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Zut, v’là Dosda Alice Motard.
from Zut Strasbourg n°51
by Zut Magazine
La Culture Rencontre Toc toc toc ! « Qui est là ? » « C’est Dosda ! » Indiscret, en compagnie de mon acolyte photographe, à l’heure du café, je me suis incrusté chez Alice Motard, nouvelle directrice du Centre européen d’actions artistiques contemporaines (CEAAC), pour observer son charmant foyer et lui
tirer les vers du nez. Par Emmanuel Dosda / Photos Christophe Urbain
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Zut, v’là Dosda

Catalogues, biographies et autres livres post-ités envahissant les étagères, œuvres de toutes dimensions couvrant des pans de murs entiers, mobilier choisi avec goût, jouets jonchant le parquet trahissant une présence enfantine en la demeure… Nous fouinons. Sur la table de chevet de celle qui est entrée en fonction il y a pile un an : Cher connard de Despentes, Au bonheur des dames de Zola et La Vie sociale des choses de l’anthropologue Arjun Appadurai. Trois ouvrages qu’elle lit davantage par professionnalisme que par plaisir – même si l’un n’empêche pas l’autre. Dans le quartier de la Neustadt, le lumineux appartement au charme discrètement bourgeois d’Alice Motard offre une jolie vue sur le Jardin botanique. Tout à coup, notre hôte s’excuse et se précipite vers un ensemble de cadres aux tonalités sombres, tranchant sur une surface blanche. La raison de ce moment de panique ? L’élégante directrice du centre d’art supporte moyennement quand ça penche, lorsque les choses ne sont pas correctement alignées. « Les tableaux bougent sans cesse avec les tremblements et vibrations, mais je vous rassure, je m’attelle à me maîtriser et cesser de sortir mon niveau à bulle ! » s’amuse cette femme résolument bûcheuse, fonceuse, animée par la passion de son travail.
Têtue
Pour parvenir à pénétrer, en douceur, dans son univers, nous pointons du doigt une étrange estampe : il s’agit d’une page d’atlas imprimée sur un mouchoir passé par les entrailles encrées d’une photocopieuse. Cette œuvre signée Marie Cool Fabio Balducci est un cadeau fait par le duo à celle qui l’avait invité au CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux en 2019, alors qu’elle y était commissaire en chef. Presque toutes les autres œuvres « exposées » ici ont un lien direct, affectif, avec celle qui travailla au Palais de Tokyo ou au Plateau à Paris, aux centres d’art Raven Row (Londres) et Spike Island (Bristol).
chez Alice Motard

Non loin du délicat mouchoir, nous remarquons un dessin dédicacé – « With best wishes » – par l’artiste japonaise nonagénaire Takako Saito à laquelle le CAPC consacra une importante monographie (en 2019). Proche du mouvement Fluxus et notamment de George Maciunas, la plasticienne multiplie les supports d’expression et « devient une véritable adolescente » durant ses performances. Lors de l’une d’elles, Takako Saito fit un « lâcher » de cubes en papier parmi un public aux anges. Deux exemplaires, de tailles différentes, sont précieusement conservés sur un meuble du salon d’Alice qui a pu mener à bien l’exposition bordelaise de cette artiste déconnectée après « une longue correspondance postale », loin des arcanes du web. « Nous avons pu monter ce projet car toutes deux sommes têtues », admet la work addict autoproclamée. Et globetrotteuse assumée : ouverte sur le monde, elle va naturellement poursuivre le développement du programme d’échanges internationaux du CEAAC qui se dotera prochainement de nouveaux ateliers pour ses résidences croisées.
Enfant d’Erasmus
Le logement d’Alice Motard, comme tous les lieux où officia cette « enfant d’Erasmus », est chargé d’histoire, à quelques pas de l’Observatoire ou du Musée zoologique. « J’ai cependant vécu dans une tour, à Londres », objecte-t-elle. « Il s’agissait d’une version naine du célèbre gratte-ciel de Canary Wharf, qui lui avait valu son affectueux surnom de Canary Dwarf [naine en anglais, NDLR]. » Et de poursuivre : « Raven Row opérait depuis deux boutiques ouvertes par des marchands de soie huguenots dans le quartier de Spitalfields au xviiie siècle tandis qu’on empaquetait du thé Brooke Bond à Spike Island. Ça n’est pas un hasard, car je tiens particulièrement compte des lieux avant même de songer aux objets à y exposer, jamais hors-sol. Me pencher sur l’histoire ne signifie pas tourner le dos aux préoccupations actuelles. Bien au contraire. » Son projet artistique pour le centre d’art strasbourgeois est traversé par les problématiques – écologiques, économiques… – de notre époque. Logique quand on sait que sa directrice, fidèle auditrice de la série de podcasts La Poudre de Lauren Bastide, fut « biberonnée » aux questions féministes ou de genre depuis bien longtemps. Plaçant le recyclage, l’« optimisation des ressources », sur un piédestal, l’exposition collective du moment, Au Bonheur, est largement irriguée par ces sujets, mais aussi la mémoire, le vernaculaire, le savoir-faire, l’art populaire.


Le goût des formes pleines
« J’ai un attachement profond à la forme. Certaines sont vides, mais d’autres sont pleines de sens. Selon moi, une bonne expo doit pouvoir se passer de longs discours. » Avec Au Bonheur, Alice Motard et Joël Riff, co-commissaire (membre de l’équipe du Moly-Sabata, résidence d’artistes de Sablons), nous replongent dans le récit du CEAAC, installé en ces murs depuis 1995. Style Art nouveau, fines boiseries, décors végétaux, escaliers en fer forgé et plafond peint aux motifs floraux, l’institution fut un magasin d’objets en verre, en porcelaine ou en faïence créé par Eugène Neunreiter en 1899 à la Krutenau. On y trouvait également des luminaires et autres articles utilitaires auxquels les œuvres de la vingtaine d’artistes conviés font respectueusement écho. L’entrée franchie, il faut parcourir le Moly shop, boutique éphémère qui propose à la vente une gamme d’objets en céramique fabriqués dans la région. Du circuit court au court-circuit, il n’y a que quelques pas à faire. Ainsi, le plasticien Nicholas Vargelis, collectionneur d’ampoules à incandescence à ses heures, a « hacké le système d’éclairage » afin que le public puisse choisir l’ambiance lumineuse. Tandis que Marianne Marić présente ses lumineuses jupes abat-jour, des Lamp-girls résolument électriques, Julie Béna expose des lustres à la semblance organique…
Un débordement de ravissement
Frise architecturale d’Estelle Deschamp, sculptures aux allures antiques et numériques du duo de designers La double clique, vaisselle en faïence émaillée de l’atelier Palais du Corbeau, poteries en porcelaine blanche de Camille Schpilberg… Au Bonheur « convoque l’esprit des lieux ». D’ailleurs, Alice confie : « Sans verser dans l’occultisme, je ne serais pas à l’aise si je devais travailler dans un ancien abattoir! » L’exposition évoquant « le passé commercial » du bâtiment du CEAAC rend hommage à William Morris, chef de file du mouvement Art and Crafts qui prôna, au xixe siècle, « la révolution par l’épanouissement dans sa vie et sa profession, en s’opposant notamment à la division du travail », explique la directrice qui s’estime « très heureuse ! » Grâce à son « métier passion » bien sûr… Elle cède, pudiquement : « Je devrais évoquer l’amour que j’ai pour mes proches, mais là, nous entrons dans le domaine du privé ! » Ne forçons pas trop la porte de l’intime… Au Bonheur Jusqu’au 08.01.23 CEAAC ceaac.org

