographie (Jo, 2012), cette intimité exposée est un moyen de révolte contre la société et le conformisme7, en affirmant un corps de femme désirable et désirant, un « je fais ce que je veux avec mon cul ».

6. Néologisme utilisé à l’origine par l’écrivain Michel Tournier comme antonyme d’intime, le mot « extime » est devenu par extension « un intime que le sujet espère trouver, hors de lui, dans le champ de l’autre ».

7. « S’affranchir, faire ce qui ne se fait pas, livrer son intimité, s’exposer aux dangers du jugement de tous » écrivait Virginie Despentes dans King Kong Théorie, Paris, Grasset, p. 84.

L’essai de Despentes a beaucoup influencé la militante féministe qu’est Justine Pluvinage et « a légitimé intimement le politique et inversement » m’a-t-elle confié lors d’un entretien.

FOCUS justine pluvinage - bleuromancie

â&#x2020;&#x2DC; Justine Pluvinage Fig 4 Lille, 2015

-^ Justine Pluvinage Fig 5 Lille, 2013 -> Justine Pluvinage Fig 6 Lille, 2013

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8. Virginie Despentes, King Kong Théorie, Paris, Grasset, 2006, p. 26

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e ne vois plus beaucoup de rose. « Dans la tradition, les valeurs viriles sont les valeurs de l’expérimentation, de la prise de risque, de la rupture avec le foyer »8. Je vois le bleu comme un signe émancipateur, le fruit de cette prise de risque, de l’expérience du dehors dont ont longtemps été privées les femmes. Je me suis demandée ce qu’aurait donné cette même série de bleus photographiée par un homme. L’interprétation aurait été tout autre : une bagarre à la sortie d’un bar, un accident de voiture, une chute de VTT, etc. En tout cas, une version de l’histoire plus musclée, moins ou pas du tout associée à de la violence conjugale, bref, un autre rapport dominant/dominé. Dans une série de films courts rassemblés sous le titre Virile (2013), Justine Pluvinage bouscule les clichés. « Viril » (du latin virilis, dérivé de vir, qui signifie « homme ») désigne ce qui caractérise l’homme d’un point de vue physique mais aussi culturel (rigueur, force, énergie morale, intellectuelle et sportive). Entre un tatoué en marcel, « un dur, un vrai », devant un stand de tir, qui se fait réamorcer la pompe par le tenancier dans un geste homo-éroticoonanique, et un gode-ceinture porté par une fille ; entre un pape en robe tournoyant derrière une vitrine et un face-à-face entre humain et canin qui se montre autant offensif que défensif, on ne sait plus qui porte la culotte. Si on se soucie moins de qui la porte, on aura une préférence pour la couleur : bleu définitivement

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L’AUTEURE Alexandrine Dhainaut est critique d’art et de cinéma, et commissaire d’exposition. Actuellement résidente à Mains d'œuvres, elle publie régulièrement dans 02, Le Quotidien de l’art ou Lyon Capitale, dans des catalogues d'exposition et des monographies (Îlots d’Utopie, François Daireaux, Jacques Tati, Hal Hartley). En 2016, elle sera chargée de cours à Lille 3 (option écriture et pratique culturelle).

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Comité de rédaction Valérie Bacart Réjean Dorval Vincent Dumesnil Dorothée Duvivier Julie Hanique Marie Pleintel Christina Ruggin Michaël Schepens Septembre Tiberghien RELECTURE Réjean Dorval, Dorothée Duvivier, Lucie Orbie, Marie Pleintel Christina Ruggin, Septembre Tiberghien Conception graphique Yann Linsart - The Viewer Studio Fabrication Dorothée Xainte Photogravure Caroline Lano - Terre Neuve, Arles ISSN 2418-0238 PRIX DU NUMÉRO gratuit (+5€ frais de port) PUBLICITÉ Lucie Orbie - contact@50degresnord.net ÉDITÉ PAR 50° nord Réseau transfrontalier d’art contemporain 9 rue du Cirque BP 10103 F-59001 Lille cedex + 33 (0)6 89 27 38 44 contact@50degresnord.net www.50degresnord.net 50° nord reçoit le soutien de

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