Le Chat de Geluck : Divan geluck

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n°348 | février 2015 | 4,50 €

n°348 | 4,50 € | février 2015

philippe

geluck

“ L’humour, c’est ma pulsion de vie ”

AND : 3,50 € / CAN $ : 9,50 CND / DOM A : 6,30 € / DOM S : 5 € / CH : 7,50 FS / ESP : 4,20 € / IT : 4,20 € / GRE : 4,20 € / LUX : 3,50 € / MAY : 8 € / PORT. Cont : 4,20 € / NC A : 1400 CFP / POLY. A : 1600 CFP / TUN : 5,40 TND

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le di va n

Dessiné, graphique, parlé, peint, sculpté, le rire prend toutes les formes et déborde de toutes les cases chez Philippe Geluck. Il y injecte sa douce folie surréaliste, sa férocité, sa démesure solaire, son inspiration toujours jaillissante. À 60 ans et un 19e album du Chat traduit en 10 langues, l’humoriste continue à transmettre son précieux élan vital dont on a bien besoin pour résister à la barbarie et se soucie de « rendre à la communauté le bonheur et la chance » dont il a bénéficié.

Philippe Geluck

« L’humour, c’est ma pulsion de vie » par

Isabelle Blandiaux – Photos Emmanuel Laurent

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Philippe Geluck

Qu’est-ce qui a changé pour vous ? Philippe Geluck : J’ai ressenti cette date du 7 janvier comme celle de la fin de l’insouciance. Dans mon métier, nous n’imaginions pas qu’on pouvait mourir pour des dessins même si cela ne sentait pas bon depuis l’affaire des caricatures du prophète et de la fatwa lancée sur Charb. L’insouciance a disparu mais la légèreté est toujours là, l’envie de rire, de continuer à être lumineux... La vie est plus forte heureusement. Pour les dessins polémiques et politiques, on pensera désormais tous à ce qui s’est passé. Mais il faut continuer à être libre dans le ton et les propos. Pas seulement les humoristes mais aussi les philosophes, les écrivains, les journalistes... Renoncer, ce serait les faire gagner. On ne peut pas céder. Mais il ne faut pas non plus être idiot. Essayons de surmonter cela par l’intelligence plutôt que la provocation. Les idées peuvent triompher du mal mais ce n’est pas la peine de prendre des risques inutiles. C’est mon sentiment. le surlendemain Cela veut dire que vous allez continuer à rire des extréde l’attentat à Charlie Hebdo. Philippe Geluck est boule- mistes, des kamikazes, de toutes les religions... mais versé d’avoir perdu des amis et des maîtres, des âmes de autrement ? garnements créatifs massacrées à l’arme de guerre. À 60 P.G. : C’est compliqué. Depuis longtemps, j’ai fait des ans, le papa du Chat est lui aussi resté un enfant insolent dessins parfois très insolents mais j’ai toujours essayé qui dépasse les bornes avec une forme de bienveillance de ne pas être blessant envers les ‘braves gens’. J’ai beaucoup parlé avec des personnes malgré les traits d’humour musulmanes au lendemain du corsé qui décalent son trait de drame. Toutes m’ont dit que jamais crayon épuré. Roi de l’ellipse dans leur religion on ne dit de tuer. et de la cinquième dimenCertaines m’ont confié qu’elles sion surréaliste, son dernier riaient des caricatures de Charlie album Le Chat passe à table Hebdo, d’autres qu’elles se sentaient (Casterman) est le 2e plus gros blessées dans leur foi. En réponse à succès BD de l’année 2014 sur cette blessure, elles se sont manile vaste marché français et la festées, ont exprimé leur désaccord, série continue de progresont même crié, mais en aucun cas ser depuis ses débuts. « Je elles n’ont répondu par la force. J’ai pourrais être angoissé par publié La Bible selon le Chat il y a un mon envie de toujours faire an. Je suis athée. Je respecte la foi mieux. Ma seule peur artisd’autrui. Je me permets de rire de tique, c’est de décevoir », dit la religion de ma culture, le chrisl’ancien Docteur G (sur les tianisme. J’estime avoir le droit de ondes de la RTBF), le créateur blasphémer là-dessus. Parce qu’il y de l’émission de télé pour enfants Lollipop (RTBF), l’ex acolyte de Drucker (Vivement a une tradition d’humour anticlérical et puis cette reliDimanche prochain sur France 2) et le complice de gion est devenue beaucoup plus pacifique. Je ne l’aurais Ruquier (actuellement dans Les Grosses Têtes sur RTL). sans doute pas fait il y a 500 ans, j’aurais été brûlé par Une peur qui ne le paralyse en rien puisque Philippe l’Inquisition. Geluck expose ses sculptures, objets, toiles-hommages Comment vos albums sont-ils perçus dans les pays à Soulages ou Vasarely et grands dessins de Bruxelles à comme le Liban ou l’Iran où vous êtes traduit ? Paris (Drawing Now, Art Paris, Musée en Herbe en 2016) P.G. : Il est certain que dans ces albums-là, on choisit les et New York (à la future House of Houses, concept store dessins les plus adaptés. C’est inutile sinon. Charlie Hebdo consacré à la création belge qui ouvrira en septembre). Le peut être publié en France, pas à Riyad. Le problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui vient du fait monde tourne Chat, c’est déjà ça. Psychologies : Dès le lendemain de l’attaque à Charlie que certains États devant lesquels on s’incline parce Hebdo, vous avez parlé d’un avant et d’un après. qu’ils ont le pétrole et l’argent érigent en loi suprême la

Nous le rencontrons

« Dans mon métier, je dois rester un sale gamin, à la fois insolent et léger, qui déstabilise. »

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loi de dieu. Or la loi des hommes doit primer, même si elle est parfois mal faite, parce qu’elle permet le dialogue, elle se modifie, elle s’abroge. Qu’est-ce qui fait que vous avez toujours eu envie de faire rire, puisque vos premiers dessins publiés à 17 ans étaient déjà humoristiques ? P.G. : Même enfant, j’ai toujours fait le clown. J’ai sans doute très vite senti que c’était une manière de dédramatiser, de rendre les autres et soi-même joyeux, de fabriquer du bonheur. Peut-être avais-je aussi le besoin d’attirer l’attention, comme tous ceux qui ont une expression artistique. Je me sentais bien dans le rire, j’ai trouvé ça voluptueux. C’est ma pulsion de vie. C’est fort, c’est le moment présent, c’est ici et maintenant. Demain, on ne sait pas. Hier, cela n’existe plus. C’est ce qui en fait sa beauté, sa puissance et sa fragilité aussi. L’humour est peu entré dans l’histoire, ce n’est pas ce qui reste des civilisations passées, à la différence de l’architecture, la littérature, la peinture... Peut-être que dans vingt ans, plus personne ne se marrera en voyant mon travail. Le rire serait populaire et c’est sans doute pour cela que je l’aime également. C’est

un médicament contre le désespoir, les angoisses, l’adversité, la tristesse. Un acte de résistance chez les gens bafoués, broyés par les destins des puissants. Dans les pays totalitaires, les blagues sont des moteurs, jusque dans les camps de concentration, parce qu’elles permettent de se dire qu’on a la liberté dans sa tête. L’ancêtre du Chat, Poulou, a vu le jour dans une séquence de l’émission télé pour enfants Lollipop à la fin des années 70. Le Chat a toujours gardé ces traits de l’enfance, avec son allure bonhomme et placide, en décalage avec ses paroles. Comme vous ? P.G. : On est peut-être pareils lui et moi. En télé ou en radio, les autres me font souvent remarquer que c’est injuste, que je peux dire toutes les horreurs que je veux sans qu’on me le reproche, et que s’ils disent le quart de cela, eux vont se faire tacler. Le Chat c’est pareil. Il peut raconter des choses qu’on n’accepterait peut-être pas de quelqu’un d’autre. Je n’en peux rien, c’est comme cela. Peut-être qu’on comprend à travers la façon dont j’énonce les choses, mon regard, les mots que j’emploie, que cela reste malgré tout bienveillant, que je brandis un pistolet >>> f é v r i e r 2 0 1 5 — P s y c h o l o g i e s m a g a z i n e — 21


>>> à bouchon, que je ne suis pas dans la violence, l’attaque.

Je n’ai jamais suscité de réaction de haine ni d’invective, ni de fatwa. Je ne suis pas dans ce jeu-là, je m’en félicite. Ce n’est rien de fabriqué, c’est l’émanation de ma personnalité. J’ai reçu des témoignages puissants et précieux de parents me disant que Le Chat était la seule fenêtre vers le monde extérieur d’un enfant autiste ou d’un homme qui apportait mes albums à sa femme très malade pour lui rendre du tonus, la faire revenir à la vie... Comment avez-vous préservé l’enfant en vous ? P.G. : J’ai l’impression que dans mon métier, je dois rester un sale gamin en effet. Il n’est pas une mauvaise personne, il est insolent, léger. Mais il déstabilise. Aucun dictateur n’a aimé qu’on lui dessine des oreilles de lapin ou des moustaches. C’est sans doute mon yin et mon yang, mon Dr Jekyll et Mr Hyde. L’enfant est toujours là de façon jouissive, je ne me force pas, j’ai cette chance qu’il soit là. Je l’entretiens peut-être un peu. Et en même temps, je suis devenu un homme extrêmement responsable, un mari, un père, un grand-père. J’ai créé des emplois dans le cadre de mon travail. Le gamin et l’adulte responsable ne sont pas incompatibles chez moi. Le Chat, c’est vous ? Vous y mettez quoi ? P.G. : Ce n’est pas complètement moi mais un peu, oui. C’est pratique, comme une poubelle de table. J’y mets des choses dont je veux me débarrasser, que je veux exorciser mais j’y mets aussi des choses auxquelles je tiens. Je ne veux pas donner la clé : je ne dis pas quand j’exprime des choses que je pense vraiment ou juste une idée qui me passe par la tête pour faire rire. Je tiens à garder le mystère. Je ne veux pas révéler non plus jusqu’où j’irai dans la violence des propos. Il ne faut jamais dire qu’on est sur le bord et qu’on ne peut pas aller plus loin. Je laisse 22 — P s y c h o l o g i e s m a g a z i n e — f é v r i e r 2 0 1 5

de la marge au lecteur. Pour moi, c’est nécessaire, dans la création, d’être là où l’on ne m’attend pas plutôt que de suivre un processus, de monter des échelons puis de me demander ce que je fais une fois en haut de l’échelle. Le Chat prend beaucoup de place dans votre vie. Il ne vous dévore pas parfois ? P.G. : Je le tiens en laisse. Depuis le temps (31 ans, NdlR), cela se passe bien. Je suis surchargé de travail vu le nombre de collaborations et de projets que je lance tout le temps mais je gère. C’est du plaisir, il n’y a pas de contrainte. Juste les contraintes de temps, de faisabilité, d’inspiration. Le jour où cette dernière ne sera plus là, je ferai autre chose ou je ne ferai plus rien. Jusqu’à présent le puits qui me donne des idées n’est pas sec, je continue d’y plonger mon seau. C’est miraculeux. J’ai réussi à garder une distance avec Le Chat. Si je me suis construit une prison, j’ai placé les barreaux assez écartés pour pouvoir y rentrer et en sortir. C’est donc très confortable. Ce n’est pas trop sérieux, de vouloir créer un musée pour Le Chat ? P.G. : Non parce qu’avec mon travail, tout est dérision. Un Musée du Chat, un dessin d’humour, un personnage, c’est déjà aberrant en soi. Je voudrais créer un endroit duquel on sorte remis en forme, plein de joie. Et où on aurait envie de retourner puisque les expositions évolueraient, ce ne serait pas figé comme le mausolée de Lénine avec la momie du Chat devant laquelle on viendrait se recueillir. On accueillerait de grands anciens et de jeunes artistes. La balle est de nouveau dans le camp du politique à Bruxelles. Je cherche un lieu, puis je me chargerai de faire le musée. Mais je ne peux pas, sur mes deniers personnels, restaurer un bâtiment qui appartient à l’État. C’est pour moi une manière de rendre à la communauté le bonheur


Philippe Geluck

et la chance que j’ai eus dans mon parcours. Un musée est un lieu de transmission. En tant que père, qu’avez-vous transmis à vos enfants ? P.G. : Ils sont devenus des gens respectueux, magnifiques, dont je suis fier. Et leur personnalité est faite de ce qu’ils ont engrangé via notamment la transmission inconsciente, qui m’est aussi venue de mes parents et grandsparents. L’artistique, l’humanisme. C’est primordial, fondateur. Quand je vois comment ils sont eux avec leurs enfants, cela me bouleverse. Je me dis qu’ils font cela bien, qu’ils sont justes. Tout le reste peut voler en éclats, ce qui compte, c’est ça, c’est mon tronc d’arbre, mon socle. On a toujours été dans l’échange, très intimes. Mais mon fils (le chanteur Antoine Chance, NdlR) a construit sa carrière lui-même, je ne suis pas intervenu. Il a son talent, sa détermination. Même chose avec ma fille qui a fait son truc à elle et réussit magnifiquement. Je suis présent pour eux mais pas intrusif. Avez-vous déjà eu recours à une aide psychologique ? P.G. : Non. J’en ai parlé avec mon ami psychanalyste Gérard Miller. Il m’a dit que c’est passionnant mais que ce n’est pas un jeu. Il faut le faire si on en a besoin. J’ai eu des signes annonciateurs d’un burn-out après une période chargée. J’ai pris des antidépresseurs et cela m’a formidablement aidé. Jusqu’à ce que j’essaye d’arrêter et que je n’y arrive pas. Je me suis dit que cela ne devait pas encore être le moment. J’ai refait une tentative deux mois plus tard et cela n’a toujours pas été possible. J’étais persuadé que j’allais y arriver facilement, comme j’ai arrêté de consommer du vin pour des raisons de santé. Le piège, avec les antidépresseurs, c’est qu’on va mieux très vite s’ils sont bien dosés, donc on a envie d’arrêter. Mais c’est un leurre, la chimie interne n’est pas encore rééquilibrée. La troisième tentative a été la bonne. J’étais redevenu comme avant. Avez-vous des peurs ? P.G. : Toutes les peurs que j’ai eues sont sorties grâce à mon art. J’ai dessiné, écrit sur des sujets qui me rongeaient un peu. J’étais très angoissé par ma propre mort depuis l’âge de 8-9 ans, jusqu’à la naissance de mon premier enfant. Quand mon fils est né, mon franc est tombé : un bébé arrivait donc un vieillard devait forcément quitter la vie de l’autre côté. Sinon, le principe même de l’existence n’a pas de sens. Le cri de mon bébé m’a comme libéré de cette angoisse. Et depuis, cela va très bien de ce côté-là. Ma propre vie est passée au second plan dans l’ordre de mes peurs à partir du moment où c’est celle des autres qui est devenue plus importante pour moi. Moi, à la limite, ma vie est faite. J’ai reçu tellement en 60 ans. Si cela devait s’arrêter maintenant, je trouve que je serais déjà très gâté d’avoir vécu ces années-là comme cela. Alors évidemment j’espère qu’il y en aura encore 20 ou 30 qui vont suivre en bon état, mais déjà ça, c’est trop, c’est inespéré.

Mes héros Siné « J’avais cette affiche de ce dessinateur et caricaturiste dans ma chambre d’enfant. Maintenant on est potes, on fait le magazine Siné Mensuel ensemble. Il a 86 ans et reste un lien avec mon enfance. Une longue histoire nous relie. »

Frédéric Dard « J’ai eu la chance d’avoir une correspondance puis une amitié avec le créateur de San-Antonio. On s’est vus quelques fois, pas assez longtemps. Il me manque, il est parti trop tôt. Je continue à être en contact avec sa femme et sa fille. On s’est beaucoup aimés. Je l’ai découvert à 18 ans et j’ai tout lu de lui, passionnément. À mes yeux, c’est un génie, un inventeur et un type d’une drôlerie ! C’est rare de lire de la littérature et de rire en même temps. J’ai pu lui dire combien il était important pour moi et il m’a dit des choses qui m’ont bouleversé sur mon travail. »

Ma femme Dany « C’est la femme de ma vie, qui a donné un sens à cette existence, qui m’a tout à coup apporté la beauté, la lumière, la force. Il y a un avant et un après ‘10 décembre 76’. J’ai l’impression de devenir totalement moi-même quand je la rencontre. Et cela continue. C’est juste magnifique, la plus belle aventure qui me soit arrivé. Elle est mon socle, tout ce que je fais encore aujourd’hui, c’est pour l’épater. Elle reste mon moteur, j’ai envie de la faire rire, de la conquérir continuellement. On a la chance que cet amour traverse le temps et on le préserve comme les anciens préservaient le feu, pour éviter qu’il s’éteigne. »

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