Facettes 6

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édito 3

C’est au lendemain de la décision du gouvernement flamand de réduire de 60% les aides aux projets à destination des artistes, que s’est constitué le comité de rédaction de ce sixième numéro de la revue Facettes. Coté français, le secteur des arts visuels est engagé depuis deux ans dans une démarche d’amélioration de son organisation, de son économie, de sa relation au politique, aux territoires et aux publics. En France comme en Belgique, des collectifs s'organisent pour fédérer les professionnels de l'art et être force de proposition auprès des pouvoirs publics, d’autres tel que Art en Grève sont entrés en lutte pour dénoncer les discriminations systémiques et construire une alternative au système actuel. II n’est plus seulement question de la valeur de l’œuvre mais de tout un secteur qui développe son économie (en France le secteur culturel entier pèse autant que le secteur automobile). L'objectif est de créer de bonnes conditions de travail et de vie pour tous. Nous étions en novembre 2019. Depuis, nous avons travaillé dans des conditions inédites et particulièrement violentes pour le secteur des arts visuels. En effet, nous étions loin d’imaginer alors, l’ampleur de la crise économique, sociale mais aussi de la crise de sens que nous allions traverser avec l’épidémie de la Covid-19. Déjà confronté à la précarité endémique, le monde artistique fait face à la pandémie qui a amplifié les fragilités des économies de subsistance de ses acteurs au premier rang desquels les artistes, les critiques, les commissaires d’exposition indépendants, les lieux d’exposition intermédiaires et indépendants, l’ensemble des « petites » structures qui maillent les territoires des deux côtés de la frontière. La pandémie a mis en évidence le manque de perspective et d’ambition artistique pour nos sociétés, conduisant à renforcer des rééquilibrages financiers déjà engagés et peu favorables à la culture. Alors que nous bouclons ce nouveau numéro de la revue, et qu’en France, de grandes intentions pour replacer la culture au cœur de la société ont été déclarées, qu’en Belgique, la situation de crise a déclenché simultanément un processus de structuration du secteur, l’ensemble des professions qui constitue le secteur des arts visuels attend toujours des mesures concrètes de soutien, de solidarité, d’équité et de diversité de la part des pouvoirs publics, du secteur marchand mais aussi de la société dans son ensemble. Nous sommes en mai 2020. Ce numéro de Facettes se veut attentif aux bouleversements qui agitent les économies de l'art depuis bientôt deux ans. Car si les pouvoirs publics se désolidarisent financièrement par endroits, à d'autres, ils sont attentifs à une refonte structurelle pour diminuer légalement la précarité et les abus. Face à des contingences toujours plus diverses, comment les structures et les acteurs touchés eux aussi par les logiques d'industrialisation et de financiarisation s'organisent-ils et travaillent-ils ? Comment l’artiste s’inscrit-il dans la société ? S’oriente-t-on vers une plus grande considération des problèmes économiques du secteur et au delà ? Le comité de rédaction


sommaire 1

Édito

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Carte blanche

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Focus

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Carte blanche

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Focus

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Économie de l'art : privilèges et exceptions Sonia Dermience

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Carte blanche

Paroles de serveuses Camille Lemille

Dossier

Les artistes ont faim Antoine Bonnet

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Carte blanche

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Dossier

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Votes blancs, colorés Julie Gaubert We want to stay in Saint-Just Claire Astier Sekou Fofana

Carte blanche

Faire avec GRG - Garage de Design Graphique

Podium (extraits) Philémon Vanorlé

Entretien avec Joséphine Kaeppelin Doriane Spiteri Recyclage Carole Louis

Pour un art populiste de gauche - Entretien avec Darren Roshier Julien Saudubray

106 Carte blanche N2H4 (publicité) Marc Buchy


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Dossier Sonia Dermience


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Le 26 janvier 2020 Action, tu veux dire le magasin Action ? Ou un film d'action ? Ou sans action ? Immobile ? On arrête de poser des questions, on se rappelle que là-bas il n'y a pas de sortie de secours et que nous, on doit vraiment ouvrir les portes et les fenêtres, sans quoi on ne peut plus respirer et on ne peut plus les laisser entrer, à travers les murs qui sont dressés entre les riches et les pauvres, les couleurs et les autres. Question de liberté et de prise de liberté, ensuite, trouver un peu d'argent pour les payer, oui payer pour manger boire s'abriter parler… Vivre avec juste assez pour pouvoir se retourner ? Quand on veut être un peu à l'aise, éviter d'avoir peur de manquer.

Sonia Dermience Après avoir étudié l'histoire de l'art contemporain à l’ULB, Sonia Dermience (née en 1971 en Belgique) a travaillé comme assistante curatrice avant de fonder Komplot en 2002, un collectif curatorial qui s'occupe des pratiques créatives nomades. Les projets de Komplot tels que Midi Zuid (sur la gentrification et la spéculation), Vollevox (sur la voix dans l'art contemporain) ou Architecture de la survie (sur

l'architecture éphémère) ont exploré de nouveaux terrains, mettant en relation des objets, des espaces, des artistes et les publics. Sous la dénomination de Catherine Vertige, elle a mené des recherches sur les pratiques artistiques collaboratives post-68 en Belgique, tout en continuant à développer un réseau de programmes de résidence entre la Finlande, le Mexique, la Sicile, la Grèce…


dossier économie de l'art : privilèges et exceptions

Il y a donc le contexte urbain, périurbain, de passage, ou de repos, vert, bleu et gris et brun. C'est le background de ces pièces d'art statique et vivant. Le fond est une nature dénaturée ou une ville amplifiée, si tu veux, entre les deux, ce statut qui permet de voir du non fini dans cette rénovation perpétuelle du fini ; le chantier en ruine, c'est un peu ça, à l'image de notre capitalisme. C'est dans cette ruine en reconstruction que l'on retrouve le concept de l'entropie, formulée dans les années 1960 par Robert Smithson, qui assimilait le paysage post-industriel à un site archéologique. Rappelons-nous le site de Hotel Palenque. Que fait-on de nos ruines d'espoir défraîchies ? Vraiment pas envie de trouver de jolis mots ou des tournures de phrases efficaces pour rebondir sur cette réalité qui nous hante. La nouvelle présidente des Grecs est une femme activiste écologiste, alors tu peux avoir un peu d'espoir. Le bateau arrive. Je dois descendre. Je vous embrasse. Sophie Nys a publié un livre sur le réseau de fontaines d'eau potable à Zurich : « Ce livre d’artiste présente un ensemble de photographies montrant chacune des fontaines modernistes produites par le designer Alfred Aebersold dans les années 1970 et disséminées à travers la ville suisse. Les images sont agrémentées de légendes drôles et subtiles, rédigées par l’artiste d’origine écossaise habitant à Zurich Leila Peacock. En 1973, Alfred Aebersold remportait le concours organisé par le service d’approvisionnement en eau de la ville de Zurich afin de concevoir une fontaine. Celle-ci allait être la partie visible d’un vaste système sécurisé et indépendant comprenant à ce jour plus de 80 fontaines identiques réparties sur le territoire de la ville. » (Éditions Presses de réel, 2017)

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Sophie Nys a aussi réalisé un projet pour mettre en évidence le réseau d'eau potable des fontaines à Bâle : « Depuis la fin du XIXe siècle, lorsque la plomberie intérieure a commencé à fournir de l’eau aux habitants de Bâle, la fonction des fontaines publiques de la ville a été, pour la plupart, décorative. L’eau potable continue néanmoins de couler à l’infini. Pour souligner leur objectif d’origine, dans Footnote to a Fountain, l’artiste place des jerrycans dans plusieurs fontaines de la ville, commémorant ces sources urbaines en tant que centres sociaux et rendant hommage à la source perpétuelle d’eau potable gratuite, accessible à tous. » Des sculptures pour des sources d'eau potable dans l'espace public, c'est aussi un projet de Katerina Kana, artiste grecque qui travaille le marbre et propose de mettre en place un tel concept qui répond à des nécessités. Le 27 janvier 2020 Ceci dit, l'art ne doit pas absolument se profiler comme un médium de pacification ou de cohésion sociale. Il exprime aussi, par ailleurs de manière plus ou moins marquée selon les artistes et les désirs du moment, une part de contestation du système ambiant ou du moins une charge narrative ou abstraite qui s'exprime comme résistance à l'existant. Par ses sujets et ses formes, l'art met en avant une esthétique et une thématique qui va à l'encontre des modes de pensée reconnus comme normatifs et donc ouvre une porte sur la possible réflexion ou contestation et/ou émancipation des possibles aliénations. Et donc l'art poétique se voit souvent chargé dans sa symbolique d'un rôle éducatif pour ne pas dire émancipateur. Ceci n'enlève en rien à la dimension auratique (hors valeur marchande) de tout art qu'il se revendique comme social ou intimiste.


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-^ Sophie Nys Footnote For A Fountain, 2017 -> Katerina Kana A FOUNTAIN LABYRINTH WITH SPHERE AND BIRD, 2017

Sonia Dermience


dossier économie de l'art : privilèges et exceptions

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Dans cette relation dialectique sans cesse en mouvement de ce que peut l’art, l’espace public se profile comme un lieu pour cet art. Provocation, lutte et pacification, le tout-en-un, oui un pack, une formule. Hier soir, à Athènes, j'ai vu Natasha Papadopoulou, elle m'a parlé de ses cours de pilates, yoga avec ses objets de massage et bientôt des vêtements… Dans le même genre d'art dédramatisé ou démystifié, Kamilé Krasauskaité va faire des pains en forme de visages à partir des rencontres avec des passants qui vont s'arrêter pour discuter avec elle dans le lieu d'art. Le lieu d'art est une vitrine dans un rez-de-chaussée commercial au bas d'une tour d'immeuble social et un jardin public dans lequel on fait pousser des plantes comestibles. Dans l'idée de se reconnecter avec soi-même, l'Autre et le jardin botanique, nous célébrons chaque saison : l’équinoxe du printemps le 21 mars, le solstice d'été (le jour le plus long de l'année) le 21 juin avec des artistes qui parlent de ce rapport au temps solaire : comment célébrer le Soleil en ces temps de désastre climatique ? En se rapprochant un peu plus de la terre et de l'eau comme sources de vie… avec des artistes tels que Luz de Amor et le collectif moilesautres…

-^ Luz de Amor et collectif moilesautres Le 26 janvier 2020, 2020. -> Kamilé Krasauskaité Confiture de cassis, 2020. � Natasha Papadopoulou The Anastasia Method, 2019.


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dossier économie de l'art : privilèges et exceptions

Le 13 mars 2020 Je suis au chômage, en confinement, un statut privilégié par rapport à ceux qui n’ont droit à aucune allocation sociale ! Le 30 mars 2020 « L’Ethos est une manière d’être, référence à nos vertus, engagements naturels, il ne s’agit pas de changer le monde mais de parler dans le présent. Question de la satiété, de se sentir rempli, d’être complet alors qu’on promeut le manque comme moteur de société. La consommation mène à l’addiction qui vise à remplir le vide alors que le manque est dans l’humain. Partant du fait que la frustration a la vertu de nourrir le désir, il s’agit de transposer cette addiction à l’achat dans un désir d’activités qui peuvent combler le désir de remplir sa vie. Se rappeler que je peux faire des choses ! Choisir est du ressort de l’imagination. On ne doit pas produire tout ce qu’on imagine… Les objets permettent de répondre au besoin de se distinguer par le choix de l’achat, de l’acquisition d’une certaine apparence. L’idée ici est de revenir à l’apprentissage comme moyen d’action soutenu par des pédagogues qui animent des équipes dans le sens de la réparation de la nature. (…) L’imaginaire c’est notre pouvoir de fiction, de narration d’une autre réalité en rapport à celle qui se présente à nous. Ensuite, nous apprenons à raconter cet imaginaire. Le sentiment d’appartenance au projet renforce la fierté de pouvoir avoir un impact sur le paysage qui ne se vit plus uniquement comme un tissu imposé. Une représentation des autorités publiques et privées. L’artiste dans ce processus, est le facilitateur de la mise en forme des idées, des narrations, et de leurs concrétisations dans des possibles. Il anime ce bureau des compétences et des désirs. Raconter permet de décomplexifier. On met l’accent sur le chemin parcouru plutôt que sur le résultat. La plus-value est le potentiel de rêve. L’artiste et les coauteurs vont mettre en forme les rêves. Donner une forme plastique aux idées. C’est la spécificité de l’apport de l’artiste dans la co-création. Visualiser les pensées. Créer des représentations de nos réalités projetées et comprises. »1

1 Session de think tank sur le rôle social des artistes avec Michèle Rossignol et Romain Juan, conversation informelle, avril 2020.

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Le 2 mai 2020 Entre-temps, sur les deux mois de confinement, on a écrit sept dossiers de demande de subvention : l'un à la Région Bruxelles-Capitale, l'autre à la Fondation Européenne, encore un au ministère de la Justice pour l'Égalité des chances, un dossier de demande de renouvellement de convention de quatre ans avec le ministère de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles, une demande à la COCOF et deux à la commune d'Anderlecht… dont voici un extrait : « Il s'agit de tirer profit de ce qui est à constater au-delà de la stigmatisation, qui est la grande multiculturalité et la diversité d'âges et de classes ; une richesse qui est trop souvent mise en sourdine face à des tendances d’homogénéisation des centres urbains et du cloisonnement des fonctions habitat, production, consommation. Paradoxalement, les habitants expriment aussi un grand attachement au quartier, une relation amour-haine, une fierté, un sentiment d'appartenance qui sont des sentiments pas uniquement basés sur la nostalgie d'un passé révolu. On peut tabler sur ces paradoxes pour créer une dynamique qui irait au-delà de l'expérience laboratoire sur une certaine multiculturalité valorisée d'une part et à bannir d'autre part. Pourquoi pas une Cureghemisation à rebours ! » En mai 2020, on a aussi tourné un film sur l'impossibilité de sortir de son milieu, ou plutôt un portrait de notre paysage humain autour du centre d'art Komplot situé à Cureghem à côté de la gare du Midi à Bruxelles… En d'autres termes, on a rencontré sur le tournage plein de gens qu'on connaissait déjà et c'était vraiment très diversifié mais on n'a pas pu filmer les adolescents. On a filmé des enfants/adolescents de 12-15 ans : ils parlent de leurs rêves… Ce qu'ils répondent quand tu leur demandes ce qu'ils veulent faire quand ils seront grands : l'un policier et l'autre électricien. Et surtout se retrouver avec les copains !


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Norma Prendergast Another Story – Tournage Cureghem stories, 7 mai 2020.

Sonia Dermience



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Le futur : en juin 2020, on devait ouvrir une exposition de Radek Brousil qui devait venir de Prague en voiture avec des vêtements de seconde main qu'on allait broder de slogans et messages écologistes et politiques sur la durabilité de nos pratiques artistiques, avec des voisins et d'autres artistes ici à Bruxelles. Le projet est reporté à septembre. L'idée est d'ouvrir une boutique dans laquelle on vend ces vêtements de seconde main brodés de messages. Le projet est soutenu par le Gœthe Institut et l'Institut tchèque à Bruxelles, ce qui permet de vendre les vêtements à bas prix. Travailler à partir d'une matière première existante issue de la culture urbaine occidentale remixée par des slogans brodés localement par une main d'œuvre créative d'artistes et d'amateurs. Ce qui permet de se rencontrer autour d'un projet fédérateur et dont on peut profiter des résultats dans notre quotidien ; ça permet aussi de dépasser l'idée que l'artiste crée des objets de luxe pour une certaine classe sociale. Objets souvent produits dans des centres d'art et ensuite vendus par les galeries. Il en est de même avec le projet de Kamilé Krasauskaité qui produit du pain avec les habitants du logement social. On crée une économie locale et durable, basée sur des cycles courts dans lesquels le consommateur est partie prenante dans le processus de production et de diffusion. Utopie réalisable ? Ou l'art et le petit commerce du DIY ? Un autre exemple d'application de l'art ou d'art appliqué est le travail d'Arnaud Eubelen « qui se trouve à mi-chemin entre la sculpture et le design industriel. Il remet en question notre rapport aux concepts d'œuvre et d'objet et la façon dont nous prenons la fonction de certains matériaux pour acquis. Il joue sur les notions d'objet produit et d'œuvre d'art à travers une réappropriation de différents matériaux industriels utilisés dans un autre contexte. À travers la réalisation d'objets supposés être du quotidien (chaise, lampe,…) et une nouvelle approche des codes établis par rapport aux matériaux et aux proportions, il crée des objets appartenant à l'univers du design d'intérieur à la création peu coûteuse qui se transforment en œuvres uniques faites de matériaux industriels qu'il modifie. Ses pièces questionnent à la fois la fonction de l'art, du luxe et de l'industrialisation/globalisation. » (Benjamin Munix, in Hart, no 21, mars 2019)

<- Radek Brousil Stop Drinking Bottled Water - Summer Forever collection, 2019.

Sonia Dermience

Extrait d'une interview dans le même journal : Sonia : Tu t'appropries ces choses glanées et achetées à bas prix? Une pratique assez calme, zen, on dirait ? Arnaud : Je n'irai pas chercher des objets trop loin, ça doit rester dans mon environnement proche. Le circuit court mais aussi le vernaculaire m'inspirent pour ce paysage intérieur. Dans la tradition belge de la brocante, de la récupération créative. L'utilisation d'un objet, d'une certaine manière, le transforme, le rend unique. Cette notion impliquant à la fois le corps, le temps, l'utilité, qui sont des choses auxquelles j'accorde énormément d'importance, elles transcendent la matière. Et les rencontres qui en découlent. C'est comme le paysage de la ville de Liège qui subit un laisser-aller, qui s'enlise puis est rénové quand c'est déjà dégradé. Il y a aussi dans ma démarche la rationalité, on peut porter ces objets, les stocker facilement et puis les assembler et les re-démonter. Ça vient de ma formation de design. Il fallait une efficacité. Une échelle humaine qui permet une interaction directe. C'est contemplatif de regarder ces assemblages. Il se passe quelque chose entre le bout de bois, le fragment de béton, la lampe et le métal. Imaginer cela dans un intérieur d'habitation où le morceau de façade devient un porte-manteaux. Comme les maquettes du magasin de bricolage qui motivent à faire les choses soi-même. Une image que j'ai souvent en tête : considérer les murs d'une maison comme une peau, avec les objets que je développe il y a cette idée de retourner cette peau, révéler de quoi sont fait nos murs en les faisant entrer au centre de la pièce.



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Le 18 mai 2020 In fine, comme dit récemment dans les médias, si l'art est subventionné, les entreprises aussi. Rappelons-nous que l'Union européenne a été fondée sur la base d'un marché commun régulé et subventionné. Par ailleurs, dans l'inconscient collectif de l'art, la fragilité la plus prégnante reste que certains se sentent plus légitimes que d'autres et cela est sans doute dû à leurs origines socio-culturelles. La question, c'est le pouvoir d'achat et le temps du loisir : deux choses qui ne correspondent que peu au mode de vie des artistes. Leur temps de travail est un temps de loisir, et inversement, leur pouvoir d'achat dépend de leur capacité à produire. Ni revenus mensuels, ni report de charges, et de rares commandes de l'État… le statut de l'artiste-auteur est un corps social absent. Le 21 mai 2020 Économies de l'art, c'est la thématique ? Alors le jeu de mot qui s'impose c'est : on ne fera pas l'économie de l'art ! Secteur d'activité à la base de l'attractivité de la vieille Europe, les arts visuels, art contemporain et arts anciens font la joie des touristes, curieux, visiteurs, flâneurs, promeneurs… Seul souci, c'est que si les intermédiaires – curateurs, médiateurs, techniciens, graphistes qu'ils soient employés ou indépendants – sont relativement bien rémunérés, comme dans la grande distribution et dans les secteur de l’agro-alimentaire, les producteurs/artistes, auteurs, eux le sont beaucoup moins. Pour une exposition, si les frais de production sont PARFOIS pris en charge par l'institution ou la galerie, l'artiste-auteur n'est que RAREMENT rémunéré pour sa prestation. Sachant qu'il est traditionnellement admis que l’artiste va vendre cette pièce et vivre du profit de cette plue-value. Chose qui est en fait très peu courante puisqu'il est prouvé que peu d'artistes vendent suffisamment pour pouvoir vivre de ces revenus. Les artistes-auteurs se retrouvent donc SOUVENT dans une situation de précarité, dépendants de revenus occasionnels et assez moindres ou de parents capables de les soutenir.

<- Arnaud Eubelen Curule Seat, 2019

Sonia Dermience

En temps de crise sanitaire, sans activité rémunératrice, les revenus occasionnels fondent comme neige au soleil, et ne sont remplacés par aucune allocation sociale puisqu'on considère que ces derniers n'ont pas suffisamment rapporté aux caisses de l’État. On voit alors cette frange la plus précaire de la population de l'art qui est pourtant celle qui est à la base de la création et donc la plus valorisée symboliquement, sans revenu approprié. Aucun des artistes-auteurs n'a pu cotiser avec de si faibles revenus alors que c'est pourtant eux qui sont à la source de la création. On en vient à manquer d'eau et d'air. Un peu comme on maltraite la nature, les artistes vivent trop souvent de la reconnaissance symbolique et trop peu d'un véritable revenu. Payons le juste prix ! On voit, en temps de crise pandémique ou juste structurelle capitaliste, que les secteurs les mieux rémunérés de la chaîne artistique sont les mieux fédérés pour réclamer des indemnités, pour valoriser leur travail. Les plasticiens sont le plus souvent réduits à attendre les revenus de ventes qui tardent à venir alors qu'ils ont souvent déjà investi toutes leurs ressources dans leur pratique. Nous ne pouvons plus continuer de réduire le rôle de l'artiste à un producteur de biens symboliques dont les résultats se muent en objets d'art précieux dédiés à des collections tout aussi exclusives. L’artiste revendique à présent bien davantage son rôle d'acteur social à travers sa pratique dont les bénéfices sont tant matériels qu'immatériels pour la communauté. Les bénéfices tout autant que les subventions de ce secteur devraient donc être mieux répartis. De surcroît, nous pourrions imaginer une taxe sur les transactions des ventes du second marché qui atteignent des montants pharaoniques et qui permettrait lors de sa redistribution de soutenir l’entièreté d'une scène artistique émergente qui est à la source des inspirations et recherches expérimentales du moment, bien nécessaire à notre vie culturelle.


Carte blanche Camille Lemille


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Dossier Antoine Bonnet


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Décembre 2019, à la foire Art Basel de Miami, l’artiste italien Maurizio Cattelan sidérait le monde entier en scotchant une banane, estimée à 120 000 euros, sur un mur. Stupeur, génie, arnaque… Que de qualificatifs pour commenter ce geste du provocateur italien ! Pourtant la performance la plus significative devait arriver quelques heures tard, David Datuna, artiste américain d’origine géorgienne, avalait la banane devant les caméras intitulant sa performance Les artistes ont faim. Au delà des qualités artistiques de ces deux gestes, de la polémique sur le prix de l’œuvre, ces « buzz » ont bien révélé une chose : l’écart vertigineux existant entre quelques artistes « stars » médiatiques et le reste des artistes, talentueux, qui, eux, ont des difficultés de production et qui « ont faim ».

Antoine Bonnet Antoine Bonnet est historien d’art. Titulaire d’un DEA (Diplôme d'études approfondies – équivalent du Master) d’histoire de l’art contemporain à l’Université Paris X de Nanterre (92), il travaille aussi comme conférencier dans les musées en région parisienne. Il est auteur de Poétique de la décroissance, à paraître en 2020 (éditions Mix).


dossier les artistes ont faim

Maurizio Cattelan Comedian, 2019. Banane, ruban adhésif. Vue d'exposition, Art Basel, Miami, États-Unis. © Courtesy Perrotin et Maurizio Cattelan

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Antoine Bonnet

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Selon Artprice, 284 œuvres ont été « millionnaires » en 2019. Un record. Un explosion indécente depuis une trentaine d’années, créant un véritable « financial art » dont le pape serait Jeff Koons et les thuriféraires Young British Artists : Damian Hirst, Michael Landry, Douglas Gordon… Scandales et indécences auraient créé un fossé manifeste entre les artistes et le public. Un marché de l’art fou qui n’aurait d’égal que le vertigineux mercato des transferts footballistiques. Pourtant, en 2019, 95% des ventes d’œuvres d’art contemporain étaient adjugées avec un prix de moins de 53  000 euros ; 99%, moins de 382 000 euros… Ainsi, toujours selon Artprice, 64% du marché repose sur 50 artistes (Basquiat, Koons, Wool…), et les autres ? Il existe, ainsi, une forte tendance pour les médias, pour le public à se focaliser sur une infime minorité d’artistes financiarisés pour définir un art « contemporain » qui se « gaverait » pendant que la très grande majorité des autres artistes se rue sur une banane, non pour la performance esthétique mais pour… manger. En France, en 2018, sur les 62 365 cotisants1 de la feu Maison des artistes, beaucoup sont précaires. Précaires et isolés, c’est le jeu de l’individualisme des plasticien·ne·s. Dans un ouvrage paru en 2017, L’art et l’argent (éditions Amsterdam), Nathalie Quintane et Jean-Pierre Cometti nomment, non sans ironie, la nouvelle classe artistique le « Prolart-ariat » tant les conditions de production des œuvres sont précaires actuellement. Certes, le dénuement, la pauvreté, la misère parfois, sont récurrents chez les peintres. On connait l’indigence des impressionnistes, de Van Gogh ou le mythe de la bohême mais c’est ce gouffre gigantesque entre artistes paupérisés et ceux millionnaires qui passe mal. Preuve de la prégnance de ce questionnement en France, la publication en janvier 2020 d’un rapport coordonné par Bruno Racine, ancien directeur du Centre Pompidou, faisant un constat alarmant sur la situation des artistes en France ainsi qu’une vingtaine de propositions2.

Depuis plusieurs décennies, on a pu observer dans le monde artistique deux phénomènes bien distincts mais qui, pourtant, se sont télescopés : la spéculation sur les œuvres d’art et la commande publique. Les commandes étatiques, très développées en France dans les années 1980, ont cannibalisé les politiques culturelles autour de l’œuvre, accentuant la sur-spéculation autour de celle-ci. Pire, c’est la définition-même de l’artiste qui s’est modifiée. Selon le rapport Racine : « Il en résulte une forme de vide juridique quant à la définition de l’auteur lui-même, dès lors qu’il se conçoit exclusivement à travers son œuvre et les revenus qu’elle produit, ce qui rend d’autant plus fragile la situation de l’artiste-auteur dans tout le travail d’élaboration de l’œuvre. »3. Bruno Racine en appelle à un retour à des aides « directes » en faveur des artistes et leur production. Comment réduire les inégalités intrinsèques aux arts visuels et sortir de cette folle spéculation qui influe même sur les créations plastiques ? En orientant les aides publiques ou communes, non pas sur les œuvres mais sur l’artiste et sa production. Le rapport Racine va dans ce sens : « En effet, si l’accent a été mis sur d’autres aspects de la politique culturelle, la situation des auteurs aujourd’hui rend nécessaire de donner une priorité aux actions directes en leur faveur. (...) Dans les arts plastiques, les artistes-auteurs bénéficient, au titre du soutien à la production artistique, de 16 % environ de l’ensemble des prestations. »4

1 http://www.secu-artistes-auteurs.fr/sites/default/files/ pdf/ 2 Bruno Racine, L'Auteur et l'acte de création, 2020. Avec le concours de Noël Corbin, inspecteur général des affaires culturelles et Céline Roux, maître des requêtes au Conseil d’état, Bertrand Saint-Étienne, auditeur à la Cour des comptes. Source en ligne : https://www.culture.gouv.fr/Espacedocumentation/Rapports/L-auteur-et-l-acte-de-creation 3 Ibid., p 28 4 Ibid., p 67


dossier les artistes ont faim

FAUT-IL PAYER LES ARTISTES ? C’est l’idée, pas si saugrenue, du collectif W.A.G.E. pour Working Artists and Greater Economy, qui fait aussi référence au « salaire horaire » étasunien (« wage »)5. Cofondée par Lise Soskolne à New York en 2008, l’organisation se bat activement pour créer un système d’entraide pour les artistes. Sa mission est de sensibiliser les plasticien·ne·s, performeur·euse·s ou vidéastes à leur statut de travailleurs, tout en rappelant que le marché de l’art engrange des milliards chaque année grâce au travail d’artistes pas ou peu payés. Dans un manifeste, W.A.G.E. explique « demander un paiement contre le fait de rendre le monde plus intéressant ». W.A.G.E. a mis en place une base de données dont on peut se servir comme référence, en tant qu’artiste ou institution. Selon les barèmes de l’organisation, les institutions dépensant annuellement jusqu’à 500 000 dollars devraient payer les artistes au minimum 1000 dollars par exposition personnelle, 600 pour un projet et 250 pour une conférence. Pour les musées ou centres d’art dépensant jusqu’à 5 millions de dollars, le salaire d’un artiste devrait aller jusqu’à 9000 dollars. Voire plus de 10 000 dans les structures plus grandes, du type Metropolitan Museum de New York. Aux États-Unis, quarante-quatre institutions sont désormais certifiées W.A.G.E., dont l’Artists Space de New York, structure historique et prestigieuse. En Suisse, la Kunsthalle de Berne, sous l’impulsion de sa directrice Valérie Knoll, est le premier centre d’art du pays à avoir entamé une discussion avec W.A.G.E. en vue d’une certification (elles ne sont pour l’instant attribuées qu’aux États-Unis). « Les artistes ne s’attendent jamais à être payés, ils ne le demandent même pas » fait remarquer Valérie Knoll. Lise Soskolne acquiesce : « Recevoir de l’argent contre un job est un acquis pour tout le monde, sauf pour les artistes. »6 En Belgique aussi, la question se pose dans le monde de la culture. Interrogée par la députée Isabelle Emmery, présidente du Centre culturel d’Anderlecht, sur son blog7, Alda Greoli, viceprésidente et ministre de la Culture et de l’Enfance de Belgique de 2016 à 2019, a une réponse très claire sur la rémunération des artistes : « S’il ne m’appartient pas, en tant que ministre de la Culture, d’interférer dans la façon dont le secteur s’organise concrètement, des axes d’action sont possibles afin d’encourager le développement d’un

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réflexe salarial plus profitable aux plasticien·ne·s. Le moyen d’action le plus évident dont je dispose consiste à renforcer les critères déjà observés par la Commission consultative des Arts Plastiques. En effet, depuis quelques années, cette instance a considérablement développé sa jurisprudence dans l’examen des dossiers qui lui sont soumis. ». Une gêne manifeste donc puisque l’art est un « marché » et que les pouvoirs publics ne sont pas en mesure d’y intervenir. Ainsi, le ministère de la Culture ne peut avoir qu’un avis consultatif dans ce rapport de force qui semble biaisé : « Les projets qui présentent un budget sans mention d’un cachet artistique et/ou d’un budget de création mis à la disposition des artistes ou, plus interpellant encore, qui renseignent des frais de location d’espace à charge des artistes sont fortement critiqués et reçoivent un avis négatif. Le signal envoyé aux dépositaires de ces projets est donc clair. » Mais ce mouvement se développe un peu partout dans le monde : en Grande-Bretagne, le collectif Payingartists8 est très actif. Au Canada, c’est le Carfac Raav9 qui porte la parole des artistes canadiens. Il existe même un site recueillant l’ensemble des bonnes ou mauvaises expériences avec les institutions. En effet, whopaysartists10 permet aux artistes du monde entier de partager leur conflit ou, au contraire, leur satisfaction dans leur travail et permet de crever l’abcès sur les questions financières dans l’art. Le chapeau de leur site est particulièrement clair et pourrait à lui seul résumer le propos de ce dossier : « You never know how much to ask for. Discussions about money are taboo because we pretend that passion and creativity alone should pay the bills. Some of the best events have “no budget”, and sometimes only the worst events can make a career as an artist look painfully sustainable. Let’s help each other sort through some of the confusion, and develop an ongoing dialogue about how artists make money. »11


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Maurizio Cattelan Comedian, 2019. Banane, ruban adhésif. Vue d'exposition, Art Basel, Miami, États-Unis. © Courtesy Perrotin et Maurizio Cattelan

5 https://wageforwork.com/home#top

10 http://www.whopaysartists.com

6 Propos cités par la rédaction du journal en ligne A4Perspectives, "Faut-il payer les artistes ?", 26 août 2017. https://www.a4perspectives.com/faut-il-payer-lesartistes/

11 « Vous ne savez jamais combien demander ? Les discussions sur l’argent sont taboues car nous prétendons que la passion et la créativité devraient à elles seules payer les factures. Certains des meilleurs événements n’ont “pas de budget”, et parfois seuls les pires événements peuvent rendre une carrière d’artiste douloureusement durable. Aidons-nous les uns les autres à trier une partie de la confusion et à développer un dialogue continu sur la façon dont les artistes gagnent de l’argent. »

7 https://isabelleemmery.be/faut-il-payer-les-artistesplasticiens/ 8 http://www.payingartists.org.uk 9 https://www.carfac.ca/fr/


dossier les artistes ont faim

ET EN FRANCE ? En France, le code de la propriété intellectuelle prévoit, sans ambages, dans son article 122-2, que les artistes doivent être payé·e·s lorsque leurs œuvres sont exposées, mais la loi n’est que rarement appliquée. Seule une petite poignée d’institutions culturelles privées ou publiques – qui attirent des milliers de visiteurs grâce à ces créateurs – s’acquitte du droit d’exposition. En général, les artistes se battent déjà bec et ongles pour tous les autres droits de reproduction (dans les catalogues, les affiches publicitaires, etc.) et obtiennent rarement gain de cause, alors être rémunéré·e·s pour exposer… En 2019, un groupe de travail a réuni des représentants des Musées de France, de la Direction générale de la création artistique (DGCA) du Ministère de la culture, des deux organismes de gestion collective des droits d’auteurs, des représentants des Fonds régionaux d’art contemporains (Frac), des centres d’art et de l’ensemble des professionnel·le·s du secteur.12 Ce groupe de travail a publié « une recommandation » visant à accorder un plancher minimum aux artistes dans le cadre d’expositions de leurs œuvres. Ils en sont venus à la conclusion chiffrée qu’une enveloppe de 1000 euros soit versée pour une exposition monographique et ceci « quels que soit sa durée et son nombre d’œuvres ». De plus, si l’exposition monographique est payante, le plasticien touchera 3% des recettes si elles excédent 1000 euros. Enfin, s’il s’agit d’expositions temporaires, les 1000 euros seront divisés par le nombre d’artistes qui y participent, mais chacun recevra, au minimum, 100 euros. Le même principe de 3% des recettes de billetterie s’appliquera. Au delà de l’initiative importante que constitue cette prise de conscience et la volonté manifeste d’agir, ces sommes paraissent tellement dérisoires dans le cirque financier des arts visuels qu’il conviendrait bien de scotcher, non pas une banane mais des miettes de pain. Ainsi, un collectif autonome d'artistes s’est aussi emparé de la question en France : le collectif Économie Solidaire de l’Art13, fédérant de plus en plus d’artistes. En publiant une charte, ils espèrent convaincre les institutions de l’urgence éthique de rémunérer les artistes.

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UNE INTERMITTENCE ARTISTIQUE ? Bien qu’imparfait, le système d’intermittence pour les artistes du spectacle vivant semble une couverture sociale avantageuse… Et c’est d’ailleurs surement pour cela qu’elle est régulièrement retoquée, modifiée, attaquée. Créé en 1936, le régime de l’intermittence des professionnel·le·s du spectacle est issu d’une vaste prise de conscience des difficultés de ces métiers ainsi que de leur importance dans la société. Pourrait-on imaginer un système équivalent pour les plasticien·ne·s ? Là aussi, l’ouvrage des artistes est constitué d’une âpre période de travail non rémunéré, tout comme leurs homologues du spectacle vivant. On pourrait alors imaginer une prise en charge des périodes de création par les caisses de cotisations sociales (Maison des artistes ou autres) à l’image des intermittences du spectacle. Selon la sociologue Nathalie Heinich14, la différence fondamentale entre le spectacle vivant et les arts visuels résiderait dans la matérialité de l’œuvre plastique, propice à un échange financier alors que le spectacle vivant, lui, aurait une possible démultiplication de diffusion (musique, cinéma). Walter Benjamin la conceptualise dans ce qu’il appelle « l’aura » de l’œuvre et une matérialité univoque15. Dans son ouvrage Langage of art16, Nelson Goodman établit une différence entre des œuvres autographiques (où la distinction entre l’œuvre et sa copie est significative, la peinture par exemple) et des œuvres allographiques (où cette distinction n’opère que peu de conséquence sur le statut esthétique de l’œuvre : un livre ou la musique). Certes Goodman applique ce cloisonnement dichotomique pour dissocier, d’un côté l’œuvre plastique et de l’autre, le champ littéraire mais cette définition expliquerait le malaise qui freinerait la création d’un même statut pour les artistes du spectacle vivant « allographiques » et les artistes plasticien·ne·s « autographiques ». Pourtant, cette nomenclature figée semble complètement obsolète aux vues des différentes propositions artistiques actuelles. Performances, vidéos, installations… la matérialité autographique des œuvres n’est plus hégémonique et c’est une multitude de supports de création qui est proposée. À noter que l’essentiel des artistes « stars » (Koons ou Hirst, Basquiat ou Wool) sont, encore, des sculpteurs ou des peintres et ce sont eux qui caracolent en tête des charts. Les artistes de la


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Évolution du revenu des artistes par secteur entre 2001 et 2017 (en moyenne pondérée et euros constants) 5%

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Evolution du revenu des artistes par secteur entre 2001 et 2017, in L'auteur et l'acte de création, Bruno Racine, 2020, p. 21. Source : DEPS ; base historique Agessa-Mda

performance et des installations, parfois critiqués pour leur « vacuité non-esthétique », sont bien loin de nourrir la spéculation outrancière des marchés. De plus, de l’autre côté du spectre artistique, de nombreux plasticien·ne·s contemporains travaillent dans le spectacle vivant : à partir de 2006, l’artiste nantais Pierrick Sorin, notamment, met en scène et scénographie plusieurs spectacles, des opéras en particulier : La Pietra del Paragone de Rossini, La Flûte Enchantée de Mozart, La Belle Hélène d’Offenbach… ou le sulfureux Jan Fabre mettant en scène L’empereur de la perte à Chaillot en 1996… Ce qui a, peu ou prou, toujours existé – on connaît le travail de Picasso sur Parades ou les ballets de Nijinsky. Les arts plastiques sont devenus tellement transversaux au XXe siècle (danse, cinéma, poésie…) que cette matérialité autographique n’est plus opérante. On peut ainsi envisager un statut unique aux créateurs plastiques aligné sur celui du spectacle vivant. Comment le mettre en place ? Par un nombre de visibilité d’œuvres de l’artiste dans l’année à l’image des « cachets » des professionnel·le·s du spectacle ? Le nombre reste, évidemment, à définir ainsi qu’une distinction sur les lieux d’exposition mais le principe ne semble pas si éloigné de celui du spectacle vivant. Pour organiser une

12 https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/12/13/ un-tout-petit-pas-en-faveur-des-artistesplasticiens_6022792_3234.html 13 http://www·economiesolidairedelart.net/ 14 https://www.franceculture.fr/emissions/du-grain-amoudre/artistes-plasticiens-toute-œuvre-merite-t-ellesalaire 15 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », in Zeitschrift für Sozialforschung, 5e année, no1, 1936, p. 40-68. 16 Nelson Goodman, Langage of art, Hackett Publishing,1969.


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intermittence artistique comme celle du spectacle, imaginons qu'un cachet puisse être créé pour les artistes, à partir d'une période de monstration d’une quarantaine de jours (pour le spectacle vivant, les 507 heures demandées constituent 43 « cachets » qui ouvrent des droits), dans un lieu agréé. Ce cachet, corrélé avec une valeur estimée de l’œuvre (souvent indexée sur sa valeur d'assurance), pourrait définir une intermittence versée l’année suivante à l'artiste qui en est l'auteur. Même si les dispositions sont à discuter, le principe même d’une intermittence des arts visuels pourrait devenir une proposition pour « nourrir » les artistes.

REVENU UNIVERSEL, SALAIRE À VIE, DOTATION INCONDITIONNELLE D’AUTONOMIE… En vogue dans le débat politique actuel français, la question du Revenu universel, du Salaire à vie (proposé par l’économiste Bernard Friot) ou de la Dotation inconditionnelle d’autonomie, version des mouvements dits décroissants, peuvent être des solutions pour les artistes futur·e·s ayant des conditions de production fluctuantes. De quoi s’agit-il ? Verser à chaque citoyen une somme mensuelle inconditionnellement allant de 600 euros à 1500 euros pour certaines propositions. Son caractère universel et inconditionnel aurait l’avantage de ne pas créer une « exception » artistique propice aux critiques et, pourtant, serait en accord avec la recommandation no 12 du rapport Racine : « Accroître par redéploiement la part des aides accordées directement aux artistes-auteurs dans l’ensemble des aides publiques allouées à la culture »17. Enfin, elle permettait de niveler les conditions financières des sujets en dépit de leur condition particulière. Il est, en effet, très injuste qu’une artiste femme qui est enceinte ne reçoive aucune aide, aucune couverture sociale. Pour le revenu de base, de multiples avis se distinguent : du « revenu universel » libéral de Gaspard Kœning, un groupement de toutes les allocations, à celui de Philippe Van Parijs, en passant par celui des écologistes. Les différents revenus de base ont des montants et des conséquences bien distinctes. Toutes ces propositions tendent à découpler le travail de son revenu car, tout salaire ne méritant pas travail, les artistes produisent souvent sans rémunération. Le Salaire à vie, quant à lui, propose de socialiser toute la production pour rétribuer chaque

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citoyen en fonction de différentes catégories, en se basant sur la qualification du salarié, comme on peut le voir dans la fonction publique française. Créé par l’économiste Bernard Friot du réseau Salariat18, il est estimé à 1500 euros par citoyen et il est financé par la cotisation salariale. Enfin, la Dotation inconditionnelle d’autonomie19 associe revenu de base, gratuité et monnaie locale pour une dotation mensuelle globale qui répondrait aux urgences écologiques. Relocaliser l’économie sans sombrer dans un consumérisme destructeur est au cœur de cette dotation qui préconise une allocation pécuniaire de 800 euros pour éviter un consumérisme matériel trop fort. La gratuité et une monnaie locale complètent cette dotation globale. Toutes ces propositions permettent de dépasser la sphère de la « nécessité de travailler » pour un véritable choix « de vie » ainsi donc rendu possible. Une disposition matérielle propice à un détournement du travail vers l’œuvre au sens arendtien du terme20. Libéré·e·s de la contrainte matérielle, les citoyen·ne·s se consacrent à l’œuvre immatérielle comme l’art ou la spiritualité.

COMMENT FINANCER CES DIFFÉRENTES MESURES ? C’est évidemment le nerf de « la guerre » et souvent là, où le bât blesse dans ce type de « réformes révolutionnaires ». Notons que la Sécurité sociale en France a été créée en 1945 dans un pays en ruine. Quelles sont les différentes sources de financement des propositions sus-citées ?

RESTAURER UN IMPÔT SUR LA FORTUNE ET Y INCLURE LES ŒUVRES D’ART ? Quand l’impôt sur la fortune fut créé en 1982 en France, Laurent Fabius, ministre de l’Économie de l’époque voulut en exonérer les œuvres d’art pour défendre le marché de l’art français (art. 885-1). Depuis l’intégration des œuvres dans cet impôt est régulièrement mis sur le devant de la scène mais jamais appliqué. Christian Eckert avait proposé l’amendement en 2012 juste avant d’entrer au gouvernement et de ne jamais le mettre en place. Certes, il s’agirait d’un véritable casse-tête pour les agents du fisc mais les œuvres d’art ou les yachts paraissent naturellement entrer dans un impôt sur la fortune restauré. En effet, l’art


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représente une véritable niche fiscale et un outil certain pour masquer un patrimoine important et… imposable. Acheter une œuvre et la revendre devient un sport national pour les conseillers fiscalistes. Depuis la fin de l’impôt sur la fortune début 2018, la France est bien loin de ce type de mesure mais le restaurer en y incluant les œuvres d’art et flécher cette aide sur les artistes pourrait financer de telles mesures. Ceci va dans le sens des « recommandations » du rapport Racine. Notamment la recommandation no 12.

UN DOMAINE PUBLIC IMMÉDIAT ? La question des droits d’auteur (Peer to Peer, Copyright, Hadopi…) ou de l’héritage (dont parle notamment, le dernier livre de l’économiste Thomas Piketty) animent de vifs débats dans les sociétés occidentales. Pourtant, au XIXe siècle, Victor Hugo a joué un rôle important dans l’évolution du droit d’auteur en participant à la fondation de la Société des Gens de Lettres qui conduisit en 1886, un an après sa mort, à la signature de la Convention de Berne. En 1878 lors d’un congrès international littéraire, Hugo prononça deux discours dans lesquels il défendit l’idée d’instaurer un domaine public payant : « La pensée appartient à tous, donc elle ne peut être propriété, donc la propriété littéraire n’existe pas ». Ainsi, les films, écrits, musiques entrent dans le « domaine public » soixante dix ans après la mort de leurs auteur·trice·s, ils deviennent ainsi des « communs »21 dont chacun peut, sans la dénaturer, faire usage. Et les arts plastiques ? Nous l’avons vu, la nature « autographique » des œuvres plastiques en fait un objet non reproductible, à la différence de la musique ou des films, rendant impossible son entrée dans le domaine commun, même à la mort de l’artiste. Pourtant, une œuvre n’est pas qu’un objet matériel, elle est une pensée, un style. La propriété plastique ne devrait « pas exister » selon les termes de Victor Hugo. Doit-on déposséder les familles des artistes ? L’entrée des œuvres dans un domaine public commun permettrait de générer des revenus conséquents pour un organisme collecteur (type SACEM) qui pourrait participer à une meilleure redistribution au profit des artistes du moment (rémunération, intermittence, revenu de base…). Cette idée a été portée par des candidats

aux élections présidentielles en France en 2017. De plus, elle participerait à la réflexion sur la question de l’héritage, portée par l’économiste Thomas Piketty22, et une nécessaire meilleure redistribution de celui-ci. Enfin, on déplore de très nombreuses controverses autour de la transmission de l’héritage artistique. Combien de familles d’artistes s’entre-déchirent ? Faire entrer une œuvre dans le domaine public commun deviendrait-elle une sorte d’expropriation des héritiers de l’auteur·trice de cette œuvre. Comment faire ? D’une part, les héritier·e·s des familles des musicien·ne·s ou auteur·trice·s ne bénéficient plus des ressources générées par les œuvres de leurs ainé·e·s, sans que cela ne pose scandale, mais d’autre part, le ministère de la Culture pourrait accorder un droit d’usage des œuvres. Un prêt pour usage domestique pour les familles héritières mais lors de l’exploitation de cette œuvre (location pour une exposition ou vente), les recettes iraient à l’organisme collecteur en totalité ou en partie. « Normaliser » la question des droits d’auteur et de la propriété intellectuelle des œuvres d’art, à savoir considérer les œuvres plastiques au même titre que celles musicales ou littéraires, aura de multiples avantages : générer des ressources pour aider les artistes émergents. Les « anciens » artistes subventionnant les « jeunes » artistes dans

17 Ibid., p68 18 Voir le réseau salariat ou https://www.salaireavie.fr 19 Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet et Anne-Isabelle Veillot, Un projet de décroissance, Manifeste pour une dotation inconditionnelle d’autonomie, Utopia, 2013. 20 Dans Condition de l’homme moderne, Arendt décrit la vie active par trois catégories : le travail nécessaire, l’œuvre immatérielle et l’action dans la société. Anna Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket, 1994. 21 Le concept de commun est provient de l’économiste nobelisée Elinor Ostrom, définissant des ressources n’appartenant ni à l’État, ni au privé mais à l’ensemble des citoyens. On retrouve cette idée dans les travaux de Toni Negri, de Dardot et Laval ou chez l’économiste Gaël Giraud… 22 Thomas Piketty, Capital et idéologie, Seuil, 2019.


dossier les artistes ont faim

une sorte de régime de retraite inversé… De plus, il permettra aussi de freiner une sur-spéculation autour des œuvres : la vente d’un tableau de Gauguin, au delà de la qualité de l’œuvre, pour 300 millions de dollars demeure indécent face à l’indigence de la plupart des artistes actuels. UNE TAXE TOBIN SUR LES ŒUVRES ? À l’image d’une taxe sur les transactions financières, théorisée par l’économiste James Tobin dans les années 1970 et reprise par les mouvements altermondialistes et notamment ATTAC dans les années 1990, une taxe sur les transactions d’œuvres est pensée par l’historien d’art Olivier Quintyn. Il imagine cette taxe afin de « freiner » la sur-spéculation sur les œuvres et notamment, dans le marché secondaire de celles-ci à savoir leur revente : « Olivier, vous aviez évoqué l’idée d’une taxe Tobin sur les œuvres d’art, pouvez-vous préciser l’idée ? Pouvons nous imaginer un système fiscal permettant de financer une allocation artistique pour les plasticien·ne·s ? Olivier Quintyn : Envisager d’abord un premier niveau de taxation sur les transactions sur les œuvres d’art en salles d’enchères. C’est en effet à travers ses reventes que l’œuvre d’art s’incarne comme actif financier. Un équivalent de taxe Tobin globale sur les transactions en salle d’enchères (à condition qu’elle soit dans l’idéal internationale, pour éviter que les salles d’enchères se déportent dans des paradis fiscaux non taxants) serait en effet un moyen de prélever un juste tribut sur la financiarisation de l’art, pour une meilleure redistribution (par exemple en alimentant une mutuelle ou un fonds de revenu universel minimal pour artistes). C’est une idée un peu utopique certes, et dont les modalités pratiques exigent une sorte de coordination internationale qui n’existe pas encore. D’autres prélèvements fiscaux sont envisageables : notamment une extension du droit de suite (qui est appliqué dans certains pays, dont la France : l’artiste touche un pourcentage sur les reventes d’œuvres) dont bénéficierait par exemple

23 Entretien avec Olivier Quintyn, par Antoine Bonnet, avril 2020.

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la première galerie qui a exposé l’artiste dont l’œuvre a été revendue ou pour l’école d’art ou le premier centre d’art qui l’a exposé, et plus globalement pour alimenter la mutuelle de solidarité ou de revenu universel minimal que j’évoquais plus haut. »19 Ainsi, une distinction doit être opérée entre le marché primaire (une œuvre d’art arrive sur le marché pour la première fois) et le marché secondaire (une œuvre a été au moins vendue une fois auparavant). Le marché primaire est « vertueux » puisqu’il est le théâtre des galeristes, des mécènes, des collectionneurs qui dénichent des talents. Le second marché opère davantage comme une bourse de valeurs et se fonde essentiellement sur le système des enchères pour la fixation des prix des œuvres. Sur le marché « primaire », premier achat, Olivier Quintyn taxerait des ventes dont le prix dépasse 5000 euros afin de ne pas contraindre trop les artistes émergents. 95% des ventes s’effectuant en dessous de 50 000 euros, nous pourrions fixer ce prix pivot pour déterminer le minimum pour établir une deuxième tranche d’imposition plus importante. Enfin, sur le marché « secondaire », de la revente, une taxation forte d'une œuvre pourrait être mise en place pour freiner une spéculation autour de celle-ci. De plus, une augmentation des « droits de suite », pourcentage alloué à l’artiste à la vente, pourrait aussi être envisagée. Ainsi, la somme collectée serait ensuite redistribuée pour encourager les différentes pratiques artistiques en fond de solidarité, d’intermittence ou sous forme de bourses. Il existe ainsi de nombreuses manières viables de nourrir les créateurs. Soutenir ou non les artistes, et non les œuvres d’art, est un vrai projet de société qui nécessite, tout d’abord, une redéfinition de la place centrale des créateurs, des poètes dans l’espace public voire un retour de « l’exception culturelle » ? La crise du coronavirus, en mars 2020, a bloqué l’ensemble de l’économie mondiale. Empêché·e·s de produire, les artistes


Antoine Bonnet

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français·e·s se questionnaient : étant récemment affilié·e·s au régime général étaient-ils devenu·e·s des « entrepreneurs » comme les autres ? L’Allemagne, par l’intermédiaire de sa ministre de la Culture, Monika Grütters a, elle, débloqué rapidement cinquante milliards d’euros pour la culture reconnaissant que « les artistes sont non seulement indispensables, mais aussi vitaux, surtout aujourd’hui » ; une affaire de volonté politique donc… En France, le flou artistique s’était donc installé quant aux aides possibles venant de l’État contrastant avec le soutien sans faille de l’autre côté du Rhin. Pourtant, la faim ne justifiant toujours pas les moyens, qui a spontanément « offert » le fruit de leur travail ? Oui, ce sont les artistes, les musicien·e·s, les plasticien·e·s, les auteur·rice·s qui ont donné leurs œuvres durant le confinement : concerts en ligne, films gratuits, ventes aux enchères charitatives. Oui, les artistes sont indispensables mais aussi vitaux… Surtout aujourd’hui.


Carte blanche Julie Gaubert



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Dossier Claire Astier Sekou Fofana


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Peu de temps après la remise de ce texte à la rédaction de Facettes, le 8 juin 2020, quelque chose est survenu au squat Saint-Just. Pour le moment nous ne savons pas nommer cette chose car il n’y a pas eu d’enquête. Le bâtiment a dû être évacué et est désormais sous le coup d’un arrêté de péril. Les habitant·e·s sont disséminé·e·s dans la ville. Nos liens sont malmenés, abîmés par l’urgence, l’injustice, la fatigue. Si le lieu n’est plus, ce qui y a été créé se poursuit. Sekou Fofana est revenu sur ce texte sous la forme d’une postface rédigée en juillet 2020.

Par ce texte Sekou Fofana et moi, Claire Astier, souhaitions esquisser les contours d’une aventure, d’un duo fantôme, qui se déplie dans l’armature du vaisseau Manifesta 13 et trouve son existence au squat Saint-Just à Marseille. Sekou, mon co-auteur, ami et collègue, se trouve actuellement dans une situation complexe qui rend impossible cette écriture à deux, en raison du confinement, mais surtout en raison des nombreuses violences que cette crise génère sur les vies aux équilibres précaires. Disons alors que Sekou qui chuchote dans mon oreille via Whatsapp, Signal, Messenger et dans l’oreille de qui je chuchote depuis un an maintenant, restera durant cette rédaction, perché sur mon lobe droit et continuera, comme il l’a fait jusqu’ici et par sa vie même, à co-écrire ce récit avec moi.

Claire Astier

Sekou Fofana

Claire Astier est commissaire d'exposition, auteure et critique d'art. Elle a une formation en anthropologie politique et a étudié les stratégies à l'œuvre dans les revendications indépendantistes Kanaks à Ouvéa ainsi que les positions des femmes face aux retours à la promotion de racines culturelles traditionalistes. Elle collabore avec des vidéastes et performeurs en tant que scénariste ou dramaturge, réalise des expositions tout en favorisant la discussion et le travail collectif.

Sekou Fofana est un activiste libérien. Il a quitté son pays pour demander l'asile en France et vit depuis au squat Saint-Just. Parallèlement, il travaille comme coursier clandestin chez Uber-Eats et a été nommé coordinateur du futur tournage de l'un des artistes invités à produire in situ à Marseille par Manifesta 13.

Sekou et Claire font alliance dans l'échange des codes des milieux qui sont les leurs, de sorte à mettre en place des stratégies d'attaque du droit par le droit et ainsi de visibiliser et transformer les relations économiques à l'œuvre en contexte artistique.


dossier we want to stay in Saint-Just

Méthodologie a posteriori - quand « se situer » dans un environnement hostile fait obstacle à la lutte Au cœur de ce duo fantôme des expertises ont été partagées, des récits échangés, des points de vue utilisés en toute complicité pour légitimer des positions. Chacun·e d’entre nous possédait une expérience et un savoir sur les champs depuis lesquels iel agissait, leurs codes, leurs règles implicites, leurs lois et les attitudes sociales qui y président. Chacun·e d’entre nous a puisé dans les compétences de l’autre afin de brouiller les pistes, afin que nous deux ne parlions plus que d’une seule voix. Cette voix qui alors ne peut plus être située, autorise toutes formes de légitimité, empêche que les places assignées n’imposent les rôles et les possibilités d’agir ou encore ne définissent les filtres d’écoute de nos interlocuteur·trice·s.

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Présentations Pour moi, Claire, cette histoire commence en mai 2019, alors qu’après avoir épuisé les voix de recours en justice au sein du Collectif 59 Saint-Just, les plaidoyers et les coups de force médiatiques, dont les retentissements ne jouaient que sur le court terme, je me suis interrogée sur les outils que mes pratiques professionnelles mettaient à ma disposition. Autrement dit si le squat Saint-Just1, à Marseille, était sous le coup d’une évacuation et si ses 250 habitant·e·s étaient menacé·es de se retrouver à la rue, si j’avais épuisé les ressources du milieu militant, l’art pouvait-il nourrir et redéfinir une idée de justice qui agisse en lieu et place des institutions responsables de « gérer » la situation ? L’art pouvait-il transmettre le sanctuaire qu’il confère aux œuvres d’art, à ceux et celles qui avaient besoin de temps et d’espace pour fourbir leurs armes et construire leurs pratiques de lutte ? Pouvait-il protéger les liens qui commençaient à nous unir, dans l’attente que nous soyons plus fort·e·s, plus expert·e·s, que nous comprenions la nature de notre pouvoir ? Pouvions-nous hacker les principes inhérents aux œuvres d’art pour les faire nôtres ? Pour moi Sekou, cette histoire commence en avril 2019, alors que j’arrive à Marseille avec ma femme, enceinte de huit mois. Je découvre que malgré mes droits à l’obtention d’une protection, au titre de ma demande d’asile, aucun hébergement ne sera octroyé à ma famille. À la sortie de la maternité, nous nous présentons au squat Saint-Just en vue de trouver une chambre dans ce bâtiment illégal ouvert par des activistes. À cette époque, j’avais une chambre pour Fatima ma femme, puis pour notre fils, avec une salle de bain et des toilettes. À Saint-Just il y avait des Nigerian·e·s, Guinéen·ne·s, Ivoirien·ne·s,

Liberien·ne·s, Ghanéen·ne·s, Algérien·ne·s, Sierra-Léonais·es, Malien·ne·s, Serbes, Gambien·ne·s, Gabonais·es, mais nous nous sommes tou·te·s rassemblé·e·s sous un seul parapluie dans le but d’acquérir nos droits. Je me suis rapidement inscrit dans la lutte collective. J’avais l’habitude de faire la traduction entre des habitant·e·s et des activistes. Chaque fois qu’il y avait des incompréhensions, il était de ma responsabilité de les régler. En effet je comprends le Bambara, le Koniaké, les langues de Gambie, je comprends aussi celle de Guinée et le français. Donc j’ai considéré que je pouvais prendre cette position car c’est quelque chose que je savais faire. Je parlais souvent avec les journalistes, à propos de ce que nous faisions à Saint-Just ainsi que pour demander à l’État de faire son travail. Puis, j’ai été assigné en justice comme « occupant sans droit ni titre » d'une propriété privée. Nous avons obtenu six mois de délais d'occupation du bâtiment. Et ensuite ? Je me suis dit que les tribunaux pouvaient quelque chose pour les demandeur·se·s d'asile mais que ce n'était pas suffisant. J’ai milité dans mon pays en tant que défenseur des droits humains, je ne suis pas qu’un demandeur d’asile. Je travaille clandestinement sur des chantiers ou pour Uber Eats, je rédige des communiqués de presse, était-ce seulement en tant que demandeur d’asile que je devais rechercher justice ? Ce statut était-il la seule de mes identités qui permette d’obtenir des droits ?


Claire Astier & Sekou Fofana

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Benoit Guillaume Procès, Acte 1, We want to stay in Saint-Just, 2019, dessin, crayon sur papier © Benoit Guillaume. Première convocation au tribunal pour les habitant·e·s de Saint-Just et quatre militant·e·s non-résidant·e·s, au titre d'occupant·e·s sans droit ni titre. Best est au mégaphone. Le procès sera reporté.

1 Le squat Saint-Just a été ouvert le 18 décembre 2018 après 48h d’occupation réglementaire décernant à ses occupant·e·s le statut d’occupant·e·s sans droit ni titre. Il a été ouvert pour dénoncer le défaut d’hébergement des personnes en demande d’asile (bien que la loi y oblige l’État) et plus généralement le déni du droit inconditionnel à l’hébergement. Compte tenu des possibilités des centres d’hébergement d’urgence et des faibles propositions pour les familles avec enfants et les mineur·e·s isolé·e·s, le bâtiment leur a été destiné en priorité. Il est toujours ouvert, a vu des naissances, des mariages, des concerts, des assemblées générales. En juillet 2019, la juge octroie 6 mois de délais portant au 8 février 2020 une possible évacuation du bâtiment. Nous attendons toujours un ordre écrit à quitter les lieux. Nous sommes situé·e·s face au conseil départemental. Message à l’ARS et à la ville : il n’y a pas eu de malades de la Covid-19 parmi les 200 habitant·e·s qui vivaient au squat durant le confinement.


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Pendant ce temps une biennale internationale d’art contemporain cherche un local à Marseille

une rumeur de péril non-avérée sur une portion de plancher du premier étage qui permettait à la Ville de s’affranchir de la loi. Voilà les occupant·e·s remis·e·s à la rue en quelques Manifesta 13 est née dans un minutes6 sans procédure, sans tribusquat ! C’est une chose qu’il faut sa- nal. voir pour percevoir la cohérence de notre démarche. L’immeuble que De la légitimité des parties l’équipe de la Biennale occupe est ce- en présence : ouvrir un local lui-là même que nous avions occupé. ou ouvrir le débat ? Lorsque je dis : « nous », évidemment, c’est un nous sans contour, large Au cœur d’un Marseille décimé comme la colère et la puissance de par l’incurie des pouvoirs publics, Mal’action, un « nous » dont Sekou et nifesta installe ses bureaux dans les Claire ne faisaient peut-être même pas locaux occupés un an plus tôt par partie - durant une centaine d’heures. nous. Après quelques semaines, la réCet immeuble situé sur la Canebière fection des peintures et la réouverabritait auparavant l’Espace culture2 ture du compte EDF permettent à et était vide depuis 2016. La réquisi- l’équipe de s’installer dans des locaux tion de ce bâtiment public a eu lieu le flambants neufs. C’est ainsi qu’en dé8 décembre 2018 à l’initiative de plu- but d’année 2019, quelques personnes sieurs collectifs, dans la foulée d’une de la société civile marseillaise sont manifestation des gilets jaunes, qui invitées à discuter et dîner avec les était aussi pour nous à Marseille la membres de l’équipe parmi lesquel. deuxième marche de la colère3. Cette le·s les quatre commissaires d’exposimanifestation particulièrement vio- tion officiel·le·s. Lors du tour de table lente, théâtre de nombreuses vio- de présentation, une militante accuse lences policières dont celle de Maria4, le coup et soulève le problème : pour réunissait les colères solidaires des accueillir Manifesta, des travaux de abandonné·e·s de la rue d’Aubagne, rénovation ont été menés par la Ville mort·e·s sous les décombres de leurs sur ce bâtiment, tandis que la mairie maisons le 5 novembre 2018, et les n’a pas bougé pour les personnes sans floué·e·s de la consultation publique logement qui avaient tenté de se au sujet des travaux de la Plaine5. L’Es- rendre visibles en s’y introduisant pace culture fût bientôt occupé par quelques semaines auparavant. Elle des colériques, mineur·e·s non-ac- précise : pas une seule fois dans la compagné·e·s, personnes en situation communication officielle de Manifesde migration auxquelles les droits à ta, ni au cours des réunions d’informal’hébergement étaient refusés, éva- tion, il n’a été fait mention de ce lieu, cué·e·s de la rue d’Aubagne et de la éminemment symbolique, et de la ville toute entière… Mais trois jours place policière que prenait la Biennale plus tard les forces de l’ordre gra- en venant chronologiquement s’advirent la façade de l’édifice et en- joindre à la série de conflits qui trèrent dans le bâtiment par le toit. avaient traversé ce bâtiment7. Et par Nous fûmes délogé·e·s manu militari métonymie la ville toute entière. Ainsi et ce bien que les 48h d’occupation et alors que Manifesta était ouverteréglementaires pour se déclarer « oc- ment à la recherche de liens dans le cupant·e·s sans droit ni titre », aient champ militant marseillais, il était été respectées. Le seul motif officiel contradictoire qu’elle ne réponde pas de cette évacuation était de protéger clairement et publiquement de la les occupant·e·s d’un danger imminent : place qui lui était offerte au sein des

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2 L’Espace culture était une association de diffusion de l’actualité culturelle locale, installée dans un bâtiment de la ville pendant près de quarante ans et principalement financée par la mairie comme vitrine de la politique culturelle locale. 3 La marche de la colère est organisée le 14 novembre 2018 suite aux effondrements de deux immeubles de la rue d’Aubagne dans le quartier de Noailles, en raison de leur vétusté, faisant 8 mort·e·s. Dans la foulée une vague de mises en péril et de délogements viennent anticiper de nouvelles catastrophes et rendent visibles l’insalubrité du parc de logements et la négligence de la politique d’urbanisme. Rapidement des responsables sont trouvé·e·s parmi le personnel politique : le maire avait été alerté de la situation, certain·e·s élu·e·s sont impliqué·e·s dans la location ou la vente d’immeubles non-rénovés, l’un des immeubles est la propriété de Marseille Habitat. Zineb Redouane, blessée par les forces de l’ordre durant la manifestation du 1er décembre 2018 et décédée le lendemain, est considérée comme la neuvième personne sacrifiée dans cette affaire. Pour une mise en perspective des éffondrements du 5 novembre 2018, voir Bruno Le Dantec, « Marseille en guerre, entre effondrements et coquilles vides » in Vacarme 89, Habiter Marseille, Février 2020, aussi accessible en ligne : https://vacarme.org/article3298.html 4 Suite à la manifestation, de nombreuses personnes victimes et/ou témoins d’agressions et de violences témoignent sur les réseaux sociaux et le street medic marseillais recense et dénonce les blessures infligées par les forces de l’ordre. Maria qui passait par là, est rouée de coups par la BRI sous les yeux de militantes dont les témoignages et le relai médiatique permettront de faire avancer l’affaire. https://mars-infos.org/communique-desstreets-medics-de-365 - Consulté le 21 décembre 2018.


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5 Les travaux de rénovation de la Plaine, place publique investie quotidiennement par les habitant·e·s, le marché, les joueur·se·s de foot et foyer de résistance marseillaise, ont débuté par une consultation publique dont les résultats n’ont pas été suivis par les pouvoirs publics. Les habitant·e·s du quartier et leurs soutiens décident de bloquer les travaux. S’en suit une guerre de positions heure par heure durant à partir du 11 octobre 2018 qui conduit à l’érection d’une muraille de béton le 30 octobre 2018, censée protéger les travaux. Le déroulement des faits : https://mars-infos.org/la-bataille-de-laplaine-3470 6 Durant la très courte occupation, nous avons eu en main une étude architecturale récente montrant qu’il n’y avait pas de péril en la demeure mais une faiblesse du plancher. 7 Communication personnelle avec Claire Astier en mai 2020.

Claire Astier Hôtel des luttes, 2018, photographie © Claire Astier 11 décembre 2018. Évacuation musclée de la réquisition effectuée par différents collectifs du bâtiment « Espace culture » situé sur la Canebière. Cet immeuble est ensuite devenu le siège de Manifesta 13.


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entrelacs de pouvoirs locaux et des stratégies politiques par l’entremise de la mairie. « C’était comme un déni de notre histoire »8 précise la militante, associée à la prétention de mettre en discussion la ville et ses enjeux pour le futur, sans qu’aucun message politique ne sourde de ses murs9. En effet Manifesta, attentive à la médiatisation des luttes marseillaises et à la poursuite des manifestations et actions publiques, qui passent d’ailleurs chaque semaine devant ses bureaux, prête l’oreille à la présence au cœur des débats locaux de groupes militants10. Ces associations et collectifs se voient approchés dans l’objectif de prendre part à la Biennale11. Mais la Ville et le Département comptent parmi les principaux financeurs de Manifesta et l’organisation fait valoir ces arguments pour atténuer les messages politiques que les militant·e·s voudraient faire passer dans leurs propositions publiques. Dans cette perspective et puisque la Biennale n’a apparemment rien à offrir aux politiques de la cité par la cité, ses invitations restent lettre morte. La mobilisation politique au niveau local fixe les priorités ailleurs et franchement : « A-t-on vraiment besoin de Manifesta pour se médiatiser ? » Quelques-un·e·s vont poursuivre ce dialogue à titre personnel mais le maillage de la Biennale avec le tissu local en lutte ne prend pas12.

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L’Internationale biennale

8 Ibid.

Que devient l’art s’il ne reconnaît pas ses accointances avec le capitalisme néo-libéral et ne fait pas la critique de ses pratiques ? La « crise des migrants » vient se faire l’écho des affres d’un monde globalisé qui depuis la Seconde Guerre mondiale en France, ne cesse de rejeter hors du droit ceux et celles qui n’ont pas le pouvoir d’en bénéficier. Le champ de l’art contemporain fait l’exégèse de ces pratiques d’auto-exploitation13 mais qu’en est-il des contextes socio-politiques dans lesquels les artistes exercent et que devient l’entourage de l’œuvre, une fois l’artiste parti ? Le geste artistique, si libre soit-il, exonère-t-il de la prise en compte des effets sociaux, économiques, politiques de la création, de la circulation des œuvres et de leur diffusion ? A contrario d’œuvres catégorisées comme « œuvres participatives », l’enjeu ici est moins d’interroger le sens du geste artistique lui-même que la fonction et la prise en compte des collaborateur·trice·s direct·e·s ou indirect·e·s, des participations implicites, subi·e·s ou choisi·e·s, dans le processus de création, puis de mise en visibilité de la ville par les œuvres. Par ailleurs face aux atteintes des droits des étrangers et à la précarisation de leurs statuts en France, plus généralement face à la réduction des libertés et de la mise en application des droits fondamentaux, l’action juridique semble devenir indispensable pour entrer en résistance face à l’État14 : de quelle manière l’art peut-il entrer dans cette zone de conflit15 et de quels outils juridiques disposons-nous pour cela ?

9 Le travail militant et de dénonciation publique a un grand intérêt pour Manifesta qui tout au long de ses éditions a tenté de capter cette valeur ajoutée pour en faire l’un des éléments phares de son projet et l’intégrer à son programme évènementiel. Néanmoins c’est un souhait pieux puisqu’il se fonde sur un antagonisme : son désir de synthétiser tout débat politique afin d’être en mesure de le vendre all inclusive dans son ticket d’entrée et son refus de considérer publiquement la légitimité d’un conflit et de revendications qui ne sont pas les siennes propres. Une anecdote cynique illustre très bien la transformation de la précarité et de la lutte politique en simple objet de désir et de consommation : le mobilier de l'Espace Manifesta a été réalisé avec les plaques de contreplaqués brutes et graffées qui protégeaient la quasi totalité des vitrines du centre ville en raison des nombreux affrontements et barricades qui avaient lieu chaque semaine dans le cadre des manifestations. Sur l’une d’entre elles, bien visible pour les visiteur·se·s, le prénom de Zineb Redouane, dont la mort a été entraînée par le dispositif policier, s'étalait en toutes lettres. 10 D’autant plus importants qu’en cette période pré-électorale et au regard des luttes locales, Marseille n’a jamais vu autant de collectifs pour résister aux institutions. Il est question de « prendre la mairie ». Le Pacte démocratique (qui finalement ne présentera pas de liste) ou le Printemps Marseillais, qui se présente face à Martine Vassal adoubée par l’ancien maire Jean-Claude Gaudin, signe l’introduction en politique d’une alternative inspirée des luttes sociales et politiques marseillaises actuelles. 11 Pourquoi des collectifs militants accepteraient-ils de prendre part à cet évènement ? Marseille cherche à se reconstruire une image de ville attractive et les politiques publiques vont en ce sens, créant une contexte d’accueil pour les touristes et autres croisièristes, tout en refusant à sa population l’accès aux droits les plus élémentaires notamment en terme de logement. L’une des stratégies possibles pour sortir de l’impasse aurait pu être de hacker les évènements publics d’envergure européenne et internationale, dans le but de s’approprier ces espaces de visibilité et de communication et de contrer la propagande de la Ville, tout en dénonçant la gestion publique.


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12 Les Archives Invisibles, side-project de la Biennale mené par Joana Monbaron, valorise les archives d’associations, mémoires locales. Néanmoins si certaines expositions telle que celle d’Un centre ville pour tous, font écho à l’actualité de la lutte, il y a une disjonction temporelle par la nature même des documents (des archives !) qui permet d’éviter les collusions idéologiques. 13 Dans le champ de l’art contemporain, les collectifs comme Économie solidaire de l’art, la mise en place du SODAVI, la syndicalisation croissante des artistes et les actions collectives qui ont émaillé les différents actes des gilets jaunes, notamment autour d’ART EN GRÈVE, sont autant d’initiatives et de luttes sociales parallèles à une réévaluation collective des cadres du travail. 14 Didier Maille, « Du travail social à l’action juridique » in Plein droit, no 72, mars 2007, Le travail social auprès des étrangers (2). Treize ans plus tard, il est notable de constater que l’expertise juridique est devenue inhérente au champ social : certains droits s’obtiennent par les contentieux et non plus par l’intermédiaire d’un·e assistant·e social·e. 15 La notion de conflit est abordée ici sous l’angle du post-marxiste tel que défini par Chantal Mouffe dans la perspective d’une démocratique agonistique : une démocratie où le conflit est réhabilité de sorte que les différentes parties qui y prennent part trouvent légitimes les revendications de leurs détracteur·e·s, même s'iels s'opposent. Aujourd'hui il semble que seul·e l'avocat·e recouvre cette légitimité à faire valoir l'injustice qui touche certain·e·s personnes et que seuls les tribunaux actent publiquement et légalement le conflit qui oppose la société civile à la puissance publique. Toute autre action est déligitimée, bafouée, ignorée, décrédibilisée (telle que la consultation publique mentionnée plus haut par exemple), ce qui ne dispense pas que nous les poursuivions.

Claire Astier et Fatoumata Doumbia Fatoumata, patrimoine à protéger, 2019, photographie © Claire Astier et Fatoumata Doumbia 27 juin 2019. Le Diocèse propriétaire du bâtiment réquisitionné par le Collectif 59 Saint-Just, vient récupérer la statue de la Vierge qui était dans cette alcôve pour la mettre à l'abri. Fatoumata prend sa place et tente le coup.


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Claire Astier Déclaration à la presse, 2019, photographie © Claire Astier 2 février 2020. Sekou porte-parole du Collectif 59 Saint-Just pour une action publique lors de la « célébration des Navettes », fleuron du patrimoine local et évènement de représentation politique. La célébration des Navettes est la bénédiction par l'Archevêque des biscuits en forme de bateau, qui étaient vendus aux voyageurs se rendant en pèlerinage à l'Abbaye Saint-Victor à Marseille.

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Nous sommes toujours là, vous allez devoir créer avec nous À l'été 2019, l'échéance du procès du squat Saint-Just nous rend fébriles. Nous nous sentons en péril, comme saisi·e·s à la gorge mais cette fois par les procédures juridiques. La vie au squat s’est organisée, il y a une infirmerie, une salle de jeux pour les tout-petits enfants et une équipe travaille avec les parents et les enfants dont les liens ont été malmenés durant le voyage, il y a une salle d’étude où les adolescent·e·s font leurs devoirs, écoutent de la musique et passent leurs soirées, une salle de conférence que nous utilisons pour les AG. Une aile de l’immense bâtisse accueille des familles LGBTQI+ en mixité choisie. Nous avions l’habitude de faire le grand ménage tous les samedis matin. Il y a des concerts régulièrement, des bouffes. Tout est fait pour que le lieu soit visité, connu, fréquenté et que la catégorie « squat » que nous revendiquons, sorte de la cartographie des fanges de la ville pour intégrer celle des lieux de vie, de production de pensées, de restauration collective, de soutien scolaire, celles des salles de concert et des bars du coin. Une programmation artistique régulière est mise en place. Des enfants courent dans les couloirs en enfilade, font du tricycle dans la cuisine. Un adolescent promène dans un caddie qui provient du stock de la cuisine, trois très petits garçons silencieux. Nous essayons chaque mois de nouvelles méthodes de résolution des conflits et de gestion de la violence qui refait surface entre nous par vagues régulières. Je pense que les malentendus provenaient d’un manque de communication, parce que des gens ne comprenaient pas le français, ou l’anglais. Parfois les gens pensaient que certaines personnes avaient des discours insultants et cela arrivait

souvent à la cuisine. Durant les réunions, les problèmes de langues survenaient alors que des participant·e·s avaient le même point de vue mais ne s’en apercevaient pas. Pour le ménage, il était difficile de convaincre tout le monde de sortir de sa chambre tous les samedis matins. Il y avait toujours des questions de légitimité : qui es-tu pour me montrer le chemin à suivre. Pour moi cela a été un vrai apprentissage du leadership et du fait de prendre ses responsabilités.

partitions qui la définissent. À moins de devenir soi-même l’objet de son œuvre. Tiens tiens, on pourrait s’auto-produire dans la perspective de se réhabiliter soi-même, de recouvrer ses droits ? Gardons cela en tête les ami·e·s. Au squat Saint-Just l’œuvre d’art est dans cette nuée de gestes et de pratiques collectives que nous essayons de construire et de faire tenir, en y établissant des règles et des usages. Au fil des mois nous devenons une assemblée.

Nous nous posons la question : comment créer de la justice en notre sein alors que la Justice ne nous reconnaît pas ? Car nous multiplions les procédures juridiques devant les tribunaux à l’appui de l’atteinte aux droits fondamentaux subies par les habitant·e·s, sans parvenir à réactiver leur dimension inaliénable. Il s’agit d’un constat public que fait la justice de sa propre impuissance à imposer la loi. Dans le champ de l’art la sanctuarisation survient en lieu et place de l’œuvre d’art. Inaliénable, indestructible sans l’autorisation de ses auteur·trice·s, l’œuvre d’art fait plier la loi lorsque des éléments contreviennent à son existence et dans la mesure où cette existence ne remet pas en cause d’autres droits et libertés fondamentales16. De nombreux artistes utilisent cette propriété juridique de l’œuvre d’art et l’immunité qu’elle confère, dans une perspective de justice sociale et environnementale. C’est un mécanisme juridique identique à celui des brevets : modifier un environnement et revendiquer ce geste sous le terme d’œuvre d’art le rend juridiquement inviolable. Mais quid des existences humaines ? Les œuvres d’art relationnel génèrent des attentions, des interactions, mais l’œuvre d’art elle-même est constituée des protocoles qui la produisent, de ses traces, des documents et

16 En droit le principe de proportionnalité veut que les mesures de justice soient proportionnées aux délits. Ainsi le·a juge doit examiner si la réparation du préjudice du plaignant n’aura pas de conséquences néfastes qui constitueraient alors des atteintes aux droits du justiciable. Ainsi la SNCF justifie la destruction des œuvres de street art en vertu du droit de la propriété privée ou de l’atteinte aux biens publics tandis qu’on ne peut expulser des habitant·e·s sans autre solution d’hébergement d’un bâtiment privé laissé vacant.


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Conte de Noël 2018, comptes Nos « sanctuaires » de Noël 2019 juridiques : celui de l’œuvre d’art, celui du « commun » et Le squat Saint-Just a été ouvert de l’expression de nos droits le 18 décembre 2018. La procédure culturels contre nous a été lancée en avril 2019. À l’été 2019, après avoir été maintes fois reporté, le procès du squat Saint-Just et celui de 4 militant·e·s, conclut à l’octroi de six mois de délais d’occupation pour les habitant·e·s et la suppression de la trêve hivernale dans le traitement de ce dossier17. On décompte : le 8 février 2020 le squat est expulsable. Il s’agit désormais de gagner du temps en faisant croître ces six mois. Comment mettre en place un nouveau rapport de force alors même que la justice a tranché ? Nous voulons forcer la justice à regarder en dehors de ses prérogatives et à étendre ses zones d’actions. Nous voulons aller chercher des droits dont nous ne jouissons pas, mais qui nous appartiennent de fait. Nous voulons mobiliser ceux et celles qui les possèdent et tirer la couverture à nous. Nous voulons construire notre pouvoir sans acter de l’injustice.

Après huit mois à Saint-Just, ma collègue Claire m’a présenté à un artiste qui avait été invité par Manifesta 13 pour une nouvelle création. L’artiste vietnamien Tuan Andrew Nguyen « aimerait rencontrer des réfugié·e·savait-on dit à Claire, il veut entendre leurs histoires »18. Au début cette proposition m’a parue étrange mais lorsque nous avons reçu les résultats du Tribunal, ma première pensée fut pour ce projet : allait-il continuer ou pas ? Cela avait pris beaucoup de place dans nos vies, de part l’investissement que nous y avions mis et cela devait être la première fois que l'on nous rendait visite d’une manière positive, comme des artistes ou n’importe quelle personne, qui raconte son histoire. Durant ma première réunion avec Tuan, il m’a expliqué les raisons pour lesquelles il voulait faire un film avec nous. Nguyen fait un film à propos du crime de solidarité et souhaite réaliser une œuvre vidéo à partir des récits de personnes qui se sont positionnées en dehors de la loi pour faire valoir une autre forme de justice. Ses films ne sont pas documentaires dans la mesure où il remet en perspective le récit de la personne à l’aide des outils de la fiction.

J’ai décidé d’organiser une première réunion avec les habitant·e·s pour les informer de cette invitation, envisager les différentes données de la situation et fournir une réponse. En ce qui me concerne je suis là à titre consultatif. La première fois que nous avons eu une réunion avec Tuan – nous les gens de Saint-Just – il était difficile pour moi de comprendre parce que c’était la première fois que j’avais des discussions au sujet du cinéma. Tuan nous a expliqué qu’il avait été un demandeur d’asile et que c’était important pour lui de montrer la difficulté de ce parcours. Certains des habitant·e·s ont donc décidé de participer, ils pensaient que c’était bien que le monde sache ce qu’ils traversaient. J’ai été employé comme coordinateur entre les habitant·e·s et Tuan. Nous travaillions en équipe, avions des réunions chaque semaine et avons passé plus de six mois à réfléchir ensemble. Mon travail a été de faire sans cesse des retours auprès de Tuan sur la façon dont les habitant·e·s de Saint-Just considéraient ses demandes. Cela a duré jusqu’à ce que le coronavirus s’installe en France et que nous soyons obligé·e·s d’appliquer des mesures de confinement strictes au sein du squat. Les choses se sont alors compliquées pour la plupart d’entre nous. Nous n’avions pas d’autre lieu où aller et les conditions de vie dans le bâtiment étaient difficiles. Après trois mois d’arrêt, nous avons décidé de poursuivre les réunions et notre travail collectif.


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Gaspard Hirschi En attendant 6h00, 2019, photographie © Gaspard Hirschi 13 novembre 2019. Deux sources différentes nous informent que des forces de police ont été réquisitionnées sur deux jours pour évacuer Saint-Just. Rassemblement au petit matin des ami·e·s du squat pour dissuader toute tentative d’expulsion. La Préfecture fera un démenti dans la presse.

17 La suppression de la trève hivernale doit désormais s’appliquer obligatoirement depuis la loi ELAN du 23 novembre 2018 dans certaines conditions. « La “trêve hivernale”, empêchant toute expulsion entre le 1er novembre et le 31 mars, est écartée lorsque “la mesure d’expulsion a été prononcée en raison d’une introduction sans droit ni titre dans le domicile d’autrui par voies de fait” » (CPCE, art. L. 412-6, al. 2)

18 Communication téléphonique avec l’équipe en novembre 2019. Le terme « réfugiés » qui désigne une catégorie administrative de personnes en situation de migration, a été utilisé à mauvais escient par l’interlocutrice puisqu’il n’y a pas encore de réfugié·e·s au squat Saint-Just.


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Méthodologie a posteriori : se saisir du désir de l’Autre Cette demande illustre une autre facette du milieu culturel : la catégorisation des personnes sur des bases socio-culturelles et administratives liées à l’origine sociale, le milieu de vie, les activités économiques, en somme la reproduction d’un mécanisme de classes qui associe la culture et les ressources émotionnelles et intellectuelles à la situation sociale. Cette catégorisation génère des adresses ou des non-adresses et recherche les interlocuteur·trice·s légitimes en vertu du principe de « médiation culturelle », qui en France représente cette zone floue et subventionnée, censée construire un pont entre l’art et la vie. Au début cela a été difficile pour nous. Nous étions très nombreux mais le nombre de participant·e·s diminuait chaque jours car certain·e·s des habitant·e·s considéraient que Tuan voulait nous utiliser pour faire son film à lui. D’autres ont considéré que s’iels acceptaient, iels devaient décider ce qu’iels souhaitaient en retour. C’était difficile de comprendre l’intérêt de faire un film alors que les gens se battaient pour leurs papiers, pour leurs familles et pour Saint-Just. Ce qui nous est venu à l’esprit c’est que nous pouvions utiliser cet artiste pour nous battre pour Saint-Just. Ce n’est pas seulement un lieu de vie, c’est un lieu d’art, ce n’est pas un lieu pour dormir et manger mais un lieu où l’on créé. Nous ne sommes pas simplement les gens de Saint-Just mais nous sommes en collaboration avec des artistes. Sekou et moi avons décidé de répondre aux désirs de l’Autre (mais qui est l’Autre dans ce jeu ?) et à ses fantasmes inconscients dans le but d’en faire une stratégie d’infiltration pour mieux muter ensuite. Peu importe qui nous devions être en réalité ou qui vous souhaitiez que nous soyons. Lorsque la Biennale nous adresse ces

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rôles de réfugié·e·s et d’actreur·trice·s culturel·le·s, elle reconstruit un univers familier et connu, dont elle connaît les arcanes. Mais l'assignation de ces fonctions – « si vous les acceptez » – nous permet de jouer le jeu, de raconter des histoires, plein d'histoires, tout en construisant patiemment une interdépendance artistique mais aussi administrative avec la Biennale : des liens d’engagements réciproques entre des personnes en situation de migration, quelques soient leurs statuts, et une Biennale internationale subventionnée par la mairie et le conseil départemental.

Dix co-inspirations plutôt que des bouffées d’angoisse Au Bureau des dépositions19, certain·e·s des auteur·trice·s sont en situation de migration et « inquiété·e·s » par les politiques migratoires comme iels le disent élégamment20. Suite à plusieurs reconduites aux frontières de leurs membres, les auteur·trice·s du Bureau des déposition décident de mener un requête en contentieux au tribunal administratif pour « atteinte à l’intégrité de l’œuvre d’art » qui les rassemble et qu’iels co-créent. Ce contentieux porte en lui une autre requête : être reconnu·e·s pour les activités d’auteur·trice, d’artistes, d’intellectuel·le·s, de chercheur·e·s, de militant·e·s et pas seulement en fonction de leur provenance (Alors… pays sûr ou non-sûr ?). Ainsi, il s’agit de faire reconnaître une série d’intérêts qui sont mis en défaut par l’éloignement du territoire de l’un·e des co-auteur·trice·s : les neuf autres se retrouvent lésé·e·s dans leur travail et leur œuvre est livrée à la destruction21 sans qu’iels n’y aient consenti. Le Bureau des dépositions doit son utilisation de la notion juridique de co-auctorialité à Patrick Bernier et Olive Martin22. Nous lui devons l’inspiration de sa réutilisation par et pour nous-mêmes. Et pendant que j’y

pense : avez-vous travaillé avec des personnes qui vous ont livré leurs histoires ? Imaginons les milliers d’œuvres qui seraient aujourd’hui devant les tribunaux pour « atteinte à leur intégrité », si ces personnes avaient été reconnu·e·s officiellement dans le champ de l’art, comme co-auteur·trice·s plutôt que comme participant·e·s. Le Bureau des dépositions est composé d’auteurs et d’autrices qui signent en coautorialité leur œuvre, ce qui implique différentes opérations juridiques et de contractualisation. Ces opéations ont lieu entre les co-auteur·trice·s mais aussi avec les structures et acteur·trice·s des champs artistiques au sein desquels iels œuvrent (structures de diffusion, de production, entrées dans une collection publique, privée, etc). La juriste Julie Van Eslande23, invitée par le Bureau des dépositions, présente les contrats comme des ensembles de relations à prendre en charge collectivement afin qu’y figure juridiquement la réalité de nos liens, de nos droits et de nos devoirs réciproques. Rendre le contrat à même de répondre aux situations que nous traversons plutôt que d’en faire des abstractions juridiques, qui sont de toute manière incapables de prédire l’avenir (– Et si tout à coup il y avait un virus qui paralysait ton économie ? – Mais naaan…). Il s’agit alors de considérer le contrat comme un espace du commun24 qui met en présence des ressources dont nous souhaitons faire usage ensemble sans que ces usages ne les détruisent ou que les ressources ne soient plus disponibles dû à un changement du contexte dans lequel a lieu cet accord. Ian Macneil25 a développé la théorie des "contrats relationnels", qui s’inspire du constat selon lequel il est impossible de prévoir le futur, c'est-à-dire, l’intégralité des variations d’une situation initiale. Par conséquent, un contrat ne peut décrire de manière exhaustive toutes les obligations


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auxquelles devront faire face les contractant·e·s, dans la mesure où iels sont soumi·e·s à un effet d'imprévision. Par conséquent l’un des préliminaires est de considérer qu’un contrat est toujours incomplet en raison de son imprédictibilité. Les contrats relationnels, eux, partent du principe que les relations contractuelles s’insèrent dans un ensemble relationnel doté de normes et de valeurs au sein duquel la recherche de profits ou d’avantages n’est qu’un des aspects de la relation. A contrario, l'un de ses aspects prioritaires est le désir de tous les contractant·e·s de voir perdurer leurs relations, quoi qu'il arrive. Le prisme d’analyse est la relation elle-même et les intérêts et le désir que chacune des parties a de la maintenir dans la durée. « Les approches relationnelles abordent la relation et sa coordination comme un phénomène bilatéral où des adaptations et des ajustements ont lieu en permanence, et ce grâce à des attentes et des normes de comportement partagées qui peuvent différer largement d’un contexte à un autre »26. En d’autres termes, il s’agit de construire le contrat à partir des valeurs avec lesquelles nous souhaitons ensemble traverser les obstacles à venir. Pris ainsi, le contrat, qui n’en reste pas moins un outil juridique, produit une communauté et peut être considéré comme le lieu de protection d’un ensemble de relations, le lieu sanctuaire que nous recherchons. Cela vaut pour les co-auteur·trice·s du Bureau des dépositions mais cela peut aussi valoir pour les structures qui contractualisent avec eux et elles. Cela pourrait même valoir pour un·e collectionneur·se qui possède une œuvre mais définirait en collaboration avec ses auteur·trice·s les usages qui peuvent en être faits, les conditions de ces usages et les règles pour modifier ces usages. De là à considérer que les contrats peuvent être des espaces d’interdépendances mais aussi de libertés choisies…

19 http://mariemoreau.fr/project/ bureau-des-depositions 20 Communication personnelle avec le Bureau des dépositions en octobre 2019. 21 Le Bureau des dépositions crée des œuvres performatives inspirées de leurs vies, par conséquent immatérielles, infinies, processuelles. En ce sens aucun·e d'entre elle.ux n'est interprète d'une partition définie en amont. Iels sont des performeur·se·s insubstiuables. Ainsi si l'un·e d’entre elle·ux est éloigné·e de ses co-auteur·trice·s, l’œuvre n’est plus. « L’agent actif de nos œuvres, c’est-à-dire la nécessaire présence physique des uns et des autres lors des temps de création pour échanger et faire œuvre, a été mis en péril ». Marie Moreau citée dans « À Grenoble, le Bureau des dépositions ne veut plus être empêché de créer » par Benoît Pavan, Le Monde, 19 février 2020. https://www.lemonde.fr/culture/ article/2020/02/19/a-grenoble-le-bureaudes-depositions-ne-veut-plus-etreempeche-de-creer_6030107_3246.html 22 Patrick Bernier et Olive Martin, X et Y c/Préfet de… Plaidoirie pour une jurisprudence, 2007. « Là où la Préfecture voit en X. un étranger, nous voyons d’abord un auteur », tel est le déplacement introduit par les avocats Sylvia PreussLaussinotte et Sébastien Canevet, spécialisés respectivement en droit public des étrangers et en droit civil de la propriété intellectuelle. 23 Julie Van Eslande juriste et chercheuse en droit de la propriété intellectuelle, elle intervient au sein du projet Caveat, un collectif de recherches sur l’écologie des pratiques artistiques initié par Jubilee : https://caveat.be/. Elle est invitée par le Bureau des dépositions le 18 février 2019 à un séminaire de recherche au MagasinCNAC, Grenoble.

24 Les droits des communs font références à des champs du droit qui encadrent la définition et la gestion des communs (une ressource gérée par des usager·e·s constitué·e·s en assemblée à partir de règles communes et des conditions de modification de ces règles). Cette notion est différente du bien public (dont le propriétaire est l’État qui en laisse les usages au public) et de la propriété collective mais le « commun » n’est pas incompatible avec la propriété privée, c’est bien le principe mis en œuvre par Stalman dans les années 1980 par le copy left (j’utilise mon droit de propriété sur une ressource pour en laisser l’usage au plus grand nombre sous réserve qu’iels en laissent aussi l’usage au plus grand nombre). Cette notion n’a pas d’équivalent dans le droit français mais il en reste des traces avant le XVIIIe siècle dans la notion de bien communaux en France ou de Lands of Common en Angleterre. La Révolution française met un terme à cela avec l’avènement de la propriété privée comme condition d’émancipation, c’est-à-dire qu’elle concentre tous les droits sur une ressource dans les mains d’une seule personne. Voir Benjamin Coriat (dir.), Le retour des communs - La crise de l’idéologie propriétaire, Les liens qui libèrent, 2015. 25 Ian Roderick Macneil de Barra (1929-2010), juriste écossais américain, reconnu notamment pour son apport à la théorie des contrats par la notion de contrats relationnels. 26 Laure Ambroise, Isabelle Maque, Isabelle Prim-Allaz, Ian Macneil et la théorie du contrat social : Proposition d’un outil d’analyse des relations pour l’ensemble des domaines de gestion. Congrès de l’AIMS, Juin 2009, Grenoble, France.


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Storytellers are everywhere La nature de la demande de Tuan Andrew Nguyen et de Manifesta auprès du squat Saint-Just est identique à d’autres demandes faites en direction des personnes en situation de migration par les auteurs, artistes, cinéastes, documentaristes : Nguyen veut travailler à partir des histoires de réfugié·e·s (« stories »). En français le mot juste est « récit », qui peut aussi désigner le récit de vie argumentant la réalité d’une oppression par le requérant de la demande d’asile, récit auditionné à l’OFPRA27 pour l’obtention du statut de réfugié·e·s. Le récit est une toute petite partie de l’histoire de la personne, celle qui confère aux raisons de sa venue en France et au périple induit. Par ailleurs sa valeur symbolique est bien supérieure à toutes les autres histoires qui pourraient « mettre en récit » une personne car ce récit-là se concatène dans le patrimoine national du pays d’arrivée : la France qui résiste à sa postcolonialité trouve ici une genèse pour réintégrer les oublié·e·s de son histoire au sein d’un nouveau récit national, celui d’un pays terre d’accueil où l’étranger n’est pas celui à qui on doit réparation mais celui qui doit reconnaissance. Cette genèse vient remplacer le discours colonial et remplit la même fonction de domination sur les personnes étrangères. Il est un pont sémantique par lequel le pays d’accueil, par une amnésie choisie, demande aux personnes de s’affranchir de leurs identités pour n’apparaître plus que sous le prisme de l’horreur de la traversée et de l'exil. Elles sont alors prêtes à plonger dans les mécanismes de l’intégration à la française.

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C’est donc une situation étrange qui se produit : la demande du récit par les auteur·trice·s, artistes, chercheur·se·s, vient se superposer à la demande du récit par l’OFPRA. Le récit a une grande importance auprès de l’administration et conditionne l’accès à l’asile puisque c’est sur la base de ce récit que l’OFPRA est chargé de valider le danger couru par la personne dans son pays et la nécessité de lui accorder le statut de réfugié. Céline Aho Nienne, ancienne agente de l’OFPRA, révèle en quelques posts sur un blog de Médiapart, la doctrine qui constitue les soubassements de cet interrogatoire28. Ce n’est pas la vérité qui prime du point de vue de l’officier de protection mais le sentiment de vérité. L’OFPRA conseille à ses agent·e·s de se baser sur leurs propres sentiments : se sentent-ils convaincu·e·s ou non ? En effet qui peut prétendre accéder à une vérité se trouvant dans un autre pays, parfois en prise à de la censure, à des dictatures qui conditionnent l’accès à l’information ? En somme la qualité performative du récit se voit récompensée par l’obtention du statut de réfugié et il n’est pas fait de différence entre le vécu et le sentiment de vécu. Le récit possède sa dramaturgie propre et ses canons, il se prépare longuement… Et se vend aussi, au sein d’un marché informel des histoires. L’aspirant·e réfugié·e est jugé·e de la même manière que l’artiste qui a su être convainquant·e et quitte la scène sous un tonnerre d’applaudissements.

Performativité des histoires C’est pourquoi l’histoire de chacun·e est une chose extrêmement précieuse, la pierre d’achoppement d’une construction qui vise la survie. Demandeur·se·s d’asile, ami·e·s, militante·s, travailleur·se·s sociales·aux, vendeur·se·s de récit, qui accompagnons la production de ces histoires ou bien les validons par nos conseils et ajustements, faisons partie des passeurs et des passeuses, créons des failles dans les frontières29 par la répétition de récits similaires, qui semblent faire modèles culturels. Cette répétition accroît la pertinence de certains scénarios et leurs légitimités. C’est statistique. Mais elle conditionne aussi la reproduction de ces récits « qui marchent » de la part de personnes qui se privent alors de leurs vraies histoires (trop originales, pas assez typiques) et se réincarnent dans des figures génériques. Nous co-produisons la figure des bon·ne·s réfugié·e·s par une reproduction dramaturgique. Nous en sommes tous et toutes les co-auteur·trice·s. Artistes et administrations sollicitent donc une histoire qui réponde à certains canons du genre. Ainsi lorsque l’artiste Tuan suggère : « Racontez-moi vos histoires », il s’attaque consciemment ou non au plus gros des poissons et se positionne sur un marché des histoires rares et précieuses conditionné par une offre et une demande. Comme sur un marché, cette demande génère une négociation et une étude des demandes à faire en retour pour tirer un profit juste de l’échange. À Saint-Just, quelques-un·e·s des habitant·e·s ont accepté de débattre de la proposition de Nguyen : quels étaient leurs intérêts à y répondre, que pouvaient-iellles espérer de la transaction ?


Claire Astier & Sekou Fofana

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Gaspard Hirschi Samet, 2019, photographie © Gaspard Hirschi Date inconnue. Samet, comme les autres enfants du squat Saint-Just, milite et joue, peint des maisons sur les murs, fait de la trottinette dans les couloirs, cherche des slogans et fait le lien entre la vie du squat et le monde des enfants.

27 Office français de protection des réfugiés et apatrides. 28 « Il existe à l’OFPRA une doctrine que les OP s’engagent à garder secrète à vie. C’est un document de milliers de pages qui construit l’inconscient d’une formation professionnelle en catégorisant et en hiérarchisant les demandeurs d’asile. La doctrine détaille les méthodes d’entretien, les questions à poser et celles à ne pas poser. Ainsi, un récit qui s’inscrit parfaitement dans une des fiches de la doctrine a plus de chance d’être audible, cru et validé par un OP. Ce n’est pas la vérité du récit du demandeur d’asile qui prévaut mais la reconnaissance de ce dernier dans un des profils du “bon réfugié” ». Extrait du billet « Pourquoi il ne faut pas chercher la vérité des récits des demandeurs d’asile », 21 juin 2018, in Le Blog de Céline Aho Nienne, Médiapart, source en ligne : https://blogs.mediapart. fr/celine-aho-nienne/blog.

29 À écouter pour plus de détails sur le rôle des accompagnant·e·s dans la création et la production des récits des demandeur·se·s d’asile : Prune De Montvalon (Université de Nice-Sophia Antipolis / URMIS), « Les prostituées et leurs passeurs à l’épreuve des frontières », discutée par Emmanuelle Hellio (LabexMed - LEST- Mucem), in Genre, (im) mobilité et travail non libre ?, dans le cadre du séminaire Migration & Travail du LEST. Source en ligne, consultée le 26/01/2019 : https://soundcloud.com/lest_umr7317/ les-prostituees-et-leurs-passeurs-alepreuve-des-frontieres.


dossier we want to stay in Saint-Just

Le premier des intérêts exposés fut celui de la confirmation de leur récit OFPRA par une deuxième source, celle de l’œuvre réalisée par Nguyen, qui une fois médiatisée dans le champ artistique, viendrait créditer la version exposée dans le champ administratif. Cette double source et la valeur symbolique associée à l’œuvre de « celui qui faisait du cinéma » permettaient même aux participant·e·s de se rassurer sur la teneur de leur récit et par ce test artistique, de mesurer sa fiabilité face à l’agent·e de l’OFPRA. D’autres ne souhaitaient pas verser leur histoire à la récolte de l’artiste mais : une performance ne peut-elle pas en remplacer une autre ? De l’art à l’administration, où se situe la question de la vérité ? Ainsi et bien que le principal intéressé n’en sache rien, le processus de création était déjà à l’œuvre. Il a été créé par les conditions mêmes dans lesquelles le récit a été sollicité, et ce bien que les valeurs symboliques de la vérité et les représentations associées soient inversées dans le champ de l'art et dans celui de l'administration : qu'aurait la valeur de l'œuvre de Nguyen s'il était envisagé que les témoignages qui l'émaillent puissent être faux ? L'art semble servir en contexte de crise à faire exister ce à quoi on ne peut croire, dont on ne peut pas accepter l'horreur, tandis que l'OFPRA pose un certain niveau d'horreur à atteindre pour accorder du crédit aux demandeur·se·s. Comme le stipule Ian Macneil, les contrats relationnels doivent être précédés d’un temps de médiation au cours duquel les parties contractantes réfléchissent à leurs valeurs et à ce qu’elles veulent introduire dans le contrat. C’est un temps de travail clos dans l’entre-soi. C’est là qu’un autre contrat relationnel a été créé entre Sekou et moi, Claire. Il stipule que nous échangerons nos connaissances et nos compétences, que nous ne parlerons plus que d’une seule voix afin

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qu’aucune « catégorie de publics » ne vienne faire ombrage à de futures négociations avec Manifesta. C’est là que Sekou, entre autre expert en récits, m’a expliqué que si les histoires existaient, c’est qu’elles avaient appartenu à quelqu’un·e. Peut-être quelqu’un·e qui n’arriverait jamais à destination de son voyage. Peu importe qui les racontait ensuite. Quant à Claire, elle a expliqué comment fonctionne le milieu de l’art qu’elle connait : l’artiste a besoin de récits pour son œuvre, l’œuvre produite est diffusée et circule. L'artiste est rémunéré pour le travail de création de l'œuvre mais aussi à chacune de ses diffusions. Les histoires confèrent une valeur à l'œuvre, dotée sur le marché des biens culturels et rétribuée à différentes étapes de sa vie. Être artiste ou auteur est rémunéré en France. Comme l’artiste Nguyen avait envoyé des hypothèses de travail par email, notamment des typologies de scénarios possibles pour l’œuvre vidéo, Claire a dû expliquer le terme « science-fiction » car personne n’avait vu Star Wars dans l’assemblée. Mais il a été décidé en AG que ce mot n’apportait pas grand chose au débat : ce qui est dit est vrai. Point.

Les auteur·trice·s et les travailleur·se·s ne doivent pas rester invisibles Au squat la question du travail est problématique. Les demandeur·se·s d’asile ne peuvent pas travailler30 et doivent subvenir à leurs besoins grâce à l’ADA31, régulièrement suspendue au grès des aléas et des étapes de la procédure. Accroitre ses ressources suppose donc d’œuvrer en clandestinité. À Marseille les lieux de recrutement de main d’œuvre clandestine et à bas coûts sont connus de tou·te·s et l’éventail de l’offre est large : de grosses agences du bâtiments ou de simples particuliers à la recherche d’aide pour de menus travaux viennent se fournir sur les parkings de magasins de bricolage. Au vu et au su des autorités ces employeurs de fortune exploitent des travailleur·se·s qu’iels rémunèrent de 20 à 50 euros la journée. Conséquence, la ville de Marseille dont le bâti s’effondre, est reconstruite à un coût dérisoire et dans la plus grande précarité sociale par celle·euxlà mêmes qui ont été exclu·e·s du droit à l’hébergement. D’autres partent jusqu’à Monaco pour travailler sur des villas vertigineuses, dans les mêmes conditions, d’autres travaillent pour Uber Eats et utilisent les papiers d’identité de leurs amis Noirs pour tromper la vigilance (complice) de l’entreprise32 et pédaler à travers la ville. Durant ce temps de médiation collectif au squat Saint-Just, la réflexion sur le travail illégal a permis de poser les bases d’un rassemblement qui ne se fonde ni sur la langue, ni sur le pays, ni sur la religion mais sur un commun qui se vit ici et maintenant et dans lequel tous et toutes se reconnaissent : « Nous travaillons pour reconstruire la ville de Marseille, fissurée par les mises en péril. Nous travaillons de façon invisible pour reconstruire la ville qui nous refuse un toit, car nous n’avons pas le choix ». Allons-nous travailler de manière invisible pour élaborer le marketing évènementiel de Marseille ?


Claire Astier & Sekou Fofana

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Gaspard Hirschi Ministre du Logement, Adam, Sekou, Joy, Cécilia, Claire et Mohammed, 2019, photographie © Gaspard Hirschi 15 juillet 2019. Julien Denormandie, ministre du logement, vient signer le Plan partenarial d’aménagement avec AnRu Anah banques des territoires, en présence de Martine Vassal, Présidente du Conseil départemental des Bouches-du-Rhône, (et donc responsable de la prise en charge des mineur·e·s nonaccompagné·e·s) et Jean-Claude Gaudin, maire de Marseille. Les habitant·e·s du squat Saint-Just organisent un siting au pied de la tour de bureaux pour s'entretenir avec le ministre dès sa sortie. Tandis qu'il finit par s'avancer pour écouter les requêtes du collectif sous les micros des journalistes, Martine Vassal et Jean-Claude Gaudin s'enfuient par les portes « de derrière ». Tour La Marseillaise, quai d’Arenc.

30 Un autre point de vue pourrait suggérer que les différents rendez-vous, productions de discours, entretiens, préparation et soumission à des interrogatoires en vue d’incarner un·e réfugié·e légitime, est un travail en soi. Quoi qu’il en soit, il n’est pas reconnu comme tel par l’OFII. 31 Allocation pour les demandeur·se·s d’asile : somme d’argent versée dans l’attente de l’obtention ou du rejet du statut de réfugié·e afin que la personne, qui n’a pas le droit de travailler durant cette période, puisse subvenir à ses besoins.

32 https://www.liberation.fr/ debats/2019/10/02/ flexibiliser-le-travail-et-produire-des-viesillegales_1754677


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Les clauses du contrat : commencer par les désenclosures

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Auteur, originalité et œuvre de l’esprit

Nous souhaitons qu’il soit établi que ces histoires sont les nôtres et que pour cela nous sommes des personnes extraordinaires, à nulles autres pareilles, insubstituables à d’autres, et qui confèrent à l’œuvre sa valeur unique. C’est pourquoi à la singularité de votre œuvre seront liés pour toujours le poids de nos corps et l’espace de nos vies. Nous revendiquons cette dramaturgie comme la nôtre. Si elles sont devenues nos histoires c’est parce que nous les avons créées, nous leur avons donné formes. Nous revendiquons une expertise dans cet exercice et nous souhaitons que la qualité Visibilité de nos histoires soient reconnues. Dans cette perspective nous souhaitons Nous souhaitons que soient re- être désigné·e·s comme coauteur·trice·s connues par la voie légale les activités de l’œuvre de Tuan Andrew Nguyen. que nous menons dans le cadre de ce projet artistique. Nous ne souhaitons Travail pas nous cacher ou que vous nous enfermiez dans une catégorie culturelle Au même titre que Tuan Andrew floue qui nous empêche de revendi- Nguyen revendique son activité artisquer nos activités. Nous ne souhai- tique comme un travail, nous considétons pas être un public cible, nous ne rons ces activités comme des activités souhaitons pas bénéficier d’ateliers, professionnelles qui justifient notre nous ne souhaitons pas être en lien statut. Nous ne considérons pas que avec des médiateur·trice·s, nous ne raconter nos histoires soit une occusouhaitons pas être un public « choi- pation supposée nous faire du bien et si », ni un public de cette œuvre, nous nous aider à nous intégrer. À ce titre souhaitons que soient décrites et éta- nous souhaitons être payé·e·s pour la blies clairement les relations qui nous cession de nos droits sur nos hisunissent à cette œuvre, à Manifesta, à toires. Nous ne considérons pas que l’artiste Tuan Andrew Nguyen. la participation à une œuvre constitue une juste rémunération du travail effectué. La réponse des habitant·e·s de Saint-Just à la proposition de Nguyen et de Manifesta se développe en quatre points qui constitueront les bases du contrat. Ce contrat est important car Manifesta est soutenu par de nombreux politicien·ne·s. Dans l'éventualité que nous signions des contrats avec Manifesta, et que nous les portions devant les tribunaux, nous avions une chance de garder Saint-Just ouvert. Sans accord sur ces quatre points, il n’y aura pas d’œuvre d’art.

Reconnaissance, refus de l’aliénation au travail Nous sommes d’accord pour qu’un film soit tourné au squat Saint-Just puisque nous revendiquons ce lieu comme notre lieu de vie. Nous souhaitons que ce lieu soit reconnu comme tel mais aussi comme un lieu de création. C’est pourquoi nous souhaitons que l’œuvre une fois terminée soit exposée au squat Saint-Just. Nous souhaitons que les conditions de production ne soient pas séparées des conditions de diffusion. En d’autres termes le fruit symbolique du travail réalisé, sa plus-value, doit bénéficier en premier lieu à ceux et celles qui l’ont produit. Nous ne voulons pas que la valeur ajoutée produite par l’œuvre terminée, soit captée par l’industrie touristique et artistique, nous voulons la capter nous-mêmes. Nous voulons produire nous-mêmes et contrôler le méta-discours accompagnant l’œuvre, nous voulons vous regarder lorsque vous regardez une œuvre qui parle de Nous, que vous ne voyiez pas jusqu’ici. Sans le squat Saint-Just, nous ne serions pas là. Dans cette perspective le contrat devient un élément de protection car il définit les liens entretenus par la Biennale, l’artiste, les personnes habitant·e·s à Saint-Just et le squat luimême et ouvre une perspective juridique vers la transformation de leurs identités telles qu’officialisées jusqu’ici par l’administration. Mais d’autre part la « désenclosure » des obligations pour la rédaction de valeurs communes, contribue à ce que les différentes parties contractantes conçoivent le squat Saint-Just comme une ressource à préserver ensemble au risque de se voir toutes lésées dans leurs intérêts.


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Alexiane Mary Sekou en tournage sur le film de Tuan Andrew Nguyen, Crimes of Solidarity, commissionnĂŠ par Manifesta13, Marseille, 2020 et VIA Foundation, avec le soutien de Ammodo.

Claire Astier & Sekou Fofana


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collectivement et à déconstruire ensemble le mot « Identité ». Il sera le théâtre de la réalisation d’un film dont les habitant·e·s sont les co-auteur·trice·s, commandité par une Biennale d’art contemporain internationale. La contractualisation avec Manifesta 13 et Nguyen est la première reconnaissance officielle et juridique de cette dimension du squat Saint-Just. La rédaction de ces contrats rend nos vies en commun performatives devant les tribunaux. Évacuer Saint-Just reviendrait à détruire le lieu de l’expression de nos droits culturels : sans lui l’assemblée que nous sommes, avec ses usages et ses règles de fonctionnement issues d’une histoire que nous avons collectivement créée, se dissoudrait. Pour Perspective urbanistique et cela nous réclamons collectivement architecturale l’usage du squat Saint-Just comme l’un de nos droits. Juridiquement c’est Enfin nous revendiquons le squat valide, croyez-nous. Saint-Just comme un « commun ». Bien que la notion juridique de commun ne soit pas encore opérante en France, nous la retrouvons dans les droits culturels tels qu’ils ont été définis par la déclaration de Fribourg en 2007 ainsi que, par voie de conséquence, dans le droit à la création. « Dit de façon technique, ce sont les droits, libertés et responsabilités pour une personne, seule ou en commun, de choisir et d’exprimer son identité en accédant, pratiquant et contribuant à des références culturelles perçues comme autant de ressources nécessaires à son processus d’identification, de communication et de création »33. L’expression des droits culturels est un droit fondamental : la culture est une ressource collective, la déclaration de Fribourg nous attribue légalement le droit d’en faire usage. Nous exerçons aujourd’hui ces droits dans le squat Saint-Just, théâtre de nos liens, de nos discussions, de nos mouvements réflexifs, des concerts et des workshops, de nos efforts à nous organiser

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Par ailleurs la production d’une œuvre et sa diffusion au cœur du squat, commanditée par une Biennale internationale d’art contemporain, impose le squat dans la cartographie des lieux de création. Le contrat rend visibles les interdépendances des parties en vigueur. Imaginons que Manifesta conteste l’évacuation du squat devant les tribunaux, arguant de son propre préjudice subi par l’annulation de l’un de ses évènements phares. C’est en ce sens que de tels évènements pourraient faire contre-pouvoir plutôt que de valider par leur présence sur un territoire, une mise en conformité de la ville, prête pour un tourisme de consommation culturelle.

33 Fabienne Charraire, Les droits culturels, dans la loi et dans les politiques culturelles, Entretien avec Patrice Meyer-Birsch, Balises, Le magazine de la BPI, 2008. Source en ligne, consultée le 5 mai 2020 : https://balises.bpi.fr/droit/les-droitsculturels-dans-la-loi-et-dans-lespolitiques-culturelles.


Claire Astier & Sekou Fofana

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flammes dans le feu de notre action Complément à la rédaction du texte – Juillet 2020 par Sekou Fofana

Lors de ma première réunion avec Tuan, je lui ai dit qu’il y avait urgence à rédiger les contrats, je lui ai précisé ce qui devait y figurer et il a accepté de faire des contrats pour chacun·e d’entre nous. En tant que coordinateur du film, j’en ai été très heureux. Les contrats ont été signés au Conservatoire de musique de Marseille. Mais au cours de cette période où nous tentions de reconstruire ce que le confinement avait mis à mal, nous avons dû faire face à un second état d’urgence : un incendie s’est déclaré à Saint-Just le 8 juin 2020 à 6h30. Les habitant·e·s et les activistes étaient paniqué·e·s et se sont préoccupé·e·s de trouver un endroit où nous mettre à l’abri. Un gymnase a d’abord été réquisitionné puis nous avons été hébergé·e·s provisoirement dans des hôtels. Cette apparition soudaine d’un feu au petit matin nous a laissé sans voix : quelles pouvaient être les causes de ce feu ? Nous avons un pouvoir très important à Saint-Just parce que les habitant·e·s et les activistes ont toujours fait en sorte de travailler ensemble afin que le squat reste ouvert. Il n’a pas toujours été facile de vivre avec des gens provenant de différentes parties du monde, différentes cultures et différents pays ; mais nous avions l’habitude de rendre nos décisions d’une seule voix, comme si nous étions un seul peuple. Aujourd’hui nous n’avons aucune réponse sur les causes de ce feu. Ce qui est bizarre c’est que la veille nous avions annoncé publiquement que nous retournions au Tribunal pour demander de nouveaux délais d'occupation de Saint-Just. Nous préparions ce nouveau cycle depuis novembre dernier, nous avions monté des dossiers pour chaque habitant·e du squat : le but était de démontrer que malgré toutes les démarches effectuées, les droits au logement étaient effectivement niés. En vertu de quoi, les habitant·e·s de Saint-Just étaient légitimes à poursuivre leur occupation.

Cette démarche n’était faisable qu’à réception d’un papier qui s’appelle « Commandement à quitter les lieux ». Nous l’avions reçu le 2 juin, six jours avant l'incendie, ce qui nous permettait enfin de saisir le juge. Le feu a ôté toute possibilité d’aller en justice : comment réclamer l’occupation d’un bâtiment qui ne peut plus jouer le rôle de lieu d’hébergement et est désormais frappé d’un arrêté de péril imminent ? L’objet de notre justice a disparu. Nous redevenons des demandeur·se·s d’asile. Certain·e·s, dont Claire, ont porté plainte contre X, auprès de Madame la procureure de la République. Nous avons peur que les habitant·e·s qui portent plainte, se voient embété·e·s dans leurs démarches, en représailles. Mais il est vrai que comme nous connaissons très bien le bâtiment, nous savons que le feu n’a pas pu prendre par hasard là où il a pris. Si certaines histoires se disent, c’est parce qu’elles ont des raisons d’exister.

Merci à Megane Brauer, Alima El Bajnouni, Calimaq (alias Lionel Maurel), Jules Desgoutte, Julie Van Eslande, Benoît Guillaume, Gaspard Hirschi, Ahram Lee, Damien Manuel, Alexiane Mary, Tuan Andrew Nguyen, Jane Pujols, au Bureau des Dépositions, au Camp des Communs Marseille, aux complices de la permanence juridique de Saint-Just, aux copain·ine·s et ami·e·s qui par leurs inspirations rendent la vie possible.


Carte blanche GRG - Garage de Design Graphique

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EOA4 est un plotter pensé et conçu pour réaliser des signes graphiques sur divers supports et formats, jusqu'au A4



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Carte blanche Philémon Vanorlé / Société Volatile

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Aphorismes présents et autres, extraits du livre d’artiste Podium, éditions Carton-Pâte, Strasbourg 2018


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Il est inutile mais à forte valeur ajoutée

De rien il vit Il facture la beauté Heureux de ne jamais arriver à ses fins il a développé le don de séduire systématiquement les mauvaises personnes

Il rêve un jour de payer des impôts


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Il est sollicité pour témoigner gratuitement de sa précarité

Il se professionnalise en jobs alimentaires En quête d’un filon lucratif il hypothèque son QI Il ne manque pas une occasion pour offrir ses créations

Il se clonerait bien pour déléguer

Dimanche il travaille à ne pas travailler


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Il espère que contrairement à lui-même le public comprendra sa démarche Son vernissage rembourse son vernissage

Il s’autorise une pizza bio et un porno d’art et d’essai Son idéalisme de gauche aura-t-il la cote chez les riches collectionneurs de droite

Touché par la grâce il porte plainte Son galeriste lui préf ère les morts

Sa notoriété locale est un acte de résistance contre la mondialisation


Il savoure vaincu 79

Les institutions co-produisent son autonomie radicale

Un autoportrait pour reprendre confiance en l’humanité Chantre des expressions obsolètes il se fait un nom

Son nom est donné à une impasse


Focus Doriane Spiteri


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Joséphine Kaeppelin est artiste et prestataire de services intellectuels et graphiques. En collaborant avec des professionnel.le.s de différents secteurs, elle questionne les usages des machines et les rouages du monde du travail, des institutions et des entreprises. Portant une attention particulière à la présence humaine dans un système de production, les situations qu’elle met en œuvre autour de la valeur intime du travail mènent à des réflexions sur la figure de l’artiste, son travail, son rôle et sa production.

Doriane Spiteri Commissaire d’exposition et critique d’art, Doraine Spiteri développe des recherches sur les liens entre arts, éducation et démocratie à partir des années 1960. Elle est membre de C-E-A, association française des commissaires d'expositions associés.


focus entretien avec Joséphine Kaeppelin

Doriane Spiteri : Ta démarche artistique est ancrée dans des problématiques liées au monde du travail, à l’économie et aux dysfonctionnements de notre société. À quel moment as-tu choisi de centrer tes recherches et ta production sur ces sujets et pour quelles raisons ? Joséphine Kaeppelin : J’ai assez tôt été focalisée sur la question « comment faisons-nous les choses ? ». C’est-à-dire, à l’époque faire à la main ou faire avec une machine, tel que l’ordinateur par exemple. À partir de là, je me suis astreinte à utiliser des outils informatiques pour produire des images. J’ai notamment commencé à dessiner avec le logiciel de traitement de texte Microsoft Word. Puis, j’ai fait des stages en entreprise textile dans la région lyonnaise, qui m’ont fait découvrir un monde industriel encore inconnu. Ce mondelà, dépendant des machines et ayant souffert de la désindustrialisation m’a ouvert à des questions plus larges liées au monde du travail, à ce que l’on fait (encore) à Lyon et/ou en France et comment on le fait. En 2012, alors que j’étais en résidence à Stuttgart, l’Allemagne était souvent donnée comme un exemple de pays ayant su garder une production industrielle importante comparée à la France. Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, cherchait à relancer la production nationale en mettant en avant le Made in France. J’ai commencé à déplacer cette question de la localité d’une production vers celle de la valeur intime du travail. Dans quel état d’esprit travaillons nous ? Quel sens a le travail pour une personne ? Des questions que l’on peut retrouver dans ma pièce Made with poëin (2014). L’arrêt des hauts-fourneaux de Florange en 2011, alors présenté par Arcellor Mittal comme une « mise en veille conjoncturelle, temporaire et provisoire » m’a aussi beaucoup marquée. Suite à quoi, j’ai conçu la pièce textile Appuyer sur pause en 2012, produite selon un protocole envoyé à une entreprise d’ennoblissement textile. La demande étant de faire un arrêt d’urgence, au cours de l’impression d’un fichier complètement noir. Mon idée était de questionner la mise en arrêt d’un outil de travail, et de voir ce qui pouvait en ressortir. En parlant de cela, je ne peux que penser à l’arrêt temporaire dû à la pandémie de la Covid-19 et aux répercussions qu’elle a engendrées.

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D.S. : Ton travail peut prendre différentes formes, utiliser différents matériaux et techniques. Comment choisis-tu les médiums avec lesquels tu vas rendre compte de tes recherches ? Est-ce que l’acte de « fabrication » de l’œuvre est toujours en lien avec la recherche que tu mènes ? J.K. : J’ai en effet jusqu’ici travaillé avec différents médiums : textile, pierre, tapis publicitaire, affiche, bâche PVC, papier peint, vidéo-présentation, peinture murale, jeux et enquête. Je ne me fixe pas de limite, mais j’essaie de trouver le médium qui répondra le mieux au contexte, qui parlera le mieux aux personnes concernées par le projet. J’ai, par exemple, réalisé ma première peinture Il s’est passé quelque chose en 2018, sous la forme d’un rapport mural. Celui-ci est inscrit sur les murs d’une entreprise industrielle à Annemasse, suite au vote des salariés qui ont choisi cette forme parmi plusieurs possibilités pour clore l’audit réalisé dans l’entreprise la même année. Le contexte est donc primordial et les personnes que je rencontre m’influencent dans le développement de ma recherche et influencent le résultat, si tant est qu’il y ait un résultat visible. D.S. : Ton travail semble toujours toucher aux relations, aux échanges que tu provoques. Comment entreprends-tu les relations ? L’échange est-il plus important pour toi que l’œuvre produite et exposée ? J.K. : L’échange, et ce qu’il peut déclencher comme réflexion chez la personne, est en effet essentiel pour moi. Il peut être direct : conversation en tête à tête ; ou indirect via un dispositif participatif (questionnaire ou jeu). Dans les deux cas, la relation créée me paraît plus importante que l’objet. Je produis ces derniers temps principalement des dispositifs qui permettent un échange. Je ne parle pas d’œuvre. Je suis consciente que les êtres humains ont besoin d’un certain environnement pour se parler et pour s’exprimer. C’est donc à cet endroit-là que je travaille : concevoir un contexte qui soit propice à l’expression. Il faut parfois avoir un objet ou une image à partir desquels parler, des règles ou un protocole établis entre deux personnes. Il faut identifier le bon moment et la bonne manière d’aborder la personne. Cela regroupe des questions d’espace, de temps, mais aussi des questions d’attitude, de choix de mots, de ton, de posture, de costume, de présence discrète mais affirmée et de silence. J’essaie de travailler sur tous ces paramètres autant que faire se peut.


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Joséphine Kaeppelin Distribution du questionnaire « Bonjour », Audit Siegwerk, 2018, Annemasse Crédit photo : Ludivine Zambon


focus entretien avec Joséphine Kaeppelin

-^ Joséphine Kaeppelin Campagne d’affichage, Audit Le Magasin, 2016, Grenoble Crédit photo : Joséphine Kaeppelin

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� Joséphine Kaeppelin Billboard posters, 2015, Brooklyn, New York Crédit photo : Tora Lopez


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D.S. : Depuis 2014, à l’occasion de plusieurs expositions – Belfort, Grenoble, Bruxelles, Brooklyn – tu as lancé ta série des Billboard Posters, des affiches collées dans la rue. Ces posters prennent l’apparence d’écrans noirs sur lesquels une sorte de sous-titre révèle des phrases que tu as entendues dans différents contextes ou que tu as écrites : « On bossait, mais on ne savait pas pourquoi », « On a défait ce qu’on faisait », etc. Comment considères-tu le fait de présenter ton travail dans l’espace public plutôt que dans une salle d’exposition ? J.K. : Comme je le disais précédemment, je crée des images ou des dispositifs dans l’espoir qu’ils soient déclencheurs de réflexions. L’espace public est donc l’endroit idéal pour toucher, indirectement, des personnes. Ces personnes n’entreraient peut-être pas dans un espace dédié à l’art. J’aime beaucoup l’idée qu’une image pénètre le quotidien et qu’elle y trouve une fonction spirituelle. Qu’elle soit support ou excuse pour réfléchir à telle ou telle chose. Qu’elle interpelle. La rue est donc un espace tout à fait propice à ce type de fonctionnement de l’image. Dans l’espace public, le contexte change sans cesse en fonction de la position géographique du lieu, du climat social ou politique, et évidemment de l’histoire intime de la personne qui est interpellée par l’affiche à l’instant T. Il en résulte une grande variété de lectures possibles. D.S. : Depuis plusieurs années, tu te présentes comme prestataire de services intellectuels et graphiques. À la manière d’une sociologue, tu réalises des audits dans des structures, lors desquels tu interroges la notion de travail, le sens des actions et de la production. Comment en estu venue à mettre en œuvre ce projet et quel est son objectif ? J.K. : Je me suis, pour la première fois, présentée comme « prestataire de services intellectuels et graphiques » en 2017, suite notamment à un audit réalisé au Magasin CNAC à Grenoble en 2016. Pour expliquer ce que je fais aux gens, il m’est apparu plus facile d’avoir une histoire à raconter avec un personnage, un vocabulaire spécifique et des actions types. Et d’endosser un rôle, comme d’autres portent un costume au théâtre ou une blouse dans un laboratoire. Ces artifices1 aident à être et à faire, ce rôle m’aide à agir. Il me structure, me protège, il me donne une contenance, une excuse, un objectif, une manière de dire et de faire.

Cela me fait penser à un commentaire entendu à la radio, sur la souffrance psychologique des personnes en situation de télétravail pendant le confinement. Je crois que le lieu de travail – tout comme le statut, le rôle – est primordial car il aide à faire, il aide à travailler. Il nous (main-)tient. Le rôle de prestataire de services intellectuels et graphiques, que je me suis auto-attribué, est probablement un moyen que j’ai trouvé pour remédier à une situation de travail trop ouverte, trop mélangée. En tant qu’artiste, le télétravail est quasiment notre quotidien, et la porosité vie professionnelle / vie privée est immense. Il faut donc s’inventer des façons de faire, éventuellement un rôle, pour pouvoir avancer, penser et créer. Pour pouvoir se tenir au monde. D.S. : Lors de ton exposition solo « Que faistu dans la vie ? Je crois en l’invisible et j’agis comme une table de ping-pong » au Point Culture à Bruxelles en 2018, tu présentes les outils et tenues de travail et les documents liés à ton audit Siegwerk, pour finalement révéler la manière dont tu travailles… J.K. : La première raison était de donner à voir les outils pour mettre en avant le travail en luimême, la phase de recherche, la phase d’enquête, d’échange avec les salariés, plutôt que d’axer l’attention sur un objet fini faisant œuvre. La deuxième raison était qu’avec ces outils, notamment les deux jeux créés pour l’audit Siegwerk, j’offrais la possibilité aux visiteurs de jouer et donc de s’exprimer. L’un est un jeu de conversation pour trois joueurs : La roue de la fortune. Dans ce jeu, la parole est distribuée au hasard par une roue activée successivement par l’un et l’autre des joueurs. L’autre jeu est un jeu d’écriture, intitulé Que fais-tu dans la vie ? Un sac est rempli de dominos en bois sur lesquels sont inscrits des mots du vocabulaire issu de milieux professionnels divers. Ces dominos piochés au hasard nous permettent d’écrire des phrases absurdes, surréalistes ou drôles pour répondre à la question de ce que l’on fait.

1 Artifice : procédé inventé pour améliorer une technique, un art, une manière de faire ou d’être (extrait de la définition CNRTL)


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Joséphine Kaeppelin Rapport mural « Il s’est passé quelque chose. » (page 4), Audit Siegwerk, 2018, Annemasse Crédit photo : Aurélien Mole


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focus entretien avec Joséphine Kaeppelin

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D.S. : En 2019, tu as entamé une résidence de recherche aux Archives nationales du monde du travail à Roubaix, après les avoir contacté avec l’envie de consulter leurs archives. Peux-tu nous en dire un peu plus sur ce projet ? J.K. : Fin 2018, à l’issue de l’audit Siegwerk, j’ai eu envie d’en savoir plus sur différents domaines professionnels et sur les manières de dire ce que l’on fait. J’avais envie de lire des témoignages, de collecter du vocabulaire, d’avoir en main les traces du travail des autres. J’avais envie de mener une enquête à partir d’archives cette fois-ci et non à partir d’échanges avec des salarié·e·s. J’ai donc monté un projet de recherche que j’ai intitulé TOURNER LA PAGE. À partir d’avril 2019, j’ai installé mon bureau, à plusieurs reprises, aux Archives nationales du monde du travail à Roubaix. J'ai découvert cette institution en 2018, à l'occasion d'une invitation d'artconnexion (Lille) à présenter ma pratique dans la salle de lecture des Archives. Au printemps 2019, j’ai commencé à consulter des archives d’entreprises, de salarié·e·s, d’ethnologues à partir desquels j’ai collecté un grand nombre de tournures de phrases, de manières de dire, mais aussi beaucoup de mises en page, des esthétiques propres à ces documents liés à différents domaines professionnels et à différentes époques. Toute cette matière collectée est la base de ma recherche. Cela va me permettre d’une part, d’aiguiser ma perception et ma compréhension de ce que le travail fût (jusqu’ici). Et d’autre part, de mettre en avant plusieurs sujets tels que le sexisme, les mutations technologiques, certaines stratégies productivistes, les revendications ouvrières, la désindustrialisation… Je travaille à une première forme issue de ces archives. Je conçois des motifs textiles pour faire des blouses de travail. Chaque blouse portera à la fois la trace esthétique des documents consultés et des extraits textuels, remaniés ou non. Ces tenues seront en quelque sorte des monuments2 au travail, à ce qu’il a été jusqu’ici. Le choix de ce qui y sera dit – ou à lire, reste tout à fait subjectif. Il reflète mes choix de lecture, et ma position en tant que femme notamment. Il se trouve qu’en consultant les archives, j’ai réalisé que ce que je lisais était principalement des paroles d’hommes. La parole des femmes est très peu documentée. Il y a par exemple très peu d’archives qui ont été déposées par des individus femmes aux ANMT. D.S. :

Ces

derniers

temps,

plusieurs

2 Monument : témoignage écrit qui atteste des évènements ou des choses du passé

évènements invitent à réfléchir à des changements dans l’économie de la culture, avec le mouvement ART EN GRÈVE, les baisses de subventions et le contexte de la Covid-19, le confinement forcé et le manque de soutien aux artistes dans cette situation. Tous ces événements mènent à des réflexions sur la place de la culture et des artistes dans l’économie. Quelles sont tes réflexions sur ces sujets, comment envisages-tu l’avenir ? J.K. : Le confinement, pour ma famille et pour moi, correspondait au début d’une nouvelle aventure. Nous venions d’investir une ancienne école à Heerlen, ville minière au sud des Pays-Bas. Le bâtiment dans lequel nous vivons et travaillons ouvre


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Joséphine Kaeppelin Jeu d’écriture « Glossy bossy Google drives me (of niet) », Audit Beursschouwburg, 2019, Bruxelles Crédit photo : Ychaï Gassenbauer

des possibles, l’espace y est généreux, fait pour accueillir du monde et des projets. Nous avons fait le choix de quitter une grande ville pour trouver cette qualité de vie, cet espace en périphérie propice à réfléchir à un système en déclin. Ce nouvel environnement où il n’y a pas ou très peu de propositions liées au monde de l’art contemporain, permet de se poser des questions. À quoi l’art sert-il ? Qu’est-ce que c’est qu'être artiste ? Qu’est-ce qu’on produit ? À quoi participe-t-on ? À qui s’adresse-t-on ? Ces questions, que je me posais déjà, sont devenues d’autant plus brûlantes dans un contexte où les personnes vivent sans art (ou presque) et où l’on était contraints de réduire nos actions à l’essentiel pour vivre en bonne santé.

Par ailleurs, depuis plusieurs mois, je cogère avec un voisin une ruche, système de vente directe de produits alimentaires locaux. M’investir dans un tel projet me permet de découvrir un territoire mais aussi de soutenir une économie locale et un système de consommation alternatif. J’ai également deux enfants, ce qui demande du travail et fait émerger tout un tas de questions quant à l’avenir. Pour tout dire, je remettais déjà en question ma pratique d’artiste (et le travail en général) avant la crise sanitaire. Ces interrogations se font de plus en plus vives. Je poursuis mes activités en allant là où ma curiosité et mes valeurs me mènent.


Carte blanche Carole Louis

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Focus Julien Saudubray


Cet entretien est pensé en préambule de l'exposition À la limite de Darren Roshier, prévue en février 2021 à Château Nour – espace non-profit réunissant Clovis XV, Komplot et SUPERDEALS, ouvert à Anderlecht (Belgique) en avril 2019. Les enjeux politiques, économiques et sociétaux qui sous-tendent la pratique de Darren Roshier font plus que jamais écho à la situation actuelle des artists-run space. En considérant la nécessité de changer de paradigme, tant pour les structures que pour les artistes, un art populiste de gauche serait-il capable d’un tel changement ?

Julien Saudubray Né en 1985 à Paris, Julien Saudubray est artiste et commissaire d’exposition. Il co-dirige avec Anastasia Bay l’artist run space Clovis XV ouvert à Bruxelles en 2014 et récemment installé à Château Nour, espace d’art implanté dans la commune d’Anderlecht, aux côtés de Komplot, Superdeals et Mosso.


focus pour un art populiste de gauche

(haut) Darren Roshier Tentative d’affabulation, 2014. Installation, sculptures et dessins d'enfants, bois, peinture, dimensions variables. Vue d'exposition, Kiefer Halbitzel Prize, Giovane Arte Svizzera, Museo d’Arte de Lugano, Lugano (CH).

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(bas) Darren Roshier Vue d'exposition, The Principle of Failure, 2015, Milieu, Bern (CH) : Untitled, 2015. Chaises en bois, peinture, dimensions variables. Wall of Fail, 2015. Papier peint réalisé à partir de diverses lettres d'échecs, dimensions variables.


Julien Saudubray

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Julien Saudubray : Ta pratique d’artiste semble être assez éclatée et s’amuse à se mêler d’activités politiques, à partir d’une forte base théorique. Comment l’as-tu développée ? Darren Roshier : Depuis ma sortie des Beaux-Arts, je me suis intéressé à mon environnement professionnel, j’ai travaillé par la suite sur les notions de carrière, de réussite, d’échec. J’ai développé un intérêt pour les structures et les systèmes qui régissent le monde de l’art et son interaction avec le monde extérieur. Parallèlement à cette pratique, j’étais de 2011 à 2017 un élu au conseil communal de Vevey, la ville d’où je viens en Suisse. Je me suis donc aussi intéressé à trouver des possibles liens entre ma pratique d’artiste et ma pratique de politicien, l’une influençant inéluctablement l’autre. J.S. : Aurais-tu un exemple de cette dichotomie ? D.R. : Je pense à Projet Rédigé : La politique spectacle ou le spectacle politique. Devant le conseil communal de Nyon (CH), en complicité avec son Président, je me présentais comme étant un représentant de l’État. Dans un discoursperformance, j’expliquais que la ville de Nyon avait été choisie pour une étude des liens entre art et politique, et que j’étais là pour présenter les résultats de cette recherche. Je concluais en soulignant l’aspect théâtral d’une telle assemblée, en proposant de modifier dans le règlement, « Conseiller communal » par « comédien », « Président » par « metteur en scène », etc. Étant moi-même conseiller communal dans une autre ville, je connaissais parfaitement les codes politiques, ce qui a permis de maintenir une ambigüité sur la proposition jusqu’à la fin.

J.S. : Il en ressort une dimension stratégique. Simultanément artiste et politicien, tu t’es amusé à brouiller les pistes. La possibilité de l’échec d’une telle pratique, au sens de sa portée subversive et critique me paraît être le point d’inflexion. Ton travail est imprégné d’une certaine tradition réformiste, attaquer de biais plutôt que frontalement, infiltrer, pour le dire en termes guerriers, les lignes de l’ennemi. D.R. : Absolument, je me définis volontiers comme institutionnaliste, autant artistiquement que politiquement. Mais c’est un jeu dangereux, faire partie de l’institution, tout en créant un dissensus – idée notamment avancée par Chantal Mouffe et Jacques Rancière. Lorsqu’une institution dédie une exposition à la critique institutionnelle, c’est une forme de défaite car c’est le produit d’un consensus. À mon sens, un geste réellement subversif existe lorsqu’il n’y a pas de réconciliation possible. J.S. : Ton engagement au Parti du Travail de Belgique serait une réponse à cette nonréconciliation ? D.R. : Quand je suis arrivé en Belgique, après un échec électoral en Suisse où j’avais mené une campagne formatée avec le Parti Socialiste, j’ai découvert le PTB. J’ai très vite été séduit par ses positions de fond autant que par sa stratégie apparentée à une forme de populisme de gauche. J.S. : Lors de nos discussions, tu abordes souvent cette dernière notion, peut-être pourrais-tu me décrire un peu plus précisément ce que tu entends par populisme de gauche, terme volontairement ambigu et provocateur ? D.R. : La notion de populisme a plusieurs acceptions, pour ma part, je comprends le populisme comme une conception sociétale qui vise à placer et opposer le peuple face aux différentes élites économiques, politiques ou intellectuelles. Où se situe l’art contemporain dans cette vision binaire ? Du côté de l’élite ou du peuple ? C’est surtout cette question que je souhaite provoquer. Et je pense qu’il est essentiel que chaque acteur du monde culturel se pose cette question à son échelle. Que pourrait-être un art contemporain anti-establishment, se positionnant contre toute forme d’élitisme ?


focus pour un art populiste de gauche

J.S. : En postulant qu’un art populiste de gauche soit un art de tous pour tous, réellement démocratique et accessible, l’utilisation des réseaux sociaux pourrait être un moyen d’y parvenir ? J’ai en tête ton travail sur Youtube qui te permet de diffuser tes idées, tes réflexions sur les contextes et questions de société actuels. Il me semble que tu joues encore une fois un double jeu, opérant avec les codes des youtubeurs que tu as analysés et digérés afin d’être « audible ». Vois-tu cette plateforme comme une forme absolument démocratique en tant qu’elle est accessible par n’importe qui, que tout le monde peut monter sa chaîne Youtube et potentiellement se prétendre artiste ? Sachant que le PTB se positionne selon ses termes comme un parti socialiste 2.0 en favorisant l’utilisation des réseaux sociaux pour se moderniser, penses-tu, et je m’adresse à l’artiste autant qu’au partisan, que cet outil pourrait être efficace pour diffuser cet art populiste de gauche ? D.R. : Dans son dernier livre1, Manuel CervezaMarzal décrit Internet comme une forme ultra démocratique, une plateforme collaborative. Il rappelle par exemple que selon une étude2, Wikipedia serait plus fiable que la Cambridge Encyclopedia. Selon lui c’est aussi pour cela qu’Internet est perçu négativement par les médias traditionnels, pour sa capacité à créer une information horizontale qui défie leur pouvoir et ébranle leur autorité. Concernant l’utilisation des réseaux sociaux, je pense que c’est à nouveau une question d’efficacité. Comme partisan, artiste ou youtuber, c’est une manière d’échapper aux canaux de diffusion officiels, médias traditionnels, ou institutions artistiques et de redéfinir en ce qui me concerne les modalités de la performance et son accessibilité.

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J.S. : Prendre la parole dans une revue artistique et gratuite n’est pas anodin, nous parlons depuis un contexte bien précis. Comment envisages-tu la portée politique de cet entretien ? En tant que membre actif du PTB, tu ne serais pas tenté d’utiliser ce dialogue comme une propagande cachée, inciter des lecteurs à rejoindre le PTB ? On en revient encore à la stratégie… D.R. : Je pense que la gratuité de la revue rend déjà en partie ce texte opérant politiquement du fait qu’il est accessible à tous, économiquement du moins. Je ne serais évidemment pas contre pousser nos lecteurs à rejoindre le PTB ou en faire ici la propagande. J.S. : Quelles seraient tes armes conceptuelles ? D.R. : Étant donné que le titre de ce numéro est « Économie(s) de l’art » il serait intéressant de citer les quatre mesures3 que le PTB propose pour les artistes durant cette crise de la Covid-19 : 1. Toutes les prestations annulées doivent être prises en compte pour l’octroi et le renouvellement du statut d’artiste. Plus largement, il faut empêcher toutes les sanctions pour les demandeurs et demandeuses d’emploi durant la crise sanitaire. 2. Extension du chômage temporaire pour force majeure à tous les travailleurs et travailleuses, qu’ils soient employés ou freelance. 3. Mise en place par les autorités publiques d’un système en ligne pour permettre aux artistes, aux techniciens et aux plus petites structures de déclarer leurs pertes économiques liées à la crise sanitaire. 4. Création d’un fonds d’urgence qui permettra de couvrir les pertes économiques des individus et des organisations, à commencer par celles et ceux qui sont le plus en difficulté. Ce fonds doit être financé par un impôt sur les grandes fortunes du pays.

-> Darren Roshier Tentative d’un discours spéculatif, 2017. Exposition et performance, matériaux et durée variables, six performances de 25’. Crédit photo © Lucas Uhlmann

1 Manuel Cervera-Marzal, Post-Vérité pourquoi faut-il s’en réjouir, éditions Le Bord de l’eau, 2019. 2 Jim Giles, « Internet Encyclopedias Goes Head to Head » ; in Nature, no 438, 2005. 3 Plus d’informations sur : https://www.ptb.be/4_ mesures_d_urgence_du_ptb_pour_soutenir_les_ travailleurs_et_travailleuses_de_la_culture

Dim Sun prend place une fois par mois durant le marché aux puces de Lausanne. Darren Roshier utilise le contexte particulier pour élaborer Tentative d’un discours spéculatif. Il utilise son budget de 100 CHF pour acheter différents objets du marché aux puces. Chaque heure, l’artiste fait une vente aux enchères, créant une description conceptuelle de chaque objet, en les décrivant comme émanant de sa propre production. Le public mise pour chaque objet. À la fin de la vente aux enchères, les acheteurs partent avec leur œuvre d’art et un certificat d’authenticité. L’argent alors engendré par la première vente aux enchères est ainsi investi dans de nouveaux objets pour la nouvelle vente aux enchères, et ainsi de suite pour les six performances de la journée.


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Darren Roshier Le langage dessiné de l’idée, 2017. Publication, design grahique : Julien Fischer et Darren Roshier. Édition et distribution : farº Nyon, Suisse. Production : farº Nyon, Suisse et l’Idiotie Bienveillante. Impression : Musumeci S.p.A. S’il n’avait jamais jusqu’ici abordé ce médium, il lui a semblé que celui-ci pouvait être un moyen d’élargir sa démarche artistique et de prolonger sa réflexion autour de la narration. Darren Roshier avoue entretenir un lien particulier avec les livres. Que ce soit des ouvrages théoriques, des livres d’artistes ou des carnets de croquis, tous accompagnent son travail. Les livres d’artistes approfondissent la connaissance d’une pratique, les livres théoriques nourrissent sa réflexion et ses carnets de croquis rassemblent, sous forme de dessins et autres schémas de pensée, des idées en gestation. C’est sur ce dernier aspect que porte Le langage dessiné de l’idée : une série de dessins envisagée comme une promenade intellectuelle et ludique à travers le processus créatif.

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J.S. : Pourrait-on entrevoir ces mesures comme une proposition de l’artiste Darren Roshier ? D.R. : En proposant au lecteur de rejoindre le PTB4 dans une revue d’art contemporain, je défends un art ouvertement partisan d’une gauche radicale. En ce sens c’est une proposition artistique qui s’essaie à subvertir les limites conceptuelles d’un contexte. J.S. : Tu fais de notre interview une performance ? D.R. : Disons qu’elle est potentiellement performative, une méta-interview, en quelque sorte. J.S. : Tu utilises ici le contexte de cet entretien et de cette revue pour faire œuvre. Dans ce cas comme dans d’autres, ta pratique ne semble pas engager de gros moyens de production, j’imagine que c’est un choix ? D.R. : Je pense qu’il est important de pouvoir payer les personnes avec qui je travaille. Lorsque j’ai pu bénéficier de financements confortables, j’ai préféré donner une plus-value à des matériaux bon marché, ce qui impliquait une grande main d’œuvre plutôt que des matériaux onéreux. J.S. : Je trouve pertinent de penser ce travail collectif, de rémunérer finalement une force de travail brute, pour faire écho aux positions marxistes du PTB. Tu recrées ainsi une économie en favorisant une redistribution du capital. D.R. : De plus en plus d’artistes et collectifs prennent en compte l’aspect structurel de leur pratique. Il y a eu une grande hypocrisie dans l’art contemporain. Prenons l’exemple du projet Ice Watch, d’Olafur Eliasson dans lequel il place des blocs de glace prélevés au pôle Nord et les laisse fondre dans des centres urbains. « J’espère que nous pourrons les [les gens] relier plus profondément à leur environnement »5. L’idée que l’impact écologique d’une œuvre d’art justifie une production allant à l’encontre du message de l’œuvre est une absurdité. Heureusement, j’ai le sentiment que nous faisons partie d’une génération qui place dorénavant l’aspect structurel, social et environnemental au même niveau que le résultat.

J.S. : À la manière des intermittents en France, certains plasticiens se battent pour la reconnaissance d’une rémunération constante et d’un statut d’artiste plus accessible. Je pense que cela correspond assez bien à une vision d’un art populiste de gauche. D.R. : Dans l’art contemporain – contrairement à l’économie théâtrale – l’idée dominante veut qu’un plasticien vende ses œuvres, et qu’il n’ait par conséquent pas besoin de salaire pour la création. Force est de constater qu’une grande partie des artistes ont une pratique non commerciale, de l’installation à la performance, aux pièces participatives, etc. Je pense donc que ces initiatives sont intéressantes économiquement pour les artistes et plus globalement pour les travailleurs culturels. Je crois à un système du statut d’artiste avec une possibilité d’obtention simplifiée d’un chômage, sous une autre dénomination. La forme syndicale me parait être une nécessité pour entreprendre de tels changements. J.S. : Devant leur difficulté à se fédérer, on pourrait paradoxalement voir les artistes plasticiens comme des ultra-libéraux. D.R. : Dans son livre Artist at work6, Bojona Kunst décrit la profession du plasticien comme étant une forme d’archétype du travailleur capitaliste ultra-libéral. Nous ne comptons pas nos heures, nous sommes prêts à travailler pour un revenu très bas, voir gratuitement, et nous faisons preuve d’une immense flexibilité. Nous n’avons pas besoin de retraite car nous travaillons jusqu’à notre mort… Des caractéristiques qui enchanteraient n’importe quelle politique libérale. Même si l’on produit une œuvre des plus subversives envers le capitalisme, cela reste problématique tant que notre mode de production reproduit et accentue un fonctionnement libéral.

4 Plus d’informations sur : https://www.ptb.be/ devenir-membre 5 https://www.rtbf.be/culture/arts/artistes/detail_icewatch-la-nouvelle-installation-signee-olafur-eliasson-alondres?id=10093633 6 Bojona Kunst, Artist at work, John Hunt Publishing, 2015.


focus pour un art populiste de gauche

J.S. : L’artist-run space Clovis XV a toujours fonctionné sans argent extérieur, basant ses projets sur une confiance réciproque avec les artistes et une dynamique désintéressée. Aujourd’hui nous partageons un espace, Château Nour, qui réunit plusieurs structures non-profit dont Komplot et il nous semble que nous sommes dans l’impasse. Si certains, comme nous, travaillent sans argent et d’autres se battent pour conserver leurs subventions quitte à stopper leurs activités en signe de contestation, comment s’accorder pour continuer à défendre un art autonome et subversif ? D.R. : Cette question s’articule autour de deux idées. D’une part le rapport à la liberté de création lorsqu’elle est subventionnée et d’autre part le message qui est envoyé aux pouvoirs subsidiants lorsqu’on travaille sans argent. Je suis plutôt pour intégrer les structures et donc les canaux de subventionnement. En Suisse, je faisais partie du collectif RATS, nous avions pris le parti de faire de grandes demandes de subvention, afin de pouvoir payer les productions des artistes invités, leur transport, une communication conséquente, un logement… Nous avons professionnalisé la structure en ouvrant un poste d’administration à 20% pour faire face à des tâches de plus en plus lourdes. Le problème lié à cette institutionnalisation était la perte de spontanéité, chaque exposition étant programmée une année en avance. En ce sens je pense que des off-spaces qui n’ont pas ces contraintes sont nécessaires pour conserver cette spontanéité. Je pense toutefois qu’il est important d’être subventionné. Sans argent, le message envoyé aux politiciens est : « Nous sommes tellement passionnés par l’art que nous allons quand même organiser dix expos par an, avec ou sans votre argent ! » Cette utopie est belle et pleine d’une énergie combative, mais elle pousse les autorités à conclure qu’il est inutile de subventionner les petites structures qui produiront coûte que coûte de la culture gratuite !

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Darren Roshier I will become famous on Youtube, 2019. Conférence-performance, 45’, KASK, Gand. Crédit photo © Darren Roshier Conférence interactive présentée comme travail de diplôme au KASK, Gand. Cette conférence est composée de dix conférences de cinq minutes. Le public est invité à voter pour définir quelle conférence il souhaite voir, définissant ainsi le déroulé général de la conférence. Chaque mini conférence a été publiée sur Youtube sur une playlist intitulée « Grey Truth Summer School ». Les différentes mini-conférences décrivent les liens entre l’art contemporain, la politique et les médias digitaux.


Carte blanche Marc Buchy

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R E V U E A N N U E L L E D ’A R T C O N T E M P O R A I N

CONTRIBUTEURS

RELECTURE

Claire Astier Antoine Bonnet Marc Buchy Sonia Dermience Sekou Fofana Julie Gaubert GRG - Garage de Design Graphique Joséphine Kaeppelin Camille Lemille Carole Louis Julien Saudubray Doriane Spiteri Philémon Vanorlé

Ninon Duhamel, secrétaire générale par interim

REMERCIEMENTS Rémy Bender, Mladen Bundalo, Théophile Calot, Éditions Carton-Pâte, le CPAS de la Ville de Bruxelles, Patxi Endara, ESÄ Dunkerque/Tourcoing, Aurélie Gravelat, Carole Lallemand, Malik Mara, Adèle Pautrat, les serveuses du Petit Canon, Laura Pertuy, Anne-Émilie Philippe, Nina Strebelle, Mathieu Tremblin, Tatiana Wolska

EN COUVERTURE Joséphine Kaeppelin Jeu d’écriture « Glossy bossy Google drives me (of niet) », Audit Beursschouwburg, 2019, Bruxelles. Crédit photo : Ychaï Gassenbauer

CONCEPTION GRAPHIQUE Yann Linsart - The Viewer Studio

FABRICATION Dorothée Xainte, Tons Directs

PHOTOGRAVURE Terre Neuve, Arles

ISSN 2418-0238

PUBLICITÉ bonjour@50degresnord.net

ÉDITÉE PAR 50° nord Réseau transfrontalier d’art contemporain 9 rue du Cirque BP 10103 F-59001 Lille cedex + 33 (0)6 89 27 38 44 bonjour@50degresnord.net www.50degresnord.net

DIRECTRICE DE LA PUBLICATION Nathalie Poisson-Cogez, Présidente

COORDINATION DE LA RÉDACTION ET SUIVI ÉDITORIAL

50° NORD REÇOIT LE SOUTIEN DE

Ninon Duhamel, secrétaire générale par interim Lucie Orbie, secrétaire générale

COMITÉ DE RÉDACTION Cassandra Bizoley – Amis de la Galerie Commune Caroline Douau – Frac Grand Large Hauts-de-France Joanna Leroy – MACS Musée des arts contemporain Daniela Lorini – artiste-architecte Estelle Nabeyrat – commissaire d'exposition Nathalie Poisson-Cogez – ESÄ Dunkerque/Tourcoing Mickaël Tkindt-Naumann – Fructôse Benoit Villain – LaM

50° NORD EST MEMBRE DU

Achevé d'imprimer en octobre 2020 par PB Tisk.


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liste des structures membres Hauts-de-France artconnexion, Lille Les ateliers de la Halle, Arras Bureau d’art et de recherche, Roubaix Centre Arc en Ciel, Liévin Collectif Élidée, Amiens Collectif Renart, Lille CRP/ Centre régional de la photographie, Douchy-les-Mines La chambre d’eau, Le Favril Le Château Coquelle, Dunkerque La Confection Idéale, Tourcoing Diaphane, Clermont-de-l’Oise École d’art du Beauvaisis, Beauvais École d’art du Calaisis, Calais ESÄ - École supérieure d’art du Nord-Pasde-Calais, Dunkerque - Tourcoing École supérieure d’art et de design, Valenciennes Écomusée de l’Avesnois, Fourmies Espace 36, Saint-Omer Espace Croisé, Roubaix

L’être lieu, Arras Frac Grand Large - Hauts-de-France, Dunkerque Frac Picardie, Amiens Le Fresnoy - Studio national des arts contemporains, Tourcoing Fructôse, Dunkerque Galerie commune, Tourcoing Galerie Robespierre, Grande-Synthe L’H du Siège, Valenciennes Institut pour la photographie, Lille LaM, Villeneuve d’Ascq la malterie, Lille MODULO atelier, Esquelbecq MUba Eugène Leroy, Tourcoing MusVerre, Sars-Poteries Musée des beaux-arts, Calais La Plate-Forme, Dunkerque Le Quadrilatère, Beauvais Université de Lille - Programme Œuvre et recherche, Villeneuve d'Asq

Wallonie-Bruxelles ARTS², Mons BPS22, Charleroi Les Brasseurs, Liège CENTRALE, Bruxelles Centre culturel Wolubilis, Bruxelles Centre de la Gravure et de l’Image imprimée, La Louvière Centre d’Innovation et de Design, Hornu Iselp, Institut supérieur pour l’étude du langage plastique, Bruxelles

Lieux-Communs, Namur MACS Musée des arts contemporains, Hornu MAAC Maison d’art actuel des Chartreux, Bruxelles Plateforme Pulsart - Centre culturel du Brabant Wallon, Court-Saint-Etienne TAMAT, Tournai Transcultures, La Louvière Le Vecteur, Charleroi


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