Facettes 5

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ÉD IT O

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« Toute catégorisation de l’art ne peut pas se limiter à ce qui est produit mais doit se lier en profondeur à la façon dont les choses pourraient être produites. C’est la saisie de ce changement de focalisation – sur la manière dont on produit plutôt que sur ce que l’on veut montrer – qui libère le potentiel de l’art et permet de jeter une lumière nouvelle sur l’accusation selon laquelle les artistes actuels ne seraient finalement rien de plus que des travailleurs intellectuels comme les autres. » Liam Gillick, Pourquoi travailler ?, 2012

Que pourrions-nous ? Que feriez-vous, que serait-il ? C’est la question que s’est posée le comité de rédaction réuni pour ce nouveau numéro de la revue Facettes. Cette interrogation s’est posée alors que le pouvoir politique mettait en place un grand débat comme réponse à la crise sociale qui traversait la France. Mais les quelques mois passés depuis nos premières réunions de travail ont vu se renforcer les antagonismes économiques, sociaux, humains accentués par une situation de crise climatique sans précédent dans notre histoire. La difficulté pour nos systèmes politiques et nos modes de vie à trouver des réponses adaptées leur permettant de s’inscrire dans une résilience rend chaque jour de plus en plus vitale cette question : Que faire ? Que faire donc ici, sur ce territoire ? Comment l’espace de l’art peut-il contribuer à faire société ? Peut-on se contenter de faire art comme on fait société ? Quel rôle critique, l’art peut-il remplir ? Quelle responsabilité engager face aux questions sociales, écologiques, politiques, métaphysiques ? Cette si apparente disqualification de l’idée qu’une intelligence artistique du monde puisse proposer des méthodes politiquement valables de règlement des problèmes de « la société », n’est peut-être cependant qu’illusoire. Ne serait-elle pas en fait le signal d’une incapacité à voir, reconnaître et apprécier les lieux où l’art se fait, ces lieux, forcément hétérotopiques, où l’art fait quelque chose à la société – archipéliques poches de résistance d’autant plus efficaces dans leurs actions que celles-ci restent invisibles, ne cherchant plus en effet à faire la « révolution » en avançant frontalement (stratégie de visibilité) mais à « faire sécession » en procédant par détours (stratégie d’invisibilité) ? Les réponses à ces questions ne tombent évidemment jamais ready-made du ciel des idées parce qu’elles doivent et ne peuvent être formulées que par les personnes concernées. C’est donc sur les expériences, les réflexions, les intuitions et surtout l’imagination d’artistes, chercheurs, critiques, que nous avons construit ce nouveau numéro de la revue.

Le comité de rédaction


SO M M AI RE

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Édito Dossier

Se faire ninja

Ann Guillaume

Dossier

Stratégies d'épanouissement des beautés fragiles

Florelle Pacot

Carte blanche

Juste là, à coté

Clio Simon

42 Dossier

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À la recherche du temps passé : les artistes contemporains de la diaspora africaine et l'art traditionnel du continent

Charlotte Lidon

Carte blanche

Vingt mille sons sous la terre

Daniela Lorini

70 Focus

Réalités négociées, entretien avec Bertille Bak

Doriane Spiteri


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82 Focus

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Des œuvres collaboratives : de l'individualité à l'altérité des femmes dans l’œuvre tissée de Hana Miletić

Adélie Le Guen

Carte blanche

Formation compacte

Théo Romain

102 Focus

Prenez garde !

Antoinette Jattiot


SE NI FA NJ IR A E

Dossier

Ann Guillaume


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Affirmer

que l’art est capable de créer une nouvelle définition des formes « de commun » impose de comprendre et certainement de réactualiser le lien que l’art entretient dans son engagement avec le réel. Ce positionnement implique de décortiquer quelles sont les actions engagées par les artistes qui se sont positionnés dans cet art que l’on appellera « situé » et leurs effets dans le réel. Parce que nous ne pouvons nier que nous sommes dans une période de mutations en tout genre, le défi est de déceler les endroits où le curseur a déjà bougé. Ce texte constitue une enquête interdisciplinaire portant sur les relations entre art et politique, sur une pratique que le marché de l’art ne peut pas représenter, sur l’utilité de l’art, sur la nécessité d’un art de terrain, sur la forme inédite de mise au travail et ses nouvelles formes de collaborations, sur les méthodologies renouvelées et enfin sur les effets de ces œuvres. Traversée par la notion de terrain, de récit, d’enquête, comment cette pratique, et pourquoi, permet de renouveler les différents modes de représentations qui sont censés nous lier les un·e·s aux autres (entre humains et non-humains) et comment cette pratique « située » s’en rend capable.


Dossier SE FAIRE NINJA

Les pieds dans la boue, séminaire sur la question des méthodologies de terrain avec Anne de Malleray, Thierry Boutonnier, Noémie Sauve et Sylvain Gouraud, les étudiant·e·s de la Villa Arson, les doctorant·e·s de l’ED SHAL

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ANN GUILLAUME

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Dès lors que l’art questionne les formes de représentations, qu’il met au jour les problèmes, les contradictions, les manques, les conflits, il intègre la politique et toute l’organisation qu’elle implique. Les arts, les sciences et la politique s’articulent alors, faisant corps, essayant d’avancer dans une direction commune. Les arts politiques se définissent alors par le désir de reformuler les problèmes. C’est un art du contexte, c’est à cet endroit qu’il peut se rendre actant. La pratique artistique dont il s’agit ne se crée ni dans les marges du système institutionnel ni à l’intérieur de celui-ci. Le lieu est ailleurs. Les arts politiques investissent le terrain d’un point de vue militant ; c’est là que naît la question de la conscience de sa propre action et que le fait d’agir en tant qu’artiste compte. Les pratiques conviées produisent, en conscience, du lien social. Depuis quand et pour quelles raisons sontelles nées ? L’artiste depuis toujours arpente le monde, observe, représente les lieux cachés, lointains, autres… Il y va de son plein gré. Quand on convoque l’art comme outil pour intégrer un territoire, l’artiste devient alors acteur de ce territoire. Quand nous parlons de territoire ou de terrain, il s’agit de se représenter l’idée d’un espace essentiellement géographique pour l’instant, celui d’un milieu doué d’une puissance capable de regrouper et maintenir ensemble des êtres hétérogènes qui cohabitent. Un milieu doté d’une portée sociale très forte, chargé de valeurs communes, traversé par de nombreux flux entrants, sortants, épais comme un gros gâteau où chaque strate renferme des récits, notre Histoire entremêlée. La notion d’écosystème est alors ce qui va nous permettre de considérer ces pratiques actantes dans leur

environnement total. Il ne s’agit pas seulement d’un espace physique à investir, mais d’une attitude réciproque, d’une rencontre, d’un dialogue. On peut aussi, pour définir la pratique qui nous anime ici, parler d’un art de l’attention et du décentrement, un art qui place ces artistes au milieu d’un écosystème riche en rencontres oubliées ou pas encore visitées (humains et non-humains, naturels, invisibles, physiques ou non). Car l’enjeu est bien celui-ci : bousculer nos représentations et explorer avec elles des imaginaires susceptibles de transformer nos façons de regarder et d’habiter le monde. Une des forces de ces artistes est de chercher les interstices, de pouvoir se mouvoir dans des failles encore insoupçonnées pour y révéler ce qui a besoin d’exister, de se montrer. Comment l’art se propose-t-il d’explorer le territoire en travaillant à partir des possibles qu’il contient ? Les artistes engagés dans cette pratique ont, il le faut bien, recours à des outils provenant des sciences humaines, car dès lors que l’on implique l’imaginaire, ses mutations, ses représentations, les usages, on entre dans un travail de terrain complexe qui est le lieu de la recherche en sciences humaines. Cette équation mêlant méthodologie à chaque fois renouvelée est ce qui est à l’origine même de la création de nouvelles formes d’arts politiques. La pratique en question est à considérer comme étant l’émergence d’un acte artistique fort, non comme un symptôme, mais comme la solution à des problèmes rencontrés. L’art prend alors des allures d’enquête et prend en considération une certaine conception de l’expérience, refusant le dualisme qui sépare corps et esprit, connaissance et action ; c’est la perspective de


Dossier SE FAIRE NINJA

1 Le ninja ou le shinobi sont des termes qui désignent une catégorie d’espions au Japon, actifs du XIVe jusqu’au XVIIe siècle. Ces guerriers utilisaient des méthodes cachées de guerre non conventionnelles, ce qui leur a valu la critique de la caste des samouraïs. Le texte qui concerne l'art des ninjas s'est inspiré de la littérature de L’Art de la guerre de Sun Tzu et de Shôninki, l’authentique manuel des ninja, de Natori Masazumi.

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3 Camille Fallen, L'Anomalie créatrice, Kimé, 2012 4 Sun Tzu, L'Art de la guerre, Pluriel, 2015 5 Natori Masazumi, Ibid.

2 Natori Masazumi, Shôninki, l’authentique manuel des ninja, Albin Michel, 2009

l’enquête comme forme artistique qui se joue ici même. De quoi, au juste, l’art est-il en quête ? Renouveler l’enquête sur les objets qui nous font, en partant d’une action, permet de situer la démarche au moment le plus décisif, au moment où les choses ne sont pas encore décidées. Créant une réelle ouverture vers des mondes pluriels dans l’indétermination, l’art s’invite donc désormais partout. L’art de terrain serait-il l’art qui correspondrait le mieux à notre ère culturelle qui ne le reconnaît pas encore ? Nous pouvons affirmer que cette pratique artistique emprunte des stratégies à des figures bien particulières comme celle du ninja1, non pas comme choix « esthétique » mais comme méthodologie d’action et de survie. Ce qui suit est une des méthodologies utiles à user lors de ces enquêtes de terrain, il comporte alors forcément quelques références à des royaumes combattants. « Le ninja est connu pour ses missions d’infiltration. En mission, le ninja prépare son itinéraire grâce à un repérage sur le terrain, il note les endroits les mieux protégés et les mieux défendus par l’ennemi, les endroits où se cacher, les angles morts, qui lui permettront de se dissimuler pour s’infiltrer ou, le cas échéant, pour disparaître rapidement. Celui qui commence son apprentissage le fait par l’engagement2 ». Dans le premier volume de La droiture de l’esprit, Confucius expliquait que ceux qui veulent apprendre à être un ninja ne doivent pas utiliser cet art pour leur intérêt personnel, et que, si l’on possède la droiture de l’esprit, on réussira à s’infiltrer partout. Le ninja se fond donc dans son environnement en l’imitant parfaitement, même forme, même couleur. Ce type de mimétisme, ce camouflage, influence même la façon qu’il a de se mouvoir, de

parler, de vivre… Mais pourquoi vouloir passer totalement inaperçu ? Nous parlons d’un art qui n’est pas simple à déceler, le situer n’est pas chose aisée puisqu’il prend la forme de sa technique et inversement. Cet art se joue de l’invisibilité, il ne se montre pas avec force et autorité, cet art assure qu’il est un épiphénomène plutôt qu’un point de commencement dans l’histoire, il cherche à faire naître une « anomalie merveilleuse3 », qui se cache dans les plis les plus secrets du temps et des lieux. Cet art ne naît pas du désir de maîtriser le monde mais de s’y impliquer. Imprévisible, aléatoire, le ninja ? Il est capable de se défiler en une seconde, il est un presquerien, il échappe à la connaissance tout en inventant de nouveaux savoirs. Indiscipliné, inégal, irrégulier, en mouvement, cherchant à se faufiler là où il n’y a pas de règle, il a été vu aussi bien au détour d’un mot, d’un lieu, d’une discipline, d’une époque que d’une ligne. Confucius disait que « nul n’a besoin d’être reconnu, en revanche ne pas reconnaître autrui est néfaste4 ». Briller ou disparaître, ou comment cet art peut agir dans l’existant, en temps réel ? Le ninja attend le bon moment pour mettre en œuvre son plan d’action. « L’idéal est de profiter des conditions atmosphériques favorables pour lui. Un temps pluvieux et venteux permet d’atténuer le bruit de ses pas, couvrir les sons éventuels qu’implique son action5 ». L’acquisition du renseignement a toujours été un domaine crucial de la stratégie militaire, il n’est pas possible d’acquérir ces informations préalables par une comparaison, par une spéculation purement théorique, ou par divination. Un shinobi de haut niveau qui sait conspirer avec talent, cacher avant toute chose sa


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Ann Guillaume I CAN SWIM HOME, long métrage, 2019

ANN GUILLAUME


Dossier SE FAIRE NINJA

Cosmologie, schéma et stratégie, 2018

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6 Sun Tzu, Op. cit.

9 Robert Filliou, Éditions & multiples, Presse du réel, 2003

7 Natori Masazumi, Op. cit. 8 Sun Tzu, Op. cit.

vraie nature, est un shinobi talentueux (sa sagesse est immense comme le ciel). « Conscient que rien n’est immuable, qu’il n’y a ni début ni fin, tout est changement et transformation, il s’adapte en toutes circonstances aussi naturellement qu’une bille roulant sur un plateau. Posséder l’art de ranger les troupes, connaître les différents chemins, ne pas dédaigner entrer dans un détail, et se mettre au fait de chacun d’eux, en particulier : tout cela ensemble forme un corps de discipline dont la connaissance pratique ne doit point échapper à la sagacité ni aux attentions de l’art ninja6 ». Mais attention ! Observer et infiltrer comportent de hauts risques et nécessitent avant tout d’avoir le cœur bien accroché, « d’avoir l’esprit semblable à la lame d’un sabre, solide et aiguisée ». Il est nécessaire, à la manière du « faucon dans la forêt profonde, ou du poisson dans les abysses7 », d’agir modestement et sans laisser de traces, aucune. Pour le faire bien, il faut laisser derrière nous les pratiques utilitaristes, lesquelles dominent depuis trop longtemps. « Vous donc que le choix du prince a placé à la tête des armées, jetez les fondements de votre science. La victoire suivra partout vos pas : vous n’éprouverez au contraire que les plus honteuses défaites si, par ignorance ou par présomption, vous venez à les omettre ou à les rejeter8 ». Parmi les princes qui gouvernent le monde, celui qui a le plus de doctrine et de vertus donne, reçoit et rend. Un paysage voit alors le jour. Nous y détectons des expériences neuves et partageables. L’invisibilité est donc un moyen pour atteindre la lisière de toutes les surfaces : considérer l’environnement, le milieu et sa capacité ou non à accueillir quelque chose de neuf, exercer une

influence. Prendre part donne une belle occasion pour façonner le commun. Le commun ne nous précède pas, il est plutôt le fruit d’une association prête à former un champ d’expérience renouvelé, un lieu de pluralisation indéfini. La méthode ninja, d’investigation, d’enquête, implique enfin une forme d’observation participante. Et c’est bien parce qu’on n’observe jamais ce qu’on s’attend à voir que quelque chose arrive. Ne perdons pas de vue que l’espionnage, l’observation, la reconnaissance et l’analyse tendent toujours vers l’action, comme une sorte de laboratoire social, ayant pour objectif d’étudier les transformations des milieux afin de dessiner de nouvelles relations entre les choses du monde. Souvenez-vous de ce chemin esquissé il y a longtemps maintenant, qui décrivait un art permettant « une augmentation qualitative de la vie humaine9 ». Qu’en est-il aujourd’hui ? Faire de la vie quotidienne son sujet, partir de l’existant, être en communion avec le terrain, en immersion totale permet dans le meilleur des cas de donner aux choses la possibilité de se transformer, de provoquer l’ordre établi de la société. L’esprit du don se met alors en place, une société s’invente. Cette pratique n’aurait-elle pas comme projet de reconnaître, de donner de l’attention tout simplement ? La reconnaissance commence toujours par un geste qui consiste à avancer vers l’autre quelque chose, soi-même dans notre cas. L’initiative du don est une revendication d’autonomie et de liberté favorisant la circulation de l’imaginaire. Le don constitue une forme concrète, permettant d’alimenter une forme de solidarité et de responsabilité pour la justice et le bien commun. Et si la pratique ninja inventait réellement l’instauration de nouveaux rapports sociaux ? Toutes


Dossier SE FAIRE NINJA

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10 John Dewey, L'Art comme expérience, Folio Essai, 2010

11 Joëlle Zask, Outdoor Art - La sculpture et ses lieux, La découverte, coll. Les Empêcheurs de penser en rond, 2013

ces différentes mises en situation font émerger des récits, des représentations. Heuristiques, ces forces tectoniques en action permettent alors de faire de nouvelles découvertes dans différents champs. Tout peut enfin désormais s’envisager. Parce que le ninja a tiré ses ficelles de l’ombre, qu’il n’a pas laissé de nom, qu’il a effacé les preuves de son existence, on est en droit d’affirmer la force suprême de son art, donc de son existence. Cette pratique ninja donne lieu alors à un art qui, parce qu’il n’a pas d’existence entendue ou spécifique, est paradoxalement ce qui permet d’obtenir des effets dans le réel. La stratégie ninja lui confère un rôle d’éclaireur, tel est donc le privilège du ninja. Qui n’aimerait pas maîtriser tous ces paramètres afin, comme le ninja, de servir de guide aux troupes régulières ?

L’enquête permet par ailleurs de réenchanter la relation artiste-œuvre-public, puisqu’une enquête implique un public qui est celui du terrain, ses acteurs eux-mêmes. Ceux-ci participent à une initiative d’artiste, ils y contribuent. On ne parle plus de participation, mais de conditions mises en œuvre afin que ce public contribue à la définition de la forme et de la nature de l’expérience même. « Il s’agit de pouvoir examiner les interactions, les connexions qui permettent l’expérience que font les spectateurs/acteurs. Ces nouvelles pratiques permettent […] une proposition dont l’expérience, l’appréciation, l’usage ne sont pas fixés d’avance, qui est faite à un nombre indéfini de visiteurs en tout genre11 ». Participer n’implique pas nécessairement l’idée d’initiative personnelle. En revanche, on peut participer à une initiative, y contribuer même. Participer oui, mais à condition de contribuer à la définition de la forme et de la nature de l’expérience. Revenons au commun, au sens participatif et collectif, qui lui seul permet de faire l’assemblage des positions personnelles de chacun. La question reste ouverte : comment faire identifier par le public concerné le problème qui le constitue en tant que public ? Comment inventer les outils permettant de rendre tout projet collectif ? On voit que l’idée participative se joue à bien des endroits, on comprend qu’il y a ceux qui prennent part, ceux qui contribuent et ceux qui en bénéficient. Existe-t-il une personne ou un groupe de personnes capable de représenter ces trois positionnements ? En montant cette équipe pluridisciplinaire afin d’organiser une communauté d’intérêts, cette pratique artistique propose de faire bouger les rôles des un·e·s et des autres. Des situations

L’artiste, en recomposant avec le monde, en repartant de l’existant, cherche alors à faire émerger un problème public, qui ne le concerne pas directement : c’est précisément ce qui lui permet d’inventer de nouveaux processus de mise au travail, de nouvelles méthodologies, ce qui par la force des choses favorise un travail collectif, collaboratif voire de coproduction avec les intéressés. Le dispositif d’action sur le terrain n’est pas seulement un dispositif artistique, on l’aura compris, il s’agit également d’un dispositif pluridisciplinaire, « pluri-actant ». Cette pratique entreprend alors d’inventer de nouvelles formes de relations. Dès lors que l’individu dialogue avec son environnement, qu’il y a interaction10 , on est en mesure de se poser la question suivante : qui agit, sur quoi ? Ces connexions multiples et plurielles au sein d’un environnement varié deviennent le théâtre où se transforment, mutent, les formes politiques.


ANN GUILLAUME

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12 Jack Burnham et Hans Haacke, Esthétique des systèmes, Les presses du réel, 2015

apparaissent, des restitutions alors se rêvent. Valoriser ces expériences par différentes formes se veut de participer à une nouvelle définition des arts plastiques et de ses effets sur « les mondes ». Ce processus implique qu’après l’immersion, un travail de traduction s’impose, pas la phase de restitution formelle. La liberté des formes produites dans cette pratique est certainement ce qui qualifie cet art d’actant, car la forme s’impose d’elle-même, elle naît d’une nécessité de montrer, de révéler, de témoigner ou de vouloir dire. Chargée de l’histoire qui la précède, elle se prépare à une vie d’œuvre riche, qui témoignera toujours de sa légitimité à exister. La dernière question est bien entendu : Comment se rend-on sensible et comment rendre sensibles ces œuvres ? On peut, pour finir, affirmer que les arts politiques s’engagent à créer des espaces favorisant les échanges, et du lien. Par la pratique de l’enquête, on voit alors que cette forme d’art permet de produire des déplacements multiples, constituant une nouvelle base de connaissance cognitive, sensible. Parce que le mouvement exclut de fait une vision unique et frontale, il nous est permis d’affirmer que l’art de l’enquête met en scène, comme le disait Hans Haacke, « l’expérience directe et consciente de relations […] en inventant des systèmes ouverts créant des interactions sans cesse mouvantes exposant le fonctionnement naturel de la présentation du réel12 ».

L’AUTRICE Ann Guillaume travaille et vit à Paris. Elle développe une pratique plastique tournée vers tous les métiers qui étudient les liens qui existent entre culture et milieu. La recherche et l’enquête sont ses modes d’action. Depuis une dizaine d’années, elle pratique cette forme de coproduction sur le terrain avec des archéologues (INRAP et SRA - Paris), des anthropologues (EHESS), des historiens de techniques (CNAM Paris), des chercheurs en sciences appliquées (INSA - Rouen), des designers (ENSC - Paris), des web designers (Médialab de Science-Po-Paris), des écoles d’art (Beaux-arts Villa Arson, Dijon…). En 2018, elle réalise une création radiophonique dans le cadre du programme Suite du CNAP, et participe à des projets de recherche avec Origen et Coopair, financé par la Fondation Carasso. En 2019, dans le cadre de son doctorat arts et sociologie à la Villa Arson et à l'université Nice Côte-d'Azur, elle réalise son premier long métrage I CAN SWIM HOME. annguillaume.fr


ST D'É RA DE PA TÉ FR S B N GIE AG EA OU S ILE U ISS S TÉS EM EN T Dossier

Florelle Pacot


En posant

un premier regard enthousiaste sur l’Histoire, on pourrait penser que la vie d’artiste est devenue de plus en plus facile. Les aides se sont multipliées, les lieux d’art ont créé un maillage sur tout le territoire et un nombre de personnes croissant se destinent à une carrière artistique. Avec un regard plus affûté et en relativisant maintenant sur les époques passées, on constate que la réalité est plus amère : les subventions et aides sont contraintes d’année en année, les institutions et les structures courent après le résultat et les subsides, sélectionnant, en tant que prescriptrices, avec parcimonie les artistes à soutenir. En d’autres termes, on exige des acteurs et actrices de la vie artistique une cadence basée sur la rapidité, la rentabilité et la concurrence.


Dossier STRATÉGIES D'ÉPANOUISSEMENT DES BEAUTÉS FRAGILES

Pour contrecarrer et contourner les astringences de notre monde actuel, diverses stratégies d’existences artistiques ont vu le jour. Certaines épousent les raideurs bureaucratiques et les aléas du quotidien pour mieux les questionner et en révéler les écueils, d’autres se positionnent de manière plus radicale pour faire apparaître une beauté nouvelle, inexplorée jusqu’alors. Les artistes d’aujourd’hui oscillent entre souplesse imposée et désir d’absolu, évoluant dans un spectre de possibilités entre consensualité éclairée et affirmation de leurs idéaux. Les expériences de vie, qu’elles soient des obligations ou des adhésions enthousiastes, nourrissent et amènent à choisir une position de plus en plus précise au sein de ce spectre. On pourrait penser naïvement que multiplier les lieux d’art rendrait la beauté et la poésie plus visibles. C’est sans mesurer la forte emprise d’une scène artistique devenue en conséquence plus désignée, prescrite, éclatante, aveuglante même, tandis que dans les recoins et les interstices, se lovent des initiatives artistiques qui sont autant de révélateurs des fonctionnements du monde qui nous environne, qu’aussi des espaces de renouvellement et de questionnement. En cela, les artistes en tant que véritables acteurs pourraient se retrouver dans une ambiguïté : à choisir entre le soleil et l’ombre, quitte à réinterroger d’autres endroits plus tamisés qui se sont définis comme tiers-lieux ou friches. Pour autant, les artistes d’aujourd’hui ont des besoins, plus ou moins identifiés et repérés par les institutions en place : avoir un lieu/espace où travailler (« une chambre à soi » ?), un lieu où configurer, stocker son matériel et ses outils, confronter ses propres œuvres, mais aussi un lieu pour rencontrer et croiser d’autres artistes, échanger, pour autoriser l’hybridité de la création entre les disciplines, etc. Parfois les institutions répondent favorablement aux nouvelles demandes, parfois non, et lorsque les institutions ne sont pas en capacité d’aider les artistes, ce sont ces derniers qui imaginent de nouveaux modèles, de nouvelles manières de créer, de se fédérer, d’imaginer de nouveaux possibles.

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Avec une sensibilité certaine, les artistes choisissent d’embrasser les problématiques sociales, écologiques, politiques propres à la société dans laquelle ils et elles vivent, ou au contraire établissent une distance avec cette dernière afin de mieux l’observer. Les stratégies sont diverses, elles favorisent le croisement des disciplines, tentent de sanctuariser les créations fragiles, valorisent les tentatives qui n’aboutissent pas, donnent vie à des lieux perdus ou délaissés, encouragent l’émergence de visions poétiques, le tout plus ou moins difficilement. J’aimerais m’attarder sur trois exemples de lieux artistiques qui ont réfléchi à la préservation et aux dynamismes d’une forme de beauté fragile, mais avant de rentrer dans le détail de ces trois lieux, j’ai constaté quelques points communs éclairants. Tout d’abord, ces trois lieux ont subi ou sont en train de subir un déménagement. Quand je dis « subir », j’insiste sur l’idée que les propriétaires des bâtiments incitent les associations au mouvement, à l’instabilité, quitte à les fragiliser dans leurs actions. D’un autre côté, les bâtiments disponibles, qui sont en attente d’un autre usage public ou privé, sont autant d’interstices dans lesquelles se logent les initiatives artistiques. Ce constat me pousse à mettre en parallèle ces lieux artistiques et les TAZ (Temporary Autonomous Zones) de l’écrivain Hakim Bey, dont je retiens trois caractéristiques : la difficulté de les qualifier précisément, si ce n’est par la négative ; leur apparition/disparition soudaine ; et la positivité de leurs actions. En effet, comme pour les TAZ, il est parfois plus aisé de dire ce qu’un lieu artistique « n’est pas » plutôt que ce qu’il « est » précisément, car pour de multiples raisons, il peut avoir tendance à disparaître dès qu’il est inscrit et s’ancre dans un territoire et, plutôt que de s’acharner à refuser des modèles artistiques actuels, institutionnels ou exclusifs, il tente de s’émanciper grâce à de nouvelles idées.


FLORELLE PACOT

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Le Wonder entouré des tours Nuages. © Ophélie Prada


Dossier STRATÉGIES D'ÉPANOUISSEMENT DES BEAUTÉS FRAGILES

LA MAISON OUVERTE À TOUS LES VENTS Le premier lieu artistique dont j’aimerais vous parler se situe en région bruxelloise, à Molenbeek, quartier tristement mis en lumière avec les attentats de 2016 qui ont frappé la Belgique. Malgré son image de quartier délaissé, Molenbeek accueille depuis le mois de mai Recyclart, lieu artistique quelque peu ovni qui combine un centre d’art, un bar restaurant et un lieu de fabrication menuiserie-métal, ainsi qu’un four à pain. L’équipe du Recyclart s’est attelée à la tâche ardue de réaliser une salle de concert en trois mois en vue d’accueillir le Kunstenfestivaldesarts, festival de trois semaines autour du théâtre, de la danse et de la performance. C’est pendant ce temps fort que je rencontre Dirk Seghers, coordinateur et programmateur du centre d’art du Recyclart. Il revient tout d’abord sur la genèse du projet, initiée en 1997 à la suite d’un projet pilote urbain (PPU) proposé à l’Union européenne. Le projet fut approuvé et Recyclart a pu consolider son projet les trois premières années. Installé initialement dans l’ancienne station de Bruxelles-Chapelle, le projet visait à donner un second souffle à ces bâtiments abandonnés et à revitaliser le quartier avec des activités artistiques, des activités de réflexion urbaine et d’économie sociale. Une des particularités du Recyclart est d’être avant tout un projet urbain, à l’initiative d’un échevin chargé de l’urbanisme, qui favorise l’entrée des phénomènes urbains d’ordre culturels/artistiques, économiques et sociaux. Ceci étant dit, Recyclart ne revendique aucune hiérarchie entre ses activités, qu’elles soient érudites ou populaires. Dirk Seghers s’intéresse surtout à la zone de fertilité entre ces deux aspects, considérant que les activités dites « académiques » (les conférences par exemple) qui attirent majoritairement des étudiants soient une porte d’entrée vers d’autres activités vues comme « populaires » (les concerts, les thés dansants, etc.) et vice-versa. L’idée ici est de favoriser la rencontre entre les différents publics et de lutter contre la stratification des populations.

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Une autre manière de voir ce vivier artistique comme un terreau de lutte contre l’exclusion se situe dans la Fabrik, les ateliers de menuiserie et de travail du métal. Les personnes recrutées font partie d’un Programme de transition professionnelle (PTP) qui leur permet de travailler et de se former en vue de s’insérer dans le marché du travail au bout de deux ans maximum. L’atelier menuiserie se concentre surtout dans la réalisation de mobilier avec des matériaux durables et écologiques, l’atelier métal concrétise la réalisation de structures mécaniques et de mobiliers urbains. Dirk Seghers me précise ici que les ateliers de la Fabrik peuvent très bien servir à des individus, des organisations ou à la municipalité. Lors d’appels d’offres, Recyclart se positionne comme l’offre la moins chère, mais aussi la plus lente et longue : elle intègre dans ses processus de fabrication les étapes de ratages, les essais, les apprentissages, la progression des savoir-faire des ouvriers. C’est donc un choix résolument politique que de travailler avec l’équipe du Recyclart. Pourtant, le déménagement a laissé des traces : avant 2016, Recyclart disposait déjà de trois ateliers d’artistes sur des durées d’accueil de six mois. Cet accueil était réalisé à titre gracieux, en échange de l’organisation d’un événement tous les derniers jeudis du mois. Bien qu’il n’y eût pas forcément de moyens pour rémunérer les artistes résidents, ces derniers pouvaient bénéficier de l’accès à tous les ateliers de la Fabrik en plus de leur propre atelier. L’organisation d’événements mensuels poussait également les artistes à endosser la casquette d’organisateur et créait du lien avec les habitants. Il y a une pointe de regret lorsque Dirk Seghers évoque l’ancien Recyclart : il me raconte notamment qu’il y avait trois activités par semaine dans l’ancien lieu (soit près de cent cinquante événements par an !) et qu’il va falloir à présent relancer la machine. La période du déménagement fut ellemême laborieuse et risquée pour l’association : sans le maintien des subventions publiques, l’association aurait dû s’arrêter. C’est grâce à des subventionneurs compréhensifs qu’aujourd’hui le projet Recyclart peut renaître à Molenbeek. C’est une des manières de comprendre l’inscription sur le t-shirt de Dirk Seghers : Art moves, shit happens1.

1 Traduction de l'autrice : « L'art bouge, les emmerdes arrivent. »


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Portes ouvertes du Wonder. © Clara Segui


Dossier STRATÉGIES D'ÉPANOUISSEMENT DES BEAUTÉS FRAGILES

Eleor, œuvre de Cécile Paris, en itinérance vers cONcErn, fait une étape au P9 à Saint-Nazaire : mini-workshop de restauration de l’œuvre. © Jérôme Joy

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Dossier STRATÉGIES D'ÉPANOUISSEMENT DES BEAUTÉS FRAGILES

Le Nem Expérience, un événement de musiciens membres actifs du Projet Neuf, avec l’association La Tête La Première et l’aide d’une bourse artistique de la Ville de Saint-Nazaire, Salle Jacques Brel, Saint-Nazaire, le 16 septembre 2018. © Jérôme Joy

Les circonstances semblent toutefois favorables pour l’implantation du Recyclart à Molenbeek. Le Kunstenfestivaldesarts, le fameux festival dont je parlais en début d’article et qui a débuté dans les premiers jours de mai, a fait du Recyclart son quartier général, plaçant ce nouveau lieu sous les projecteurs. On peut donc présager le meilleur pour l’association. En évoquant rapidement la programmation du centre d’art du Recyclart, Dirk Seghers semble avoir carte blanche. « Si une personne collectionne trois cents coucous suisses, je serai sûrement intéressé pour les exposer, parce que l’art débute avec une obsession2 », me dit-il. Dans la programmation, on retrouve ce qui fait l’ADN du lieu : une sensibilité

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2 Entretien avec Dirk Seghers, coordinateur et programmateur du Recyclart, réalisé en mai 2019

pour le petit, le fragile, le vulnérable et ce souci de conjuguer le populaire et l’érudit, la vie de quartier et le rayonnement européen. Quand je demande à Dirk Seghers ce qu’il aimerait améliorer à l’avenir, il pointe deux choses. Tout d’abord, il aimerait intensifier la relation entre culture et économie sociale, déjà présente, et il aimerait faire moins de demandes de subventions. En 1997, il suffisait d’une seule demande pour quatre ans d’activités, aujourd’hui il croule sous une quinzaine de dossiers à réaliser par an, ce qui le freine dans ses autres activités. Parmi les trois lieux dont il sera question ici, Recyclart est clairement le lieu qui affirme son


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ouverture au public et son envie de dialoguer avec le quartier, ce qui pose la question du quartier dans lequel on implante un tel projet. Je n’ai pas eu le temps de clairement poser la question, mais il me semble que la nouvelle localisation géographique du Recyclart, comme l’ancienne, soit liée à des quartiers laissés à l’abandon. On peut logiquement supposer que les grands volumes vides et disponibles se trouvent dans des quartiers qui ne sont pas trop investis, mais serait-ce exagéré de se demander s’il y a un lien entre la localisation d’une activité culturelle et l’objectif de gentrifier un quartier ? Qui rend service à qui ? Les propriétaires rendent-ils service aux artistes en les hébergeant dans de grands lieux ou les artistes rendent-ils service aux propriétaires en transformant le quartier d’une manière désirable selon eux ? À L’OMBRE DE LA TOUR NUAGE C’est en banlieue parisienne, à Nanterre précisément, qu’est installé le deuxième lieu d’art visité dans le cadre de ce dossier. Relativement proche du Théâtre des Amandiers, le Wonder/Zénith occupe un bâtiment octogonal entre deux tours aux esthétiques radicalement différentes. La première, miroitante et géométrique, reflète les rayons aveuglants du soleil. La deuxième, tout en courbes, est l’œuvre de l’architecte Émile Aillaud et fait partie de l’ensemble des Tours Nuages. Sur le toit de ce bâtiment octogonal se trouve une terrasse baignée par deux sources lumineuses : le soleil et les miroitements de la première tour. C’est ce qui alimente l’imaginaire des membres du Wonder/Zénith qui se qualifient de « peuple des deux soleils ».

L’aventure du Wonder débute en 2011 sous la forme d’un squat dans le 19e arrondissement de Paris. On y réalise des événements, on y tourne des clips avec un minimum de moyens et avec des matériaux de récupération. Au fur et à mesure des événements organisés, les membres fondateurs du Wonder rencontrent un contact qui leur propose un lieu à Saint-Ouen. Ce lieu, un site entouré de verdure, devint par la suite très important pour l’imaginaire de ses membres. Après quelques années d’activités, le Wonder a dû déménager en périphérie et s’exporte à Bagnolet. Il devient alors le Wonder/Liebert, implanté dans une ancienne usine. Pourtant l’ancien site champêtre de SaintOuen transforme la vision du nouveau lieu : plutôt que de qualifier le Wonder/Liebert d’Artist Run Space, ses membres parlent plutôt de jardin d’acclimatation, le parking qui entoure le bâtiment devient un lac, le périphérique, une rivière, etc. En 2019, le Wonder doit de nouveau déménager. Ce sont presque une centaine de poids lourds qui transitent de Bagnolet à Nanterre. Logé désormais dans ce bâtiment octogonal, le Wonder/Zénith poursuit son activité première : favoriser la rencontre entre les artistes de toutes disciplines qui ont envie de combiner leur formidable énergie, mutualiser les outils et les compétences, occuper les espaces vacants d’une nouvelle manière. Je continue d’échanger au téléphone avec Nelson Pernisco, membre fondateur du Wonder, qui est à l’aéroport pour se diriger vers l’Europe de l’Est. Il m’explique que le Wonder/Zénith fonctionne sans aucune subvention, soutenu uniquement par l’apport financier de ses soixante-cinq membres. À cette autonomie financière s’ajoute la condition nomade du Wonder, toujours poussé à


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occuper des bâtiments dont personne ne veut. « On n’a pas de temps de se servir de nous3 » m’indique Nelson Pernisco, « et être sur la corde raide d’un point de vue géographique nous rend vivaces. » Concernant la mobilité du Wonder - ou des Wonder, c’est selon - on peut y trouver un écueil : ses membres ont du mal à dégager du temps pour travailler avec le quartier dans lequel ils sont implantés, bien qu’ils soient intéressés pour travailler avec l’existant. « On n’est pas un projet bulldozer », m’affirme Nelson Pernisco, mais comme nous allons le voir, l’implantation dans un nouveau lieu peut évoluer d’une sombre et étrange manière. En faisant quelques recherches sur internet à propos du Wonder, je trouve un article sur le site squat.net paru peu de temps après l’ouverture du Wonder/Liebert à Bagnolet. L’article, très à charge contre l’association, met en lumière l’expulsion de personnes réfugiées pour implanter le projet artistique sous couvert de gentrification du quartier. Il est vrai que les artistes ne sont pas les seuls à rechercher des lieux à l’abandon et disponibles, et la précarité artistique ne gomme pas - comment le pourrait-elle ? - l’urgence qu’il y a à réfléchir à un accueil digne pour la population réfugiée en France. « L’article nous a fait mal quand il est sorti », m’avoue Nelson Pernisco, « d’autant plus que nous venions tout juste d’arriver sur le lieu. On a essuyé beaucoup de reproches alors qu’on a eu la sensation de ne pas pouvoir dire un mot. » Il ajoute que d’une certaine manière, les artistes sont aussi victimes de la gentrification, que c’est quelque chose qui dépasse le Wonder, et qu’au lieu de répondre frontalement, il·elle·s ont plutôt privilégié les actes dans le temps. Je reste persuadée de mon côté que l’article de squat.net oppose avant tout des personnes pauvres à des personnes précaires, et que le problème est ailleurs.

3 Entretien avec Nelson Pernisco, président et cofondateur du Wonder/Zenith, réalisé en mai 2019

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C’est bien la précarité qui a poussé les membres du Wonder à se réunir et à s’installer dans une banlieue devenue à la fois source d’inspiration et belvédère du monde artistique. Les membres du Wonder voient loin et voient grand. Autant Recyclart mise sur la sauvegarde du petit et du fragile, autant le Wonder fait le pari de monter un lieu pour travailler le grand format. Ceci dit, tout un ensemble de disciplines se croise au Wonder : sculpture, installation, vidéo, radio, tatouage, cuisine, etc. C’est la complémentarité qui caractérise la rencontre entre les pôles artistiques. « Moi je ne maîtrise pas la vidéo », me dit Nelson Pernisco, « mais quelques mètres plus loin se trouve un autre artiste dont c’est la spécialité et que je sollicite si j’ai besoin d’aide. » J’ai évoqué à l’instant le tatouage et la cuisine, qu’on n’identifie pas forcément dans le champ de l’art contemporain. Pourtant le Wonder questionne tout autant ces activités dans l’idée de développer une interdisciplinarité curieuse et soucieuse de casser les schémas classiques du milieu artistique actuel, jugé parfois strict et ennuyeux. « Lorsqu’on organise un événement, un vernissage, une exposition, on joue de la musique qui crée une forme de langage avec ce qu’il y a à voir », m’indique Nelson Pernisco. Il existe depuis peu un lien privilégié entre le Théâtre des Amandiers et le Wonder/Zénith, installés tous les deux dans la longue rue Pablo Picasso à Nanterre. Des visites se sont déroulées dans les deux lieux et des invitations respectives sont envoyées, « mais ceci ne doit pas gommer les initiatives plus petites et plus locales. » Aujourd’hui, le Wonder/Zénith souhaiterait créer une structure plus effective en interne et bénéficier d’une salle d’exposition. Il voudrait aussi consolider et participer en ses murs à un réseau interne et être un lieu ressources pour les aides de la Maison des artistes, pour les résidences, les échanges entre artistes et aspire à les fédérer pour défendre leurs droits.


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Le Wonder a su sans conteste accompagner les mouvements qu’on lui a imposés, signifiant chaque étape décisive par une modification de son nom, inspiré par l’ancienne fonction des bâtiments qui lui a été proposée. Il a, tout comme certaines TAZ, su garder un cap et épouser les changements parfois difficiles en vue de se transformer, se renouveler sans se trahir. Est-ce que ce mélange de souplesse et de force de conviction serait une nouvelle manière de garantir sa survie en proposant une alternative au monde artistique actuel ? LA PLANÈ TE À L’ORBITE EXCENTRIQUE Rendez-vous sur les côtes de la Loire-Atlantique pour le dernier lieu dont il est question ici. Au bord de l’estuaire de la Loire, Saint-Nazaire est une ville à laquelle certaines initiatives, comme la création du Lycée Expérimental, donnent une coloration particulière. Elle se veut accueillante, depuis quelques années, pour les artistes et c’est dans ce contexte propice à l’expérimentation qu’est né le Projet Neuf. En 2014, le département initie l’installation d’un projet pilote qui permet à des artistes principalement nazairiens de se rencontrer, de bénéficier d’un espace-atelier, de cultiver un jardin, de tester l’accrochage de leurs productions dans une salle d’essais, etc. le tout pendant deux ans maximum. À l’initiative du projet, les portes sont retirées des espaces-ateliers de manière à favoriser la circulation et la rencontre entre les membres qui choisissent, à leur gré et selon leur projet, de rester quelques semaines, quelques mois ou plus. S’il existe une commission départementale qui sélectionne les artistes sur dossier pour une durée d’un an, celles et ceux qui veulent rester moins longtemps sont accueilli·e·s à bras ouverts.

En 2016, le projet pilote entame un virage pour devenir un lieu professionnalisant, tourné essentiellement vers les arts visuels et contrariant la dynamique de projets qui avait été initiée. Les portes des ateliers furent réinstallées. La coordinatrice et une grande majorité des artistes présents décident de partir, désireux de créer une nouvelle association qui réfléchit à sa structuration en même temps qu’elle favorise l’émergence de projets artistiques. Ils privilégient le modèle de l’association collégiale et travaillent à l’élaboration d’une charte définissant les contours du nouveau projet artistique. Le Projet Neuf, créé officiellement en février 2017, se laisse la liberté de se définir continuellement : interdisciplinaire, il réunit artistes en arts visuels, en arts sonores, du spectacle vivant, musicien·ne·s, cinéastes, architectes, écrivain·e·s, acteurs et actrices des logiciels libres sous forme de zones d’expérimentations définies par des acronymes. Ces zones d’expérimentations (LAC, NEM, CIEL, PLAT, etc.) sont poreuses entre elles et sont autant de zones fertiles aux croisements des disciplines. Défini comme un atelier d’ateliers et un espace laboratoire, le Projet Neuf a vocation d’être un « libre-lieu », qui, comme les TAZ, est plutôt auto explicite. Régine Fertillet, coordinatrice du Projet Neuf, appuie sur l’importance du temps disponible pour les membres actifs, aussi important que l’espace dans lequel ils expérimentent. « L’autogestion est une idée importante au sein de l’association4 », ajoute-t-elle, « on veut montrer que les choses sont possibles, et pour cela chacun·e doit être responsable sans empêcher ni freiner la liberté de faire. Cette autonomie n’empêche pas la convivialité et l’ouverture entre les membres. » La convivialité, précisément, s’illustre aussi par l’absence d’instance de sélection : chacun·e peut devenir membre actif·ve et participer à la vie du Projet Neuf.

4 Entretien avec Régine Fertillet, coordinatrice et cofondatrice du Projet Neuf, réalisé en mai 2019


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Les raboteurs : trois membres du Projet Neuf restaurent une partie du bâtiment. © Régine Fertillet

Le bâtiment 89, lieu de travail du Projet Neuf. © Régine Fertillet


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Tout comme le Wonder, le Projet Neuf est porté financièrement par ses membres et souhaite mutualiser les idées, les outils, les espaces tout en questionnant l’idée du collectif. « On fait le pari de la pédagogie », précise Régine Fertillet, « la discussion peut faire évoluer les avis, on ne veut pas imposer les choses, mais plutôt être dans l’échange. » L’originalité du Projet Neuf – que ses membres actifs appellent P9, comme la planète transneptunienne – réside dans sa vision qu’elle élabore à travers le prisme artistique jusqu’à sa propre structuration. Pensé de façon collégiale, le P9 est organisé de façon horizontale avec une coordination et une C.R.A.C. (C. Référente de l’Association Collégiale, chacun·e étant libre de définir le premier C de l’acronyme), personne référente parmi les membres actif·ve·s qui alterne tous les mois. Le roulement des C.R.A.C. permet à chaque membre d’accompagner la coordination tout en évitant la polarisation du pouvoir à un nombre restreint de personnes. Une des caractéristiques importantes du P9 est de favoriser l’imprévu et l’imprévisibilité, perçu comme un des facteurs importants de la création artistique et soutenu par le croisement des pratiques. La spontanéité de certaines propositions qui émergent du P9 peut donner lieu à des événements éphémères pouvant questionner les manières de montrer ses productions artistiques.

Le P9 privilégie également la souplesse face aux obstacles rencontrés : sans lieu pendant près de deux ans, pourvu de subventions moins importantes que demandées, retards accumulés des travaux d’aménagement du nouveau lieu, etc. « Il est important de savoir renvoyer la balle », me dit Régine Fertillet, « d’utiliser les difficultés de manière positive, mais ce n’est pas parce que nous sommes souples que nous sommes forcément consensuels. » En juin, le Projet Neuf va investir le bâtiment qui lui était destiné depuis deux ans pour y faire les derniers travaux de peinture et y amener son enthousiasme, tout en restant modeste face au contexte actuel et sans céder à l’ivresse d’une euphorie aveugle. « Je pense que le Projet Neuf a besoin d’être traversé par plus de diversité encore », conclut Régine Fertillet, « par des personnes d’origines différentes. » Le temps est résolument l’allié du Projet Neuf : prendre le temps de se réunir, de réfléchir à une structuration originale, de se rencontrer pour échanger, créer, essayer, se tromper, d’essayer à nouveau... Temps et souplesse caractérisent le Projet Neuf qui, malgré les aléas, conserve son énergie. Est-ce que les nouvelles stratégies de préservation des beautés fragiles débutent avec un désir qui ne s’éteint pas dans le temps ?


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ÉPILOGUE Alors que les artistes semblent peiner à trouver leur place face à des institutions qui semblent peiner elles-mêmes face à leurs tutelles dans un engrenage mortifère, force est de constater que les artistes ne manquent ni d’idées, ni de ressources. L’énergie phénoménale déployée n’est pourtant pas de trop compte-tenu de la solidité et de la rigidité des mécanismes qui refroidissent l’enthousiasme des acteurs artistiques et raidissent la fluidité des échanges entre eux. Les trois associations qui composent ce dossier tentent, le plus souvent avec succès, de préserver et de développer une forme de beauté (qu’on utilise ici comme synonyme de liberté) qui se présente comme une alternative aux modèles principaux et vus comme exclusifs, et comme des propositions beaucoup plus ductiles. Dans les recoins, les creux, les failles, émergent un souffle, une respiration bienvenue, un appel d’air. Une structure comme Recyclart a su durer dans le temps, conservant précieusement ses caractéristiques premières malgré les bouleversements qui l’ont frappée et l’usure du temps qui passe. Destiné à intégrer des quartiers en difficulté ou jugés comme tels, Recyclart puise dans la terre où il prend racine pour révéler la beauté d’un lieu, d’un quartier, de ses habitants, de celles et ceux qui en franchissent l’entrée.

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Le Wonder, de son côté, navigue parmi les bâtiments laissés à l’abandon en région parisienne tout en osant les grandes réalisations. En accueillant les différentes étapes de sa transformation, le Wonder – nommé actuellement le Wonder/Zénith – emprunte les virages imposés tout en s’enrichissant, tel un cours d’eau. Fort de ses soixante-cinq artistes, il encourage la rencontre entre ses membres, entre les pratiques, tout en s’étendant vers des domaines peu explorés par l’art contemporain. Enfin, le Projet Neuf, l’association la plus récemment créée des trois, s’est profondément questionné sur ses fondations pour en extraire un modèle de fonctionnement original. Coconstruit par celles et ceux qui en sont membres, le P9 expérimente sa structuration, la porosité entre ses zones d’expérimentations et l’émergence de projets inédits. Toujours prêt à accueillir de nouveaux membres, le P9 tend vers plus d’ouverture et d’autonomie. Ces trois exemples ne constituent en aucun cas une liste exhaustive – bien heureusement – mais donnent des indications sur des états d’esprit et des attitudes qui sont adoptés, et qui favoriseraient l’épanouissement de formes spontanées, fragiles et sans doute expérimentales. Il a été question à la fois de souplesse, de temps, de désir et d’une certaine manière, de conviction en de multiples formes de beauté et de liberté. Car c’est bien une conviction profonde qui donne l’énergie aux espaces artistiques. Mais comme toute flamme, elle a besoin de trois choses pour exister : une étincelle, un combustible et de l’oxygène. Sans air, sans terrain favorable, une étincelle dans la tête ne grandit pas.


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C’est peut-être la raison pour laquelle les projets exposés dans ce dossier sont principalement des projets collectifs et pluridisciplinaires : à plusieurs, on fait des choses qu’on ne peut faire tout·e seul·e, cela amène une autre vision de l’économie de l’art. Bien entendu, parmi les trois exemples proposés, aucun parcours n’est exemplaire et tous les parcours le sont : il suffit de regarder les choses plus lucidement, de bénéficier d’expériences antérieures, de savoir à la fois changer et tenir fermement un cap, de savoir se positionner sur le spectre des possibilités entre les choix radicaux et la consensualité.

L'AUTRICE Florelle Pacot (née en 1985 à Laon, France) est une artiste plasticienne dans le domaine des arts numériques, une médiatrice et une des membres fondatrices du Projet Neuf. Elle s'est investie dans diverses associations liées aux univers numériques ( Songo-Stereolux, PiNG, Electroni-k ) et a rédigé des comptes-rendus de workshops dans la perspective de rendre accessibles les dernières réflexions en matière de nouvelles technologies. Sa présence au sein du Projet Neuf l'a amenée à se questionner sur les notions de friches culturelles et de tiers-lieux. http://89.projetneuf.fr

J’espère, pour finir, que les quelques idées présentées ici sauront s’épanouir dans le temps et devenir autant de sources d’inspirations pour d’autres étincelles à venir.

http://wiki.projetneuf.fr http://projetneuf.cc/


JU À ST CO E L TÉ À,

Carte blanche

Clio Simon

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cliosimon.com


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Là où la polis est d’abord poésie de signes. Juste là, à côté. Pas en dehors, pas isolé, ni éloigné de l’espace urbain, mais juste là, à l’Est, en périphérie de Rome. Un ancien Fort militaire de 13 hectares, recouvert par une dense végétation. Aujourd’hui occupé, habité, autogéré, on l’appelle « Le Forte Prenestino ». Anciennement nommé « Forte Prenestina », la lettre A a été encerclée puis barrée par les nouveaux habitants pour rebaptiser ce lieu. Un geste daté du 1er mai 1986, jour de fête du « Non lavoro » (non-travail). Depuis, le Forte Prenestino est habité par 15 habitants, faune et flore y abondent. Tout dans leurs gestes est poésie d’un Dehors non-verbal absolument transposable sur le terrain politique. Lorsqu’ils ont découvert le Fort abandonné, ils ont d’abord découvert le Vide, un lieu qui s’était tue, une Cité Idéale en devenir. Les pas des nouveaux habitants ont alors percé le Vide, pour faire chanter les pierres et tracer de nouveaux chemins.


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Charlotte Lidon

Le af s a ri rt ca is in tes ee c t l on ' a te rt m tr po ad ra iti in on s d ne e l d la u dia co s nt po in ra en t

À DU LA PA T RE E SS M CH É PS ER CH E Dossier 42


Parmi

les sujets qui ont animé les débats de l’année 2018, les enjeux de la restitution des œuvres d’art aux pays africains1 marquent un tournant majeur dans le positionnement de la France face à ses anciennes colonies. Si cette question cruciale est passée quasi inaperçue des néophytes et du grand public, elle continue largement de mobiliser le monde de l’art ; journalistes spécialisés et chercheurs organisent à la volée de nombreux colloques et discussions sur la question. De leurs côtés, les musées se prononcent pudiquement en faveur d’un retour des œuvres spoliées dans leurs pays d’origine alors que les professionnels du marché de l’art, à l’instar du marchand belge Didier Claes continuent d’encourager les politiques et les collectionneurs du continent à prendre conscience de la valeur inestimable du patrimoine culturel africain2.

1 Felwin Sarr, Bénédicte Savoy, Restituer le patrimoine africain, 2018. 2 « Le Monde » du 8 juin 2017.


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Sans perdre de vue le prisme de l’art, nous verrons ici l’engagement des artistes Kader Attia, Dimitri Fagbohoun, Pélagie Gbaguidi et Thierry Oussou quant à l’emploi et l’influence des artéfacts africains traditionnels dans leurs productions3. Quels messages cherchent-ils à transmettre ? Quelle est la part de revendication dans leur pratique ? Questionnant la mémoire personnelle et collective ainsi que l’identité de chacun, nous verrons comment le regard poétique et critique de ces artistes nous invite à repenser l’histoire. À travers une remise en perspective historique de la découverte de l’art africain par les pays occidentaux depuis la fin du XVIIIe siècle, nous aborderons la naissance du marché et l’influence majeure des objets dit « primitifs » sur les artistes de la première moitié du XIXe siècle. Notre récit sera ponctué par l’étude des œuvres des artistes précités.

3 La réflexion est ici nourrie d’une série d’entretiens que j’ai eue avec les artistes entre les mois d’avril et mai de cette année.

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1815 : Le Congrès de Vienne met un terme au pillage généralisé lié aux conquêtes napoléoniennes et pose les premières réflexions sur la place des œuvres d’art, leur circulation et leur conservation4. Derrière ce raisonnement, une idée avait déjà germé : les œuvres d’art comme les savoirs scientifiques ne se limiteraient pas au territoire étriqué d’une nation mais appartiendraient à l’humanité entière, à condition d’être conservées dans un lieu universel et cosmopolite tel que le Louvre. Malgré tout, fomentés par les conquêtes coloniales, les musées européens ont accumulé les « arts lointains » tout au long du XIXe siècle. À Paris, le musée du Trocadéro expose en 1894 des butins de guerre tels que les trésors d’Abomey, ancien royaume du Dahomey dont le Bénin réclame le retour activement depuis 20165. C’est la première demande officielle d’une ancienne colonie subsaharienne à la France6. D’autres suivront…

4 Pausanias déjà retrace l’histoire du pillage des œuvres d’art depuis leurs origines. Le phénomène est constant depuis le début de l’antiquité jusqu’à la période contemporaine. 5 Voir : le travail de Thierry Oussou que nous étudierons plus loin. 6 Notons qu’il y avait eu des précédents dès les années 2000. En 2005 Christiane Taubira, députée de Guyane, écrit au Premier ministre français : « Le peuple du Bénin très attaché à sa culture ne comprendrait pas un refus de la France à restituer les traces de son histoire glorieuse ».

Ainsi la découverte des arts africains par l’Occident reste intimement liée à l’histoire coloniale. De nombreux objets ont été rapportés en Europe par les missions évangéliques et ethnographiques du début du siècle dont l’une des plus célèbres fut l’expédition Dakar-Djibouti dirigée par l’ethnologue Marcel Griaule et dont l’écrivain Michel Leiris publiera un compte rendu peu glorieux dans son ouvrage l’Afrique fantôme, publié en 1934. Cet aspect de l’histoire coloniale qui reste à dénoncer est l’un des sujets de prédilection de l’artiste Kader Attia7 qui n’a de cesse depuis les années 2000 d’aborder le thème de la spoliation à travers ses œuvres et installations. Dans son œuvre Dispossesion8 il examine le rôle des missionnaires chrétiens dans la colonisation des cultures africaines. Plus qu’une œuvre d’art formelle, l’installation mise en place par l’artiste se veut revendicative et pose les jalons de son travail sur la thématique de la réparation.

7 Artiste Franco-Algérien vivant à Berlin. Kader Attia a fait l’objet de nombreuses expositions et gagné des prix importants dont le prix Marcel Duchamp en 2017. 8 Salzburg, 2013 ; Berlin, 2013 ; Middlesbrough, 2017.


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Kader Attia Dispossession, 2013, avec l'aimable autorisation de l'artiste et de Lehmann Maupin, Collection MdM, Salzburg, MimA Middlesbrough Institute of Modern Art, presented by Contemporary Art Society through the Collections Funds at Frieze 2016/17, photo Š Elisabeth Bernstein

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Dossier À LA RECHERCHE DU TEMPS PASSÉ

L’artiste y met en scène une partie de la collection du Vatican composée de plus de 80 000 objets africains ramenés en Europe par les missionnaires à l’époque coloniale. Le thème du rapatriement est au cœur de l’installation où sont abordées les questions politiques et psychanalytiques qui continuent de nourrir son travail à ce jour. Kader Attia y dénonce la domination européenne au détriment de cultures africaines, dépossédées de leur histoire et de leur passé allant même jusqu’à parler d’ethnocide. Il invoque ainsi la notion de réparation pour faire la lumière sur la dette, morale et matérielle, que les puissances européennes – états, Église catholique - ont envers les populations africaines. Il est intéressant de noter qu’au moment où l’artiste propose ce projet pour la première fois en 2013, peu de commissaires comprennent sa démarche. Après plusieurs refus, Sabine Breitwieser conservateur au musée d’art moderne de Salzburg l’aide enfin à financer le projet et à le montrer. La Haus der Kulturen der Welt de Berlin lui

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emboitera le pas sous la direction de Anselm Francke marquant ainsi le début d’un engagement de l’artiste sur les questions liées au colonialisme et les répercussions de l’hégémonie culturelle moderne occidentale. Si l’intérêt ethnographique de ces objets évoquant l’exotisme et le monde « sauvage » est avéré pendant tout le début du siècle, il est primordial de noter que se développa parallèlement à travers l’Europe une approche esthétique et plastique qui conduira à la construction d’un commerce organisé et permettra lentement aux objets de glisser du statut d’artefact cultuel à celui d’œuvre d’art ayant inspiré les plus grands peintres de l’époque moderne. La première exposition française « d’art primitif » qui présente des objets africains est organisée par le collectionneur et marchand Paul Guillaume, à Paris en 1919, sous le titre « Première exposition d’art nègre et océanien ». Un catalogue, comportant la liste des objets et deux courts textes accompagnent l’exposition9.

9 Philippe Peltier, « Carl Einstein. La Sculpture nègre », Critique d’art [En ligne], 14 | Automne 1999, mis en ligne le 28 mars 2012, consulté le 12 mai 2019.

En 1929, sous la direction de Paul Rivet assisté de Georges-Henri Rivière, la représentation du Musée du Trocadéro est renouvelée. C’est là, dans les réserves du musée que le maître de l’art moderne Pablo Picasso découvrit les arts d’Afrique : « Quand je me suis rendu pour la première fois au musée du Trocadéro, une odeur de moisi et d’abandon m’a saisi la gorge. J’étais si déprimé que j’aurais voulu partir tout de suite. Mais je me suis forcé à rester, à examiner ces masques, tous ces objets que des hommes avaient exécutés dans un dessein sacré, magique, pour qu’ils servent d’intermédiaires entre eux et les forces inconnues, hostiles qui les entouraient, tâchant ainsi de surmonter leur frayeur en leur donnant couleur et forme. Et alors j’ai compris que c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique ; c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Le jour où je compris cela, je sus que j’avais trouvé mon chemin10 ».

10 « Picasso Primitifs », Musée du quai Branly, Paris, 2017, p. 32.


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L’ordre ancien où se mélangeaient panoplies d’armes, sculptures et objets divers, est transformé en une représentation où chaque objet, à la lumière des nouvelles connaissances ethnographiques, est montré dans son contexte culturel. Cette citation de Pablo Picasso résonne particulièrement avec une réflexion que nous livrait il y a peu l’artiste Pélagie Gbaguidi11 : « J'ai envie de m'arrêter sur la question d'objet d'art africain et de lui donner sens. […] L’objet dit africain se présente à moi comme un réceptacle, un lieu de convergence d’une mémoire, une résurgence kaléidoscopique d’une dislocation, à savoir que les objets portent en eux à la fois la trace de l’arrachement et le vernis d’une esthétique plaquée, devenue patine. À l’heure des débats récents enflammés sur les restitutions, il me semble primordiale d’insister sur la dimension spirituelle qui se dégage de ce tourbillon.

11 Née à Dakar, Pélagie Gbaguidi est d’origine béninoise et vit aujourd’hui à Bruxelles. Elle participe à la Documenta 14 qui s’est déroulée en à Athènes du 8 avril au 16 juillet 2017.

Souvent ce qui est évoqué à propos des objets, c’est la partie visible, quantitative, scientifique. Le souci de l’objectivation prend de l’ampleur sur la partie spirituelle, émotionnelle, voire invisible du patrimoine. Souvent j’ai entendu cette assertion “mais ce ne sont que des objets”. Trop facile ! Nous devons complexifier le problème pour dégager plus de possibilités de dialogue pour se donner la chance d’une meilleure analyse de la situation. Ces objets n’ont aucune vocation à être dans des vitrines pour qu’on les observe et les regarde. Cette imposture de l’objet fonctionnel devenu œuvre d’art africain dans les vitrines arrive à bout de souffle ! Ce qui se déroule maintenant me fait dire que nous arrivons à la fin d’un cycle, qu’un devoir de conscience anime les discussions sur cette question d’une amputation culturelle ».

En 1930, l’exposition d’art africain et océanien organisée à la galerie du théâtre Pigalle à Paris constitue une étape clé dans l’histoire de l’appréhension des arts premiers en Occident. Le succès de cette exposition est aussi la conséquence de l’importante aura des personnalités impliquées dans l’exposition, qu’il s’agisse des organisateurs – Tristan Tzara et les célèbres marchands Pierre Loeb et Charles Ratton – ou des prêteurs – Pablo Picasso, André Derain, Georges Braque, Joan Miró, Paul Guillaume ou encore Félix Fénéon, etc. Mais c’est surtout la très grande qualité des pièces réunies qui assoira au fil du temps la réputation de l’événement. Parmi les objets présentés alors, beaucoup sont aujourd’hui considérés comme des œuvres majeures des arts africains et océaniens.


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La multiplication des ventes publiques pendant ces années atteste de l’engouement d’un public toujours plus large pour les arts non-européens. Dès 1929, l’hôtel Drouot organise plusieurs ventes de collectionneurs aux noms aujourd’hui illustres ; Georges de Miré, Paul Eluard – André Breton parmi d’autres. Le nombre des ventes ne cesse de croître régulièrement jusqu’en 1931, puis il chute en 1932 suite à la crise économique pour reprendre faiblement en 1934. Si les prix retrouvent rapidement leur niveau dans les années 1934, les acheteurs sont cependant peu nombreux en Europe. À la recherche de nouveaux marchés, Charles Ratton et Louis Carré, deux illustres marchands de l’époque organisent des expositions à New York. C’est ainsi que s’ouvre à la galerie Pierre Matisse une exposition d’art primitif d’Afrique, d’Amérique et d’Océanie en 1936.

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C’est cet aspect du marché que Dimitri Fagbohoun12 a choisi de mettre en avant dans son dernier travail. À travers plusieurs œuvres regroupées dans le corpus Recollection initié en 2015, l’artiste se réapproprie l’art africain dit « classique », qui ont influencé la pensée et les arts occidentaux. Il cherche ainsi à souligner le changement de fonction, de forme, d’usage et de valeur subi par ces œuvres dans le monde occidental. Il s’agit de s’interroger sur leur perception comme source d’inspiration. Pour ce faire, Recollection s’appuie sur des œuvres majeures, soigneusement choisies au sein de collections particulières et muséales. L’artiste se réapproprie ainsi les œuvres dont il donne sa propre interprétation. Il s’agit ici de questionner les objets africains ayant fait l’objet d’une captation, d’une appropriation voire d’une assimilation par l’Occident. Dans l’exposition qu’il présentait à Bruxelles à la galerie Félix Frachon13, Dimitri Fagbohoun présentait ainsi une variation cubiste du fétiche à clou qu’il nommait Nkissi-Pi. Cette sculpture

a vu le jour dans l’esprit de l’artiste comme un hommage au maître de l’art moderne Pablo Picasso qui, comme nous l’avons évoqué plus haut, fut largement inspiré des « arts nègres ». L’artiste Dimitri Fagbohoun nous propose ici une œuvre sensible à la puissance plastique forte. Sculpture de céramique noire au visage détaché du corps, Nkissi-Pi dépasse la citation stricte au profit d’une esthétique nouvelle et singulière.

12 Artiste Bénino-Ukrainien ayant grandi au Cameroun avant de s’installer en France. Le projet Recollection dont nous présenterons plusieurs œuvres ici a reçu le Smithsonian Fellowship Award en 2017 et bénéficie du soutien de la Smithsonian Institution à Washington.

14 Le premier opus de Microcosmos est daté de 2017.

13 Recollection, Galerie Félix Frachon, Bruxelles, du 7 Septembre au 25 Novembre 2017.

Scrutant les grands collectionneurs, marchands et amateurs qui ont construit l’histoire de l’art africain en Occident, l’artiste poursuit ses recherches et propose en 2017 la suite de son œuvre Microcosmos14 dont le premier opus mettait en scène six statuettes en bronze sous cloche. Parmi les figurines qui composaient cette œuvre, trois étaient issues de collection de musées ou de collections particulières. Dans cette nouvelle série, il enrichit son « panthéon » de nouvelles statuettes ayant appartenu à des personnages illustres.


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Dimitri Fagbohoun Nkissi_Pi, 2017, avec l'aimable autorisation de l'artiste et de la Galerie Félix Frachon, photo © JC Mesmin


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Il réalise des reproductions en bronze d’œuvres devenues emblématiques dans le domaine marchand de l’art africain et les nomme par les noms de leurs collectionneurs. Par-delà l’aspect purement visuel et esthétique, l’artiste introduit ici une dimension historique visant à replacer les œuvres originales dans le contexte européen du XIXe siècle faisant ainsi une mention subtile au mouvement des œuvres dans le contexte colonial. L’objet change de mains, de pays, d’usage. À travers la finesse de son propos, l’artiste nous questionne sur l’histoire de nos aïeuls en même temps qu’il revendique la charge émotionnelle et spirituelle induite dans ses créations. Il nous donne à voir sa version contemporaine de ces objets vénérés sur le sol africain avant de se retrouver transloqués, enfermés sous cloche à l’intérieur d’un musée.

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Une autre de ses œuvres appartenant au même corpus intitulé The Pursuit of Beauty reproduit la statue Déblé de la collection Myron Kunin, figure emblématique de l’esthétique Sénufo. Cette dernière fut proposée aux enchères le 11 novembre 2014. Elle totalisait 12 millions de dollars. Devenue iconique, la sculpture aux traits minimalistes très stylisés fut façonnée par un maître anonyme ivoirien au XIXe siècle plus tard connu sous le nom de maître de Sikasso, nom de convenance donné par le spécialiste en art Senufo, Burkhard Gottschalk pour identifier un artiste sans nom actif au XIXe et au début du XXe siècle dans la région de Sikasso au Burkina Faso, près des frontières avec la Côted’Ivoire et le Mali.

Voulue par l’artiste et réinterprétée au féminin par un sculpteur ivoirien, cette « copie » par un heureux hasard, se rapproche encore de deux autres statues du même maître. Les deux seules connues en dehors de la figure de Kunin : L’une est conservée au Dallas Museum of Art tandis que la seconde, auparavant dans la collection d’Helena Rubinstein, se trouve toujours en mains privées.15 Entièrement recouverte à la feuille d’or, l’artiste choisit un matériau précieux, symbole universel de richesse pour symboliser dans nos esprits la valeur inestimable de l’objet africain le plus cher du monde. Il découvrira plus tard que l’usage de la feuille d’or était déjà avéré dans la statuaire produite sur la côte d’or de l’Afrique dès le XIXe siècle.

15 Parke-Bernet Galleries, New York, The Helena Rubinstein Collection, 21 avril 1966, lot 95.


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� Dimitri Fagbohoun Arman was Nkissi N’Kondi, Série Microcosmos II, 2018, avec l'aimable autorisation de l'artiste et de la Galerie Cécile Fakhoury, photo © JC Mesmin � Dimitri Fagbohoun The Pursuit of Beauty, 2017, avec l'aimable autorisation de l'artiste et de la Galerie Félix Frachon, photo © JC Mesmin


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À partir des années 1930, le marché se déplace de l’autre côté de l’Atlantique. En 1935, à New York, le MoMA, présente l’exposition « African Negro Art »16. Six cent objets d’art [primitif] provenant de diverses collections privées sont regroupés pour les besoins de cette exposition. Cette dernière présentait des pièces de plusieurs collections célèbres et avait pour but de faire connaître l’art africain. Soixante mille visiteurs passeront les portes du musée pour découvrir les œuvres. Cette exposition sera immortalisée par le tout jeune photographe Walker Evans qui réalisera 477 images des œuvres exposées, regroupées en dix-sept portfolios connus sous le nom The Perfect Document. La qualité plastique et sculpturale des objets y est mise en avant. Ce témoignage emblématique de la perception de l’objet africain dans les années 1930 intéresse également l’artiste Dimitri Fagbohoun qui s’inspire des images reproduites pour témoigner à son tour d’une époque.

Alors que le marché continue de se développer sur la côte est des États-Unis, l’Europe se prépare pour la guerre. L’extermination des Juifs d’Europe voit peu à peu le jour sous l’égide du Troisième Reich. Parallèlement aux horreurs de la Shoah, les spoliations à l’encontre des Juifs deviennent la norme. Une note datée du 8 août 1944 de la Dienststelle Westen, Service-Ouest allemand qui stocke dans ses dépôts les objets de valeur appartenant aux Juifs, permet de mesurer l’ampleur de ce pillage17. Les colonies, quant à elles sont enrôlées de force dans les deux guerres mondiales. Selon les chiffres du sous-secrétariat d’État aux Anciens combattants, 178  000 Africains et Malgaches et 320 000 Maghrébins sont appelés en 1939-1940. En 1945, les troupes nord-africaines sont de tous les combats pour la libération du continent. Les Indochinois sont quant à eux recrutés pour faire tourner les usines de guerre alors que 5 000 tirailleurs africains et malgaches, déserteurs ou évadés des camps de prisonniers, gagnent les rangs des FFI (Forces françaises de l’intérieur).

Au sortir de la guerre de 19391945, les critiques face à la colonisation ne cessent de croitre. Le film Les statues meurent aussi que tournent Alain Resnais et Chris Marker pendant les années 1952 et 1953 en est le reflet ; magistral essai-filmique, il s’agit d’un documentaire sur l’Art nègre dans un contexte où la décolonisation semble inéluctable. Filmées sur fond noir ou clair, avec des jeux d’ombre portée et servis par des cadrages dramatiques et esthétisants, les près de cent quarante œuvres d’art africain sélectionnées pour servir le propos de ce manifeste esthétique et social sont issues des principaux musées et collections privées de l’époque. À sa sortie, le film se voit refuser son visa d’exploitation en raison du discours anticolonialiste qu’il véhicule. Il faudra attendre dix ans, pour qu’une copie tronquée du film sorte sur les écrans. Quelques années auparavant, le 16 novembre 1945, était créée l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture connue sous l’acronyme UNESCO.

16 Conçue par James Johnson Sweeney, le futur directeur du musée Solomon R. Guggenheim de New York.

17 Arch. CDJC-XIXa, cité par Caroline Piketty, assistée de Christophe Dubois et Fabrice Launay, Guide des recherches dans les archives des spoliations et des restitutions, Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France, Paris, La Documentation française, 2000, p. 236.

18 Résolution 3187 adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies. 19 Cité dans l’ouvrage de Lyndel V. Prott, Témoins de l’Histoire : recueil de textes et documents relatifs au retour des objets culturels, éditions UNESCO.


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C’est sous son égide que le terme de restitution est utilisé pour la première fois en 197318. Il définit les biens culturels qui ont disparu par suite d’une appropriation illégale. La thèse d’Elazar Barkan, professeur d’affaires internationales à l’Université de Columbia dans son ouvrage The Guilt of Nations : Restitution and Negotiating Historical Injustices19 emploie sciemment le mot « restitution » pour évoquer l’ensemble des tentatives qui visent à corriger les dommages historiques que les pays colonisateurs auraient commis en volant, confisquant ou encore en s’appropriant les œuvres d’art des pays colonisés. Mais, en plus de la nécessité de la restitution de tels biens culturels à leurs pays d’origine, l’auteur ajoute un impératif de réparation. Pour lui, la restitution d’objets culturels à leur pays d’origine est avant tout un concept culturel et moral en plus d’être juridique et politique.

Ce thème de la réparation est récurrent dans le travail de Kader Attia. Pour le prix Marcel Duchamp (2016), Il présente au sein d’une vaste installation le film Réfléchir la mémoire – Reflecting memory, réflexion magistrale sur le membre fantôme. Il est avéré scientifiquement que 60 à 80 % des individus ayant fait l’expérience d’une amputation ressentent la sensation, souvent douloureuse, du membre amputé comme s’il était toujours présent. Partant de ce constat, l’artiste élabore une narration métaphorique, alternant entretiens – avec des scientifiques – et plans fixes, passant avec intelligence et subtilité du traumatisme individuel de ses protagonistes à la douleur collective d’une nation. Lors d’un entretien téléphonique, il me livrait l’urgence de parler de ces blessures immatérielles sur lesquelles nous vivons depuis de trop nombreuses années – blessures culturelles et politiques, blessures liées aux horreurs de la colonisation et de l’esclavage entre autres – de les reconnaitre enfin pour mettre en place un processus collectif de réparation.

Parallèlement au film sur le membre fantôme, l’artiste aborde dans cette installation aux formes multiples le spectre du fantôme culturel. Ainsi, devant une installation d’emballages présentés sur socles et bases comme le seraient des objets précieux, l’artiste fait appel à l’héritage culturel qui nous hante nous permettant de les assimiler immédiatement à des masques africains tels qu’ils seraient présentés dans un musée. Si l’artiste nous pousse à réfléchir, il le fait avec justesse et sensibilité. Il met sans cesse en exergue la fragilité humaine à travers des installations poétiques et puissantes poussant son public à la réflexion. Lorsqu’en septembre 2018, Kader Attia organise pour la première fois à La Colonie le colloque « décoloniser la collection », il ne souhaite pas juger ou incriminer mais bien éclaircir la question de la restitution des objets d’art anciens des cultures colonisées. De nombreux intervenants sont alors présents pour tenter d’articuler la complexité de la question de la restitution, de la promesse du discours politique à la réalité des moyens et des psychologies de notre histoire passée et contemporaine.


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Felwin Sarr, auteur avec Bénédicte Savoy du rapport sur la restitution, fait un lien entre le film Reflecting Memory et les objets spoliés à l’Afrique qui, pour lui, agissent comme un membre fantôme demandant réparation. Il programmera d’ailleurs une projection à Dakar, peu après l’inauguration du musée des civilisations noires en novembre 2018. Là-bas, le film remportera un franc succès. Le public est happé par le rythme et le récit ouvrant le champ des possibles tel que l’a souhaité l’artiste en conclusion de son film à travers les paroles de Boris Cyrulnik et Huey Copland. Ainsi pour Boris Cyrulnik, « la culture et l’affection de son prochain peuvent aider et aboutir à la réparation ». Huey Copland, quant à lui, sous-entend que « le travail de mémoire permet d’accepter le traumatisme – par définition irréparable selon lui – et de le dépasser ».

� Kader Attia Installation pour le prix Marcel Duchamp, 2016. � Kader Attia Reflecting Memory, 2016, avec l'aimable autorisation de l'artiste et de la Galleria Continua, Galerie Krinzinger, Lehmann Maupin and Galerie Nagel Draxler, photo © Kader Attia

La colonisation de l’Afrique noire aura duré environ un demi-siècle. Débutée dans les années 1870 par les grandes puissances européennes, elle prend fin dans la décennie 1950-1960 à la suite de nombreux soulèvements. Ainsi, le Soudan anglo-égyptien, le Ghana et la Guinée, gagneront respectivement leur indépendance en 1956, 1957 et 1958. Au Cameroun, ancienne colonie allemande partagée en 1918 entre la France et le RoyaumeUni, des soulèvements éclatent dès 1956 qui mèneront à son indépendance en janvier 1960. La nouvelle république du Sénégal est proclamée la même année ; l’agrégé de grammaire Léopold Sédar Senghor en devient le président. À son initiative, Dakar accueille en 1966 le premier festival mondial des Arts nègres. L’exposition qui l’accompagne – L’Art nègre, Sources, Évolutions, Expansion – est magistrale, avec des prêts issus des plus grandes institutions et collections privées d’Occident et d’Afrique. L’ultime section « Art nègre et art occidental contemporain », confrontait le génie des artistes occidentaux tels que Fernand Léger, Juan Gris, Pablo Picasso, Paul Éluard ou encore André Derain à celui des maîtres de la sculpture en Afrique.

Un mouvement général se met en marche ; les états indépendants cherchent à récupérer des éléments précieux de leur patrimoine culturel, pour beaucoup conservés dans les musées des anciens pays colonisateurs. De surcroît, en dépit des nouvelles souverainetés acquises, une partie du patrimoine de ces États continue de tomber aux mains des pilleurs, alors que les anciennes colonies manquent de ressources pour contrer ce phénomène. C’est dans ce cadre que voit le jour la convention de l’UNESCO de 1970 concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriétés illicites des biens culturels. Cette dernière est toujours en vigueur à ce jour et appliquée au quotidien par les professionnels du marché de l’art. Dans la foulée, les autorités françaises instituaient la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations faites aux Juifs20. Les archives sont nombreuses et constituent la documentation qui fera foi dans le cadre de la procédure de restitution mise en place aux dépens des nombreux objets collectés auprès des anciennes colonies21.

20 Le décret est acté le 10 septembre 1999. 21 Notons ici que le 15 avril dernier a été entérinée par Franck Riester la création d’un service de recherches sur les provenances des collections françaises en vue d’accélérer la politique de restitution aux familles juives.


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Selon l’UNESCO, l’objectif de la restitution est l’unité et la cohérence du patrimoine reconstitué. Le but à atteindre « est d’assurer le retour dans le pays d’origine des objets et documents qui sont les témoins indispensables à la compréhension par chaque peuple de ses racines et de sa culture ». Pour ce faire, l’UNESCO entend donner une priorité absolue à certains biens culturels spécifiques qui ont une valeur et une signification socioculturelle fondamentale pour leurs pays d’origine et leurs populations. Ainsi, en 2007 et 2009, la France restituera des têtes maories, dotées de pouvoirs sacrés, particulièrement révérées par les autochtones ou encore des fragments de peintures murales égyptiennes qui étaient exposés au Louvre. Si l’Afrique est laissée de côté par les autorités françaises, les initiatives privées, elles, se multiplient. Au Bénin, l’une des plus anciennes colonies françaises, la Fondation Zinsou organise en décembre 2016 l’exposition « Béhanzin, roi d’Abomey »22 à l’occasion du centenaire de la mort du souverain. Réalisé en partenariat avec le tout jeune musée du Quai Branly, une cinquantaine de pièces parmi les plus symboliques du royaume d’Abomey y sont exposées ; notamment un trône royal et les deux grandes statues du roi-lion et de son fils-requin. 275 000 visiteurs vinrent découvrir leur patrimoine.

22 « Béhanzin, Roi d’Abomey », Fondation Zisou, Cotonou, 26 décembre 2006 – 16 mars 2007.

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Parmi eux, le jeune artiste Thierry Oussou23 dont la découverte du trône ayant appartenu au roi Béhanzin, souverain d’Abomey de 1889 à 1894 l’incita à développer une pratique artistique sur le patrimoine de son pays. Depuis, il n’a de cesse de développer dans son travail ce qu’il appelle « l’archéologie sociale » visant à développer le sens critique. Son œuvre Impossible is Nothing24 qui fut présentée à la dernière Biennale de Berlin tente ainsi de donner des clés de compréhension sur l’histoire de son pays, le Bénin. Comment se réapproprier sa propre histoire lorsque les œuvres témoins de ce passé commun ont disparu, volées par l’Occident ? En tant qu’artiste, Thierry Oussou cherche à comprendre et décide de mettre en scène la découverte du trône lui-même par de jeunes étudiants en archéologie. Pour ce faire, il commande une réplique du trône à l’un de ses amis sculpteurs, Elias Boko, héritier des traditions artisanales transmises de père en fils depuis la nuit des temps. Ainsi taillé selon la tradition, le trône monoxyle

23 Artiste béninois installé à Amsterdam. En 2016, il reçoit le prix Jacqueline van Tongeren Fellowship, Rijksakademie V.B.K. 24 We don’t need another Hero, Biennale de Berlin, 9 juin -9 septembre 2018. Impossible is nothing, 2016-2018. 25 Entretien téléphonique avec l'artiste, mai 2019

est enterré dans sa ville natale d’Allada par l’artiste avec d’autres objets parmi lesquels une récade, autre symbole de pouvoir des rois d’Abomey ou encore une bouteille de gin. S’ensuit la découverte par les étudiants de l’université d’Abomey Calavi, orchestrée par l’artiste, sous forme de performance filmé. Si l’université s’opposa a posteriori au projet dans sa version finale, quelques étudiants continuèrent de soutenir l’artiste jusqu’au bout. Leurs rapports furent intégrés au sein de l’installation présentée lors de la Biennale. Thierry Oussou insiste ici sur l’aspect éducatif de son projet. Il nous livrait récemment : « J’aimerais que les idées que je développe dans mon travail permettent au gens de s’instruire et de penser différemment25 ». L’art de Thierry Oussou est multiple, utilisant le bois, la vidéo ou encore le papier qu’il utilise pour peindre ses impressions et raconter au monde l’histoire de sa nation. Le travail qu’il a réalisé sur le trône en retrace la mémoire.

� Thierry Oussou Impossible is Nothing, 2016, excavation, Allada (Benin), photo © Thierry Oussou � Thierry Oussou Impossible is Nothing, 2016-18, mixed media ; video, couleur, son, 09"37", vue d'installation (détail), 10. Berlin Biennale, Akademie der Künste (Hanseatenweg), Berlin, avec l'aimable autorisation de l'artiste, photo © Timo Ohler


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Kader Attia Extrait de la série Mirrors and Masks, 2013-15, avec l'aimable autorisation de l'artiste et de la collection privée, photo © Floriant Perlot / ArtDigitalStudio

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Si l’artiste se positionne en faveur de la restitution des biens volés durant l’époque coloniale, il ne se prononce pas sur les moyens à mettre en place. Il ouvre néanmoins des pistes de réflexions en évoquant les nombreuses collaborations possibles afin de rendre visibles les œuvres dans leurs pays d’origine et favoriser les échanges interculturels à l’instar de l’initiative de la Fondation Zinsou qui fit venir des peintures du peintre américain Basquiat à Cotonou lors de l’exposition éponyme « Basquiat in Cotonou » présentée en 2007. De retour à Paris, il est intéressant de noter qu’en 2009, l’exposition présentée au Grand Palais, intitulée « Picasso et les maîtres »26 ne faisait pas mention de l’art africain comme source d’inspiration de l’artiste. Que s’est-il passé dans notre histoire contemporaine pour qu’un tel oubli ait lieu ?

26 « Picasso et les maîtres », Galerie nationale du Grand Palais, Paris, 8 octobre 2008 – 2 février 2009.

À l’époque, l’artiste Kader Attia visite l’exposition à deux reprises. Il est particulièrement choqué de ce constat. De retour à l’atelier, il rédige un texte qu’il envoie au commissaire d’exposition. C’est le point de départ du masque-miroirs – Mirrors Mask – qu’il réalise quelques années plus tard. La réflexion sur le masque-miroir qui s’opère alors dans son esprit vise à réfléchir l’histoire du regard occidental sur les artéfacts africains. Pour ce faire, l’artiste choisit un masque aux tailles de herminettes grossières, puis, dans un travail patient et minutieux, le recouvre de miroirs selon la forme initiale de chacune des tailles. Il cherche ici à souligner la fragmentation des volumes à l’origine du mouvement cubiste. L’usage du miroir n’est pas un hasard. Il accentue en même temps qu’il reflète le spectateur, l’incitant à se questionner sur l’histoire de ces œuvres venues d’ailleurs et collectionnées par l’élite intellectuelle de l’époque moderne.

Il faudra attendre 2017 et l’exposition « Picasso Primitif »27 au musée du quai Branly pour que l’intelligentsia française reconnaisse le rôle primordial joué par les arts traditionnels dans l’œuvre du maître et plus largement sur les artistes de l’époque moderne. La même année, « Dada Africa », organisée à Paris par le Museum Rietberg Zurich et la Berlinische Galerie Berlin, au musée de l’Orangerie met en avant la portée politique et contestataire qu’eurent les arts d’Afrique et d’Océanie dans une pratique artistique révolutionnaire, remettant en cause les normes et les conventions.

27 « Picasso Primitifs », Musée du quai Branly, Paris, 28 mars – 23 juillet 2017.


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La même année, l’artiste Pélagie Gbaguidi proposait une réflexion sur l’objet au Stadtmuseum, « Asylum, African puppets in an artistic installation by Pélagie Gbaguidi and Stefanie Oberhoff »28. Elle raconte : « Cette exposition [proposant au public la découverte de soixante objets d’art africain qui étaient entreposés depuis 50 ans dans le musée de la marionnette de Munich] racontait l’expérience tangible de deux artistes au contact d’objets traditionnels africains montrés pour la première fois. Restituer le choc initial, à savoir l’expérience émotionnelle qu’avait suscitée la découverte de ces objets soigneusement emballés de papier blanc dans les caisses du storage constituait l’axe moteur de l’exposition. De même, le choix partisan d’être en rupture avec les codes classiques de la monstration dans les musées ethnographiques était au fondement de l’approche artistique mis en place par les artistes/curateurs. Ainsi étaient abordées les questions

liées au contexte historique de ces pièces en les alignant sur les questions liées à la globalisation, ses prolongements dans des aspects liés au racisme, à la politique de la migration, à la spiritualité et au statut politique des artéfacts dans les musées européens. Prendre le risque de ne pas “exhiber” les objets procédait d’une rupture, d’une urgence pour réinventer une nouvelle perception, un nouveau départ. Nous avions donc décidé de montrer les pièces en l’état dans leurs emballages, convoquant ainsi le débat sur les restitutions (pendant que les pièces étaient estampillées par notre choix curatorial d’un statut provisoire et provocateur “d’asile” au sens littéral “lieu où l’on trouve la paix, le calme”). Ce périmètre qui portait le titre de l’exposition, révélait la situation de transition dont faisaient état ces objets. Il représentait le lieu du diagnostic et de la discussion d’un avenir libérateur des avatars post-coloniaux29 ».

28 « Dada Africa, sources et influences extra-occidentales », Musée de l’Orangerie, Paris, 1er octobre 2017 – 19 février 2018.

29 Entretien avec l’artiste, mai 2019.

Lors de la dernière Documenta de Cassel, l’artiste poursuit sa réflexion qu’elle axe sur l’éducation. À travers une installation monumentale déambulatoire composée de rouleaux de papier dessinés et de bureaux de salle de classe, l’artiste nous interroge sur la transmission des savoirs en même temps qu’elle nous questionne sur notre histoire commune. The Missing Link Dicolinisation Education by Mrs Smiling Stone fait le lien entre le passé, le présent et l’avenir que les peuples et les nations ont en commun. Voici ce qu’elle dit de son œuvre : « En effet à travers le prisme de l’éducation, on comprend combien la question coloniale a été bafouée, absente des grands projets pédagogiques européens en général. J’ai observé que pour aborder ce sujet nombre de conférences ont été initiées par des institutions sous le label “héritage colonial”. Puis-je déclarer que tout ce qui touche à la question coloniale, même dans l’imaginaire collectif est toujours présent, mouvant. Il m’est donc important aussi d’aborder ce sujet dans une vision plutôt organique, comme quelque chose qui a été créé par le genre humain et pourquoi pas quelque chose qui vit au même titre qu’un organe vital.


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Pélagie Gbaguidi The_Missing_Link, photo © Mathias Voelzke

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Là nous pourrons nous poser la question de “vital” pour qui ? […] Le colonial au présent : il me semble que cette question doit être posée au présent. Cela serait novateur car l’imaginaire colonial est toujours actuel. […] On pourrait aussi approcher cette thématique par rapport aux séquelles que cela a engendrées de part et d’autre ; la question de la subordination qui est au cœur du processus colonial ou le traumatisme collectif ? D’où résonne cette interrogation  ; Comment exister sans détruire les autres ? D’autres prismes sont aussi décisifs. En matière de bilan par exemple ; qu’en est-il du patrimoine matériel et immatériel généré par la colonisation ? Comment s’effectue sa transmission ?

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Une question surgit : Le rêve et la liberté ne sont-ils que du côté de l’oppresseur ? […] L’histoire du passé colonial, de l’esclavage baigne dans une sorte d’omerta dans les systèmes de transmission des savoirs balisés ou non (écoles, universités, les livres scolaires d’histoire, de géographie, d’économie, des sciences, des arts…) Il est urgent de sortir de cette dichotomie colons-colonisés. Nous sommes à l’heure des actions et des responsabilités à engager. […] Il me semble que le plus important n’est pas de trouver des réponses mais de privilégier un travail conséquent sur les causes qui ont généré la question coloniale et raciale.

[…] The Missing Link Dicolinisation Education by Mrs Smiling Stone est un travail en cours et un axe de recherche qui se concentre sur l’écriture de l’histoire dont les formes deviennent une nouvelle carte collective physique et immatérielle (mouvement). The Smiling Stone m’est apparue comme une figure fictive emblématique, une allégorie d’une découverte à grande échelle d’une espèce d’hominidés femelles qui libère un passé traumatisant et qui apporte une nouvelle ère : la décolonisation de l’éducation. Avec cette vision : “comment l’éducation peut-elle contribuer à purger la conscience qu’il n’existe pas de sous-êtres mais que la vie est une valeur en soi. Que tout être humain a droit à un berceau”.

� Thierry Oussou Reflection Time, 2018, mixed media on paper, installation view, 10. Berlin Biennale, KW Institute for Contemporary Art, Berlin, avec l'aimable autorisation de l'artiste, photo © Timo Ohler � Pélagie Gbaguidi Asylum, African Puppets, avec l'aimable autorisation de l'artiste, photo © Pélagie Gbaguidi


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Le travail à envisager est de placer l’art comme pratique sociale et curative, comme un élément fondamental de transformation et de mutation. Ainsi, s’attelant à un travail d’introspection et d’auto-critique de grande envergure, peut-être que les résistances tomberont quant à la question de la restitution des objets d’art africain. Et si la question de savoir pourquoi la race a-t-elle été inventée persiste, alors il faudrait encore creuser plus loin et se demander qu’estce-que l’humain ?30 »

30 Réflexion écrite de l'artiste Pélagie Gbaguidi sur l'héritage colonial, mai 2019.

Si les artistes évoqués dans cet article soulignent chacun à leur manière l’importance du savoir face à l’histoire, les approches et les méthodes diffèrent. Alors que certains se positionnent ouvertement pour la restitution des œuvres d’autres imaginent de nouvelles voies qui se construisent au quotidien. Le sujet est vaste et mériterait d’être poussé au-delà de la seule scène africaine. L’intérêt que porte la scène artistique internationale sur les questions d’héritage patrimonial atteste de son universalisme et de l’importance à avancer de manière efficace et pérenne sur ces questions.

L'AUTRICE Formée en histoire de l’art à l’École du Louvre, Charlotte Lidon a travaillé au musée des Arts d’Afrique et d’Océanie de la Porte Dorée puis à l’Institut du monde arabe avant de se spécialiser dans le marché de l’art, en galerie d’abord, puis au sein de la maison de vente aux enchères internationale Sotheby’s qu’elle intègre en 2011 dans le département des Arts classiques d’Afrique et d’Océanie. Soucieuse de défendre l’art moderne et contemporain africain dans les ventes aux enchères, elle participe activement à la création du département Modern & Contemporary African Art au cours de l’année 2016 puis aux ventes qui se tiennent à Londres. À Paris, elle organise au sein de la maison de vente divers événements, discussions, rencontres, visites d’expositions et d’ateliers d’artistes. Travailleuse indépendante depuis peu, elle consacre son temps à la visibilité des acteurs artistiques du continent africain sur la scène internationale.


VI SO NG LA N T M S TE S IL RR OU LE E S Carte blanche

Daniela Lorini

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2019

Réalisé dans le cadre de la résidence AIRLab, organisée par la ComUE LNF Produite par la ComUE LNF En collaboration avec Maxime Pauwels, enseignant-chercheur de l’Unité mixte de recherche évolution, écologie et paléontologie ; Céline Pernin, enseignante-chercheuse au Laboratoire de génie civil et géoenvironnement ; Corentin Spriet de la plateforme de microscopie photonique TISBio, université de Lille/CNRS Avec le soutien financier de la Région Hauts-de-France, Valenciennes Métropole, la Métropole Européenne de Lille, l’Université de Lille et l’Université Polytechnique Hauts-de-France En partenariat avec 50° nord et le Fresnoy – Studio national des arts contemporains

danielalorini.com


Que trouverait-on si l’on tendait l’oreille et que l’on écoutait dans le sol à nos pieds ? Y trouverait-on un espace encore libre de toute perturbation sonore anthropique ? Ou y entendrait-on le chant d’un ver de terre, dernière œuvre remarquable d’une planète qui s’essouffle ?



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Doriane Spiteri


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Bertille Bak

s’intéresse aux contextes sociaux fragilisés, aux conditions du vivre ensemble, à ce qui fait communauté. Qu’elle consacre ses œuvres à la culture ouvrière des habitants de Barlin dans le Nord de la France, ou qu’elle s’intéresse à la communauté tsigane d’Ivry-sur-Seine, elle observe les communautés, leurs rites, leurs gestes et les implique dans ses projets. Elle offre à ceux qui sont contraints à une forme d’invisibilité, la possibilité de jouer leurs propres histoires : le quotidien est rejoué, amplifié et détourné. Diplômée de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris en 2007 et étant passée par le Studio national des arts contemporains Le Fresnoy en 2008, elle se tourne très tôt vers la vidéo comme médium privilégié, en réalisant des petites vidéos en famille. Associant une approche ethnographique, une construction fictionnelle et beaucoup d’humour, elle consigne la mémoire, témoigne des espoirs d’émancipation et accompagne la révolte. Le documentaire se mêle à la fiction pour créer de nouvelles manières d’être-au-monde.


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Bertille Bak, Faire le mur, vidéo, 2008

Doriane Spiteri : Petite fille de mineur, vous avez d’abord pris pour terrain de production et de réflexion les quartiers du nord de la France avec T’as de beaux vieux, tu sais en 2007, Faire le mur en 2008 et plus récemment avec Tu redeviendras poussière en 2017. Est-ce dans ce contexte particulier que votre pratique s’est orientée vers la rencontre et la coconstruction d’œuvres avec les communautés ? Bertille Bak : Tout à fait, c’est l’organisation si spécifique entre les habitants au sein des corons qui a ouvert mon intérêt pour les groupes d’individus et les règles qui les régissent. Les cités minières rattachaient les travailleurs à leur lieu d’habitation, avec église, système médical, coopérative, pharmacie des mines, sur un même terrain circonscrit. L’entraide et la solidarité sur ces parcelles

autonomes étaient d’une puissance inouïe. C’est cette force d’union et la particularité de fonctionnement proche d’une tribu qui a éveillé ma préoccupation pour les collectifs. D.S : De vos expositions, on retient surtout les vidéos très fortes associant documentaire et fiction, mais vous présentez également des sculptures, des installations et des objets. Quelle place accordez-vous à ces éléments dans votre pratique, fontils œuvres ou sont-ils présentés en qualité d’illustration, de décorum autour de vos vidéos ? B.B : La vidéo est le noyau de chaque projet, elle permet de condenser la multiplicité des voix rencontrées. Elle est un médium accessible à tous et qui permet de penser et de fabriquer ensemble un récit. La collaboration est la base de mon travail.


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Bertille Bak, Faire le mur, vidéo, 2008

Les objets, dessins ou installations tendent à apporter une autre information sur le groupe, son quotidien, ou sur l’épreuve qu’il rencontre. Chaque proposition est autonome et n’a pas la nécessité de jouxter la vidéo. Mais la réunion des différentes propositions autour d’un même projet apporte une meilleure connaissance du terrain, des codes et richesses des personnes rencontrées. D.S : Parfois la rencontre vient en amont du projet, mais souvent ce sont les institutions et les centres d’art qui vous invitent à observer le territoire. Ces deux situations donnent lieu à différents résultats. Comment choisissez-vous votre sujet dans chacun des endroits où vous êtes invitée et comment parvenez-vous ensuite à vous intégrer ?

B.B : Hormis pour la résidence au Grand Café à Saint-Nazaire où les artistes sont invités à axer leurs recherches sur le territoire et ses acteurs, je n’accepte que rarement les invitations avec obligation de travailler avec « les habitants voisins ». Il est arrivé trop souvent que des centres d’art me demandent de reproduire à l’identique un travail précédemment réalisé avec un autre groupe. Chaque rencontre est différente, chaque lien se tissant d’une toute autre façon, il n’est pas possible de répondre à ce genre de requête. Ajouter à cela qu’il est parfois bien trop visible que l’artiste faisant un art dit « social » devient un parfait outil de communication, et mon aigreur devient absolue ! Depuis quelques années désormais, je propose de mener à bien un travail dont la recherche est déjà entamée. Il est également compliqué d’avoir des échéances courtes de création, correspondant


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aux dates butoirs de début d’exposition. Chaque projet possède son propre temps, il s’agit de rencontres et de construction commune et parfois l’urgence de leur situation prend le pas sur l’envie de s’essayer à l’art. Mon investissement se situe alors ailleurs, dans leur quotidien et face à la réalité, c’est pourquoi un projet peut prendre plusieurs années. L’intégration au sein d’un groupe avec qui je souhaite travailler se fait de différentes manières, en travaillant dans un Seamen’s club à Saint-Nazaire, en suivant chaque jour des accordéonistes dans le métro, en alpaguant à la sortie d’usine des décortiqueuses de crevettes au Maroc…

D.S : En 2010, vous avez réalisé la vidéo Safeguard Emergency Light System dans un quartier de Bangkok en Thaïlande, cette même année vous vous êtes introduite dans la communauté polonaise de New York avec le projet Urban Chronicle, ou encore travaillé autour des notions d’exotisme et de tourisme avec Usine à divertissement en 2016. Vous vous êtes donc immergée dans différents groupes, avec leurs propres enjeux politiques, leur propre langue… L’intégration, et la complicité qui en résulte, sont-elles plus difficiles à mettre en place dans d’autres pays, les personnes concernées se prêtent-elles facilement au jeu ?

D.S : Votre résidence à Saint-Nazaire a donné lieu à l’exposition Le Tour de Babel en 2014. Pour ce projet, vous vous êtes confrontée à des difficultés liées au contexte, comment avez-vous construit votre exposition à partir de ces contraintes ?

B.B : La barrière de la langue complexifie la spontanéité des échanges, d’autant plus que pour les projets que vous citez, il fallait parfois l’aide d’un traducteur. Il est toujours compliqué de se greffer au quotidien des personnes rencontrées et s’il faut en plus amener une tierce personne, ce n’est pas la situation la plus confortable. Bien souvent, un traducteur m’aide pour quelques étapes, quelques jours d’échanges importants mais chaque projet durant entre six mois et un an, je suis souvent seule. Il n’y a pas de méthode de travail spécifique, ce qu’il y a de commun est peut-être le moment du café, en grand nombre et quotidiennement, partagé dans chaque habitat. Il n’est pas obligatoire de parler la même langue pour essayer de communiquer et s’entendre. Plus que la difficulté de la langue, il m’est arrivé à plusieurs reprises de devoir passer d’abord devant le tribunal interne au groupe pour expliquer mes intentions, la difficulté est alors de ne pas avoir assez de connaissances du groupe en amont pour comprendre la hiérarchie dans le fonctionnement. Mais je pense que c’est précisément le long temps de connaissance réciproque qui permet l’implication des personnes dans la construction d’une histoire commune.

B.B : J’étais dans le port de Saint-Nazaire et je côtoyais des marins, ceux qui passent une nuit, en escale dans cette ville. Il y avait simultanément la construction du plus grand paquebot d’Europe et l’équipage est venu un mois avant la mise à l’eau du bateau, ce qui m’a permis de les connaître ainsi que leur vie et leur travail. Nous avons ensuite échangé de longs mois à distance, jusqu’à ce que je les rejoigne pour une croisière all inclusive afin de continuer le projet amorcé. Mais pour filmer au sein du paquebot, il aurait fallu demander quelques autorisations à l’armateur, chose impossible puisque la vidéo dénonce en filigrane les conditions de travail de l’équipage, des travailleurs étrangers surexploités ayant devoir d’invisibilité. Il était donc impossible d’investir le même espace. Il faut faire également attention à ce que la vidéo ne porte pas préjudice aux travailleurs, pour ce projet, les visages n’apparaissent pas. Dans l’attente de les retrouver, j’ai demandé à chaque marin de me céder une mèche de cheveux, ou de me l’envoyer. À partir de cette collecte ont été confectionnées des marqueteries qui représentent tous les drapeaux des pavillons de complaisance. Ils permettent l’immatriculation des navires dans un autre pays que celui de son propriétaire. Cela permet aux armateurs d’employer des salariés sans être soumis aux règles locales de droit du travail. Employés venus des pays les plus pauvres, en sous-effectif, sous-payés, sans un jour de congé et en dépassements d’horaires quotidien.


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Bertille Bak, Le Tour de Babel, vidéo, 2014

Bertille Bak, Safeguard Emergency Light System, vidéo, 2010

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D.S : Votre processus de travail est donc particulièrement étiré dans le temps. Comment se déploie le travail en groupe afin que le quotidien soit rejoué et amplifié ? Vous les observez, puis vous écrivez un scénario pour « fabriquer de la fiction » avec eux ?

D.S : Vous vous êtes insérée auprès de travailleurs, mais aussi de chasseurs avec Le Hameau (2014), de tsiganes de la banlieue parisienne avec Transport à dos d’hommes (2012), ou encore dans un couvent de bonnes sœurs avec Ô quatrième (2012). Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?

B.B : De mon côté, un long temps est consacré à l’assimilation des savoir-faire, traditions, passetemps et codes internes au groupe. Il s’agit de mettre en exergue ces richesses collectives afin de dire autrement ce qu’ils vivent et qui ils sont. Parfois des scènes de pur documentaire sont filmées, au hasard du quotidien, mais si je souhaite inclure ces plans dans la vidéo, nous les rejouons, afin que les « participants » aient la pleine conscience de ce qu’on donne à voir. Il n’y a pas vraiment de scénario, il s’agit plus de bricolage, condensé des idées personnelles récoltées lors d’échanges individuels.

B.B : Je travaille actuellement avec un groupe de poules et poussins, une fable farfelue autour de ces gallinacés qui prend pour impulsion de projet la découverte de poussins colorés dans l’œuf et vendus aux touristes en mal de divertissement. Il est rare que ces poussins vivent plus d’une semaine. La vidéo sera une métaphore de l’organisation de notre société. Ce sera également l’amorce d’un projet plus large sur le travail des enfants dans différents pays d’Europe. Parallèlement, je prépare l’exposition des finalistes du prix Mario Merz à Turin, où je poursuis le travail entamé avec Transport à dos d’homme. Cette nouvelle proposition s’attache cette fois au territoire italien, dans le prolongement des villes engouffrantes qui mettent à mal l’épanouissement dans la cité.

D.S : Vous construisez vos films autour de la conversation, du décalage et de l’humour. Comment s’articulent dans la réalisation, les différents registres de représentation entre réalité et fiction, à quel moment les idées fictionnelles, et souvent au bord de l’absurde, surgissent et permettent de créer une sorte de conte, de fable ? B.B : S’octroyer la possibilité de faire un pas de côté pour mieux dire la réalité. Écarter tout pathos pour faire entendre autrement une histoire, leur propre histoire et la situation d’injustice dans laquelle ils sont empêtrés. Ne pas pointer du doigt les responsables mais chercher des nouvelles stratégies de représentation. Dans ce travail, l’apparente naïveté prime sur la dénonciation frontale et ce décalage permet d’entendre plus facilement des situations difficiles. La fable est un juste terme pour décrire cette pratique, elle s’immisce spontanément dans chaque projet après une bonne compréhension du groupe.

D.S : Vos œuvres s’intéressent toujours à des communautés fragilisées par leurs situations actuelles, cela se fonde alors souvent sur des conflits, des révoltes. Considérez-vous l’espace d’exposition comme une nouvelle agora, un espace public de débat et de réflexion ? B.B : L’espace d’exposition permet de porter haut l’engagement d’un artiste. La protestation, la dénonciation de dysfonctionnement sociaux et politiques peuvent se répandre au sein des murs aseptisés du musée. C’est un lieu où peut s’exprimer librement la parole, même si ce n’est pas en son sein qu’un changement sur la vie « réelle » sera effectué il donne au spectateur la possibilité de se poser quelques questions.


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Bertille Bak, Transport à dos d’homme, vidéo, 2012

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Bertille Bak, Usine Ă divertissement, vidĂŠo, 2016


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Focus RÉALITÉS NÉGOCIÉES

Bertille Bak, Usine à divertissement, vidéo, 2016

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D.S : Dans un entretien avec Marion Rousset en 20091, Jacques Rancière accuse l’art politique de souvent véhiculer un présupposé réactionnaire, opposant l’artiste savant et le spectateur ignorant. En 1996, Hal Foster2 pointait lui aussi les écueils d’une prise en charge condescendante par l’artiste de l’identité d’un groupe dont il est étranger. En tant qu’artiste et productrice de situation rendant visible les anonymes, vous êtes loin de correspondre à ces définitions. Au contraire, on sent chez vous une sorte d’appartenance à ces communautés fragilisées. Comment parvenez-vous à vous libérer de ces écueils ? B.B : Mon travail ne se veut pas universel. Lorsque je fais un projet avec des femmes sans papiers à Pau ou des tsiganes vivant en périphérie de Paris, il y a de fait un engagement politique intrinsèque. Mais il ne s’agit pas de dire une vérité sur la communauté tsigane dans son ensemble, ou les problèmes rencontrés par tous les réfugiés. Ce travail s’attache à chaque fois à un petit groupe concret. Nous construisons en collaboration des nouvelles façons de négocier avec leur réalité propre et c’est là le flambeau porté par cette démarche. Il s’agit de dire le présent et le devenir d’un petit groupe précis, sur un terrain spécifique. Je ne pense pas que « l’art politique » peut définir cette pratique qui met en sourdine tout militantisme et où les luttes collectives prennent part à une grande kermesse. Les vidéos enjouées et utopistes s’écartent du simple constat social et ne se targuent pas de pouvoir apporter une quelconque solution.

1 Marion Rousset, L’art politique est-il réactionnaire ? entretien avec Jacques Rancière, in Regards no58, 2009. 2 Hal Foster, L’artiste comme ethnographe ou la « fin de l’histoire » signifie-t-elle le retour de l’anthropologie ?, in Face à l'histoire, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996.

D.S : Pensez-vous que l’art engagé puisse l’être véritablement alors même qu’il touche un public restreint ? B.B : Oui, je pense que l’art peut être engagé puissamment, il a peut-être plus d’impact quand il foule le pavé mais il permet au sein du musée, de faire réfléchir le spectateur au détour d’une promenade oisive du dimanche. Et c’est déjà beaucoup !

L’AUTRICE Doriane Spiteri (née en 1989 à Paris) est commissaire d’exposition indépendante. Elle développe des recherches sur la dimension temporelle dans les arts visuels et sur les liens entre arts, éducation et démocratie à partir des années 1960.

L’ARTISTE Bertille Bak (née en 1983 à Arras) interroge, notamment par le biais de la vidéo, les notions d’identité, de communauté, de territoire et de mémoire.


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Les œuvres

d’un·e artiste peuvent, dans leur finalité, offrir au regard et à notre réflexion des problématiques politiques. Cependant, il est assez rare de voir émerger dans les musées des travaux naissant d’un engagement pluriel de la part d’un·e artiste et d’autres individus ayant, par exemple, subis directement les violences d’une guerre ou des coutumes familiales. Aussi, qu’en est-il de la mise en avant d’une coopération horizontale entre artiste et réfugié·es où l’égalité du geste créatif s’illustre dans les expositions ? Au cours du processus, les regroupements d’hommes et de femmes éveillent les récits personnels. Ce travail est souvent rendu possible par le concours de structures associatives en partenariat avec les artistes mais l’œuvre à plusieurs mains est très peu représentée dans les expositions, sans qu’on y appose immédiatement l’étiquette de la thérapie. De fait, il est possible que le dialogue établi par la relation tripartite, œuvre-artiste-réfugié·e, devienne lui-même matière à la création. L’œuvre finie puise dans les maux toute sa charge politique.


Focus DES ŒUVRES COLLABORATIVES ENTRE FEMMES

Hana Miletić (1982), artiste croate travaillant à Bruxelles et à Zagreb, a présenté au WIELS, du 10 mai au 12 août 2018 une exposition intitulée « Dependencies » dont la commissaire d’exposition fut Caroline Dumalin. Les trois salles présentaient notamment trois nouvelles œuvres textiles de grande échelle (Dependencies, 2018) et un ensemble d’œuvres collaboratives. L'exposition est représentative de son travail orienté sur la formation de la subjectivité, à la fois de l'individu et de la communauté, à travers l'exploration des résidus et des bouleversements au sein des changements politiques. Son œuvre polymorphe naît de sa « photographie de rue » à partir de laquelle elle documente des récits. Grâce notamment au textile, aux ateliers et à l’écriture, nous pourrons voir comment son œuvre induit le dialogue social et offre un espace de témoignage des femmes. Par ailleurs, son action collective et son activisme doux engagent la parole sur des questions raciales, politiques et sociales.

1 Matériels 2 txt, n’est pas écrit en brut (essai III) 3 Communiqué de presse 4 Paysage co-signé

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UN ACTIVISME DOUX Les photographies prises dans les rues de Bruxelles et de Zagreb servent de matière première pour la création de ses œuvres tissées. La photographie la guide et l’aide à explorer continuellement les réalités sociales. Tirées d’une iconographie de l’incident et de la réparation, les tissages sont la métaphore d’un défi vis-à-vis de réalités économiques, politiques et sociales comme nous le montre la série Materials1 (2015-2018). De ses « photographies de rue », Miletić souhaite faire ressortir des pièces de voitures cassées telles des rétroviseurs, des phares et des vitres réparés sommairement par leurs propriétaires, tout en montrant l’improvisation et la créativité dont il·elle·s ont fait preuve. Le tissage produit à partir de ses photographies devient un acte métaphorique où le processus apparaît en un « travail de soin » ou « travail reproductif » en référence aux idées du féminisme matérialiste des années 1970. Au sein d’un dévouement considérable dans le processus du tissage, Miletić semble alors attacher une importance à ces gestes symboliques et personnels pour panser les dommages d’une vie et ouvrir ici le champ d’un engagement envers les femmes.

La salle 2, identifiée par la thématique d’ « un activisme doux », présente l’installation txt, Is Not Written Plain (draft III)2 (2017), composée de douze feutres faits main installés sur des supports métalliques et de baffles accompagnant l’ensemble de textes sonores. Le textile reste l’élément majeur de l’espace dont la force créatrice provient de l’alliance entre les femmes du centre communautaire Globe Aroma. Miletić organisa en amont des ateliers d’écriture et l’une des participantes, Salome Grdzelischvili, enseigna à l’ensemble du groupe la technique du feutrage. Global Aroma se définit comme « une maison des arts ouverte où se rencontrent des réfugiés, des primo-arrivants artistes, des Bruxellois, des acteurs issus de l’immigration, actifs dans le secteur de l’intégration ou dans celui des arts ». Les histoires et les expériences généalogiques se font donc multiples dans la fibre de la laine et la technique uniquement manuelle pour obtenir toutes les particularités du feutre, l’une des plus anciennes étoffes du monde. Les laines colorées apposées les unes aux autres doivent être savonnées puis massées en douceur jusqu’à la fusion définitive des matières et l’obtention d’une composition abstraite. Le geste à plusieurs mains s’ouvre de nouveau à la métaphore pour ces femmes dont le regroupement favorise la réflexion sur les significations sociales et la mutualité de leurs vécus. Ces histoires s’écoutent également à travers la poésie


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engagée écrite et récitée par les participantes en français, néerlandais, anglais, avec parfois de furtives paroles en africain, arabe, russe, italien. Caroline Dumalin explique le fondement de ces associations et modelages linguistiques inspirés du feutrage : « les ateliers de feutrage ont constitué un espace de rencontre et de sécurité pour les femmes du centre, de tous les âges et de toutes les langues, avec ou sans papiers. Miletić n’a pas travaillé avec les femmes de Globa Aroma dans le seul but de produire cette œuvre : à ses yeux, elle est l’expression de la communauté et de tous les échanges humains qui en sont issus. Il y a une dimension micropolitique à cette diversité de mains et de voix, que reflète politiquement la technique du feutrage.3 » La dimension micropolitique dont fait mention la commissaire d’exposition souligne l’engagement de l’artiste à porter, dans l’espace public du musée, un regard sur l’implication de ces femmes dans les relations humaines. La salle 3 vient conclure l’ensemble dans une lignée similaire aux précédentes œuvres où le soin et la réparation prévalent grâce à l’une des installations présentées : Co-signed Landscape4 (2017). Les prémices de la tapisserie furent élaborées par Emmy Van de Velde aux ateliers de tissage de l’Académie d’Anderlecht, qu’elle ne put achever pour des raisons de santé. L’artiste la récupéra en l’état et préserva l’ouvrage qu’elle aboutit à sa manière. 5 Armelle Leturq, « Transmission, transition, féminisme et art en France, 1970-1997 », in Vraiment : féminisme et art, Magasin-Centre national d’art contemporain de Grenoble, [5 avril-25 mai 1997] / [catalogue par Laura Cottingham, Françoise Collin, Armelle Leturcq] ; [trad. française du texte de Laura Cottingham par Ilona Bossanyi, trad. anglaise des textes de Françoise Collin et Armelle Leturcq par Simon Pleasance et Fronza Woods], Grenoble : Magasin-Centre national d’art contemporain, 1997, p. 40-54.

EXTRAIRE L’INTIME, TISSER LE DIALOGUE Tout en se reconnectant à ses racines familiales de cet art manuel, l’objectif du tissage fut de mettre en relation ces femmes ne parlant pas la même langue lors d’une expérience commune de création. Miletić s’investit ici pleinement au sein de problématiques sociales métaphoriques. La minutie du travail et de ses actions dissimulées dans l’intimité d’un échange ne cherche pas la subversion ou la révolution. Elle porte son attention sur des modes alternatifs de militantisme. Cette implication sociale vient alimenter son travail collaboratif et son engagement à travers les programmes communautaires du WIELS conçus avec les femmes de la Maison des arts Globe Aroma depuis 2017, ainsi que des ateliers de feutrage et d’écriture, organisés dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts et du festival SuperVliegSuperMouche dans le Parc de Forest. Un jeu interdépendant existe alors entre l’individu et le groupe pour formaliser la nécessité de créer une communauté et défendre ou exprimer des points de vue. Quoi de plus juste d’inclure, par le workshop, les femmes hors du monde de l’art, dans le but de créer un dialogue entre les participantes et l’artiste, ou le collectif d’artistes. La formation des collectifs d’artistes n’est pas nouvelle car des regroupements (surtout des hommes) se sont formés à travers les siècles dans une optique d’affirmation de leur

pratique artistique et/ou de renforcement des combats politiques qu’ils ont pu mener. Mais l’inclusion du public dans la création afin de les inciter à l’action semble plus récente. Les années 1970-1980 s’élèvent en une forte période d’investissements idéologiques, sociologiques et politiques. De nombreuses révoltes ont été portées au-devant de la société. L’art s’y est véritablement infiltré afin de provoquer une énergie créatrice dans la population et susciter l’envie d’agir ensemble. À cette période, les femmes se sont regroupées et ont formé de nouvelles solidarités comme en témoigne le premier groupe de plasticiennes contestataires de 1972, qui déployait la force créatrice des femmes unies par les mêmes questionnements et expérimentations. Au milieu des années 1990, les œuvres d’art suscitent d’une autre manière une implication active, un engagement conscient du public. Le critique d’art et curateur Nicolas Bourriaud théorisera cette relation humaine, comme substance première à l’œuvre, sous le nom d’« esthétique relationnelle ». Aujourd’hui, cette ouverture au public se produit également dans la déconstruction de la « position monolithique » de l’artiste dont parle Armelle Leturq5. Les frontières se floutent, débordant de l’hémisphère artistique pour entrer dans un dialogue à l’autre et poursuivre des luttes politiques. En ce sens, la « troisième vague » du féminisme, depuis les années 1980, est notamment marquée par des perspectives postcoloniales, queers et intersectionnelles.


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Hana Miletić Materials (hand-coloured black linen, black viscose, white chenille, white viscose, royal blue cotton and blue cotton), 2016, Hand-woven textile, 80 x 100 cm. Avec l'aimable autorisation de l'artiste. Installation view, Beursschouwburg, Brussels, 2016 Š Bram Tack


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Hana Miletić Vues d’exposition : Dependencies, WIELS, Brussels, 2018 © Kristien Daem.

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Focus DES ŒUVRES COLLABORATIVES ENTRE FEMMES

Au sein de leurs représentations, certaines créatrices centrent leur attention sur le témoignage des femmes pour montrer les discriminations, les oppressions, les violences. Non seulement on est entré dans une ère où les musées, les commissaires d’exposition, les galeries, les critiques d’art cherchent à faire une place plus importante aux artistes femmes, mais donnent aussi directement la parole aux vécus singuliers de certaines femmes - à portée universelle - dans le cadre de workshops notamment. Ces derniers deviennent des espaces de protection et de communauté afin d’engager les récits intergénérationnels, dont parle Miletić. Ces procédés les poussent à la création et à une lecture en profondeur de leur souffrance par la narration : « Se permettre d’être habitée par le récit d’une autre personne, et prendre le risque de se montrer vulnérable en permettant à son propre récit d’animer celui des autres, se révèle un processus dynamique et libérateur doté du potentiel d’élargir plutôt que de contracter l’identité »,

6 Debora Neumark, « Reprendre le fil de la trame narrative : faire entendre et mobiliser les récits personnels dans la sphère publique », Recherches féministes, Volume 27, Numéro 2, 2014, 115-133. https://doi.org/10.7202/1027921ar 7 Fabienne Dumont, « Attention, danger ! Création sous influence féministe », in Camille Morineau, Annalisa Rimmaudo (dir.), elles@centrepompidou - Artistes femmes dans les collections du Musée national d'art moderne, Centre de création industrielle, Paris, Centre Pompidou, 2009, p. 314-317 8 Mikhaïl Bakhtin, La poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970, p. 155

nous explique Devora Neumark6. Susan Meisalas a notamment participé à la mise en place mis en place des ateliers avec le refuge des femmes dans la région du Black Country, une région multi-ethnique et post-industrielle du West Midlands, en Angleterre. Ces ateliers interviennent en amont de son projet photographique A Room of Their Own de 2017 initié par l’invitation de Multistory à l’artiste entre 2015 et 2016. Meiselas met en évidence le projet collaboratif établi avec les femmes ouvertes au partage de leur histoire de fuite, de rejet, de violences du foyer familial. Seuls les quelques objets occupant l'espace des chambres photographiées sont visibles afin d’identifier leur lourd vécu. Le projet contient également des photographies documentant les productions personnelles des réfugiées comme moyen d’expression où les phrases et les mots se joignent aux images découpées dans les magazines. Les collages emprunts de violence rendent alors compte de leurs traumas ou des rêves à accomplir suite à ce passé contre lequel elles se battent au quotidien. La création collective permet alors une narration autoréflexive afin de révéler les racines communes et subjectives de ces femmes.

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Plus que jamais les questions d’identité sont étudiées et déconstruites au sein de la « création sous influence féministe7 » qui ne se limite pas seulement aux questions de genre. L’engagement est politique et permet une diffusion différente de l’œuvre à travers les expériences. Le lien social établi par le dialogue au cours du workshop prime. L’invitation de Miletić à participer à la création d’œuvres textiles engage substantiellement la matière première de l’œuvre : la symbiose entre les femmes permise par le processus de leur « communication dialogique8 » de la création. L’artiste-créatrice s’efface pour devenir artiste-médiatrice afin de provoquer l’éveil des consciences personnelles et intergénérationnelles. L’œuvre fonctionne en une entité ramifiée faisant passer de l’individualité à l’altérité, de l’isolement au partage d’expériences. L’artiste s’efface derrière les mots de ces femmes.

L'AUTRICE Adélie Le Guen est une jeune chercheuse, commissaire d’exposition et critique pour la revue Critique d’art et le magazine en ligne d'AWARE Women Artists.


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Hana Miletić (with Emmy Van de Velde) Cosigned Landscape (beige cotton, variegated wool, white chenille and olive green chenille), 2017. Hand-woven textile, 75 x 200 cm. Avec l'aimable autorisation de l'artiste. Installation view, Sharjah Biennial 13, 2017. © Sharjah Art Foundation


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Hana Miletić Materials, 2016 Digital photograph, 20 x 30 cm. Avec l'aimable autorisation de l'artiste. © Hana Miletic


FO CO RM M A PA TI O CT N E

Carte blanche

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ThĂŠo Romain


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2018

theo-romain.com


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ReprĂŠsentation en vue aĂŠrienne d'une formation compacte


Formation compacte

Avantages : forte résistance au choc, évite les brèches dans le dispositif.

Inconvénients : l’unité représente une cible importante pour les projectiles, demande un nombre important de fonctionnaires pour couvrir le terrain.




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PR GA EN RD EZ E!

Focus

Antoinette Jattiot


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Basé

à Bruxelles et logé, non sans un trait d’ironie, dans l’enceinte de l’ancien bâtiment ACTIRIS (Office régional bruxellois pour l’emploi), le groupe de recherche CAVEAT1 s’intéresse aux relations entre l’art, les artistes, les producteurs culturels et les cadres légaux, visant à la mise en place concrète d’une boîte à outils opérante pour tous. C’est dans l’élan de la recontextualisation historique du titre du présent numéro de Facettes2 que débute ma rencontre avec ses membres fondateurs. Florence Cheval, Ronny Heiremans et Julie Van Elslande me livrent à trois voix et activement leurs méthodes non programmatiques et les stratégies de leur action collective au nom d’une prise de conscience des travailleurs culturels du monde de l’art. Au cœur des actions concrètes de CAVEAT, opère aussi une force créatrice, faisant art sur son territoire, et œuvrant avec une patience singulière à une écologie des pratiques artistiques.

1 Empruntant son nom au principe juridique du caveat emptor (« que l’acheteur soit vigilant »), le projet de recherche se penche sur les relations entre l’art, les artistes, les producteurs culturels et les cadres légaux dans lesquels ils opèrent. Ses membres fondateurs sont Florence Cheval (commissaire d’exposition et chercheuse), Ronny Heiremans (artiste chercheur) et Julie Van Elslande (consultante légale). À l’heure de la retranscription et de l’édition de notre rencontre en mai 2019, CAVEAT réfléchit toujours au futur et au maintien de ses activités. Voir : https://caveat.be

2 La citation est tirée de l’ouvrage de Lénine publié en 1902 : Que Faire ? Les questions brûlantes de notre mouvement. Le titre est repris par le collectif Chto Delat, (« Que faire » en russe), créé en 2003 à Saint Pétersbourg, un groupe de travail constitué d’artistes, de critiques, de philosophes et d’écrivains russes ayant pour but de fusionner théories politiques, art et activisme. Voir : https://chtodelat.org


Focus PRENEZ GARDE !

Antoinette Jattiot : À l’occasion de votre première manifestation, au M HKA à Anvers en 2017, CAVEAT était présenté comme un programme de recherche de trois ans. Cette année serait donc la dernière. Peut-on revenir sur l’historique et les perspectives du groupe ? Ronny Heiremans : CAVEAT a débuté avec l’invitation de Jubilee3, en tant que plateforme de recherche artistique à participer au programme LODGERS4. À cette occasion nous avions proposé de travailler sur le contexte légal au sein duquel agit chacun d’entre nous à partir de la collection de « contrats » du M HKA. Nous n’avions pas l’ambition de créer un projet à plus grande échelle. Durant l’invitation au M HKA, nous avons organisé plusieurs séminaires qui rassemblaient des praticiens de l’art contemporain au sens large, ne se limitant pas à la figure de l’artiste. Chaque workshop était accompagné d’un conseiller juridique,

3 Jubilee est une plateforme de recherche et de création artistique créée en 2012, mettant en dialogue artistes et travailleurs culturels, et dont les membres sont Justin Bennett, Eleni Kamma, Vincent Meessen, Jasper Rigole, et le duo Vermeir & Heiremans. 4 Le 10e programme LODGERS s’est tenu au M HKA du 19 mai au 23 juillet 2017.

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avec pour cadre général du programme, la paternité d’une œuvre (authorship). C’est peu après que nous avons eu l’occasion de faire une demande de subvention afin de poursuivre le projet de recherche amorcé. Les artistes investis dans Jubilee partagent d’emblée ces problématiques de pratiques durables – qui traitent des questions de rémunérations, de contrats, et de l’ensemble des outils dont nous avons besoin pour survivre dans un environnement où nous sommes que peu ou difficilement représentés (commercialement). Après ces mois d’intenses collaborations, et la mise en place de bases de réflexions, nous espérons parvenir à perpétuer ce projet l’an prochain, avec de nouveaux subsides. Trois ans ne permettent que la définition d’un cadre. Il importe à notre groupe de créer un mode opératoire à l’écart de la confrontation mais ouvrant au dialogue et aux partages de connaissances.

AJ : Julie, en tant que spécialiste légale, vous êtes parvenue à fonder la base d’un protocole entre les artistes et ces deux structures. En quoi votre intervention fut elle déterminante ? Julie Van Elslande : Jubilee, puis CAVEAT, sont nés d’un enthousiasme et d’une dynamique qu’il a fallu formaliser, et dont la transcription en termes juridiques a renforcé nos actions. C’est l’un des aspects primordiaux de CAVEAT, qui n’agit pas de manière programmatique, mais qui, grâce à la définition d’un cadre légal, vise à l’émergence de nouveaux cas de figure, à soulever les « bonnes questions », et à l’éveil d’une conscience collective. Nous cherchons à approcher une situation concrète afin d’améliorer la position de l’artiste dans son environnement et de lui permettre de créer l’opportunité de changer, ou disons plutôt d’influencer, son champ d’action en termes de droit d’auteur, de rémunération, de contrat.


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� Rencontre dans l’installation de « CAVEAT at LODGERS », M HKA, Anvers, 2017 © Vincent Meessen

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� Josephine Kaeppelin et Ben Kinmont pendant « CAVEAT at Bâtard Festival », Beursschouwburg, Bruxelles, 2018 © Ychaï Gassenbauer


Focus PRENEZ GARDE !

Florence Cheval : Nos actions se situent à deux niveaux indissociables impliquant la production artistique et le cadre juridique du travail en tant que tel. Nous permettons à des artistes commissionnés tels que Patrick Bernier et Olive Martin, Joséphine Kaeppelin (en partenariat avec le Beursschouwburg, Bruxelles) ou encore Stijn Van Dorpe (en partenariat avec Eté 78, Bruxelles et Olivier Gevart5) de produire de nouvelles œuvres en lien avec les problématiques du groupe de recherche – par exemple, dans le cas de Kaeppelin, la valeur symbolique du travail à travers son activité d’audit. Par ailleurs, lorsque nous parvenons à conclure un partenariat avec une institution, nous agissons concrètement en aidant l’artiste dans les démarches de négociations relatives au contrat. AJ : Aujourd’hui encore, on déplore le peu de mise en garde et l’absence d’apprentissage face au marché du travail pour les artistes ou jeunes professionnels de l’art. Nombre d’entre nous sommes confrontés à des statuts précaires et aux formulaires abscons ayant valeur de contrats – quand ils existent – dont usent les institutions. Comment percevez-vous la portée de vos réflexions quant à ces problématiques ?

5 L’exposition de Stijn Van Dorpe, Curating is Writing the Future. A Portrait est présentée à Eté 78 du 28 septembre au 27 octobre 2019.

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JvE : Nous sentons déjà les effets bénéfiques des réflexions menées par le groupe de recherche. Plusieurs artistes du projet utilisent la loi comme matériau de production, songeant par exemple à Kobe Matthys, fondateur de Agency (1992), dont le travail ne cesse d’interroger la propriété intellectuelle, la législation comme système et source de controverse. À travers ces échanges entre artistes et intervenants s’opère un partage horizontal de connaissances, fusionnant chaque trajectoire artistique et le résultat de ces recherches dans le cadre d’une réalité socio-économique et culturelle tangible. Nos discussions se répercutent ensuite sur la façon dont chacun tient compte de la propriété intellectuelle, de ses droits, et dans la manière dont il négociera un contrat.

FC : Les parcours avec ces artistes, comme celui débuté il y a peu avec la brésilienne Sofia Caesar, nous permettent d’échanger sur les problématiques au cœur de leurs pratiques en lien avec celles de CAVEAT. À travers ses performances, Caesar cherche à échapper à la division binaire entre loisir et temps de travail. Les recherches des artistes avec qui nous travaillons nourrissent et élargissent le champ d’action et de réflexion de CAVEAT.

JvE : Nous œuvrons à la constitution d’une boîte à outils en créant un cadre de discussion, mais aussi de protection, de confiance, pour les droits de l’artiste. C’est aussi parfois difficile car les institutions n’y sont pas habituées, et font obstacle de par la rigidité de leurs protocoles. Notre défi est FC : Établir un contrat, c’est-à-dire un de maintenir la situation suffisamaccord entre deux parties, n’engage ment ouverte sans trop la formaliser pas nécessairement l’intervention non plus. d’un avocat. Le peuple est souverain, la loi n’émane pas d’une structure juri- AJ : Souvent tacites ou tenues pour dique supérieure, nous devons être évidentes, les problématiques que les auteurs de ces dispositifs. C’est en vous soulevez, ayant trait à la propriépartageant ces informations que nous té intellectuelle, à la rémunération et aidons aussi à cette prise de au contrat entre un artiste et une insconscience. titution, prennent forme à travers l’accumulation d’une documentation AJ : La diffusion de vos recherches rassemblée depuis vos débuts. Cerpasse par le biais de rencontres pu- taines initiatives, telles que WAGE6 bliques autour de textes sélectionnés fonctionnent avec des plateformes en par les artistes commissionnés par le ligne, mettant à disposition des textes projet (les Reading Rooms), tels que et proposant, par exemple des récemment ceux d’Hélio Oiticica et barèmes de rémunération. En dehors Les possibilités du Creloisir choisis par des débats soutenus lors des Reading Sofia Caesar. Comment les commis- Rooms, comment envisagez-vous une sions faites aux artistes que vous sou- accessibilité élargie aux outils que tenez contribuent-elles aussi à vous développez ? l’élaboration de votre propre boîte à outils ?

6 Abréviations de Working Artists and the Greater Economy, organisation créée en 2008 à New York afin d’établir des relations économiques durables entre les artistes et les institutions.


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Caveat.be, page d’accueil. Développement et graphisme : Open Source Publishing

Caveat Reading Room #8. Visuel de communication : Open Source Publishing


Focus PRENEZ GARDE !

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CAVEAT Reading Room #6 avec Sofia Caesar (avec l'écharpe rouge sur la photo). © Florence Cheval

JvE : Nous travaillons avec Open Source Publishing7, partenaire du projet, et auteur d’accords collaboratifs avec leurs clients. Ils sont partie prenante de la recherche et nous aident à créer nos archives ainsi que notre plateforme, grâce notamment à la mise en place d’un outil de co-écriture, et d’un code partageable qui sera prochainement accessible. Pour nous, il n’y a pas de solution unique, telle que celle proposée par WAGE, pour qui, par exemple le salaire est calculé selon le revenu de l’institution, et qui ne tient pas compte des spécificités des propositions artistiques ou des frais de productions réels. Nous ne sommes pas contre, mais ce n’est pas ce que nous visons.

AJ : Le cadre légal de CAVEAT est belge, mais ses acteurs internationaux. CAVEAT envisage-t-il des rencontres ou des partenariats avec d’autres structures internationales ? FC : Depuis le début de projet nous sommes en contact avec des interlocuteurs néerlandais (Kunstenaars Honorarium) et français (Économie Solidaire de l’art). Nous travaillons aussi avec l’artiste Eva Barto très attachée à ces problématiques dans des perspectives plus féministes. Elle est à l’origine de La Buse8 et plus récemment une émission de radio (ForTune) avec Estelle Nabeyrat s’intéressant aux problématiques du monde de l’art en tant que monde du travail.

RH : Nous aspirons à être une plateforme internationale, tout comme l’est déjà Jubilee. Les territoires touchés par les questions de droit d’auteur ou de rémunération sont plus étendus que la Belgique, mais chacun a sa spécificité. C’est important pour nous d’informer à un niveau local et dans son cadre légal, mais dans le futur, nous aspirons bien sûr à développer des partenariats internationaux autour de ces problématiques. AJ : Une des clefs de ces discussions et de cette prise de conscience passe à mon sens par l’éducation dès le niveau de l’école d’art.


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FC : Nous agissons par le biais de workshops et de séminaires. Nous étions par exemple à l’Académie Royale des beaux-arts de Bruxelles (ArBA-ESA), animant le module de recherche Let Love Rule, basé sur la rémunération et le système de l’art avec des étudiants en master ; à La Cambre ; Vermeir & Heiremans interviennent au KASK à Gand ; nous agissons aussi à l’université, dans des séminaires de droit (VUB). Ces workshops peuvent aboutir à des expositions telle que celle à Point Culture (ULB Ixelles) en février 2019, à travers une mise en commun des réflexions menées avec les étudiants9. AJ : Pour votre prochaine Reading Room, vous invitez l’artiste Scott Raby à discuter de Artist Placement Group (APG), groupe conçu par Barbara Steveni et John Latham en 1965. Pierre angulaire de l’art conceptuel anglais, le groupe se hissa au rang d’organisation collective pionnière dans le repositionnement de l’artiste dans un contexte socio-économique plus large. 7 http://osp.kitchen/ 8 Le réseau La Buse, né en mai 2018, propose des rendez-vous d’information mensuels sur les problématiques rencontrées tant par les artistes que par les curateurs, critiques d’art, travailleurs et travailleuses des centres d’art ou des galeries, et convie également un inspecteur du travail et des juristes. 9 http://design-research.be/mise-encommun/ 10 The Artist’s Reserved Rights Transfer and Sale Agreement publié en 1971. 11 http://flattimeho.org.uk/projects/ incidental-unit/ 12 oKo est la Fédération flamande des employeurs dans le secteur du spectacle vivant, de la musique, des arts visuels et audiovisuels, l’éducation artistique et le travail socio-artistique. Voir : https://overlegkunsten.org/en

RH : APG s’inscrit en filigrane de l’ensemble de nos propositions depuis celles réalisées autour des contrats de Seth Siegelaub10 ou de la figure de Philippe Thomas qui créa l’agence readymades belong to everyone® (1987). Le travail de Scott Raby, artiste en résidence du programme CAVEAT, se situe dans cet interstice entre l’art et le droit, examinant les forces socio-économiques et géopolitiques qui structurent la société et sa relation à la culture, au capital et au pouvoir. Dans la continuité d’Incidental Unit11, la relance d’APG, ces réflexions nous servent de point de départ pour le débat actuel et la place de l’artiste dans la société. La Reading Room sera suivie début juin 2019 d’un programme intitulé Artist Placement se déroulant à ARGOS en compagnie de Gareth Bell-Jones, Joséphine Kaeppelin et d’autres. AJ : L’association française des centres d’art contemporain (D.C.A) a récemment adopté une charte des bonnes pratiques des centres d’art mise à disposition des professionnels, un texte qui témoigne des valeurs communes de leur réseau, et inclut un barème de rémunération et de minima préconisés. Il me semble que ces propositions sont encore absentes du territoire belge. Ces démarches vous semblent-elles pérennes et aspirezvous à l’établissement d’un texte similaire ?

JvE : Jubilee fait partie d’oKo12 une organisation flamande qui œuvre à l’élaboration d’un texte de ce type. À mon sens, ces chartes créent certes du lien mais font davantage figure de régulation alors que notre rôle est de prendre part et d’activer la discussion, d’investir ce temps dans la pratique et la réalité, plutôt que sur le papier.

L'AUTRICE Antoinette Jattiot ( née en 1989, France) est historienne de l’art, jeune critique et curatrice. Elle vit et travaille à Bruxelles depuis 2015, où elle rejoint le WIELS pour l’exposition Atopolis, avant de devenir chargée de recherche et d’éditions à la galerie Almine Rech (2016-2019). En 2019 elle est assistante curatrice pour MONDO CANE, l’exposition de Jos de Gruyter & Harald Thys au Pavillon belge de la 58e biennale d’art de Venise. Elle contribue à différentes revues d’art contemporain tels que l’Art Même et Zérodeux. Elle est diplômée d’un double master recherche francoallemand en histoire de l’art (École du Louvre Paris et Université de Heidelberg).


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Abonnez-vous Ne ratez plus aucun numéro en recevant directement chez vous la revue. Abonnez-vous au n°6 pour 10 € (participation aux frais de gestion)

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R E V U E A N N U E L L E D ’A R T C O N T E M P O R A I N

CONTRIBUTEURS

CONCEPTION GRAPHIQUE

Ann Guillaume Antoinette Jattiot Adélie Le Guen Charlotte Lidon Daniela Lorini Florelle Pacot Théo Romain Clio Simon Doriane Spiteri

Yann Linsart - The Viewer Studio

REMERCIEMENTS CAVEAT Bruxelles, Caroline Dumalin (WIELS),

Régine Fertillet (Projet Neuf), Nelson Pernisco (Wonder), Dirk Seghers (Recyclart).

EN COUVERTURE Bertille Bak, extrait de la vidéo Usine à divertissement, triptyque vidéo, 2016

DIRECTRICE DE LA PUBLICATION Nathalie Poisson-Cogez, Présidente

FABRICATION Dorothée Xainte

PHOTOGRAVURE Caroline Lano - Terre Neuve, Arles

ISSN 2418-0238

PUBLICITÉ bonjour@50degresnord.net

ÉDITÉE PAR 50° nord Réseau transfrontalier d’art contemporain 9 rue du Cirque BP 10103 F-59001 Lille cedex + 33 (0)6 89 27 38 44 bonjour@50degresnord.net www.50degresnord.net

COORDINATION DE LA RÉDACTION ET SUIVI ÉDITORIAL Lucie Orbie, Secrétaire générale et Pauline Schwartz

50° NORD REÇOIT LE SOUTIEN DE

COMITÉ DE RÉDACTION Benoît Villain – LAM Villeneuve d’Ascq Nathalie Poisson-Cogez - ESÄ Dunkerque-Tourcoing Marina Van Compernol - Espace 36 Leïla Pereira - ESÄ Dunkerque-Tourcoing Tiphanie Dragaut-Lupescu - Centre Céramique La Borne Annabel Bernardon - Frac Grand Large Hauts-de-France Jonathan Chauveau - The Tropicool Compagny Aliocha Imhoff - Le peuple qui manque

50° NORD EST MEMBRE DU

RELECTURE Pauline Schwartz

Achevé d'imprimer en décembre 2019 par PB Tisk.


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Liste des structures membres Hauts-de-France artconnexion, Lille Bureau d’art et de recherche, Roubaix Centre Arc en Ciel, Liévin Collectif Renart, Lille COMUE Lille Nord de France, Villeneuve d’Ascq CRP/ Centre régional de la photographie, Douchy-les-Mines La chambre d’eau, Le Favril Le Château Coquelle, Dunkerque La Confection Idéale, Tourcoing des mondes dessinés | fracpicardie, Amiens Diaphane, Clermont-de-l’Oise École d’art du Beauvaisis, Beauvais École d’art du Calaisis, Calais ESÄ - École supérieure d’art du Nord-Pasde-Calais, Dunkerque - Tourcoing École supérieure d’art et de design, Valenciennes Écomusée de l’Avesnois, Fourmies

Espace 36, Saint-Omer Espace Croisé, Roubaix L’être lieu, Arras Frac Grand Large - Hauts-de-France, Dunkerque Le Fresnoy - Studio national des arts contemporains, Tourcoing Fructôse, Dunkerque Galerie commune, Tourcoing Galerie Robespierre, Grande-Synthe L’H du Siège, Valenciennes LaM, Villeneuve d’Ascq la malterie, Lille MODULO atelier, Esquelbecq MUba Eugène Leroy, Tourcoing MusVerre, Sars-Poteries Musée des beaux-arts, Calais La Plate-Forme, Dunkerque Le Quadrilatère, Beauvais Welchrome, Boulogne-sur-Mer

Wallonie-Bruxelles ARTS², Mons BPS22, Charleroi Les Brasseurs, Liège CENTRALE, Bruxelles Centre de la Gravure et de l’Image imprimée, La Louvière Centre d’Innovation et de Design, Hornu Incise, Charleroi Iselp, Institut supérieur pour l’étude du langage plastique, Bruxelles

Lieux-Communs, Namur MAC’s Musée des arts contemporains, Hornu MAAC Maison d’art actuel des Chartreux, Bruxelles TAMAT, Tournai Transcultures, La Louvière Le Vecteur, Charleroi


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