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CHIASSO

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VIRGINIA HELBLING

Chiasso

Gianna ouvre la fenêtre et il est là. Il semble presque endormi, mais dès qu’elle apparaît à côté du rideau, il ouvre les yeux. C’est évident, il l’observe, avec ses vingt balcons offerts au ciel sans aucune pudeur. Le bloc sait qu’elle souhaite sa mort, mais il n’est pas pressé de mourir. Cette tension lui plaît, c’est pour lui une forme d’amour détournée. Cela fait vingt ans que Gianna le surveille et qu’il la surveille, lui aussi. En automne, ils s’observent aussi à travers le brouillard, avec insistance, pour ensuite laisser aller leur imagination. Son regard n’atteint pas la façade vert bouteille, mais elle sait qu’il est là, couché dans la grisaille, son museau de ciment pointé dans sa direction. Après tout ce temps, une certaine indifférence aurait dû s’installer, comme chez les couples de longue date. Mais Gianna et le bloc vert se méfient toujours l’un de l’autre : là où les esprits ne sont pas apaisés, l’imprévisibilité demeure. Gianna écarte ses cheveux de son visage et lui lance un sourire en coin. Le voir se prélasser ainsi la dégoûte. Il s’échauffe dans le soleil couchant, il rayonne d’une agitation brûlante. On était fier des façades arrogantes de ce genre dans les années soixantedix, et ceux qui confondent zèle sauvage et inspiration le sont encore aujourd’hui. Gianna aimerait l’abattre. Parfois, le rugissement des trains parvient jusqu’à elle. Gianna voudrait alors partir. Elle accélère la cadence, et prise d’un besoin soudain et irrépressible de tout nettoyer, elle essuie frénétiquement avec un chiffon ce qui est propre pour le rendre encore plus propre. Dans ces moments-là, Gianna plisse les yeux, le regard tourné vers l’extérieur, vers un horizon personnel. Bison, comme elle l’a baptisé, le sent et plisse le front, baisse les épaules et disparaît, car perdre sa proie et fuir signifierait vraiment la mort. C’est ainsi que le bloc maintient le lien qui la retient à lui, la forçant à douter, ce tyran et T-Rex en cage, rusé et prétentieux comme quelqu’un qui se sait indispensable. 12 Tout autour se trouvent d’autres blocs d’habitation. Eux aussi observent Gianna et lui

inspirent l’ennui. Elle les regarde, fait la moue, mais la faute incombe à Bison, à lui seul. Lui seul efface les sommets, les aplanit dès qu’ils atteignent Chiasso. L’endroit prendrait un caractère alpin si Bison mourait ce soir, mais il respire, grignote les collines ou se roule dans la poussière pour effacer d’anciennes traces. Bison fait tout pour attirer les regards sur lui. Il prend de haut tous ceux qui l’approchent. Gonfle ses abdominaux. Et de Chiasso et de ses merveilles, il ne reste que quelques infimes détails épars. Par exemple l’escalier de pierre qui débouche sur une porte à clairevoie, derrière l’ancien oratoire. Ce sont les voix d’hier qui s’estompent en se calquant sur celles d’aujourd’hui. Comme au théâtre. Non, Bison ne peut pas la leurrer : bien sûr, Chiasso respire derrière le rideau des apparences, derrière lequel se cache la peur des monstres et de la disproportion passée au grossissement maximal. « Partir !», se dit Gianna, « Laisser toute cette aberration loin derrière moi, retourner dans mon village italien ou dans le nord, avec les montagnes comme bouclier protecteur contre les événements malheureux et les mauvaises pensées ». Partir ! Gianna l’a déjà dit plusieurs fois. « Je pars ! Avant que l’église plongée dans le crépuscule ne se noie dans la pluie. » Elle est toujours restée. Pour les siècles des siècles. Amen. Parce que lorsqu’elle voit le banc dont la teinte grisâtre semble s’étendre aux flaques, aux vitres, aux pièces alentour, elle sait que ce serait pareil n’importe où ailleurs. Cela ne vaut pas la peine de partir pour tomber à nouveau sur un bison, ou pire, pour découvrir qu’elle ne peut pas vivre sans lui. Bison est un rêve destructeur, qui a des envies inhumaines et porte beaucoup de misère en lui. Il intimide et attire, c’est le meilleur des amants. « Va-t-en ! Gianna, pars ! » La gare le sait, tout comme la villa cachée au fond du jardin, qui a vu trois mille soldats défendre le pays tout entier pendant la Seconde Guerre mondiale. Les bâtiments ont une âme an13cestrale, des volutes évoquant le XIXe siècle, ils portent en eux l’histoire, renferment la vérité. Eux aussi observent Gianna, mais leur intention est différente. Ils ont vu comment elle est arrivée et s’est installée ici, comment elle a quitté l’Italie, en franchissant la frontière toute proche. Ni d’ici ni d’ailleurs, mais la trahison est permise si l’on en porte ensuite les regrets. Chiasso. « Oh, peu importe ! », s’était-elle dit en décidant de rester. « Va-t’en, Gianna ! Pars ! » La gare passe tout le monde au crible, voit tout de suite qui est prêt à partir. C’est pour cette raison qu’elle s’est étendue : pour suggérer à Gianna de partir, même si ses jambes tremblent et que les peut-être foisonnent. À chaque hésitation, elle a ajouté une brique, une voie, un wagon, et, après un autre « va-t’en ! » non suivi d’effet, elle s’est emparée des routes, a augmenté le nombre d’automotrices, amélioré la capacité des trains, elle a empiété sur les champs, a envahi tout l’espace, jusqu’à engloutir un tiers du village. Mais rien n’y fait, Gianna ne part pas. Qui sait si c’est le provisoire qui prend racine et s’accroche au plus profond de l’être ou si c’est la géométrie de l’espace extérieur qui reflète une structure intérieure, ce Moi au reflet trompeur. Gianna ferme la fenêtre en soupirant. Alors que le jour s’éloigne, le grondement de l’autoroute se rapproche et chuchote à son oreille. Il lui rappelle le murmure lointain d’un ruisseau. Cela la réconforte d’entendre les autres qui ne font que passer.

Union des villes suisses 125 ans pour la vie en ville

DEPUIS 2007, LA SUISSE COMPREND PLUS DE CITADINS

QUE DE RURAUX.

DEPUIS 1999, LA CONF. EST TENUE PAR L’ART. 50 DE LA CONSTITUTION FÉDÉRALE DE PRENDRE LA PARTICULARITÉ

DES VILLES ET DES AGGLOMÉRATIONS EN COMPTE.

L’UNION DES VILLES SUISSES A ÉTÉ FONDÉE EN 1897.

AUJOURD’HUI, ELLE REPRÉSENTE 128 MEMBRES.

ELLE S’ENGAGE À DÉFENDRE LES INTÉRÊTS DES VILLES ET DES COMMUNES D’AGGLOMÉRATION DANS LA POLITIQUE FÉDÉRALE OÙ VIVENT 75% DES SUISSES. PLUS DE 80%

DE L’ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE SUISSE EST RÉALISÉ DANS L’ESPACE URBAIN.

AU SEIN DE L’UNION DES VILLES SUISSES, 7 SECTIONS, 5 COMMISSIONS ET 7 GROUPES DE TRAVAIL PERMETTENT AUX VILLES MEMBRES L’ÉCHANGE ET LA MISE EN RÉSEAU.

SUCCÈS DANS LA MAÎTRISE DE LA PANDÉMIE DE COVID:

L’UNION DES VILLES SUISSES A OBTENU DE LA CONFÉDÉRATION QUE LES SOCIÉTÉS DE

ACCUSANT DES PERTES LIÉES À LA PANDÉMIE SOIENT INDEMNISÉES.

LES TRANSPORTS PUBLICS URBAINS ONT FORTEMENT SOUFFERT DE LA PANDÉMIE, LES PERTES S’ÉLÈVENT À ENV. 150 MIO. DE CHF – DÉSORMAIS PRISES EN CHARGE PAR LA CONF. À HAUTEUR DE 50 MIO. DE CHF.

À LA FIN DU 14E SIÈCLE, LA SUISSE COMPTAIT ENV. 200 LOCALITÉS DOTÉES DU

DROIT DE CITÉ

EN 2022, LA SUISSE COMPTE 162 VILLES STATISTIQUES. PAR DÉFINITION, UNE VILLE SUISSE DOIT COMPRENDRE UNE ZONE CENTRALE

D’AU MOINS 12 000 HEN (SOMME DES HABITANT·E·S, DES PLACES DE TRAVAIL ET NUITÉES DANS L’HÔTELLERIE CONVERTIES). APPENZELL, AROSA, LA NEUVEVILLE, MOUTIER, MORAT, WORB ET ZUCHWIL PRÉSENTENT TOUTEFOIS UN CARACTÈRE URBAIN DE PAR LEUR TRADITION ET LEUR DÉVELOPPEMENT.

RÉPARTITION DU TERRITOIRE

Surfaces agricoles 35%  Surface boisée (forêt) 32%

Surfaces improductives 25% Surfaces urbanisées 8%  dont zone urbaine résidentielle <1%  Surface urbanisée restante 2,3% 5,7% 48% 52%

de la population de la population

LES CITADIN·E·S OCCUPENT ENVIRON 2 MIO. DE LOGEMENTS RÉPARTIS SUR PRÈS DE 540 000 BÂTIMENTS.

LOYER MENSUEL NET MOYEN, 2021

Loyers les plus élevés Küsnacht(ZH) 2114 Meilen 1963 Zoug 1905 Freienbach 1838 Thalwil 1721

Loyers les plus bas Delémont 962

Chiasso 865 Moutier 827 La Chaux-de-Fonds 804 Le Locle 715

AU DÉBUT DU 20E SIÈCLE, 1 CITADIN SUR 4

DANS LE MONDE VIT EN DESSOUS DU SEUIL DE PAUVRETÉ.

EN SUISSE, EN 2020, 8,5% DES MÉNAGES SONT TOUCHÉS PAR LA PAUVRETÉ EN TERMES DE REVENU. EN TERMES DE DEGRÉ D’URBANISATION, DEUX TIERS VIVENT DANS UNE «ZONE MOYENNEMENT PEUPLÉE» (53,6%) OU DANS UNE «ZONE FAIBLEMENT PEUPLÉE» (13,4%). ENVIRON UN TIERS

LES ÉTRANGER·ÈRE·S NE REPRÉSENTENT EN DEHORS DES VILLES QUE 20%

DE LA POPULATION.

EN 2021, 4,3 PERSONNES POUR 1000 HABITANTS SONT MARIÉES, EN 1930, CE CHIFFRE ÉTAIT ENCORE DE 7,8 EN MOYENNE POUR LES 26 VILLES RECENSÉES.

ÉVOLUTION DU NOMBRE D'ÉLÈVES ET DE LA POPULATION TOTALE: SELON LA TAILLE DE LA COMMUNE, 2022

<10 000 habitant·e·s -3,1% +5,4%

10 000–14 999 +8,7% +9,2%

15 000–19 999 +6,7% +9,1%

20 000–49 999 +6,7% +9,6%

50 000–99 999 +2,6% +5,5%

>100 000 +11,5% +10,4% LES 12 VILLES

LES PLUS GRANDES COMPTENT AUTANT D’HABITANT·E·S QUE LES 14 CANTONS

LES PLUS PETITS. LA SUISSE N’A PAS DE MAJORITÉ DES VILLES.

EN MATIÈRE DE MAJORITÉ DES CANTONS, LE VOTE D’UN·E HABITANT·E DU CANTON D’APPENZELL RHODES-INTÉRIEURES COMPTE 40 FOIS PLUS QUE CELUI D’UN·E HABITANT·E DU CANTON DE ZURICH.

LES HABITANT·E·S DES VILLES ONT UNE IMPORTANTE OFFRE CULTURELLE

À PROXIMITÉ DE CHEZ EUX. EN 2017, LES DIX PLUS GRANDES VILLES SUISSES COMPTAIENT ENV. 80 CINÉMAS

DE PLUS DE 220 SALLES. SUR LES DIX MUSÉES LES

PLUS POPULAIRES

DE SUISSE, 8 SE TROUVENT EN VILLE EN 2019 – LE CHÂTEAU DE CHILLON ET LA MAISON CAILLER FONT EXCEPTION.*

LA SUPER LEAGUE

DE FOOTBALL ET LA NATIONAL LEAGUE DE HOCKEY SUR GLACE (DERNIÈRE SAISON AVANT PANDÉMIE) ONT ATTIRÉ UN TOTAL D’ENV. 4,18 MIO. DE SPECTATEUR·RICE·S

DÉPENSES DES VILLES, 2019

DANS LES VILLES.

Éducation 23,2% Sécurité sociale 21,5% Administration générale 9% Culture, sport et loisirs, église 8,5% Finances et impôts 8,4% Transports et communications 7,8% Ordre public et sécurité, Santé publique 6,2% Protection de l’environnement et aménagement du territoire 5,6% Économie publique 2%

EN 2015, LA SURFACE DES PLACES DE PARC

EN SUISSE COUVRAIT 6404 HECTARES. CE QUI CORRESPOND EN MOYENNE À 5,1 MIO. DE PLACES DE PARC DE 5 M DE LONG ET 2,5 M DE LARGE.

CINQ VILLES DONT LA PART DE VOITURES POUR 1000 HABITANT·E·S EST LA PLUS FAIBLE EN 2022 ET 2000, Bâle 320 324 Zurich 331 380 Genève 346 472 Lausanne 349 456 Vevey 378 434

EN 2021, DANS LA VILLE DE BÂLE, 23 410 ARBRES

DE PLUS DE 500 ESPÈCES DIFFÉRENTES ONT ÉTÉ RECENSÉS. EN 2019, 10 FOIS PLUS DE RENARDS VIVAIENT

DANS LES ZONES D’HABITATION QUE DANS LES CAMPAGNES.

AU DÉBUT DES ANNÉES 1990, RENÉ L. FREY A INVENTÉ LE TERME ALLEMAND DE «A-STADT» POUR LES VILLES COMPTANT UN TAUX ÉLEVÉ DE PAUVRES, DE CHÔMEURS, DE PERSONNES ÂGÉES ET D’ÉTRANGERS. DANS LES ANNÉES 2000, RICHARD FLORIDA A INTRODUIT CELUI DES CREATIVE CITIES.

TALENT, TECHNOLOGY, TOLERANCE CONSTITUENT AUJOURD’HUI LA FORMULE D’ATTRACTION DES CRÉATIFS.

QUEL PROFIL URBAIN MARQUERA LE 150E ANNIVERSAIRE DE L’UVS?

* 1. Musée suisse des transports, Lucerne; 2. Fondation Beyeler, Riehen; 3. Chillon, Veytaux; 4. Maison Cailler, Broc; 5. Musée Olympique, Lausanne; Musée national suisse, Zurich; Musée d’histoire naturelle, Genève; 8. Swiss Science Centre Technorama, Winterthour; 9. Kunsthaus de Zurich 10. Musée d’Art de Bâle Sources: Constitution fédérale de la Conf. Suisse ; Statistiques financières de l’AFF 2022; Florida, Richard: Cities and the Creative Class; Frey, René: Stadt. Lebens- und Wirtschaftsraum; Dictionnaire historique de la Suisse: article «Ville»; Science Daily: 25.5.2007; Statistique des villes suisses: 1930, 2000, 2015, 2021, 2022; Statistique de poche de la culture en Suisse: 2020. OFS, Statistique suisse de la superficie, OFS, SILC 2020 Recherche: Marlene Iseli et Janis Lüber. Conception graphique: Moiré

Que s’est-il passé à Harlow ? La fin d’une utopie: ma ville en Angleterre.

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1 Les trois hommes buvaient déjà depuis plusieurs heures lorsqu’ils se sont retrouvés au « Stow », le centre commercial du même nom, à Harlow, en Angleterre. Il était presque minuit, on était au mois d’août et un week-end de canicule touchait à sa fin. Arkadiusz Jóźwik et ses deux compagnons, Polonais comme lui, étaient épuisés, ils avaient faim. Située dans le comté d'Essex, au nord-est de Londres, Harlow est réputée ville « difficile ». Jóźwik et ses amis vivent et travaillent ici. Ils ont acheté une pizza à emporter se sont assis sur un mur pour la manger. C’est à ce moment qu’ils ont remarqué le groupe d’adolescents près d’eux, dont deux à vélo. Les garçons, âgés d'à peine quinze ou seize ans, ont abordés les trois hommes. Le ton est monté, l’air s’est chargé d’agressivité, l'un a poussé l'autre, puis la situation a dégénéré. Un des jeunes s’est détaché de la bande puis s'est approché de Jóźwik. Son « coup de poing de Superman », comme on le qualifiera plus tard au tribunal, a touché l'arrière de la tête de Jóźwik. Jóźwik est tombé - peut-être parce qu'il était ivre, peut-être parce qu'il a perdu l'équilibre -, sa tête a heurté le trottoir, les jeunes ont paniqué et pris la fuite. Jóźwik a perdu connaissance, du sang coulait de ses oreilles lorsqu’il a été emmené à l'hôpital. Le lendemain, la police de l'Essex a qualifié l'agression de « brutale » et de « probablement motivée par la haine ». Il a été supposé que Jóźwik avait été attaqué pour avoir parlé polonais. Cette information a alarmé la presse car cela signifiait que ce qui s'était passé au centre commercial le samedi 27 août 2016 était plus qu'une altercation de fin de soirée qui avait dégénéré. Il était question de haine. Et de politique. Nous étions en plein été de référendum mouvementé. L'atmosphère était empoisonnée par des accusations et des contre-accusations et l'Angleterre était plus divisée que jamais. Avec d'un côté ceux qui voulaient que le Royaume-Uni reste dans l'Union européenne, de l'autre ceux qui voulaient qu’il le quitte. Les « remainer » contre les « leaver ». Comme des centaines de milliers de ses compatriotes arrivés en Grande-Bretagne dans les années qui ont suivi l'adhésion des anciens pays du bloc de l'Est à l'UE, Jóźwik était certain que l'Angleterre avait plus à lui offrir que sa terre natale. Il n'était pas marié, et comme il ne voulait pas rester seul en Pologne, il avait rejoint sa mère, veuve à Harlow, en 2012 et avait trouvé un travail dans une usine de charcuterie. Le lendemain de l'attaque du centre commercial, six jeunes ont été arrêtés et accusés de tentative de meurtre. Arkadiusz Jóźwik souffrait d'un traumatisme crânien et d'une fracture du crâne. Deux jours

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après, le 29 août, Arek, comme l'appelaient ses amis et sa famille, est décédé à l'hôpital à l'âge de quarante ans, sans avoir repris connaissance. On ignore encore à ce jour les circonstances exactes de l'agression. Un témoin a déclaré que Jóźwik avait proféré des injures racistes à l'attention de l’un des jeunes noirs. Mais quel qu’en ait été le motif, l'impact du coup qui a tué Jóźwik a fait le tour du monde. Il n'a bientôt plus été question que du « meurtre du Brexit ». Lors du référendum du 23 juin 2016, toutes les circonscriptions de l'Essex se sont prononcées en faveur de la sortie de l'UE (les partisans du Brexit à Harlow, en proie à un taux de chômage élevé et où dominent les quartiers paupérisés, arrivaient largement en tête avec 68 % des suffrages, contre 52 % de moyenne nationale). Après la mort de Jóźwik, le président polonais Andrzej Duda a sollicité l’aide des chefs des églises de Grande-Bretagne afin de prévenir de nouvelles agressions sur des ressortissants polonais. L'ambassadeur de Pologne au Royaume-Uni a officiellement été invité à visiter la ville de Harlow. À peu près au même moment, Varsovie a envoyé des unités de police polonaises pour patrouiller autour du centre commercial de Harlow et la communauté polonaise a appelé à une marche solidaire à travers la ville. « Nous, Européens, ne tolérerons jamais que des travailleurs polonais soient harcelés, attaqués ou assassinés dans les rues de Harlow [...] », a déclaré le président de la Commission européenne, JeanClaude Juncker, dans son discours annuel sur l'état de l'Union du 14 septembre 2016. Ce qui a résonné dans le choix des mots de Juncker, c'est que les forces xénophobes dans le sillage du référendum sur le Brexit étaient responsables de la mort d'Arkadiusz Jóźwik, et que Harlow et ses habitants s’en trouvaient pour partie aussi responsables.

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Il m’arrive de rêver de Harlow. Je suis né dans la partie de la ville qui s'appelait alors « New Town » (ville nouvelle). J'y ai fréquenté plusieurs écoles publiques et passé les dix-huit premières années de ma vie. Dans mes rêves de Harlow, je suis la personne d'aujourd'hui - un homme d'âge moyen, marié et père d'un enfant - mais je me retrouve toujours dans la maison de l’impasse peu fréquentée où nous avons vécu à cinq de 1972 à 1983, et où j'ai passé la plus grande partie de mon enfance et de mon adolescence avant que mes parents, inquiets de ce qu'ils pensaient être le déclin inexorable de la ville, ne déménagent dans le comté voisin du Hertfordshire. Dans mes rêves, mon père est enco-

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re en vie. Il est calme et plein de bon sens, comme dans mon souvenir, et c'est comme si nous avions maintenant le temps d'avoir toutes ces conversations dont la mort soudaine d'une crise cardiaque à l'âge de cinquante-six ans nous a privés.

Lorsque j'ai commencé à travailler à Londres vers 25 ans, la dernière chose que je voulais qu'on me rappelle était l'endroit où j'avais grandi. Je n’aimais pas dire que je venais de l'Essex ou de Harlow. Quelque chose en moi résistait. Je voulais surtout oublier mes origines, les laisser derrière moi. J’éprouvais un sentiment de honte que je n'arrivais pas à exprimer, quelque chose à voir avec le système de classe anglais et la perception générale de Harlow comme une ville ratée, une terre de prolos.

3 « The Stow » était le premier centre commercial de la ville lorsqu'il a ouvert dans les années 1950. Il a été négligé par la suite, comme beaucoup d'autres espaces publics à Harlow. Lorsque le « meurtre du Brexit » m'a ramené au Stow après une longue période, j'ai été surpris de voir à quel point il avait l'air délabré. La zone commerciale était clairement dominée par des magasins à 1 £, des boutiques de charité de seconde main et des fast-foods à l'abandon. Un salon de tatouage et de piercing ne pouvait bien sûr pas manquer à l’appel. Un salon de massage thaïlandais jouxtait un funérarium. Le pub peu engageant laissait à désirer.

Il faisait très chaud pour la saison, mais tout semblait pourtant triste à mourir. Lorsque je revenais à ma voiture, trois jeunes hommes étaient assis sur un mur à côté. L’un d’eux m’interpella en s’écriant : « elle est cool ta caisse ! » Il parlait anglais avec un fort accent, j’apprenais finalement que lui et ses amis étaient roumains. Lorsque je leur ai demandé comment était la vie dans cette ville pour des Européens de l’Est comme eux, ils ont préféré éluder ma question. Est-ce qu’ils avaient un travail ? Non. Est-ce qu’ils étaient là depuis longtemps ? Pas très longtemps. Ils croyaient trouver une ville nouvelle. Mais Harlow n’avait rien d’une ville nouvelle, ajoutèrent-ils. Elle avait plutôt un air vieillot.

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Mes parents se sont installés à Harlow en 1959, alors que la ville comptait tout juste 6000 habitants (ce sont aujourd’hui plus de 86000 habitants, et la population continue de croître). Ils étaient tous les deux originaires de l’est de Londres, et tous les deux avaient été évacués pen-

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dant la guerre, une expérience de séparation et de déracinement dont ma mère avait particulièrement souffert. À cause de la guerre, ils avaient tous les deux dû quitter l’école à 15 ans. Mon père (qui a refusé une bourse qui lui aurait permis de faire des études d’ingénieur) a commencé à travailler comme apprenti chez un tailleur, ma mère avait une place d’assistante dans une étude d’avocats de la City de Londres. Ils se sont rencontrés à un bal, puis se sont mariés en 1958. Ils ont emménagé peu de temps après leur mariage à Harlow. La sœur aîné de ma mère vivait là. En quête de nouvelles opportunités, ils nourrissaient de grands espoirs dans ces « villes nouvelles » récemment sorties de terre.

Le New Towns Act de 1946 a donné naissance à huit villes nouvelles sensées offrir des habitations décentes aux 340000 Londoniens « bombardés ». Plus d’un million d‘habitations de la capitale ont été détruites ou endommagées pendant la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait pour la plupart d’étendre la superficie de petits villages dans la campagne londonienne, Hemel, Stevenage, Hatfield, Welwyn. Harlow serait en revanche totalement nouvelle dans l’ouest de l’Essex profondément agraire. Soixante pourcents des terres agricoles appartenaient au Commandant Godfrey Arkwright, le patriarche d’une grande famille de propriétaires terriens essexoise. Ces propriétaires historiques ayant été expropriés, les premiers habitants de la ville se voyaient volontiers en pionniers d’une aventure en tout point inédite.

Harlow, le village de départ (appelé plus tard le Vieux-Harlow) figure déjà dans le Domesday Book, un registre datant du XIe siècle. Harlow comme d’autres hameaux très anciens – Potter Street, Parndon, Netteswell, Tye Green, Latton, Churchgate Street – ont été englobés dans le plan d’urbanisme de l’architecte en chef Frederick Gibberd, pourvoyant ainsi à leur développement plutôt que de les abandonner et les laisser se vider. Gibberd voulait en effet faire cohabiter ville et campagne. La nature s’épanouirait dans et autour de la ville. Son objectif déclaré visait un « ensemble harmonieux qui réunirait l’œuvre de la nature et l’œuvre de dieu ».

À leur arrivée, mes parents trouvaient Harlow et son cadre champêtre très charmants. La ville s’est ensuite développée de manière concentrique, un quartier d’habitations après l’autre.

S’installer à Harlow constituait pour mes parents une sorte de fuite, du passé et de ses cratères de bombes, de ses bâtiments victoriens détruits et de ses rues de l’est londonien, pour un meilleur avenir, croyaient-ils. À la tête de la BBC, Lord Reith était également président du comité des villes nouvelles. Pour lui, ces villes représentaient une « ex-

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périence de civilisation », où vivraient des habitants « bons et heureux ». À Harlow, il n’était permis que de regarder la vie devant soi, avec pour principale préoccupation l’espoir, le nouveau départ et l’élan de la jeunesse. Ne te retourne pas ! Ne te retourne surtout pas ! Mais les années soixante ont vu naître un phénomène que les rapports commençaient à décrire comme « le blues des villes nouvelles », un sentiment d’étrangeté et d’isolement éprouvé par ceux à qui il revenait de s’adapter mais qui ne retrouvaient pas l’esprit de communauté qui avait motivé leur choix.

Je n’avais pour ma part pas d’autre chez moi. Quand je suis né, on appelait Harlow la « ville des landaus » car elle attirait essentiellement de jeunes couples qui se retrouvaient là à fonder une famille. Le taux de natalité y était trois fois plus élevé que la moyenne nationale. On avait demandé à l’artiste Henry Moore, qui avait sa maison et son atelier à Perry Green, un village voisin dans le duché de Hertfordshire, de créer une sculpture qui symboliserait la grande promesse de la ville nouvelle. Aujourd’hui, son œuvre Harlow Family Group trône dans l’entrée du centre municipal de la ville. Un homme et une femme assis côte à côte, fièrement dressés. Le bras droit de l’homme repose de manière protectrice sur l’épaule de la femme qui porte un enfant sur ses genoux. Sir Kenneth Clark, à l’époque président du Arts Council britannique, fit de l’imposante sculpture de 2,5 mètres de haut et de 1,5 tonne inaugurée en 1956 devant l’église St Mary-at-Latton le symbole d’une « nouvelle civilisation humanisante » qui allait de l’avant et tournait résolument le dos à la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale.

Le Harlow Family Group était l’une des nombreuses œuvres remarquables achetées ou commandées par la Harlow Arts Trust, soutenue par des philanthropes et la municipalité, créée en 1953. L'idée d'un art public pour les travailleurs avait quelque chose de condescendant, mais les intentions étaient bonnes. « Souvent, les sculptures ne sont qu'une sorte de concession culturelle, sans grande importance pour la vie réelle d'une ville, mais dans ce cas, elles sont devenues une partie intégrante de Harlow », a déclaré Frederick Gibberd en 1964, qui souhaitait que Harlow devienne « le foyer des plus belles œuvres d'art, comme Florence et d'autres villes impressionnantes ».

5 À cette époque, le nombre d’habitants régressait à Londres, ce qui semble inimaginable aujourd’hui. Avant de se marier, mon père, fils unique d'un chauffeur de bus, avait vécu dans une maison mitoyenne de l'East End londonien. Cette partie de la ville se dépeuplait lentement,

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et la forêt commençait à reprendre ses droits. Les toilettes se trouvaient dans le petit jardin attenant à la maison. Mon père était bon au criquet. Avec ma mère, ils nourrissaient plus d’ambitions que ce que la vie semblait vouloir leur offrir. Son père Frank, qui boxait dans les pubs de l'East End à ses heures perdues, était un homme tranquille et affable, sans grande ambition. Mon père n’avait pas envie de devenir chauffeur de bus ou docker comme les siens. Il n’était pas non plus attiré par l’Australie où son oncle s’était installé. Il avait plutôt envie de devenir un intellectuel. Fort des encouragements de sa mère, une femme aux cheveux roux, une battante impitoyable (qui portait toujours un pin's avec une photo de son fils, qu'elle n'appelait que « le préféré de tout le monde »), il s'habillait élégamment, lisait de la poésie, écoutait du jazz et achetait l'Observer tous les dimanches pour lire les critiques littéraires et artistiques. Il aimait aller au théâtre, Hollywood le fascinait. Il aimait les Marx Brothers et W. C. Fields. Lorsqu'il était jeune, l'East End n'était pas le quartier dynamique, polyglotte et multiethnique qu’il est devenu, avec ses bars de hipsters, ses startups des nouvelles technologies, ses festivals de bière artisanale, ses séminaires de barista et ses prix de l'immobilier astronomiques. Il était plutôt petit d'esprit, pauvre et recroquevillé sur lui-même. Mon père ne souhaitait qu’une chose : partir vivre ailleurs. Mais bien des années plus tard, à Harlow, alors que le « commerce des chiffons », comme il appelait ironiquement le métier de tailleur dans lequel il avait fait carrière, battait de l'aile, un changement s’est opéré chez mon père. Il est devenu de plus en plus nostalgique et introspectif. Il a commencé à ruminer le monde révolu de l'East End de sa jeunesse, le sens de la communauté et l'esprit de quartier de cette époque. C'était peut-être un coup de « New Town Blues ». Il écoutait en permanence de la musique des années 40, de préférence les chansons populaires d'Al Bowlly, le chanteur sud-africain tué par une bombe allemande dans son appartement londonien. Nous nous moquions de lui : « Oh, non, voilà qu’il recommence avec la guerre ! ». Il me montrait des poèmes qu'il avait écrits et qui avaient pour tout cadre l'East End du début des années 40 ou de l’immédiat après-guerre. Mon père était un enfant de la guerre. Le premier jour de la Blitzkrieg, le 7 septembre 1940 – le « samedi noir » –, un beau jour de fin d’été, était le jour de ses six ans. Il a été si traumatisé par l'attaque des Docklands et des quartiers environnants - il se rappelait les bâtiments en feu et la lueur rouge apocalyptique du ciel - qu'il en a perdu la parole. Mon grand-père, le chauffeur de bus, refusait de quitter la maison

Illustration: Luca Schenardi

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même pendant les bombardements intensifs. Mon père et ma grandmère couraient vers l'abri anti-aérien le plus proche dès que les sirènes retentissaient à l’approche d'une attaque de la Luftwaffe, mais Frank préférait rester en surface, même lorsque les maisons des voisins étaient touchées. Plus tard, mon père parlait souvent de la manière dont la dévastation, les expériences fortes d'un enfant sur le front intérieur et l'omniprésence de la guerre soudaient les gens entre eux : ils se serraient les coudes, convaincus que s'ils survivaient ensemble au pire, un avenir meilleur les attendait. Harlow semble avoir fait de cette promesse une réalité. La guerre puis l'économie planifiée d’après-guerre ont créé les conditions qui ont mené à un gouvernement socialiste et une nouvelle politique de colonisation en Grande-Bretagne. Sans la guerre, les travaillistes ne seraient pas arrivés au pouvoir en 1945. « La révolution en Angleterre a commencé », déclarait l'écrivain H. G. Wells le 22 mai 1940, alors que le projet de loi sur l’Etat d’urgence était présenté à la Chambre des communes et que des sacs de sable étaient dressés autour des Chambres du Parlement. Pour George Orwell, qui admirait le patriotisme de la classe ouvrière, la « révolution anglaise » a pris son propre élan avec la retraite héroïque de Dunkerque. « Comme toujours en Angleterre, les choses se font avec discrétion et réserve mais elles se font », écrivait Orwell. « La guerre a précipité la Révolution tout en la rendant nécessaire. »

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Grandir à Harlow signifiait faire partie de l’avant-garde de la révolution anglaise. Plus encore, nous étions nous-mêmes un maillon de la grande expérience politique et sociale à l’œuvre. Je le comprends aujourd’hui, mais à l’époque je n’avais pas le recul nécessaire. Mes amis et moi étions les enfants de l’État-providence. Les mutations sociales et les planifications étatiques de l’après-guerre, quand le nouveau gouvernement travailliste a commencé à construire ce qu’Attlee nommait la « nouvelle Jérusalem », nous offraient de nouvelles opportunités. Le National Health Service était créé ; la loi sur l'assurance nationale supprimait le critère de ressources, tant détesté, qui conditionnait les prestations sociales ; de grandes industries telles que les chemins de fer étaient nationalisées ; la loi sur l'aménagement du territoire était adoptée, ouvrant ainsi la voie à la construction de logements à grande échelle et au réaménagement de vastes territoires ; la GrandeBretagne entrait dans le club restreint des nations disposant de leur

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propre arme de dissuasion nucléaire ; l’écart entre les riches et les pauvres se resserrait.

La révolution en marche, toute britannique, faisait l’expérience d’un socialisme très pragmatique : l'État est devenu puissant, mais pas surpuissant. Rien n'a été détruit de manière vindicative, mais quelque chose a été créé : un nouveau contrat social entre l'État et les individus pour le bien commun. La monarchie et les grands propriétaires fonciers ont été épargnés, tout comme les écoles privées traditionnelles (Attlee lui-même est un fier diplômé de Haileybury et de l'Imperial Service College). La liberté individuelle et les grandes institutions britanniques ont perduré. Le coût de la guerre avait vidé les coffres de la nation, entraîné un déficit commercial ruineux et mis fin à l'hégémonie impériale du pays. Mais l’époque était nouvelle. Le progrès n'était pas seulement possible, il était inéluctable. Attlee validait le désir de « nouveau départ » des Britanniques. Ils avaient beaucoup souffert et enduré des choses terribles. « Regardez vers l'avenir », disait-il.

Notre enfance était une expérience sociale en soi, il semblait que tout ce dont nous avions besoin, l’État y pourvoyait : logement, éducation, soins médicaux, bibliothèques, installations récréatives et sportives. Il y avait ce qu'on appelait des « centres aérés » (qui rappellent un peu les camps d'été) où l'on se retrouvait pour jouer à des jeux ou participer à des compétitions organisées pendant les vacances. La ville possédait l'un des réseaux de pistes cyclables les plus grands du pays, reliant tous les quartiers de la ville au centre-ville densément bâti, le « High » construit sur une colline, et aux deux principales zones industrielles, Temple Fields et les Pinnacles. En 1961, un centre sportif polyvalent a été ouvert, le premier de ce type au Royaume-Uni, financé par les habitants de Harlow par le biais de prélèvements supplémentaires volontaires sur la taxe d'habitation (ma tante en était une partisane enthousiaste).

Un ami a qualifié plus tard l'expérience de la ville dans laquelle nous avons grandi dans les années 60 et 70 d’« Allemagne de l'Est sans Stasi ». Ceux d'entre nous qui sont nés et ont grandi là-bas étaient considérés comme les « citoyens du futur ». Les espaces ruraux (appelés « coulées vertes » dans le plan général d'aménagement, dont l'un s'est transformé en un imposant parc urbain, comprenant une patinoire, un kiosque à musique, un parcours de golf à neuf trous et un zoo) et les zones de jeux pour enfants étaient censés nous encourager à mener une vie saine et active et nous offrir des lieux sûrs pour jouer. Ou, comme le disait le film d'information publique de 1958 sur Harlow : « Si ces gar-

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çons et ces filles ne parviennent pas, à l'âge adulte, à faire face avec succès aux problèmes de leur époque, on ne peut certainement pas en imputer la faute aux architectes et aux planificateurs qui leur ont offert ce départ extraordinaire. »

7 Ce que je n'ai pas vu à l'époque - ou plutôt, ce que j'avais déjà vu sans y penser - c'est que Harlow était le berceau d’une culture unique. L'objectif déclaré était de créer une société « sans classe », mais en fait, quand on grandissait là-bas, on avait presque tout le temps l’impression de vivre dans une « ville à classe unique », dont la classe ouvrière était bien l’unique représentante. Il y avait bien un petit groupe d'intellectuels de la classe moyenne qui s’investissaient dans le parti travailliste et les groupes de théâtre locaux, de littérature et de cinéma, se retrouvaient pour des représentations théâtrales, des films et des expositions à partir de 1971. Mon père, qui avait toujours été plus intéressé par la culture que par la politique, en faisait partie. Mais de manière générale, tous ceux que je côtoyais étaient des blancs issus de la classe ouvrière. Parmi les quelque 250 enfants de mon année d'école secondaire - une énorme école polyvalente ouverte en 1959 et agrandie en 1972, l'une des huit écoles de la ville - je ne me souviens que d'un garçon dont la famille était originaire de Hong Kong (il a ensuite ouvert un restaurant en Allemagne) et de deux filles dont les parents étaient indiens. Tous les autres étaient blancs. Les parents de mes camarades étaient pour la plupart originaires de l'East End ou des quartiers pauvres du nord de Londres, et beaucoup travaillaient dans les usines et les zones industrielles de la ville. Chaque entreprise avait ses propres clubs et équipes de sport, et même des équipes de football pour garçons, contre lesquelles j’ai joué dans la ligue amateur du Newtown Spartak - un club dont le nom portait plutôt à croire qu’il était soviétique. Avant l'introduction du programme Right to Buy de Margaret Thatcher, qui permettait aux locataires d'acheter leur logement au conseil municipal à un prix fortement réduit, la plupart des logements de la ville étaient la propriété du conseil municipal. Aujourd'hui encore, un tiers du parc immobilier appartient à des sociétés d'utilité publique. Nous étions nous-mêmes les heureux propriétaires de notre propre maison depuis 1972, vivant dans l'un des rares domaines privés connus sous le nom d'Executive Estates (littéralement, « domaine des ca-

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dres »). Cela nous distinguait des autres, tout comme le fait que mon père ne travaillait pas dans la région, mais à Londres (et qu'il faisait la navette dans son Alfa Romeo au lieu de prendre le train). Parce qu'il était dans le domaine de l'habillement - s'occupant du design, de la création de la gamme, du marketing - il portait des vêtements à la mode, souvent extravagants, et voyageait beaucoup - en Inde, à Hong Kong, aux ÉtatsUnis, en Corée du Sud, en France, en Suisse, en Italie et en Allemagne. Mon père avait suivi les cours du soir et savait s'exprimer. Aux yeux de mes amis, cela le rendait chic. Mais il ne l'était pas, il ne parlait simplement pas le dialecte local parlé à Londres et dans ses environs. A l’école, je naviguais entre compromis et conformisme. Si j'avais parlé à la maison comme je le faisais à l'école, ma mère aurait critiqué ma prononciation. À l'inverse, si j'avais parlé à l'école comme je le faisais à la maison, on se serait moqué de moi en me traitant de snob, la pire des insultes. Lorsque mes camarades de classe me rendaient visite dans notre maison tapissée de livres, je cachais les magazines et les journaux de mon père, le New Statesman, The Listener, i-D, City Limits. Ce n'était pas le Sun ou le Mirror que les autres pères lisaient. Ça ne me plaisait pas trop qu'il ne se conforme pas aux normes en vigueur à Harlow. En même temps, la conformité que j’appelais de mes vœux aurait été une trahison de tout ce à quoi il tenait et de tout ce qui le faisait vibrer. Parfois, quand il n'était pas là, j'ouvrais son armoire et je respirais l'odeur chaude et envoûtante de ses vêtements. J'étais particulièrement fasciné par ses chaussures bicolores, ses chemises exotiques et ses cravates criardes. Pourquoi ne s'habillait-il pas comme les pères de mes camarades de classe, qui portaient des vestes d’ouvrier et des Doc Martens ? Au cours des cinq années que j'ai passées dans un établissement d'enseignement général (j'ai quitté l'école à seize ans et j'ai ensuite passé mon baccalauréat au Harlow College), je n'ai pas eu l'impression que l'on nous préparait à d'éventuelles études. Un jour, j'ai dit sur un coup de tête que j'aimerais étudier le droit, sans vraiment savoir ce que cela signifiait. Un professeur m’a répondu que le droit était un domaine réservé aux « garçons d'écoles privées », ce qui a mis un terme à ma vocation. C'était une leçon capitale pour moi. Mon but principal assigné consistait à m'en sortir tant bien que mal. La menuiserie, la métallurgie, les véhicules à moteur et l'économie domestique faisaient partie de nos sujets. J'ai fait preuve d’un total manque de talent dans chacune de ces matières.

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Mon père ne manquait jamais une occasion de nous rappeler que si nous avions une place dans la société du futur, c’était grâce à l’idéalisme de la génération qui avait connu la guerre. Cependant le progrès n’évolue pas que dans un sens. Il ne marche pas toujours tout seul, et la marche de l'histoire ne pousse pas automatiquement les gens à aller vers une société éclairée. L'histoire n'est pas linéaire. Elle est sujette aux hasards, aux crises et aux cycles. Ron Bill, une connaissance de ma mère qui travaillait pour la Harlow Development Corporation, m'a dit un jour que ses collègues et lui avaient voulu faire de cette utopie une réalité. « La ville a attiré des personnes progressistes et soucieuses de la communauté », m’a-t-il dit. L'architecte de la ville, Frederick Gibberd, en avait lui-même fait partie. Les premiers venus s'installer dans la ville dans les années 1950 et 1960 - parmi lesquelles de nombreux socialistes et communistes - rêvaient de construire quelque chose ensemble. Le seul problème est que les arrivants d’après n'étaient pas aussi engagés.

Utopie signifie « en aucun lieu » ou « nulle part ». Harlow est souvent décrite comme une ville déconnectée, un « nulle part » que l'on ne fait que traverser pour se rendre « ailleurs ». Après la mort d'Arkadiusz Jóźwik à l'été 2016, les unes des journaux sur la ville n'étaient que négatives. Les premiers articles sur le « meurtre du Brexit » ont surtout laissé penser que les pionniers et les urbanistes de la ville qui voulaient créer une utopie avaient plutôt engendré son contraire : une dystopie.

9 Le 31 juillet 2017, je me suis rendu à la Chelmsford Crown Court pour entendre la juge Patricia Lynch rendre son jugement dans l'affaire Jóźwik. Pendant que j'attendais le début du procès dans la salle d'attente délabrée à l'extérieur du tribunal, la famille du jeune accusé était assise en face de moi. Près d'un an s'était écoulé depuis la mort d'Arkadiusz Jóźwik, et le prévenu, dont le nom ne peut être mentionné pour des raisons juridiques, avait alors 16 ans. Sa famille - il était venu accompagné de sa mère et de sa grand-mère - m'a regardé avec méfiance et a refusé de faire le moindre commentaire lorsque je me suis adressé à eux. Le jeune homme m'a juste fixé d'un regard vide. J'ai donné mes coordonnées à la famille en leur demandant de me recontacter. Je n'ai plus entendu parler d'eux. J'ai fait plusieurs autres tentatives par l'intermédiaire de leur avocat à Old Harlow. Mais la famille avait choisi de garder le silence. Dans l'après-midi, j'ai échangé quelques mots

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avec l'oncle de l'accusé, qui fumait une cigarette au soleil à l'extérieur du palais de justice. Il avait une vingtaine d'années, de nombreux tatouages sur le bras et ne comprenait pas ce qui s'était passé dans « The Stow ». Dans la salle d'audience, le jeune accusé portait une chemise blanche trop grande, une cravate foncée vaguement nouée et un pantalon noir uni. Il n'était pas grand, il portait une frange ondulée et une fine moustache. Sur le banc des accusés, sous le regard inquiet de sa mère, il donnait l’impression d’être en proie à un profond désespoir, voire de s'ennuyer. On pouvait voir que ses ongles étaient rongés jusqu'à la peau. La mère n'a pas semblé particulièrement surprise lorsque le jury a déclaré son fils coupable de l'homicide involontaire d'Arkadiusz Jóźwik. La procureure générale Jenny Hopkins a déclaré que, selon elle, les jeunes n'avaient pas l'intention de tuer Jóźwik. Il ne constituait pas un acte motivé par le racisme ou la xénophobie, comme cela avait été largement rapporté, a-t-elle déclaré. « L'homicide involontaire est le fait de tuer illégalement une autre personne avec l'intention de lui faire du mal ou en sachant qu'il pourrait en résulter des dommages physiques ». Il a été soutenu à la cour que l'adolescent avait porté le coup « avec tout le poids de son corps » et devait savoir que des dommages en résulteraient. « C'était une attaque insensée et par ce seul coup, qui n’a duré que quelques secondes, le jeune homme porte la responsabilité du fait que M. Jóźwik a perdu la vie et a causé une souffrance inimaginable à sa famille et à ses amis », a ajouté le procureur général. La juge a annoncé que le verdict serait rendu le vendredi 8 septembre. Dans l’intervalle, les médias s’étaient désintéressés de l’affaire privée de sa tonalité « meurtre du Brexit ».

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Par un matin pluvieux juste avant Noël, je suis allé voir le chef du conseil municipal de Harlow, un travailliste énergique nommé Jon Clempner. Il semblait inquiet. Selon lui, la police de l'Essex avait mal géré l'affaire et avait été incapable de maîtriser les rumeurs et les allégations. « La police a su dans les 24 heures qu'il ne s'agissait pas d'une agression raciste ni même d'un meurtre. Mais ils n'ont pas démenti publiquement cette présomption et ensuite c’était trop tard », m'a-t-il confié autour d'une tasse de thé. Nous étions assis dans son bureau du centre civique, avec vue sur les Water Gardens, conçus à l'origine par Frederick Gibberd comme une suite de terrasses parallèles, mais réa-

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ménagés et réduits depuis. Par la baie vitrée, je pouvais également voir un parking, une piste cyclable, une parcelle de bois et des champs à proximité. Au-delà des champs, je pouvais distinguer le lotissement où mon grand-père avait emménagé après sa retraite pour se rapprocher de son fils, qui a finalement disparu avant lui.

Mais le panorama était incomplet, il manquait le gratte-ciel aux accents futuristes qui avait autrefois abrité l'hôtel de ville. À l'époque situé au centre de la ville, sur la place de la mairie, il était considéré comme le bâtiment le plus important de Harlow. Gibberd l'avait conçu lui-même, et Clement Attlee l'avait inauguré en 1960. Il a été démoli au début des années 2000 dans le cadre des premières mesures de réaménagement du centre-ville en voie de dépeuplement. Un énorme supermarché occupe désormais l'espace où la mairie se dressait autrefois, seule au loin, tel un beffroi monumental.

Il y a bien longtemps, quand j’habitais à Harlow, nous avons fait une excursion scolaire un après-midi au « High », comme nous appelions cette construction imposante. Quelques amis et moi nous sommes séparés du groupe pour aller explorer le bâtiment. Des rumeurs circulaient selon lesquelles il y avait un abri anti-atomique au sous-sol. Nous voulions le voir. Au lieu de cela, nous nous sommes retrouvés dans l'ascenseur qui menait à la tour d'observation. La terrasse panoramique à nous seuls, nous avons laissé nos yeux errer sur le paysage. Devant nous, les lignes sobres, droites et géométriques de notre ville natale, avec son réseau de rues et d'avenues, d'écoles et d'usines, de lotissements et de coulées vertes. Nous sommes restés en haut jusqu'à ce qu'il fasse presque nuit, émerveillés de voir les lampes s'allumer les unes après les autres dans les petites maisons, la lumière ambrée traçant les structures quadrillées de la ville. Finalement, les lumières des maisons se sont estompées, et j'ai essayé d'imaginer à quoi ressemblait cet endroit avant la construction de la ville nouvelle, rurale, calme et déserte.

11 Il m'a fallu beaucoup de temps pour digérer l'expérience de mon enfance et de ma jeunesse à Harlow. La plupart des enfants que je connaissais, dont certains étaient brillants et doués, n'ont jamais envisagé d'aller à l'université. Ils étaient heureux de vite en finir avec l'école. Je me demande ce qu'ils sont devenus parfois. J'ai failli ne pas aller à l'université non plus. Pendant mes années d'école, je me suis rebellé, changeant constamment de programme, arrivant en retard en classe ou n'y allant pas du tout, pour finale-

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ment abandonner la partie. J'ai passé mes dernières années d'adolescence sans travail, inquiet et sans imagination, désespérément amoureux et chroniquement fauché. J'ai fini par trouver un travail administratif au Conseil de l'électricité de Londres. Je n'avais pas les moyens de payer le billet de train, alors je faisais la navette en bus entre la maison de mes parents et la ville, un trajet qui pouvait prendre deux à trois heures selon le trafic. Pareil le soir. C'est pendant ces trajets en bus que j'ai sérieusement commencé à lire. Après six mois passés dans les méandres bureaucratiques de la fonction publique, j'ai décidé qu'il était temps de repasser mon baccalauréat le plus rapidement possible. Je me suis donné neuf mois pour reprendre ma vie en main. Un supérieur hiérarchique bienveillant du Conseil de l'électricité me libérait de mon travail le vendredi pour les cours du soir qui me permettraient de retourner au Harlow College. Cette fois, je choisissais la politique comme matière principale, un sujet pour lequel je développerai un intérêt croissant. Je me suis inscrit à un cours de préparation au baccalauréat en littérature anglaise, le jeudi soir, dans une école polyvalente de Old Harlow. J'y ai rencontré David Huband, un homme plein de sagesse, à la voix douce derrière sa barbe. Il était l'un de ces professeurs qui savent inspirer les autres. C'était un professeur tel que je n'en avais jamais connu auparavant et tel que nous en avons tous besoin. Il faisait partie de la scène intellectuelle de Harlow, avait entendu parler de mon père et m'a pris sous son aile. Il a dû sentir que j'étais en difficulté, en proie à une angoisse existentielle et sans perspective. Les trois heures passées en sa compagnie le jeudi entre sept et dix heures du soir ont bouleversé ma conception du monde, et les neuf mois de septembre 1985 à mai 1986, pendant lesquels j'ai travaillé au Conseil de l'électricité, lu dans le bus et passé les week-ends à la maison ou à la bibliothèque à étudier, m'ont définitivement transformé. Je n'avais parlé de mes projets à personne, de peur d'échouer et de continuer à vivre comme un employé de bureau. En mai et en juin, pendant la Coupe du monde de football au Mexique, j'ai obtenu mon diplôme de fin d'études secondaires. Puis j'ai directement commencé mes études supérieures à la rentrée suivante. J'étais certain d'avoir laissé Harlow et tout ce qui s'y rattache derrière moi une fois pour toutes d'un seul coup libérateur. Dès lors, je ne regarderais que devant moi.

12 Le 8 septembre 2017, un jeune de seize ans résidant à Harlow a été condamné à trois ans et demi de détention dans un établissement

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pour jeunes délinquants pour l'homicide involontaire d'Arkadiusz Jóźwik. La juge Patricia Lynch a déclaré que Jóźwik avait été un « homme honnête et apprécié qui avait la vie devant lui ». Elle a dit qu'il manquait cruellement à sa famille. Pendant que le juge prononçait la sentence, on pouvait entendre des sanglots silencieux dans la salle d'audience. « Un an s'est écoulé depuis la mort d'Arek, mais il me manque encore tous les jours », a déclaré Ewa Jóźwik, sa mère, dans une déclaration lue au tribunal. « Parfois, je n'ai plus envie de vivre ». Elle était présente lors du prononcé de la sentence et a pleuré tout le temps. Le représentant de la défense, Patrick Upward, a déclaré que son client, de nouveau vêtu nouveau d’une chemise blanche et d’une cravate noire, assis dans le box des accusés, « regrettait » ce qui s'était passé - l'accusé l'a confirmé d'un signe de tête - et a souligné le contexte familial et la grave maladie du père. Le tribunal a appris que le garçon avait déjà été condamné à deux reprises, dont une fois pour comportement menaçant et que, « malgré toutes ses difficultés, le jeune homme ne s'était guère égaré du droit chemin ». Cependant, la juge Lynch a conclu en disant que l’inculpé avait fui le centre commercial après l'agression et « n'avait rien fait pour aider la victime ». À l'annonce du verdict, le garçon, qui semblait plus perdu que jamais, a salué sa famille d'un air penaud et a failli trébucher en quittant le banc des accusés. Sa mère pleurait aussi en lui criant « Je t'aime ! ». Elle et d'autres membres de la famille se sont précipités hors de la salle d'audience, on les a entendus pleurer dans le couloir. Quand Ewa Jóźwik a quitté le palais de justice de Chelmsford, il pleuvait. Les journalistes de plusieurs chaînes de télévision polonaises qui attendaient à l'extérieur du bâtiment ont voulu savoir si elle pensait que la condamnation était appropriée. Elle a secoué la tête en signe de déception ou de résignation. « Je le vois encore sur son lit d'hôpital, maintenu en vie par les machines », a-t-elle déclaré à propos de son fils décédé. « Je n’avais qu’une envie c’était de le réveiller ». Arkadiusz Jóźwik est enterré à Harlow. Sur sa pierre tombale, on peut lire : « Tu étais un rêve, maintenant tu es un souvenir ». Plus je réfléchissais à cette affaire, plus j'avais de la peine pour tous ces gens - Jóźwik, bien sûr, et ses proches, mais aussi le garçon en prison, « qui malgré toutes ses difficultés ne s'était guère égaré du droit chemin », et sa famille. J'avais aussi de la peine pour Harlow, cette ville qui, peu après la mort de Jóźwik, avait été envahie par des journalistes du monde entier, où la police polonaise patrouillait dans le centre commercial et qui était devenue le symbole de tout ce qui allait mal en

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Angleterre. Le vote du Brexit a révélé un pays qui se querelle et se déchire. Harlow, un temps utopique, est devenue une ville délaissée, peuplée d’habitants désabusés et xénophobes. Bien que seulement trente minutes de train séparent Harlow de l'immense richesse et de la diversité de l'une des villes les plus mondialisées, la prospérité n'est pas arrivée ici. La ville semble faire partie d'un autre pays, d'un autre monde.

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J'ai récemment fait un tour à vélo dans Harlow. Le réseau de pistes cyclables est désormais vieux et cabossé, mais il constitue toujours l'un des points forts de la ville. Il faisait un froid glacial, et j'ai apprécié d'être ici une fois de plus. Je ne connais presque plus personne en ville et je ne rends visite à la sœur aînée de ma mère, qui a déjà 90 ans, que de temps en temps. Elle vit dans la même rangée de maisons modestes, à quelques pas de mon ancienne école, depuis plus de cinquante ans. Ces derniers temps, je me surprends à ne pas rentrer directement chez moi après lui avoir rendu visite, mais à traverser les lotissements, à emprunter des rues qui me sont familières, à passer devant les champs où je jouais à l'époque. Une fois, je me suis arrêté devant l'église où j'avais été enfant de chœur jusqu'à ce que les matchs de football du dimanche matin me libèrent de ce rituel que je n'aimais pas.

Je ne sais pas exactement ce qui m'attire là. Une fois, j'ai même emprunté le chemin de mon ancienne école, qui menait à une ruelle étroite entre deux jardins, au bout de laquelle traînaient toujours des adolescents qui fumaient et me faisaient vraiment peur. Ils faisaient des trous dans les clôtures en bois du jardin pour passer le temps, et bien que ce lieu ne soit qu'à une centaine de mètres des portes de l'école, aucun enseignant ne venait jamais les réprimander.

L'école a depuis longtemps disparu, remplacée par un centre commercial. Cependant, je me promène souvent mentalement dans ses couloirs, surtout depuis que mon propre fils a commencé l'école il y a quatre ans. Lors de ma visite, debout sur le parking qui était autrefois notre terrain de jeu, j'ai eu l'impression d'entendre les voix excitées des enfants autour de moi, et j'ai ressenti la sensation brûlante de déceptions et de regrets longtemps refoulés.

14 Harlow a fêté son 70e anniversaire en 2017. Les signes du changement sont tangibles. 10000 nouveaux logements vont sortir de terre dans le cadre du développement de Gilston Park, au nord de la gare

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principale, le Public Health England construit un nouveau campus scientifique qui devrait créer des milliers d’emplois, une zone d'activité attire les investisseurs étrangers, le centre-ville, si vivant autrefois, notamment les jours de marché, va être réaménagé et devenir un quartier entièrement résidentiel. Située près l'autoroute M11 qui relie Londres à Cambridge, Harlow ne peut pas être complètement abandonnée. La ville a subi le même sort que la plupart des villes nouvelles construites dans l'après-guerre. La situation s'est dégradée, et le déclin s'est accéléré lorsque la société de développement a cessé de fonctionner et que les investissements dans les zones résidentielles et les infrastructures sont restés lettre morte. Les grandes usines et les sites industriels ont fermé ou délocalisé, faisant grimper le chômage. Les investissements importants n'ont pas été réalisés. Aujourd'hui, les conséquences de cet abandon se font sentir. Le plan global d'urbanisme de Frederick Gibberd avait dès le départ ses faiblesses, notamment le fait qu'il n'y avait pas d'appartements dans le centre-ville et que les zones résidentielles et industrielles étaient strictement séparées. Un centre-ville ne prend vie que lorsque les gens y vivent et y travaillent. Certains lotissements, comme celui de Bishopsfield, près de chez nous, avec ses ruelles étroites et oppressantes, étaient des expériences idéologiques d'architecture moderniste. Seulement, personne n'avait pensé à ce que cela signifiait réellement que d'y vivre. Certains des bâtiments ont ensuite dû être démolis parce qu'ils avaient été construits avec des matériaux qui ne répondaient pas aux exigences des logements publics. De plus, Gibberd n'avait pas prévu l'explosion du trafic automobile. Aujourd'hui, bon nombre des petits jardins de devant sont bétonnés et servent de garages. Tout ce que le passionné de sport que j’étais appréciait - la piscine, le centre sportif, le terrain de golf dans le parc, l'hôtel de ville - est tombé en ruine avant d’être démoli. Mais peut-être était-ce simplement que la deuxième génération, née à Harlow et n'ayant pas connu la guerre ou d'autres villes, ne s'identifiait pas à Harlow de la même manière que la génération de ses parents. Pour ceux-là, c'était simplement le lieu où ils vivaient, ni plus ni moins. Parmi les enfants de la classe moyenne qui nourrissait ces idéaux, peu sont restés à Harlow. Ils se sont lancés dans la vie dès que possible et sont partis à Londres, que leurs parents avaient fuie. La deuxième vague de progressistes, attachés au rêve de la ville nouvelle, n'a pas vu le jour. L'aversion ou la honte que je ressentais autrefois à l'égard de la ville, je ne la ressens plus. Je suis heureux que la génération de la guerre ait voulu créer une utopie. Mes pa-

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rents ont bien fait de quitter Londres. Il ne faut pas oublier que le mot « utopie » désigne toujours un endroit à créer. Quelque part sur le chemin de cet endroit, Harlow a perdu son statut d'aventure spéciale, son caractère novateur. Mais ce n'est pas pour autant un « nulle part » ou un « non-lieu ». C'est l'endroit où je suis né et où j'ai grandi. C'est chez moi.

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LIEUX DÉLAISSÉS Il y a deux ans, l'Institut allemand de recherche sur la construction, l'urbanisme et le développement territorial a publié une étude sur les lieux délaissés en Allemagne : ils sont situés dans l'est du pays - et presque toujours à la campagne. Les régions de Francfort-sur-l'Oder, de la région des lacs du Mecklembourg et du Harz sont particulièrement touchées. Les emplois y manquent, les jeunes partent, les vieux restent. En Suisse aussi, certaines régions connaissent un déclin démographique : les communes du Jura, des Préalpes et du Tessin. Ces zones structurellement faibles présentent les taux de chômage les plus élevés de Suisse. Au Tessin, on peut observer un « transfert » de travailleurs. Les Suisses partent, les Italiens arrivent. Plus d'un quart des emplois au Tessin sont occupés par des frontaliers vivant en Italie.

LES VILLES NOUVELLES D'ANTAN En anglais, on les appelle New Towns, en français Villes nouvelles, en allemand Ville sur plan (Planstadt) ou, de manière quelque peu péjorative dans les deux langues, ville-dortoir. Il s'agit de villes ou de parties de villes qui sont basées sur un schéma conçu à partir de plans d'architecte, c'est-à-dire qui ne se sont pas développées naturellement. Certaines d'entre elles sont devenues des exemples de réussite. D'autres ont connu un sort similaire à celui de Harlow : la décrépitude et l'abandon. L'exemple le plus célèbre d'un projet d'urbanisme raté est probablement celui de Pruitt-Igoe à Saint-Louis, dans l'État américain du Missouri, inauguré en 1955 et démoli en 1972. Ce projet comptait près de 3 000 appartements ; des familles pauvres, noires et blanches, étaient censées y vivre ensemble. Mais le lotissement a été planifié sans tenir compte de la population ; même les terrains de jeux n'ont pas été construits entre les maisons. Très vite, la négligence, le vandalisme, le crime et la violence se sont installés.

AUTEUR Journaliste réputé en Angleterre, Jason Cowley est rédacteur en chef de l'hebdomadaire politique New Statesman. Sa carrière n’est pas commune. En Angleterre, les gens issus de milieux modestes atteignent rarement les postes de direction. Le système social est étanche, comme c'est le cas dans de nombreux autres pays. Lorsqu'il est entré à l'université, Cowley a été choqué : « Tous ceux que j'ai rencontrés là-bas se connaissaient déjà, car ils avaient fréquenté des écoles privées. Je n'avais pas ces réseaux ». Il a évité de dire où il avait grandi. Mais il a également su percevoir la richesse de son parcours : « J'avais un regard différent sur les choses et j'étais sceptique ». Cowley comprenait mieux les gens des villes comme Harlow. « C'est parce qu'ils ont connu le mépris et l'abandon qu'ils sont malheureux ».

Plus d’articles sur l’évolution des villes:

#36 — Wem gehört die Stadt? — un projet de Reportagen

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Google et sa cité dortoir Adieu pâquerettes et marguerites, bonjour smartphones et Airbnb.

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Tony, le sans-abri La première nuit, il s’est accroché à son oreiller, ignorant les moqueries de son voisin. La deuxième, il a suivi son exemple, ôté ses Converse, plié sa veste et mis le tout sous sa tête. En juin 2011, Tony Longshanks s’est retrouvé à la rue à 34 ans. La journée, il donnait le change au guichet de la Wells Fargo, la plus grosse banque du pays, dans le cadre d’un contrat d’embauche destiné aux chômeurs. Tous ses biens, surtout des fripes hippies, il les a mis dans une consigne. La nuit, dans son sac de couchage, il lisait et relisait le Seigneur des Anneaux jusqu’à pouvoir réciter, aujourd’hui encore, le passage sur les Ents. Pour trouver le sommeil, il s’enfonçait des bouchons dans les oreilles. Cela ne couvrait pas le vacarme du trafic mais atténuait un peu les bruits inquiétants de la nuit. Le matin, il était réveillé par les camions qui filaient sur le pont, 12 mètres au-dessus de sa tête, ou plutôt par leurs vibrations qui se répercutaient dans les piliers et le socle en béton qui lui servait de lit. Parfois, il émergeait paniqué, croyant à un tremblement terre. La plupart du temps avec la gueule de bois, souvenir de la bouteille de Two-Buck-Chuck, la piquette de Trader Joe’s, sifflée la veille. Mais immanquablement inquiet de l’heure : si ses compagnons et lui n’avaient pas quitté le parking pour sept heures, le propriétaire appelait la police. Chaque matin, le cauchemar se répétait comme s’il était le zombie d’un film inédit qui aurait pour titre « Les morts-vivants de San Francisco ». Il se traînait jusqu’à sa consigne, se débarbouillait aux toilettes, sortait son costume du casier et mettait le cap sur le quartier financier avec la sensation d’être un imposteur. Parfois, il s’imaginait en nouveau Superman, un Clark Kent SDF qui à l’aube se transformerait en citoyen portant cravate rouge et chaussures noires. Tony, l’employé de banque, le journaliste, le squatteur, le clochard, le travailleur social, le junkie, l’activiste, le rêveur, l’écrivain, l’astronaute en plein rêve américain. Tony a plusieurs vies à son actif. Aujourd’hui, il a 38 ans. Il sent l’humus et a des brins d’herbe dans les cheveux. Depuis cet hiver, il dort à la belle étoile, dans le parc du Presidio. Il a le teint blême et, à l’instar de presque tous ceux qui squattent ou somnolent devant les cafés bondés de clients qui pianotent sur leur Macbook, porte un manteau vert qu’il ne quitte jamais. Dans la poche de celui-ci, un calepin. Dans son sac à dos, une douzaine d’exemplaires du SF Resistor, un magazine gratuit qu’il rédige, imprime et distribue lui-même. Une sorte de chronique en milieu hostile où il raconte sans fioritures, sans faute et de l’intérieur, le San Francisco des bas-fonds. Surnommée la capitale du sans-abrisme, la ville comp-

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te près de 7 000 SDF, le record des États-Unis. Elle affiche aussi un indice de Gini de 0,52. Sur celui-ci, le zéro indique une répartition égale des richesses ; le un, leur concentration dans les mains d’un seul individu. Aux États-Unis, seule Atlanta atteint un tel niveau d’inégalité. En Suède, l’indice est de 0,25, au Rwanda de 0,51. D’un côté, ceux qui n’ont rien comme Tony, de l’autre les patrons des géants du logiciel qui rebaptisent les hauts lieux de la ville, à l’instar du San Francisco General Hospital qui, à la faveur d’une généreuse donation, est appelé à devenir le Mark Zuckerberg Hospital. Dans les brochures immobilières, le Fillmore District, longtemps un quartier afro-américain, arbore le nom moins connoté de Lower Pacific Heights, tandis qu’Hunters Point Naval Shipyard, autre quartier à forte population noire, s’affiche comme San Francisco Shipyard. Le premier est devenu un quartier cossu que Tony et ses congénères ont rebaptisé à leur tour « Specific Heights ». Les rues autour de Market Street, où Twitter a installé son siège en échange d’une réduction d’impôts, ils les ont surnommées Twitterloin (au lieu de Tenderloin). Lors de ses pérégrinations nocturnes, Tony y croise parfois la police en plein travaux de nettoyage : celui qui dort dans le coin est délogé au jet d’eau. S’il ne tenait qu’à Peter Thiel, figure du capital-risque et bailleur de fonds de la Silicon Valley, les villes flottantes ne seraient plus une utopie mais une Terre promise dans le Pacifique, un El Dorado pour les néolibéraux toujours plus gourmands qui veulent s’affranchir des règles, faire tourner leurs PC à plein régime et faire venir des recrues de l’étranger sans visa. Le tout sans payer d’impôts, à l’image d’Apple qui s’acquitte d’obligations fiscales dérisoires au Nevada en court-circuitant la Californie. Si la presqu’île de San Francisco pouvait se détacher du continent à hauteur de San José et se mettre à flotter dans la baie, le Seasteading (habitats flottants) serait une réalité. En ville, la population reflète désormais celle des entreprises technologiques : une grande majorité d’hommes, blancs, jeunes et sans enfants. Chez Google, les Noirs et les Latinos sont généralement cantonnés à des tâches telles que la lecture d’ouvrages à mettre en ligne, en attestent les pictos de doigts noirs ou bronzés sur les scanners. San Francisco est la ville américaine qui compte le moins d’enfants et des entreprises comme Facebook ou Google proposent même à leurs collaboratrices de congeler leurs ovules. Un concept « ma carrière d’abord, les enfants après… ou pas » baptisé « social freezing ». Impossible ou presque pour les personnes âgées, les Noirs ou les Latinos de se loger. À San Francisco, le loyer moyen frise les 3 200 dollars, le record du pays.

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Tony extirpe un guide de son sac à dos, Broke but Not Bored in SF, un recueil de bons plans gratuits : Free Veggie Dinner Night, Free Standup Comedy Series, Free Yoga. Depuis l’automne dernier, il publie son magazine, un mélange de trouvailles, de reportages, d’articles enflammés et d’extraits de son autobiographie à laquelle il manque pas mal de pages, oubliées sur un banc ou perdues au fil de ses errances. Comme cadeau, Tony y ajoute des offres de son cru du genre « moins 30 dollars sur votre amende, si on vous surprend à resquiller dans les transports ». Grâce à cela, Tony s’improvise guide de voyage en conseillant des lieux méconnus de la ville comme cette clairière au cœur de Corona Heights Park qu’il nomme Nomad’s Land où l’on peut profiter du soleil sans se faire importuner, ou le Randall Museum tout proche où les astronomes amateurs se réunissent pour explorer au télescope les confins de la galaxie et vivre un moment gratuit d’éternité. Tony y va, parfois. Il a dormi un temps à quelques centaines de mètres de là, dans les buissons du Golden Gate Park, jusqu’à ce que se multiplient les récits de disparitions inquiétantes, comme celle de Sean Sidi, un ado avec un appareil dentaire dont le smartphone a borné pour la dernière fois près du Stow Lake, à deux pas de l’abri d’où Tony s’est fait déloger plusieurs fois par la police en pleine ronde à quatre heures du matin. Pendant des jours, il l’a cherché, arpentant le San Francisco de l’ombre, tel un lieutenant Sam Spade tout droit sorti d’un roman noir de Dashiell Hammett qui aurait troqué son bureau enfumé contre une tente et un peu de speed. Après une semaine, il a jeté l’éponge et s’est installé dans le campement à côté du bâtiment fédéral. Tony est devenu rebelle sans vraiment comprendre les tenants et aboutissants du mouvement « Occupy San Francisco ». Après deux mois, il n’en pouvait plus : trop de bruit. Mais il avait entendu parler des squatteurs, de l’organisation « Homes Not Jails » et des 30 000 appartements vides de la ville, de quoi loger 80 000 personnes. Il est donc devenu activiste. Avec deux compagnons d’infortune, il a squatté une maison de Capp Street qu’il a baptisée Firehouse (la caserne) à cause de ses murs noirs de crasse. En deux ans et demi, il a occupé 43 immeubles, ce qui donne une idée de la durée de ses séjours sédentaires : trois semaines. La plupart du temps, il leur a donné un nom : The Old Man Museum, The Emperor’s New Penthouse, The Great Indoors. Tony a aimé courir dans les immeubles vides, talonné par les policiers et les agents de sécurité. Comme s’il faisait des recherches pour un livre, bien que ces courses poursuites lui aient fait perdre ses notes. Dans le quartier de Pacific Heights, il est tombé sur deux maisons victoriennes de quatre étages, sans eau ni

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électricité mais avec une armoire remplie de fourrures et une salle de bal décorée de toiles d’araignée. La nuit, équipé d’une bougie, il s’aventurait dans les étages pour débusquer les fantômes. Il voue à ces demeures une véritable fascination depuis qu’adolescent il a vu le film Mrs Doubtfire. L’un de ses cousins vit dans le quartier. Tony le voit très peu, sauf pour récupérer son courrier. « Si j’avais suivi les règles et observé ce sacro-saint respect pour la propriété d’autrui, jamais je n’aurais pu vivre ici. Là, j’ai eu deux maisons pour moi tout seul et même une vue ». De temps en temps, Tony appelle sa mère qui vit toujours au Minnesota. Elle lui raconte surtout ses exploits aux jeux vidéo mais lui qui vit là où ces jeux sont conçus est incapable de se servir d’un smartphone. Les progrès de la technologie le déconcertent. Commander un plat vietnamien, contacter un plombier, se faire livrer du dentifrice, de l’alcool et des smoothies en passant son doigt sur un écran : cela le dépasse, alors qu’il a pour voisins les mêmes forçats des géants de l’internet à l’origine de ces prouesses. Il a appris avec des mois de retard que des policiers blancs abattaient des Noirs dans la rue, en tombant par hasard sur une manifestation. Il dit qu’il va bientôt s’acheter un billet de train et quitter cette ville tant qu’il lui reste un peu de raison mais il admet aussi que cela fait longtemps qu’il en parle. À chaque fois, quelque chose le retient, comme s’il était pris dans un filet. San Francisco l’a déçu. Le berceau des rebelles n’est plus ce qu’il était. Où est passée la ville qui inspira le mouvement pour le climat, les hippies ? La chanson ne disait-elle pas « If you’re going to San Francisco, be sure to wear some flowers in your hair » ? Adieu California Dreamin’, place à California Streamin’. Tony doit se faire à l’idée que SF soit devenue une ville comme les autres. Pourtant, il ne peut pas encore se résoudre à la quitter. In fine, l’imagination est sa seule réelle échappatoire. Quand Tony pense au paradis, il pense au Castro Theatre, un cinéma des années vingt, à ses fauteuils de velours rouge où il s’enfoncerait pour l’éternité, les yeux rivés sur les images d’un autre monde et, très important, un seau de popcorn tiède sur les genoux. Aujourd’hui, Tony travaille pour l’Anti-Eviction Mapping Project. Il veut comprendre ce qui arrive à sa ville. Il est sobre et médite de temps en temps devant sa tente, le matin dans le parc du Presidio face au pont du Golden Gate. Deux fois par mois, il distribue son magazine qu’il photocopie dans la bibliothèque publique à côté du bâtiment fédéral. Il y a deux mois, il a réalisé qu’il fuyait le regard des au-

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tres depuis des années. Désormais, il établit le contact visuel, subrepticement du moins. Le projet auquel il participe en tant qu’enquêteur de terrain a été imaginé par Erin McElroy. Depuis 2013, cette doctorante en anthropologie tente de montrer la réalité de San Francisco à l’aide de cartes originales qu’elle renouvelle sans cesse. Et même si c’est voué à l’échec, elle a d’autres manières d’exprimer sa rébellion.

Erin, l’activiste

On reconnaît Erin à son éternel bonnet en laine d’où s’échappent des boucles rousses. Elle a des allures de lutin et un mégaphone. Un tout petit bout de femme qui lorsqu’elle se met à danser devant un bus Google semble pourtant invulnérable. Pour Erin, ces bus qui véhiculent les employés des firmes de la Silicon Valley qui trônent sur les cartes sous le nom de Google Campus ou de Facebook Headquarter comme si elles étaient des universités ou des bases militaires, sont un symptôme. D’un blanc miroitant, ils exploitent le réseau de transport public sans verser un centime à la ville et, selon les calculs des amis d’Erin, contribueraient même à l’endetter lourdement. Un automobiliste qui ferait halte devant un arrêt de transport public écoperait d’une amende de 271 dollars. Le calcul est tendancieux mais l’accord entre ces entreprises et la ville l’est tout autant : un dollar par jour par arrêt ! Résultat : les loyers à proximité grimpent 20% plus vite qu’ailleurs et les immeubles se remplissent de locataires qui passent leurs journées dans la Silicon Valley, rentrent souvent tard le soir, font rarement leurs courses dans le quartier, font du sport sur leur lieu de travail et n’ont même pas besoin de laveries puisque leur entreprise prend en charge le service de blanchisserie. Dans 40% des cas, les propriétaires des immeubles proches de ces arrêts de bus ne vivent même pas à San Francisco et ne font que passer le week-end. Le rappeur Cachebox en a même fait une chanson qu’il a postée sur Youtube, une filiale de Google qui se retrouve donc à la fois cible et instrument de critique. Ces bus sont l’expression d’une tendance néolibérale à trouver des solutions privées pour une certaine élite et c’est pour cela qu’Erin et ses amis leur bloquent la route.

San Francisco est devenu trop cher, même pour une doctorante à l’université de Santa Cruz. Pour s’en sortir, elle partage un appartement sauvagement divisé avec des colocataires qu’elle entend respirer la nuit à travers les minces cloisons. Erin a une compagne, a enseigné un temps le Queer Yoga mais vit désormais de sa bourse de doctorante en anthropologie. Elle aussi vient d’ailleurs, du Massachussetts, et vit ici de-

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puis presque dix ans. Peu après son arrivée, elle a souvent dû aider des amis à déménager, environ deux fois par mois. Ils se disaient, en plaisantant, qu’ils devraient créer leur propre société de transport. Entretemps, beaucoup d’entre eux se sont installés à Oakland, de l’autre côté de la baie. Récemment, ce sont deux membres de ses chers collectifs qui ont dû déménager. Le Bus-Stop Collective, le Million Fishes Collective, le Station 40 : autant de symboles forts de l’autre San Francisco. Erin voit sa ville disparaître, comme rayée de la carte.

Ses débuts en tant qu’activiste rappellent ceux de ces insolents patrons de startups. Pendant des mois, elle a écumé les librairies, lisant tout ce qu’elle pouvait sur le web design. Elle aurait pu décrocher un job dans la Silicon Valley. Ses plans de ville, son art d’exploiter les données et son sens inné du visuel y auraient été appréciés. Mais ce n’est pas un endroit pour elle parce que lorsqu’Erin énumère les raisons qui la poussent à détester les entreprises technologiques, il est difficile de l’arrêter.

Le maire de la ville, Ed Lee, traite les patrons de ces entreprises comme s’ils étaient de sang royal. L’exonération fiscale octroyée à Airbnb est un cadeau de 25 millions de dollars ! Pour Twitter, le manque à gagner sur quelques années s’élève déjà à 56 millions. Sur son blog, Peter Shih, patron d’une startup, énonce les dix choses qui font qu’il exècre San Francisco et qu’il semble partager avec la plupart de ses condisciples : les sans-abri, le climat, les cyclistes, les travestis, « les femmes qui valent un quatre mais qui se comportent comme si elles valaient un neuf ». Si toutes les entreprises fondées par des diplômés de Stanford fusionnaient, elles totaliseraient 2,7 milliards de dollars de revenus annuels, le budget de la dixième économie de la planète. Pour Erin, c’est beaucoup trop d’argent dans beaucoup trop peu de mains. Certes, ces firmes sont aussi de gros donateurs mais ce mode de fonctionnement fait aussi partie du problème. En fait, il faudrait simplement qu’elles paient leurs impôts ! Erin déteste aussi Facebook mais ne s’en prive pas pour autant. Elle s’en sert pour attirer l’attention sur ses revendications tout en restant fidèle à ses convictions. « Il y a une différence entre participer à une manifestation et cliquer sur un bouton sur Facebook. Ça, c’est du slacktivism ». L’activisme des fainéants.

Une fois par semaine, parfois tous les jours, Erin retrouve des amis et stoppe un bus Google quelque part en ville, souvent sur Valencia Street, LA rue commerçante de San Francisco qui traverse aussi le district de Mission. Ce nom fait référence à la première église construite par les Espagnols qui est d’ailleurs toujours là, minuscule, derrière ses

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murs épais qui lui donnent des allures de fortin. Au Plaza, un immeuble situé entre Mission et Valencia Street, le loyer mensuel d’un appartement est de 7 500 dollars. La Plaza Coalition, une association de locataires, veut nettoyer les alentours, chasser les sans-abri, multiplier les patrouilles de police et installer de nouvelles caméras de surveillance. Jadis, Mission était un quartier presqu’exclusivement irlandais, puis beaucoup d’Allemands s’y sont installés et, depuis une vingtaine d’années, une majorité de Mexicains. À « la misión », l’espagnol avait remplacé l’anglais dans les rues et les armes des gangs, Sureños contre Norteños, résonnaient parfois dans la rue pendant que les serveurs, cuistots, commerçants et femmes de ménage vaquaient à leurs occupations ou prenaient une pause sur leur seuil de porte. Valencia Street avait aussi son sans-abri attitré. Comme beaucoup de mendiants, il débarquait d’Oakland le matin pour « faire de bonnes affaires ». On l’appelait Bum Jovi.

Lorsqu’Erin et ses amis stoppent un bus, ils offrent un spectacle de théâtre de rue qu’ils ont mis au point des jours à l’avance, peaufinant leur chorégraphie, cousant les costumes. Leurs actions rappellent celles des Yes Men et témoignent de la nature polymorphe et créative de la rébellion et de la critique. Un jour, ils sont passés chez Vanguard Properties, l’agence immobilière sur Mission Street, une maison avec une entrée à colonnades et des murs hérissés de piques. Erin y a lu une lettre signée par Benito Santiago, contraint de quitter sa maison après avoir refusé l’offre de Vanguard Properties : 20 000 dollars pour quitter son deux-pièces et une semaine de réflexion. Mais dans le district de mission, le loyer mensuel d’une chambre est de 4 000 dollars. Benito a supplié l’association des locataires de l’aider. Ce jour-là, Erin s’est vu arracher la lettre des mains et tout le groupe a été mis dehors. Mais deux jours plus tard, Vanguard Properties a retiré son avis d’expulsion. C’est l’une de ses douze victoires à ce jour. La maison a été rachetée par le Community Landtrust et retirée du marché. Benito, professeur de musique, locataire de longue date, pourra y rester.

À San Francisco, 10% des appartements sont inoccupés et 30% d’entre eux sont disponibles à la location via Airbnb.

O.M.G.

En 2013, San Francisco comptait 7 000 appartements sur les plateformes de location de courte durée.

Et, au même moment, 7 550 sans-abri.

Le Landtrust est financé par un programme gouvernemental, le Small Sites Fund. Erin espère que la ville aura bientôt les fonds néces-

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saires pour racheter une vingtaine de maisons de ce type par an. Une petite lueur d’espoir ! Ces trois, quatre dernières années, elle a assisté, impuissante, à des centaines d’expulsions. Sur l’une de ses cartes, dynamique, elle les a indiquées par un petit cercle qui gonfle progressivement, comme l’épicentre d’un séisme.

Droit locatif pour débutants à San Francisco : si vous êtes propriétaire et voulez tirer le maximum de votre bien, il vous suffit d’invoquer le Ellis Act. C’est ce qui est arrivé à Benito Santiago. La loi autorise le propriétaire à expulser un locataire à certaines conditions : il doit y emménager lui-même ou avoir besoin de la maison ou la vendre et ainsi la retirer du marché locatif. Les services publics ne vérifiant pas le respect de ces conditions, il y a une zone grise. On ne compte plus les cas de locataires contraints de déménager qui voient leur ancien logement apparaître ensuite sur Airbnb ou surveillent la maison et ne voient jamais le propriétaire emménager. Ensuite, il y a les no fault evictions ou expulsions sans motif. Lorsqu’un locataire reçoit un avis d’expulsion, il se laisse souvent intimider, parce qu’il ne comprend pas le document ou redoute des conséquences juridiques. Il déménage alors qu’il n’est pas obligé. Et s’il décide de se faire aider, il a intérêt à se dépêcher car il n’a que quelques jours pour faire appel ; un processus qui suppose une certaine maîtrise des subtilités juridiques et de bonnes compétences linguistiques. Or, la plupart des gens qui font la file devant la Tenants’ Union, l‘association des locataires située sur Capp Street, vivent depuis des décennies à San Francisco mais ne maîtrisent pas toujours la langue anglaise.

Il y a trois ans, les infarctus et les suicides ont augmenté : une très vieille dame chassée de son logement dans le district de Mission, un commerçant expulsé de son magasin dans le quartier de Castro. Cet homme s’appelait Jonathan Klein et il s’est jeté du pont du Golden Gate. Lors de ses obsèques, l’assistance a déployé une banderole « Eviction = Death », en référence au slogan « Silence = Death » scandé lors des manifestations pour les droits des homosexuels initiées à San Francisco. L’activiste se demande « How to get these things on the map ? », une question qui, en anglais, a un double sens.

L’une des cartes d’Erin indique l’origine des fonds qui ont servi à financer la course au mayorat. Le maire de San Francisco, Ed Lee, a un ami très puissant : Ron Conway, ce qu’on appelle un angel investor. L’homme n’a pas son pareil pour lever des fonds et dispose d’un carnet d’adresses bien fourni : Marissa Mayer, PDG de Yahoo ; Peter Thiel, financier de Menlo Park ; Jeremy Stoppelman, PDG de Yelp ; Laurene

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Powell Jobs, veuve du fondateur d’Apple ; un des fondateurs de Twitter ; un membre du conseil d’administration de Google. Ron Conway a contribué, par un don de 275 000 dollars, à faire passer la « Proposition E » et ainsi à alléger la pression fiscale sur les entreprises dans lesquelles il a lui-même des intérêts comme Airbnb, Twitter, Digg, Zynga. Il est intervenu pour que les bus de la Silicon Valley puissent continuer à utiliser gratuitement les arrêts des transports publics municipaux. Sa fortune est estimée à 1,5 milliard de dollars. Une autre carte d’Erin illustre l’évolution du district de Mission ; l’un des rares endroits des États-Unis à avoir vu chuter sa population de Latinos. Sur une autre, des points phosphorescents sur fond noir indiquent la présence d’Airbnb. On y dénombre plus de cinq mille maisons et appartements : une nuée de plancton en dispersion. Sur cette autre : la diminution du nombre d’enfants. À San Francisco, les moins de 18 ans, ne représentent plus que 13% de la population. Erin a d’autres idées : cartographier l’augmentation du nombre de chiens dans la ville, du prix du café. Mais aussi signaler où logent les propriétaires qui louent leur bien via Airbnb. Une app est d’ailleurs disponible à ce sujet depuis deux mois. Elle porte un nom alambiqué pour une situation qui ne l’est pas moins : « Can I stay with you while I rent my place on Airbnb ? ». Son approche ludique du big data met souvent en lumière des faits ironiques. Tenderloin et South of Market sont les quartiers qui comptent le plus de sans-abri et aussi le plus de logements vides. Il y a environ 7 000 sans-abri à San Francisco dont 1 000 enfants et environ 7 000 maisons et appartements inscrits sur des plateformes comme Airbnb et VRBO. Erin réfléchit aussi à comment mettre en scène l’invisible. Quand elle se balade en ville, elle est souvent le témoin de situations qu’elle ne sera jamais en mesure d’exprimer sur une carte. Une amie qui travaille dans un supermarché estime notamment qu’un quart des clients n’achètent pas pour eux-mêmes mais pour un tiers via une App. Lorsqu’Erin va faire ses courses, elle s’étonne aussi de ces gens perplexes devant les rayonnages, vraisemblablement à la recherche d’un article rare que quelqu’un a commandé en ligne et se fait livrer en échange d’un pourboire. Beaucoup de supermarchés passent aux bornes de paiement, les caissières disparaissent et avec elles, c’est tout une filière d’intégration des immigrés qui se tarit. Certes, les apps créent à nouveau du boulot pour les couches sociales les plus pauvres de la population, à condition d’avoir un smartphone et de pouvoir s’en servir. En roulant récemment vers le nord, Erin a été confrontée sur le pont du Golden Gate à une vision du futur : plus de préposé au péage, il suffit

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de jeter l’argent dans une machine. Il y a encore un ou deux ans, beaucoup d’amis d’Erin étaient chauffeurs de taxi. Certains sont passés chez Uber et Lyft mais ont vite arrêté car ils gagnaient moins que le salaire minimum. Mais ce n’est pas parce qu’il peut révolutionner le marché mondial du taxi qu’Uber pèse plus lourd que la Deutsche Bank mais parce que tous les métiers de service pourraient bientôt lui emboîter le pas : pas de salaire en cas de maladie, pas de compensation si le véhicule est en panne. Il existe une app qui utilise les données de la Police pour indiquer aux chauffeurs les zones à éviter. Résultat : des quartiers déjà en souffrance se voient dévalués davantage. Une autre permet de recruter quelqu’un pour garder votre place de parking. Un jour, dit Erin, il y en aura peut-être une qui indiquera le nombre de personnes à proximité et permettra à l’utilisateur de leur proposer un peu d’argent pour aller voir ailleurs.

Le trousseau de clés d’Erin pèse une tonne et pour cause, deux douzaines de clés y sont accrochées. Généralement, elle se rend chaque jour à la Tenants’ Union sur Capp Street, où des dizaines de personnes font la file pour obtenir de l’aide et éviter une expulsion. Elle y reste aussi après la fermeture. Souvent, elle achète des chips et du guacamole pour agrémenter la réunion hebdomadaire avec les autres membres de l’Anti-Eviction Mapping Project : un groupe d’étudiants de Stanford, des avocats, des mères célibataires et des sans-abri comme Tony. À quelques minutes du local, lorsqu’elle rentre chez elle à Bernal Heights, Erin passe devant une maison, un ancien hôtel qui, après avoir été un temps inoccupé, porte désormais le nom de 20Mission. Sur le coin, des grappes d’hommes jeunes, pâles, attendent leur Uber. Une autre de ses cartes situe tous les digerati dorms ou hacker homes (résidences pour travailleurs de l’informatique) de la ville. C’est dans ces immeubles que vivent ceux qui cherchent fortune en créant leur startup. Des communautés hippies d’un nouveau genre qui sont aussi de véritables mines d’or : un lit dans l’une de ces ruches coûte 1 000 dollars par mois et la nuitée rarement moins de 40. Mais ce que beaucoup de ces jeunes génies de l’informatique ignorent, explique Erin, c’est qu’après 30 jours, ils bénéficient de la protection du locataire et ne doivent plus payer que la part du loyer total qui leur revient. Mais comme pour les conditions générales sur Internet, personne ne lit les petits caractères. Une nuitée au 20Mission coûte 90 dollars. Le propriétaire se fait 100 000 dollars par mois sur le dos de ces génies filiformes. L’un d’eux est originaire de la région de Delhi et s’appelle Prateek Dayal.

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Prateek, développeur de logiciel Au 20Mission, où Prateek occupe une chambre simple, on se croirait à Bangalore ou à Bombay. Le confort est minimum mais la connexion wi-fi est bonne. Dans les couloirs, flotte le parfum écœurant de l’encens et des hommes barbus vont et viennent, le joint au bec. Prateek est ici pour trois mois, il reviendra pour un second séjour plus tard dans l’année. D’autres sont là pour plus longtemps et ont transformé leur chambre en mini boîte de nuit ou accroché un écran au mur qu’ils touchent presque du nez lorsqu’ils jouent aux jeux vidéo le soir. L’un des voisins de Prateek dégomme souvent des monstres jusqu’au petit matin et le bruit fait parfois trembler les fines cloisons mais cela ne le dérange pas. Dans sa chambre, pas un bruit, si ce n’est le bourdonnement d’un petit radiateur qu’il s’est acheté lui-même. À une semaine de son départ à la mi-janvier, tous les autres occupants sont occupés à décorer la maison. Ils découpent des flocons géants en papier, installent une machine à neige dans le patio. Tous, cela signifie trente jeunes hommes et quatre femmes. Les soirées du 20Mission sont mémorables. L’une d’elles a été dédiée à Joshua Norton, un homme d’affaires local du 19e siècle qui fit fortune dans l’immobilier et, au bout de deux ans, rentra complètement ruiné à San Francisco. Norton s’était autoproclamé « empereur des États-Unis » et « protecteur du Mexique », payait avec une monnaie frappée à son nom et soignait son image : moustache touffue, chapeau à plumes. Un hipster avant la lettre. Il se baladait, dans son uniforme d’opérette, bientôt suivi par une véritable cour. Les policiers le saluaient, les portes du théâtre lui étaient gracieusement ouvertes et il se faisait véhiculer gratuitement partout en ville. Certains couloirs du 20Mission portent son nom et celui de sa monnaie personnelle, d’autres ceux de cryptomonnaies, en l’honneur du maître des lieux qui a fait fortune grâce au bitcoin : Bitcoin Boulevard, Dogecoin Drive, Litecoin Lane. Le père de Prateek était l’un des 1,4 millions d’employés des chemins fers indiens, l’un des premiers employeurs du monde. La famille quittait très souvent sa base de Kanpur pour des séjours de plusieurs semaines aux quatre coins du pays. C’est peut-être pour cela qu’il mène une vie de nomade. À 30 ans, Prateek possède 8,4 kilos : le contenu d’un sac à dos et son Macbook. À Bangalore, il avait sa propre boîte internet, SupportBee, et préférait vivre à l’hôtel plutôt que dans un appartement en ville. Pas de collecte de fonds non plus car, selon lui, en Inde mieux vaut employer son temps à méditer.

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Ses parents ont beaucoup investi dans sa scolarité, l’envoyant même dans une école de missionnaires. Adolescent, il aurait voulu suivre les cours d’informatique mais comme toutes les places étaient prises, il s’est rabattu sur l’électronique et s’est fabriqué un synthétiseur. Les autres cours l’ennuyaient, y compris les sciences naturelles qu’il trouvait barbantes. Le cours n’était pas si terrible mais il ne lui a jamais apporté ce qu’il voulait : éprouver la satisfaction du chercheur qui découvre quelque chose de nouveau. Un jour de 1995, allant qu’il se rend au cinéma avec son père, Prateek voit pour la première fois un superordinateur dans la verrière de l’Indian Institute of Technology Kanpur. Il en est émerveillé. Ses parents le destinaient à une carrière dans les chemins de fer mais lui a voulu s’inscrire dans une école technique. Sur les 142 000 jeunes ayant présenté l’examen, seuls 2 000 ont été retenus. Prateek est arrivé 957e ; un épisode qu’il évoque avec un soupçon d’amertume car pour lui la compétition a toujours été importante, « centrale » dit-il. Au 20Mission, il fait figure d’OVNI. Il joue volontiers à la guerre sur son écran mais n’est pas obsédé par le fait d’accéder au niveau supérieur. Il fait peu de programmation et préfère laisser à ses collègues en Inde le soin de coder. Il est le patron d’une boîte qui emploie cinq personnes alors que la grande majorité de ses colocataires cherche encore à percer. Ben Greenberg, un chouette gars de l’Indiana, s’est planté avec son projet de vente de pâte phosphorescente sur internet baptisé Glowy Shit. Ces cacas lumineux n’ont rencontré que peu d’amateurs. Interrogé sur ses projets informatiques, Masaaki Furuki, un Japonais qui marmonne des citations de Kurt Cobain, répond par une tirade qui n’a rien à voir de près ou de loin avec la question d’origine et finit toujours par évoquer une interview de son idole, que tous ont déjà vu plusieurs fois. On y voit le chanteur mettre ses doigts en bouche, le visage déformé par une rage de dents et déclarer qu’il est juste une moody person. Masaaki regarde, fasciné, pendant que deux de ses compagnons gardent les yeux rivés sur leurs smartphones. Prateek est un méditatif. Il est ici en pause, travaille un peu dans un bar près de Battery. Il a quitté l’Inde pour la première fois à 27 ans pour participer au projet Startup Chile à Santiago. Cela fait maintenant trois ans. Il dit chercher à s’ouvrir aux autres et être à San Francisco pour trouver des idées, tout en avouant avoir parfois un peu de mal avec le mode de vie local. À ses yeux, Uber est le concentré ultime des étranges préoccupations des pays développés. Lorsque l’on commande une voiture sur l’app, on peut choisir non seulement le chauf-

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feur mais aussi si celui-ci a le droit de mettre de la musique, de parler ou doit juste la boucler. Pas facile pour Prateek de comprendre ce qui se passe dans la tête d’un client capable de réduire son prestataire au silence d’un simple clic. Mais il doit s’imprégner de cette culture s’il veut trouver les idées qui, dans quelques années, feront fureur à Bangalore. Il teste les différents services comme un acteur apprend son rôle. Ce qui ne l’empêche pas de trouver certaines apps géniales, comme Square qui permet aux producteurs qui vendent leurs fruits et légumes sur les marchés d’offrir un mode de paiement numérique à leurs clients. Se dire qu’il dépense plus d’argent seul à San Francisco que ces cinq collaborateurs ensemble en Inde lui donne mauvaise conscience. C’est pourquoi il affectionne les apps qui lui indiquent les restaurants qui pratiquent des tarifs attractifs aux heures creuses, comme Udupi Palace, son resto indien préféré sur Valencia. Les « Techies » comme Prateek sont de plus en plus souvent décrits comme une espèce invasive. Des intellectuels comme l’écrivain Rebecca Solnit, qui n’est même pas originaire de San Francisco, les compare à des extraterrestres, des insectes, des envahisseurs prussiens ou des touristes allemands qui déferleraient en hordes sur la ville. Les intéressés, eux, estiment que le problème est ailleurs. Hormis dans le Financial District, Tenderloin et une partie de South of Market, San Francisco ne compte que des immeubles de trois étages. Le manque de logements est aussi la conséquence directe de décennies de résistance de la part de la ville et du pouvoir d’un lobby, celui des propriétaires, qui s’oppose aux projets d’immeubles locatifs, par crainte que les biens immobiliers à proximité ne perdent de leur valeur. Les quelques 1 700 firmes technologiques présentes à San Francisco, une ville de 800 000 habitants, emploient environ 50 000 personnes. Faire de celles-ci les seules et uniques responsables de l’état du marché du logement est bien trop simpliste. Pendant son temps libre, Prateek se plonge parfois dans l’autobiographie d’un yogi, adoubé par Steve Jobs lui-même. Depuis un an ou deux, il s’intéresse à la spiritualité indienne, avant tout parce que de nombreux fondateurs d’entreprises de San Francisco disent y avoir trouvé l’inspiration. Il cite d’ailleurs souvent des proverbes tirés du bouddhisme zen et les applique aux entreprises comme Google : « Si tu veux contrôler tes moutons, donne-leur de plus grands pâturages ». De temps en temps, avec quelques collègues, il prend le Caltrain pour la Silicon Valley. À Menlo Park, ils grimpent Sand Hill Road, le Wall Street de la Californie, l’un des endroits les plus riches de la

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planète même s’il n’en a pas l’air. C’est ici que les sociétés de capitalrisque ont leurs sièges, bien cachés derrière les arbres à l’abri des regards. Le silence est total, le quartier quasi désert, à l’exception de quelques passants. Les bailleurs/investisseurs vivent dans les collines de Portola Valley. Ici, le crottin de cheval supplante les crottes de chien dans les rues et les habitants entendent préserver la ruralité des lieux en s’opposant fermement à la construction d’immeubles locatifs. Avec leur salaire moyen de 100 000 à 200 000 dollars par an, les employés de Google et Facebook ne sont pas en mesure de vivre ici. Ils sont donc obligés d’aller voir ailleurs. Les photos que Prateek et ses amis du 20Mission partagent sur Facebook ou Twitter évoquent une nouvelle forme de pèlerinage. Les visiteurs se pressent devant le siège de Facebook et son célèbre panneau marqué d’un énorme pouce. Prendre la pause, sourire goguenard et pouce levé semble beaucoup leur plaire. Prateek prend son ami en photo, un Espagnol enthousiaste appelé Hikarus. Lui s’abstient.

À qui appartient San Francisco ? Tentative de réponse

Si ni Tony, ni Erin, ni Prateek n’ont grandi ici, ils évoluent dans les mêmes rues et malgré leurs différences, ont beaucoup en commun : ils partagent intensément et fébrilement le même rêve. Tony, qui se perd dans l’univers de la pop culture américaine. Erin qui, avec son mégaphone et son bonnet, semble tout droit sortie d’une manif étudiante des années 1960. Prateek, à la recherche du futur et d’idées sur lesquelles surfer. La Californie a toujours attiré ce genre d’individus. Les pionniers ont repoussé la frontière jusqu’à l’océan Pacifique. L’industrie du rêve hollywoodien a emmené les limites au-delà de l’imaginaire. Les hippies voulaient vivre autrement, enfreindre les règles. Les Techies en sont les dignes héritiers : mêmes rêves de changement, mêmes barbes fleuries, mêmes yeux brillants. La parfaite panoplie du révolutionnaire. Mais plutôt que l’inégalité, le véritable nœud du problème ne serait-il pas plutôt l’absence d’ascenseur social ? Autrement dit, que le rêve qui a fait des États-Unis une grande nation, n’est plus qu’un lointain souvenir ? Que cette idée que l’on peut réussir si l’on travaille dur, s’acheter une voiture et une maison et envoyer ses enfants à l’université, pour peu qu’on se donne du mal et qu’on ait un peu de jugeote n’est plus qu’un simple écho, une imagerie qui hante les esprits ? Mais, il y a un lieu où ce rêve a encore cours : une presqu’île à peine rattachée aux États-Unis et qui a déjà bien failli s’en détacher où un jeune Indien sans grande expérience à l’étranger peut viser plus haut.

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Et même s’il affirme, dans son adorable phrasé chantant, qu’il n’est encore nulle part, à la question de savoir à qui appartient San Francisco, la réponse la plus correcte est Prateek.

Vous trouvez ça bien vous ?

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Sel snas-xiov ed Ellivés Suov zeva’n sap issuér à eril sel xued serèinred segap ? Ocap non sulp. Li tse etèbahplana, tse’c emmoc aç ceva suot sel setxet.

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Elle edrager al elliuef ed reipap ne tnahcoh al etêt. As ebmaj etiord etiga‘s emmoc is elle tiava nu cit. Elle tiaf reuqalc as eugnal, ettorf ses stgiod ertnoc ses semuap. Tuot nos sproc tse étibah nu’d tnemellimruof xuevren. Ses xuey tnexif el reipap iuq es evuort tnaved elle rus al elbat. Nifen, elle elucitra à im-xiov : « A » te « M », « AM ». « A » te « M », « AM ». Enu etruoc esuap, siup elle elucitra tnemedimit : « AMAM ». Olehc tse zehc elle, eéllatsni snad el liuetuaf ud nolas. Elle a’n sap elocé iuh’druojua. Sèrpa riova édrager el lanruoj ed 51 serueh te nos noissimé eéréférp, elle seop ses settenul ed erutcel rus el tuob ed nos zen te, nu’d etseg tnel, ecnemmoc à erircé el tom elle’euq tneiv ed eril. Namam. Elle eunitnoc : apap, nosiam, elbat. Nu’l sèrpa erua’l, elle til nucahc sed stom à xiov etuah, tnemetnel, emmoc ruop sli’uq tnemirpmi’s tnemetcerid snad as eriomém. Sèrpa, te sèrpa tnemelues, elle tircé’l. Is el tatlusér en iul tîalp sap, elle euoces al etêt, eéhcâf ed as eirehcuag, tisias as emmog siup ecnemmocer. Te tse’c isnia euqahc sèrpa-idim, à’uqsuj erueh’l ud renîd.

À 37 san, Olehc dnerppa à eril. Nu ruoj, srola elle’uq tiaté’n sap erocne eén, al Aidraug Livic tse eunev repparf à al etrop ed al nosiam elailimaf te a édnamed sèrpa sel semmoh ed al ellimaf. Tuot tse’s éssap sèrt etiv, snas noiar, snas rinevérp. Sel semradneg tno érussa à al erèm euq nos iram tiardneiver tôtneib, sli’uq tneiava’nn euq seuqleuq snoitseuq à iul resop ua estop. Li tse’n siamaj unever. Nos erèrf te nos erèp non sulp. Al Erèm tse eétser elues ceva ses siort stnafne te al etitep erèinred ne etuor : Olehc. Emmoc sed seniazid ed sreillim ed semmef selongapse ed nos egâ, Olehc tiaté erocne enu tnafn elle’uqsrol a écnemmoc à relliavart. Elle es tneivuos euq as ellimaf en tiamrod siamaj ua emêm tiordne : enu tiun suos sel stnop, enu ertua suos sel serbra, à emêm el los, suot sel qnic sittolb sel snu ertnoc sel sretua ruop revarb el diorf. À tpss sna, elle tiasif àjéd al etlocér sed sevilo, tiatrop sur as etêt sed sehcurc uae’d sulp sedruol elle’uqq. Elle tiaval el egnil snad el uaessiur à’uqsuj ec euq ses sniam tneios ne gnas te no’uq iul esid retêrra’d. El ertnev sruojuot ediv, li tiallaf reidnem euqahc ruoj nu uaecrom ed niap. Snad engapsE’l etsiuqnarf ed erreug-sèrpa’l, sel stnafne sed servuap tneiava’n in el spmet in al étilibissop rella’d à elocé’l. Els seffif sed servuap erocne sniom.

Emêm sèrpa al trom ud olliduaC te el moob euqimonocé ed engapsE'l ellevuon, al eiv ed olehC, snad nu egalliv uoladan niol ed tuot, a éunitnoc ed renruot routua ud liavart, neir euq ud liavart. Elle a évelé siort stnafne, trevuo te unet nu tnaruatser ceva nos iram, élliavart emmoc

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Les sans-voix de Séville Vous n’avez pas réussi à lire les deux dernières pages ? Paco non plus. Il est analphabète, c’est comme ça avec tous les textes.

Elle regarde la feuille de papier en hochant la tête. Sa jambe droite s’agite comme si elle avait un tic. Elle fait claquer sa langue, frotte ses doigts contre ses paumes. Tout son corps est habité d’un fourmillement nerveux. Ses yeux fixent le papier qui se trouve devant elle sur la table. Enfin, elle articule à mi-voix : « M » et « A », « MA ». « M » et « A », « MA ». Une courte pause, puis elle articule timidement : « MAMA ». Chelo est chez elle, installée dans le fauteuil du salon. Elle n’a pas école aujourd’hui. Après avoir regardé le journal de 15 heures et son émission préférée, elle pose ses lunettes de lecture sur le bout de son nez et, d’un geste lent, commence à écrire le mot qu’elle vient de lire. Maman. Elle continue : papa, maison, table. L’un après l’autre, elle lit chacun des mots à voix haute, lentement, comme pour qu’ils s’impriment directement dans sa mémoire. Après, et après seulement, elle l’écrit. Si le résultat ne lui plaît pas, elle secoue la tête, fâchée de sa gaucherie, saisit sa gomme puis recommence. Et c’est ainsi chaque après-midi, jusqu’à l’heure du dîner.

À 73 ans, Chelo apprend à lire. Un jour, alors qu’elle n’était pas encore née, la Guardia Civil est venue frapper à la porte de la maison familiale et a demandé après les hommes de la famille. Tout s’est passé très vite, sans raison, sans prévenir. Les gendarmes ont assuré à la mère que son mari reviendrait bientôt, qu’ils n’avaient que quelques questions à lui poser au poste. Il n’est jamais revenu. Son frère et son père non plus. La mère est restée seule avec ses trois enfants et la petite dernière en route : Chelo. Comme des dizaines de milliers de femmes espagnoles de son âge, Chelo était encore une enfant lorsqu’elle a commencé à travailler. Elle se souvient que sa famille ne dormait jamais au même endroit : une nuit sous les ponts, une autre sous les arbres, à même le sol, tous les cinq blottis les uns contre les autres pour braver le froid. À sept ans, elle faisait déjà la récolte des olives, portait sur sa tête des cruches d’eau plus lourdes qu’elle. Elle lavait le linge dans le ruisseau jusqu’à ce que ses mains soient en sang et qu’on lui dise d’arrêter. Le ventre toujours vide, il fallait mendier chaque jour un morceau de pain. Dans l’Espagne franquiste de l’après-guerre, les enfants des pauvres n’avaient ni le temps ni la possibilité d’aller à l’école. Les filles des pauvres encore moins.

Même après la mort du Caudillo et le boom économique de l’Espagne nouvelle, la vie de Chelo, dans un village andalou loin de tout, a continué de tourner autour du travail, rien que du travail. Elle a élevé trois enfants, ouvert et tenu un restaurant avec son mari, travaillé comme

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cuisinière (son ragoût de queue de bœuf faisait l’unanimité dans le village) et vendu des cosmétiques. Elle n’a pas eu le temps d’apprendre à lire, et on ne le lui a d’ailleurs jamais proposé. Jamais non plus elle n’a eu un endroit rien qu’à elle où elle aurait pu rattraper ce qui lui avait été refusé dans son enfance. Et quand bien même l’occasion se seraitelle présentée, qu’elle n’aurait probablement pas eu le courage d’affronter les qu’en-dira-t-on et d’avouer qu’elle ne savait pas lire.

Il y a quelques mois, pourtant, Chelo a réussi à surmonter sa honte. Pendant 72 ans, les lettres sont restées des énigmes indéchiffrables et remplies de mystères, qui ne signifiaient rien pour elle. Un morceau de papier écrit ne représentait rien de plus qu’une feuille de papier blanc. Chelo ne sait pas ce que l’on ressent en lisant une lettre de l’homme qu’on aime. Jamais elle n’a été transportée par un poème de Federico García Lorca, jamais elle n’a pu s’évader par la pensée en lisant un roman d’amour. Aujourd’hui, deux fois par semaine, elle suit un cours de lecture pour adultes proposé par le gouvernement à l’école du village, en compagnie d’autres femmes de son âge. Et elle s’exerce à la maison, armée d’un papier et d’un crayon, à former ses premières lettres qui, un jour ou l’autre, finiront bien par former des mots. «M » et « A », « MA ».

Aujourd’hui, l’Espagne compte officiellement 700 000 analphabètes. S’ils avaient tous le même âge que Chelo et ses camarades de classe, quelques années suffiraient pour que le problème se résolve de luimême. Dans l’Espagne du XXIème siècle, on pourrait penser que tout le monde sait évidemment lire et écrire. En réalité, l’analphabétisme fait de la résistance au pays de Cervantes. Rien d’officiel toutefois, car il ne faudrait pas ternir l’image d’une Espagne qui a réussi, dès sa sortie de la dictature, à rejoindre les grandes nations de ce monde. Pourtant, à la périphérie des grandes villes où sont relégués les chômeurs, les pauvres et les étrangers, la lecture et l’écriture font figure de biens culturels très négligés.

Antonio a un examen aujourd’hui : l’épreuve de langue du deuxième trimestre, au centre de formation du quartier industriel Polígono Sur à Séville, plus communément appelé « Las Tres Mil Viviendas », les trois mille logements. Dans cette cité construite dans les années 70, où vivent principalement des Gitans, il y a des rues où ni la police ni les étrangers n’osent plus pénétrer, où les audacieux sentent peser les regards sur eux et peuvent craindre le pire. Antonio se gratte la tête avec son crayon, fixe de ses grands yeux noirs le dictionnaire posé sur son bureau et respire bruyamment. Au bout d’un moment, il lève la tête, re-

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garde la professeure assise en face de lui et commence à feuilleter le dictionnaire de ses mains brunes, apparemment au hasard. Et puis il le referme, sans rien écrire. Il regarde sa voisine de bureau du même âge, qui noircit les pages d’une traite, l’air absorbé. Il tire sur son pull, l’ajuste, tourne la page devant lui et plisse les yeux comme si cela pouvait l’aider à déchiffrer les phrases. Finalement, il rassemble son courage, lève la main et dit : « Madame, je ne sais pas ce qu’est un adjectif ». Antonio a été renvoyé de l’école à 15 ans, pour avoir cassé un ordinateur de la classe pendant un match de football. À cette époque, il savait à peine compter et connaissait tout juste son alphabet. Il n’est arrivé jusqu’à la troisième qu’à l’ancienneté. Antonio, comme presque tous ses amis, n’a jamais aimé l’école. Aux Tres Mil Viviendas, c’est dans les rues que la vie se passe. Tous les matins, sitôt ses parents repartis après l’avoir laissé devant l’école, Antonio faisait comme eux : il partait dans la direction opposée, désertant les cours pour aller jouer au foot avec ses amis. Parfois, il était pris de doutes : peut-être avait-il tort de préférer le football à l’école, peut-être ses parents avaient-ils raison de lui répéter sans cesse que la lecture et l’écriture étaient importantes pour son avenir. Mais il arrivait toujours à chasser ses doutes. Pour lui et ses amis, il fallait être idiot pour aller à l’école de son plein gré, il n’y avait que les minables du quartier pour se comporter de la sorte. Dans le petit monde d’Antonio, seule comptait la loi de la rue, la loi du plus fort. Et Antonio était bien décidé à s’y faire une place, sans se douter que c’était d’une place dans le monde qu’il se privait.

OinotnA, érttelli te non sap etèbahplana li'uqsiup a étneuqérf elocé'l, es erèpseséd sèrpa nemaxe'l : « Ej sias eril, siam ej en sdnerpmoc neir ed ec euq ej sneic ed eril. Al erutcel en em tres cnod à neir, te ej sias à epiep erircé ». Li'uqsrol tircé, oinotnA esilitu sniom ed al éitiom sed sertteled tebahpla'l, te tnemelarénég snad el erdroséd. Stnecca, snosiagujnoc ed sebrev, sgitcejda, sebrevda, smon: tuot alec etser nu dnarg erètsym ruop iul. À tgniv sna, li a'n sap erocne ul nu leus ervil.

Antonio, illettré et non pas analphabète puisqu’il a fréquenté l’école, se désespère après l’examen : « Je sais lire, mais je ne comprends rien de ce que je viens de lire. La lecture ne me sert donc à rien, et je sais à peine écrire ». Lorsqu’il écrit, Antonio utilise moins de la moitié des lettres de l’alphabet, et généralement dans le désordre. Accents, conjugaisons de verbes, adjectifs, adverbes, noms : tout cela reste un grand mystère pour lui. À vingt ans, il n’a pas encore lu un seul livre.

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Pendant les récréations, Antonio va chez sa grand-mère, qui l’héberge pour soulager ses parents : avec ses trois jeunes frères et sœurs, ceux-ci ont déjà assez de mal à nourrir toutes les bouches. Souvent, il n’a plus envie de retourner à l’école, alors il passe chez son oncle pour manger un morceau et faire la sieste. Antonio mène une vie déréglée de vadrouille, de désœuvrement, de fêtes qui durent toute la nuit et de journées passées à dormir. Une vie qui n’est pas l’exception dans son quartier mais la norme. Une vie rythmée par le confort de ne rien avoir à faire. « Ces jeunes sont abrutis par notre système de protection sociale », explique Rosa Yáñez, une enseignante qui travaille dans le quartier d’Antonio. « Ils savent qu’ils obtiennent de l’État tout ce dont ils ont besoin pour vivre. Alors pourquoi s’en faire ? Ce dont les habitants de ces quartiers ont besoin, c’est d’éducation et d’intégration sociale, et pas de la manne apparemment inépuisable qui leur arrive de Bruxelles et les maintient dans un état de léthargie dont ils ne se réveilleront jamais. ».

Les jeunes des Tres Mil Viviendas ne sont pas les seuls à avoir pris leurs aises. Tout le pays a fêté le jour où Felipe González a signé l’adhésion à l’UE en 1985. Pendant les trente années qui ont suivi, l’Espagne a été l’un des pays qui ont le plus emprunté auprès de l’Europe. Bien entendu, cette décision historique a contribué à consolider la démocratie naissante et a assuré sa prospérité. Mais elle a aussi conduit ses citoyens, protégés par le parapluie financier de Bruxelles, à se réfugier dans la bureaucratie, à regarder passer les heures en faisant semblant de travailler et à être payés à ne rien faire. Il faut avoir pris rendez-vous dans une mairie espagnole et déposé une demande auprès des services municipaux pour saisir pleinement la nature de la bureaucratie espagnole : la longue attente, qui souligne le pouvoir du fonctionnaire qui va vous recevoir, les remarques désinvoltes de celui-ci sur tout ce qu’il a à faire et la chance inouïe qu’a le visiteur d’être même seulement reçu. Fonctionnaires comme usagers croulent sous d’innombrables paperasses pour la moindre broutille, qui nécessite d’interminables semaines d’attente. Il n’est donc pas surprenant que, dans une étude du Forum économique mondial de Davos sur la productivité au sein de l’UE, l’Espagne arrive en avant-dernière position, juste devant la Moldavie. Comment pourrait-il en être autrement, dans un pays où talents et compétences sont relégués au second plan et où le népotisme croissant pourvoit à la répartition des emplois ? C’en est au point que le Premier ministre en exercice lui-même, Mariano Rajoy, déclare sérieusement que, si un problème survient, ses concitoyens « n’ont qu’à regarder ailleurs ». Un con-

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seil qu’il a prodigué lors d’un rassemblement de jeunes et auquel il semble croire lui-même, car comment comprendre sinon la passivité dont il a longtemps fait preuve face au conflit catalan qui couvait depuis des années ? Comment comprendre que Rajoy, et avec lui un grand nombre de cadres du Partido Popular, le gouvernement le plus corrompu de l’histoire de l’Espagne, « regardent ailleurs » face aux procès pour corruption en cours ?

La déclaration de Mariano Rajoy a suscité un tollé sur les réseaux sociaux : « On connaît enfin le leitmotiv du Partido Popular. » - « Quelle mascarade ! » - « Tout s’explique. ». Car la déclaration de Rajoy veut aussi dire qu’il conseille de faire le poing dans sa poche. Tel chef, tels subordonnés. La majorité des Espagnols regardent ailleurs en permanence et ne font pas grand-chose pour arrêter la corruption rampante qui gangrène l’Espagne à tous les niveaux, tous partis confondus. Et ils regardent aussi ailleurs quand il est question d’analphabétisme.

Le lendemain, Antonio vient chercher sa copie. Insuffisant. Déçu, il n’a pas envie de rentrer directement chez sa grand-mère, de lui avouer qu’il faudra probablement attendre encore longtemps avant qu’il puisse commencer sa formation de mécanicien. Il préfère traîner dans le quartier. Il est midi, les rues sont presque vides, la plupart des habitants dorment encore à cette heure. Il rencontre Paco, un ami, qui lui tend son smartphone. Le jeune homme de 28 ans ne sait ni lire ni écrire. Antonio doit donc lui lire les messages de sa petite amie et y répondre du mieux qu’il peut, ou alors Paco répond par un message vocal. Sa petite amie ne doit pas savoir qu’il n’a pas de travail, et encore moins qu’il est analphabète. Un groupe de jeunes d’une vingtaine d’années croise les deux amis ; eux non plus n’ont pas grand-chose à faire, mais ils font la fête sans souci. L’un porte un coq de combat sous le bras et affiche un très large sourire qui dévoile des dents grêlées de caries. Lorsqu’il voit Antonio répondre aux messages de Paco sur WhatsApp, il rit et dit : « J’ai eu de la chance qu’ils me mettent dans le centre pour mineurs, au moins là-bas j’ai appris à lire et écrire ». La bande poursuit son chemin, avec son coq énervé qui bat des ailes et essaie désespérément de se libérer. L’oiseau vient de gagner un combat : voilà la journée sauvée. En allant déjeuner chez sa grand-mère, Antonio rencontre « el Murciano », le « gars de Murcie », un jeune homme qui a déménagé dans le quartier il y a quelques mois, par amour. Devant le kiosque qu’il a installé avec son épouse, Antonio s’enquiert de l’état des affaires : « Quoi de neuf, Murciano ?

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- Rien. Je garde la boutique. Et toi ? - Je traîne. Il chauffe, le tiroir-caisse ? - Ça va. On ne peut pas se plaindre. Mais les nouveaux voisins ! Ils ne comprennent vraiment rien. Jouer de la musique à fond en plein milieu de l’après-midi. Impossible de faire la sieste. - Les gens pensent qu’il n’y a aucune règle dans notre quartier. - Jusqu’à ce que quelqu’un s’énerve. - Pourtant, dans les soirées, on se passe les bouteilles pour ne pas laisser traîner des gobelets en carton comme ces gosses de riches du centre-ville ! - Ça va à l’école, Antonio ? - Non. - T’as du boulot ? - Non. »

OinotnA en tuev sulp rehcrehc ed liavart. Roup iouq eriaf? Xua serT liM sadneiviV, sel senuej es tneiov rivrse sèd el trapéd rus nu uatealp sout sel stneidérgni ud egamôhc. El euqnam noitacudé'd ne sel edia ne neir à ritros ed al etitep ellub ecnarre'd snad elleuqal sli es tons séllastin. Setrec, el egamôhc iuq av ceva a'n nier elbaérga'd, saim li tse etsuj zessa elbatrofnoc roup ertê elbatroppus. Sruojuot sulp elbatrofnoc euq sel sertua snoitpo. Te siup, dnauq oinotnA te ses sima es tnecnal snad al ehcrehcer iolpme'd, li tiffus sli'uq tnecnonorp el mon ed ruel reitrauq ruop euq setuot sel setrop ruel tneuqalc ua zen. Tatlusér : enu eiv ed stitep snicral te ed stitep stoluob, enucua evitcepsrep te nu xuat ed egamôhc tnanisiova sel 07%.

Antonio ne veut plus chercher de travail. Pour quoi faire ? Aux Tres Mil Viviendas, les jeunes se voient servir dès le départ sur un plateau tous les ingrédients du chômage. Le manque d’éducation ne les aide en rien à sortir de la petite bulle d’errance dans laquelle ils se sont installés. Certes, le chômage qui va avec n’a rien d’agréable, mais il est juste assez confortable pour être supportable. Toujours plus confortable que les autres options. Et puis, quand Antonio et ses amis se lancent dans la recherche d’emploi, il suffit qu’ils prononcent le nom de leur quartier pour que toutes les portes leur claquent au nez. Résultat : une vie de petits larcins et de petits boulots, aucune perspective et un taux de chômage avoisinant les 70 %.

Ce ghetto isolé, exclu de la société sévillane, a été construit au début des années 70. À cette époque, les touristes commençaient à affluer

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dans les ruelles tortueuses de la vieille ville. Le conseil municipal de Séville a décidé d’embellir le centre en y installant des familles aisées. Les pauvres et les gens simples, les sans-abris des berges du Guadalquivir, les marginaux, tous ceux qui pouvaient ternir l’image de la ville auprès des touristes ont été refoulés vers les Tres Mil Viviendas.

Le plan a bien fonctionné. Aujourd’hui, le centre-ville de Séville est coquet jusque dans les moindres détails. Dans une rue, des boutiques soigneusement décorées voisinent avec des magasins de souvenirs ; dans une autre, les grandes enseignes de Zara, Mango ou H&M. À tout moment de l’année ou presque, les ruelles sont envahies de touristes qui font la queue devant le palais de l’Alcázar ou l’un des innombrables bars à tapas. Même le gitan du ghetto vient juste chanter sa chanson en vitesse, puis s’en retourne après avoir quêté quelques euros.

Mais ceux qui font vraiment exploser le centre-ville, ce sont les Sévillans eux-mêmes. Pendant les préparatifs de la Semaine Sainte, en particulier, l’ivresse s’empare de la cité et de ses habitants. Les rues sentent l’encens, dans chaque église les gens nettoient énergiquement les statues de saints juchées sur leurs pasos, leurs autels portatifs. Les statues de Jésus sont vêtues de coûteuses tuniques de velours et couronnés d’épines. Les vierges (Virgen de la Macarena, de la Esperanza, de los Dolores...) sont drapées dans des robes de dentelle chamarrées, ornées de broches et de colliers de perles, leurs visages implorants enveloppés de dentelle aux fuseaux. Les décorations florales racontent l’histoire du Christ : les lys violets symbolisent la Passion, les œillets rouges le sacrifice, les roses blanches et les orchidées la pureté. Les costaleros, les porteurs de la procession de Pâques, transportent les autels dans les rues étroites et devant les balcons renfoncés, des balcons qui se monnaient 2000 euros pour voir la procession de près pendant la Semaine Sainte, en toute sécurité tandis que la foule se presse dans les ruelles. Les groupes de musique répètent toute la nuit, au grand dam de ceux qui doivent se lever tôt le matin et pour le plus grand plaisir de tous les autres. Les tavernes ne désemplissent pas, la bière coule à flots, arrosant un défilé incessant de tapas de toutes sortes. Pendant les jours qui mènent à Pâques, un grand vent d’allégresse souffle sur la ville et les Sévillans en oublient presque la crise économique, qui touche pourtant l’Andalousie plus encore que les autres régions. Comme s’ils voulaient recouvrir la dure réalité de leur quotidien d’un voile éclatant. On boit pas mal avec des amis pendant la journée, parce qu’à la maison, il n’y a que l’appartement sans chauffage qui attend. La culture espagnole de la vie dans la rue, c’est aussi de montrer ce que l’on

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n’a pas, voire de s’en vanter. Il y a quatre cents ans de cela, Miguel de Cervantes brocardait ce travers typiquement espagnol dans son Don Quichotte de la Manche par sa célèbre formule : « Beaucoup pensent qu’il y a du lard et il n’y a même pas de pieux ».

La belle façade de Séville, « la ville la plus touristique du monde », selon le guide « Lonely Planet » de 2018, s’effrite dès lors qu’un touriste se trompe de bus et part vers les Tres Mil Viviendas. Sur ses photos, qui saisissaient jusque-là les extraordinaires églises et autres monuments du centre-ville, s’imposent peu à peu des signes de plus en plus flagrants de dégradation urbaine. Notre touriste remarque que les voyageurs qui montent dans le bus sont habillés plus simplement, que les logos sur les sacs de courses s’effacent au fur et à mesure que le bus poursuit sa route. Il entend que les gens d’ici parlent une langue différente, comme si elle s’était encore plus éloignée du castillan que l’andalou des Sévillans : encore plus précipitée, encore moins articulée, encore plus lapidaire. Plus le touriste s’enfonce dans le quartier, plus la pauvreté culturelle s’affiche dans ses photographies. Et quand le bus pénètre dans Las Vegas, le quartier le plus isolé et le plus malfamé des Tres Mil Viviendas, le touriste préfère ne plus prendre de photos du tout.

Sur la façade d’une maison, l’artiste Repo a fait le portrait du cantaor Camarón de la Isla, l’une des grandes figures de l’histoire du flamenco. Assis sur une chaise en bois, il semble chanter en souriant, à sa manière bien à lui. Le chanteur est là pour rappeler que les talents les plus prometteurs du flamenco andalou ont grandi à Las Tres Mil Viviendas. Dans le quartier, les enfants rencontrent le flamenco avant même de naître, lorsque leurs mères enceintes se mettent spontanément à chanter ou à danser avec leurs amies sur les places. Plus tard, certains enfants sont attirés par la guitare, d’autres par le cajón, d’autres encore par le chant et la danse. Il y a des jours où ceux de Las Vegas se rassemblent et se livrent corps et âme au flamenco. Ils oublient leurs problèmes un moment et le monde cesse d’exister quand le cante hondo, le « chant profond », déchire la nuit. Mais si Camarón de la Isla pouvait regarder derrière lui, son sourire disparaîtrait devant le paysage de désolation qui se révèlerait à lui. En cette fraîche matinée de printemps, la brise promène les déchets de plastique et les bouteilles de Coca-Cola vides sur des places semées de mauvaises herbes. Dans les immeubles, les trous ont remplacé les fenêtres. Certains ont été murés avec des briques, mais en partie seulement, afin que les habitants puissent encore voir ce qui se passe de-

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hors. Camarón verrait aussi le feu autour duquel on fait passer les bouteilles d’alcool pendant les chants nocturnes et où les chanteurs et les danseurs s’abrutissent pour dormir pendant la journée. À Las Vegas, quand il pleut fort, des rues entières se transforment en torrent à cause du réseau d’égouts défaillant. Les anciennes cages d’ascenseur croulent sous les ordures. Les habitants détournent les câbles électriques pour leurs propres branchements illégaux ; de toute façon, ils seraient bien incapables de payer la facture. Les rats courent les rues comme ailleurs les chiens. À Las Vegas, personne ne dépose ses déchets dans les bacs prévus à cet effet ; certains jettent même simplement les sacs-poubelles par la fenêtre. Il n’y a plus de boîtes aux lettres, toutes été vendues aux ferrailleurs. Le facteur ne passe donc plus. À Las Vegas, chaque coin de rue a son « porteur d’eau », le maillon le plus faible dans la hiérarchie des petits délinquants. Vêtu de loques, il porte un sac en plastique et fait mine de ramasser quelque chose. Encore sous l’effet de son shoot de la nuit dernière, il fait passer le mot de code (cette semaine c’est « Coca-Cola ») dès qu’une patrouille de police est en vue. À Las Vegas, les travailleurs sociaux font du porteà-porte le matin pour réveiller les enfants qui doivent aller à l’école, parce que les mères ont depuis longtemps baissé les bras. Le taux d’analphabétisme est de 26 %, un taux comparable à celui de la République démocratique du Congo, loin des 1,6 % du reste de l’Espagne. Pourtant, peu d’adultes suivent un cours de lecture, et encore seulement pour être autorisés à passer leur permis de conduire, dont ils ont besoin pour être soit ferrailleurs, soit conducteurs sur les marchés des villages alentour, les deux professions les plus répandues à Las Vegas après dealer, prêteur sur gages et trafiquant d’armes.

Quelques tentatives d’améliorer les choses s’esquissent pourtant. María del Carmen Utrera, 39 ans, mère de deux enfants et, comme elle se définit elle-même, « professeur d’expérience de vie », est d’accord avec l’enseignante Rosa Yáñez. Elle ne comprend pas pourquoi les subventions de Bruxelles continuent d’affluer dans le secteur immobilier, qui fait appel à des travailleurs venus d’ailleurs, au lieu d’être utilisées pour créer de nouveaux emplois dans le quartier. « Même les balayeurs de rue viennent de Séville », explique Carmen Utrera, qui travaille au bureau du club de sport du quartier et enseigne la lecture et l’écriture à des femmes, jeunes pour la plupart, du lundi au mercredi. Tout a commencé quand elle a constaté que les femmes du quartier avaient du mal à remplir les formulaires de demande d’aide alimentaire de la Croix-Rou-

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ge et laissaient leurs maris s’en occuper. Elle a décidé de faire quelque chose. Pour commencer, il a fallu faire comprendre aux femmes que c’était un problème de ne pas savoir ni lire ni écrire. Ensuite, il a fallu leur expliquer l’intérêt qu’il y avait à savoir lire. Enfin, il a fallu les faire sortir de chez elles pour venir la voir au club de sport, juste au coin de la rue. Aujourd’hui, elle est extrêmement fière quand l’une de ses élèves vient la voir et lui montre sa première liste de courses.

Quique, 36 ans, lutte également contre l’analphabétisme. Chaque jeudi matin, il observe la foule lorsque le marché forain arrive à Las Vegas. Ici, étalées sur des toiles, on trouve des chemises d’homme pour un euro, des jupes pour deux, des robes du soir pour trois. Les vendeurs n’utilisent que des prix entiers en euros afin que les calculs ne soient pas trop compliqués. Mais Quique n’est pas venu faire ses courses : il cherche de jeunes chômeurs. Pour les appâter, il se donne l’allure d’un gitan avec sa guitare. Après quelques chansons, il gagne la sympathie de quelques garçons et réussit à les convaincre de participer au programme conjoint de promotion professionnelle à l’école voisine. Faut-il être inscrit au chômage ? Quelles sont les différences entre les contrats de travail ? Qu’est-ce qu’un e-mail ? Ah bon, je peux lire les mails avec mon smartphone ? Qu’est-ce qu’un CV ? Pourquoi faut-il un CV pour être embauché ? Ces questions, et bien d’autres encore, les jeunes les lui posent parce qu’ils ont abandonné l’école pour se marier alors qu’ils étaient encore adolescents et vivent de petits business improvisés dans la rue.

La rue, c’est probablement là que vivra Antonio, lui aussi. Il a abandonné le cours de lecture. Pourtant, il gronde sévèrement sa petite sœur lorsqu’elle ne veut pas aller à l’école, mais il est un piètre modèle. Il a même changé son numéro de téléphone pour ne plus recevoir d’appels de ses professeurs. Sa professeure en sait long sur ces situations de vie. Elle n’a plus qu’à faire preuve de patience et à espérer qu’Antonio revienne à la raison et prépare au moins un diplôme d’études secondaires. Il n’y a pas grand monde qui y parvienne dans le quartier d’Antonio, comme en témoigne la part des habitants qui parviennent jusqu’à l’université : à peine un pour cent.

Peut-être que l’arrivée de nouveaux analphabètes va faire bouger les lignes. Les migrants africains, eux non plus, ne savent souvent pas lire ni écrire. Mais une chose les distingue d’Antonio et de ses semblables : eux rêvent d’un avenir meilleur.

Chelo, dans son village andalou, n’a pas encore abandonné. Au contraire, le cours a tout changé et elle reprend vie. Elle va désormais en

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classe trois fois par semaine. Avec ses nouvelles amies, elle prévoit des excursions pour déguster des vins, visiter des châteaux ou, tout récemment, voir la comédie musicale El Rey León à Madrid. Elle fait partie du groupe de gymnastique, ce qui soulage enfin son arthrite. L’aprèsmidi, lorsqu’il n’y a pas école, les femmes se retrouvent pour tricoter et le soir, à la maison, Chelo s’adonne à son passe-temps, la calligraphie. Elle mène une vie tranquille dans ce village semblable à tant d’autres villages andalous, où vivent des gens simples et rusés qui, bien qu’ils ne vivent pas dans un ghetto où ils se sentiraient constamment surveillés, se racontent de maison en maison les petites affaires de tout le monde, jusqu’à ce que l’ennui les gagne et qu’ils aillent expier tous leurs ragots à l’église en égrenant leurs chapelets. Dans le village de Chelo, le taux d’abandon scolaire est élevé parce que les parents se disent : « Si notre petit ange n’aime pas aller à l’école, ne le forçons pas à y aller ». Le chômage atteint un niveau record, mais personne ne s’en inquiète car les habitants peuvent nourrir l’espoir d’être un jour employés par l’administration, comme s’il n’existait pas d’autre métier que celui de fonctionnaire. Et cette chance-là ne dépend pas de l’éducation, mais bien plutôt de la famille. Si la famille est nombreuse, les politiciens locaux sont assurés de disposer de plusieurs voix pour leur réélection. Dans ce village andalou, les bars ne sont pas aussi fréquentés qu’à Séville, sauf l’été où les touristes viennent de Madrid et de la moitié de l’Europe, et le dimanche où les familles vont y manger, certaines juste pour montrer qu’elles peuvent se payer le restaurant. Les enfants sont tellement bien habillés qu’on leur interdit d’aller jouer dans la cour pour éviter qu’ils se salissent. Dans ce village andalou, les bancs du front de mer sont disposés de telle sorte qu’on se retrouve le dos tourné à la mer, face aux les immeubles, comme si les autorités voulaient éviter que quiconque soit tenté de contempler de nouveaux horizons. Peut-être ces bancs sont-ils un symbole de l’esprit des villageois qui, malgré l’absence d’emplois, préfèrent fuir les nouvelles tâches que s’y atteler. Avec un peu d’imagination, on peut voir aussi dans les bancs retournés une vengeance sur la mer, qui ne déverse plus, depuis longtemps, autant de poissons qu’autrefois, mais de plus en plus de réfugiés du Sahara. Il est bon pour l’économie locale que les touristes, qui ne n’intéressent généralement pas à ces considérations, continuent à venir pour la célèbre vie nocturne et pour le vent qui souffle ici comme nulle part ailleurs en Europe. Les gens d’ici ne l’aiment pas beaucoup, ce vent. Et l’école est très proche de la plage où il souffle encore plus fort. Mais Chelo et ses

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copines sont trop fortes pour que le vent les chasse. Il est vrai qu’elles restent parfois à la maison parce que leur vieux corps les tracasse, mais elles appellent ensuite les autres pour rattraper les cours. Le nombre d’élèves est même en augmentation. Depuis peu, des femmes plus jeunes ont décidé de surmonter leur honte. Elles veulent toutes connaître plus que le nom des lettres. Elles veulent comprendre le bulletin que leurs enfants rapportent tout contents de l’école. Elles veulent lire des histoires à leurs petits-enfants avant de les mettre au lit. Elles veulent faire des calculs elles-mêmes. Et elles veulent aussi explorer enfin les nouveaux mondes révélés dans ces livres qui leur étaient si mystérieux jusque-là. Et surtout, elles ne veulent plus avoir à se taire en société de peur de se ridiculiser dès qu’elles ouvrent la bouche. Chelo a un but plus important encore : elle écrit un poème pour l’anniversaire de sa fille. Pour elle, à plus de soixante-dix ans, la feuille cesse enfin d’être un simple morceau de papier blanc.

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PLUTÔT PLUS QUE MOINS Selon l’Unesco, il y a dans le monde 750 millions d’analphabètes, dont deux tiers sont des femmes. Si ces femmes savaient lire et écrire, la mortalité infantile serait réduite d’un sixième, la mortalité maternelle de deux tiers et les mariages d’enfants d’un tiers. Dans les zones de conflit comme le Soudan du Sud, l’Afghanistan, le Yémen et la Syrie, l’analphabétisme touche trois jeunes sur dix. L’Unesco estime que l’analphabétisme chez les jeunes pauvres du monde entier ne sera pas éradiqué avant 2072. De leur côté, les pays développés ont un problème d’illettrisme et d’analphabétisme fonctionnel, c’est-àdire que des personnes qui ont suivi la scolarité obligatoire sont encore incapables de lire ou d’écrire des phrases simples. En Suisse et en Allemagne, dix à quinze pour cent de la population sont illettrés.

TROP C’EST TROP Cette année, l’Espagne a affecté 2,6 milliards d’euros du budget de l’État à l’éducation. Rien à voir avec l’argent de la corruption qui coule dans les poches de certains Espagnols. Selon casos-aislados.com, une initiative privée, les dommages économiques causés par la corruption dans le pays depuis 1981 s’élèvent à 204 milliards d’euros. Ce total a été obtenu à partir d’une liste de 370 affaires. Le parti au pouvoir, le Parti Populaire (PP), est en tête du classement avec 190 dossiers, suivi par le Parti socialiste des travailleurs (PSOE) avec 65 affaires. La famille royale figure également sur la liste. La plus grosse fraude à ce jour, d’un montant de trois milliards d’euros, est allée dans la poche d’Oleguer Pujol Ferrusola, fils de l’ancien président de la Catalogne. En Andalousie, où nous avons mené notre enquête, le PSOE au pouvoir a détourné près de trois milliards d’euros par le biais de formations fictives (dont plus d’un milliard d’euros de fonds européens).

L’AUTRICE Rocío Puntas Bernet, membre de la rédaction de Reportagen depuis sa création, s’est un jour étonnée de l’étonnement d’une amie qui ne pouvait pas croire à quel point l’analphabétisme est encore répandu en Espagne aujourd’hui. Elle s’est interrogée sur la prolifération de l’illettrisme dans les quartiers pauvres de Séville : « Que certains soient illettrés, comme l’est Antonio, c’est une chose. Mais que, dans un pays comme l’Espagne, des jeunes ne sachent pas lire du tout, cela m’a choquée. ».

Autre article de cette autrice :

#57—Sushi aus dem Käfig

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Dans le cadre d’une bourse d’études de quatre mois, je suis parti dessiner dans le West Side de Chicago, une zone de la ville particulièrement dégradée à certains endroits. Je me trouve à East Garfield Park, un quartier de 21 000 habitants – afro-américains à plus de 97 %. Selon les statistiques, on y enregistre l’un des taux les plus élevés de crimes violents à Chicago. J’habite pour ma part dans le quartier branché de Wicker Park, à seulement dix minutes à vélo. Les disparités sociales sur une si courte distance sont néanmoins frappantes. On devine un état de santé très précaire chez de nombreux passants. Les rues sont défoncées, les portes et les fenêtres de nombreuses maisons sont condamnées.

Carnet de croquis en main, je m’arrête sur l’avenue Kedzie et commence à dessiner la station du métro aérien. Des junkies sont assis sur le muret derrière un terrain vague. Leurs dents sont abîmées à force de fumer du crack, jusqu’aux gencives pour certains. Des mouettes fouillent les sacs en plastique qui jonchent le sol.

Une voiture s’arrête devant moi : un homme blanc, qui appartient manifestement à la classe moyenne, se trouve au volant. La sueur perle sur son crâne rasé. Il y a une corde à sauter sur le siège passager. Il voudrait que je lui dessine les gratteciel de Chicago, pour le bureau de sa petite amie. Puis il demande : « Mais vous dessinez quoi ici ? Des zombies, hein ? »

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Beaucoup partagent d’ailleurs son incompréhension : pourquoi ai-je choisi le West Side ? Quelqu’un me propose d’aller plutôt dessiner les gratte-ciel du centre-ville. Il me servirait d’« agent », je ferais le portrait des passants et nous partagerions les bénéfices. Un jeune vendeur de cigarettes à l’unité mal habillé feuillette mon cahier de croquis et s’exclame, stupéfait : « Look at that! He’a real nigga’! » (ce qui signifie plus ou moins : « Regarde-moi ça ! C’est vraiment un gars du coin ! »).

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Sur Grand Avenue, une silhouette publicitaire représentant un barbu à la peau claire se dresse sur le toit d’un atelier de réparation de voitures. Lors de mon retour, quelques mois plus tard, il n’en reste que les jambes. Une tornade a balayé le haut du corps pendant l’été. Un homme jette un œil à mes dessins et conclut : « God gave him talent! » Je lui réponds : « Oui, peut-être, mais c’est aussi beaucoup de travail. » Énervé, il répète : « Non, pas peut-être. C’est un don de Dieu ! »

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Goldie, qui m’a déjà croisé, m’a reconnu et gare sa voiture. Nous commençons à parler, je lui demande comment il arrive à joindre les deux bouts avec son job de DJ amateur. Il me répond que c’est facile : recevoir une pension alimentaire, des bons d’alimentation et une carte médicale ne pose aucun problème. Une condition: vivre ici, dans le West Side, sans devoir fournir de justificatif pour prouver la nécessité de l’aide de l’Etat.

Goldie m’emmène dans la maison de ses parents. Le plus souvent, il vient là pour s’assurer que personne ne squatte les lieux.

Le lendemain, Goldie m’attend dans la rue adjacente, il veut que je le dessine sur le tas de gravats d’une maison effondrée. L’un des habitants, qui passe par hasard, nous lance : « Ce n’est pas une bonne idée de dessiner ici ». Gentiment, mais avec insistance. Quand je demande pourquoi à Goldie, il me répond qu’il y a du trafic de drogue dans la rue. Une patrouille de police en maraude trouverait immédiatement suspecte la présence d’un homme blanc dans ce quartier. Parce que les Blancs ne viennent ici que pour acheter de la drogue.

Goldie me demande de faire son portrait devant le mur peint de l’école, à l’angle de Chicago Avenue et de Pulaski Road. Il me pose beaucoup de questions sur la Suisse. Il se demande si de tels quartiers existent aussi en Suisse, si le service de collecte des ordures est aussi équipé de camions à pompe hydraulique, comme celui qui passe devant nous. Goldie me dit qu’il s’absente deux minutes pour aller chercher ses cigarettes dans sa voiture, mais ne réapparaît pas.

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Je dessine une Chevrolet 69, rouge avec des jantes de 26 pouces, garée devant une station de lavage couverte. Je montre mes dessins aux employés du « Touch Hand Car Wash », ils sont étonnés et m’invitent à entrer dans le bâtiment lugubre. Sur le mur, à côté des prix peints à la main en lettres jaunes, vertes et bleues, on peut lire « Drogue strictement interdite ! ». Laver, cirer et polir. Des voitures ou des chaussures. Il n’y a pas de clients ce soir-là et les employés regardent la télévision pour passer le temps. Denis, le propriétaire, a dû réduire l’effectif de 22 à 9 personnes en un an à cause de la crise.

Un coiffeur ambulant passe et coupe les cheveux des hommes au milieu de la ligne de lavage vide. Deux employés regardent la télévision pendant que je les dessine. J’essaie de deviner ce qu’ils regardent en me fiant à ce que j’entends et à l’expression des visages. Il y a d’abord un reportage sur Donna Simpson, l’Américaine qui veut devenir la plus grosse femme du monde et se gave pour y arriver. Puis un feuilleton sur un Afro-Américain émigré en Afrique, sa véritable « patrie », comme l’explique le personnage principal sur un ton plein de promesses et d’emphase. Les deux laveurs de voitures, fatigués et légèrement ivres, commentent tout ce qu’ils voient. L’un d’eux s’exclame, à propos d’une publicité :

« Ils n’ont pas le permis de tuer, mais de blablater, ça oui. »

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Je demande à plusieurs personnes si l’escalier est bien celui qui mène au centre commercial souterrain dont on m’a parlé. L’entrée a plutôt l’air d’une sortie de secours. En bas pourtant, j’aperçois un couloir très éclairé. Sous la lumière artificielle, des vendeurs de vêtements occupent une douzaine de stands et semblent s’ennuyer en attendant les clients. Outre des vêtements dernier cri et hors de prix, les boutiques proposent des bijoux et des accessoires hip-hop. « Outfit ! Outfit ! » crie Freeman, le vendeur.

Il me croque spontanément le portrait au stylo à bille sur un bout de carton. « Est-ce qu’il y a autant de Noirs qu’ici en Suisse ? », demande Freeman. Il n’a pas grand-chose à faire dans ce centre commercial. Alors parfois, dans la galerie presque vide, il essaie d’attirer l’attention des rares flâneurs sur sa marchandise – et sur lui par la même occasion. Du moins l’attention des femmes, auxquelles il lance systématiquement un commentaire coquin sur leur derrière.

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La galerie commerciale souterraine abrite aussi le salon de tatouage de Jimmie, couvert du sol au plafond de modèles de tatouages très colorés. On y trouve des pitbulls hargneux, d’innombrables variantes de crânes, des loups hurlants, des dauphins colorés, des cygnes, des papillons aux ailes ornées de têtes de mort, des corps criblés de balles, des cœurs en fil de fer barbelé…

Un jeune client qui sort du salon, un bras fraîchement bandé, me demande si je peux lui dessiner un corps avec des bras et des jambes coupés. Je pense spontanément à un dessin de Goya, de la série « Les Désastres de la guerre ». Tracey, une employée du salon de tatouage, pose en appuyant son bras entre Mankrey et Jimmie, le propriétaire. Il me confiera plus tard qu’il a fait agrandir le dessin dans un magasin de photocopie et l’a accroché chez lui au-dessus du canapé.

La galerie est entièrement gérée par des Coréens. Même la jeune vendeuse de hot-dogs est originaire de Corée du Sud. Dans son petit stand coincé entre les escaliers, elle vend sans doute les repas les moins chers de Chicago. Une portion de frites coûte un dollar, une canette de Coca 50 cents. Lorsqu’il n’y a pas de clients - ce qui est généralement le cas -, elle traduit en coréen une sorte de « bible de la pensée positive » rédigée par un gourou dont le discours est teinté d’accents religieux. Elle trouve que dans mes dessins, les gens ont l’air extrêmement sérieux, triste, en colère même. Elle remue la tête et dit : « Tu as peut-être un cœur de pierre ? » Elle décroche un calendrier coloré du mur, me montre une peinture kitsch représentant des femmes vêtues de robes vaporeuses en train de récolter du maïs en Provence, et me conseille de me tourner plutôt vers ce style. Elle commente mes croquis du salon de tatouage d’un « Dieu n’aime pas les tatouages ».

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Sur le parking poussiéreux devant le « Food & Liquor Store 111 », deux frères corpulents, tous deux âgés d’une trentaine d’années, patientent dans une vieille camionnette Chevrolet. Ils attendent la sortie de l’école pour récupérer leurs enfants. Non loin de là, dans une rue parallèle, le toit d’un semi-remorque s’encastre dans la structure porteuse du métro aérien pendant que je dessine Moose-Man. Les deux frères me proposent d’apporter le dessin chez eux. Moose-Man veut préparer des spaghettis pour tout le monde le lendemain soir. « Nous sommes amis pour la vie si tu me dessines ! », s’exclame-t-il.

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Le lendemain, je me rends à Walnut Street, là où vit Moose-Man avec sa femme Rabbit, âgée de 28 ans, qui attend leur treizième enfant pour l’été. Je suis accueilli par la dynamique grand-mère Rosie, exubérante et un peu ivre. Elle me demande de faire son portrait devant ses trois perruches et me compare à « Leonardo di Caprio dans Titanic » lorsqu’il dessine son amoureuse. À un moment donné, Rosie se gratte la tête et demande : « Et comment s’appelle l’autre Leonardo, déjà ? ». « Da Vinci », lui dis-je. Elle éclate d’un rire approbateur et tape sa paume dans la mienne.

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Moose-Man me fait visiter sa maison et m’entraîne à l’étage supérieur. Nous pénétrons dans une pièce sans meubles. Cinq enfants dorment sur deux matelas empilés l’un sur l’autre. « Mes enfants », dit-il. Il ajoute que je peux dessiner ici sans problème puis quitte la pièce.

De manière totalement inattendue, je me retrouve dans cette pièce, bercé par le souffle et les légers sifflements de la respiration des enfants. La situation est si touchante que j’ai envie de prendre mon temps, de ne pas finir ce dessin trop vite.

Tout à coup, Michael, quatre ans, se réveille, me fixe de ses yeux écarquillés, me demande « Tu es blanc ? », puis se rendort.

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Tante Angel coiffe Derenika de fleurs en plastique multicolores. À chaque mouvement de l’enfant, des diodes électroluminescentes font clignoter ses sandales en caoutchouc. « Les Blancs sont des gens bien aussi », l’ai-je entendu dire une fois à Derenika. Une fois par jour, le salon est vidé à coups de pelles à neige et de râteaux. Tout ce qui traîne y passe, vêtements, chaussures et canettes de bière confondus.

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Mike-Mike, le frère de Moose-Man, aime bien ce dessin parce que ses formes imposantes disparaissent presque entièrement dans les coussins du canapé. Pendant que les enfants sont à l’école, Moose-Man est souvent à l’étage en train de faire une partie de basket hyperréaliste avec ses collègues ou sa femme sur le téléviseur à écran plat. La pièce est parfois assez enfumée. La marijuana flotte dans l’air, surtout lorsque des amis sont de passage.

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Un grand nombre de parents proches, d’amis et de voisins vont et viennent. Il est difficile de dire qui vit ici en permanence et quels sont les liens avec la famille. Moi aussi, j’en fais presque partie maintenant. Pendant près de deux semaines, je passe tous les jours pour dessiner. Si quelqu’un a envie d’une cigarette, il cherche le seul téléphone portable de la maison, appelle le vendeur de cigarettes à l’unité qui tourne dans le quartier et attend qu’il sonne.

« Fat » Mack est de passage aujourd’hui. Pour plaisanter, on me présente comme l’artiste attitré de la maison. Fat Mack veut que je lui tire le portrait, une authentique « Olde English » à la main en lieu et place de la mauvaise bière qui tente de l’imiter. Une montre est cousue sur le devant de sa casquette et juste en dessous, les lettres de son surnom « Fat Mack » sont incrustées de faux diamants. Une grille en or, prothèse dentaire amovible, orne ses dents.

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Mamie Rosie dort pendant que le petit Michael, hyperactif, a du mal à se taire et que Derenika joue avec sa sœur Francis, un an, une pince à spaghetti à la main. Quand Rosie ne dort pas, c’est elle qui maintient le calme et l’ordre. Si les enfants ne veulent plus obéir, elle fait du bruit à l’étage, jure et appelle Moose-Man, le père des enfants. Bien souvent cependant, Moose-Man – certainement absorbé par un jeu vidéo – n’apparaît pas et les menaces se perdent dans le vide.

Lorsque je leur rends visite deux mois plus tard, Rosie me montre l’impact d’une balle de revolver au-dessus de la fenêtre centrale. Tirée de l’extérieur, la balle s’est logée dans le châssis de la fenêtre alors que quelqu’un dormait dans le fauteuil juste en dessous. Une dispute avait éclaté entre voisins. Rosie explique que cette rue est le théâtre d’une fusillade une fois par an, puis le calme revient pendant une assez longue période. Elle rêve d’avoir son propre appartement dans un ensemble de logements sociaux situé dans un quartier plus calme du nord de la ville, pour lequel elle a déposé une demande.

À certains endroits du West Side, on a placé des autocollants représentant le visage d’un enfant assorti du message : « Ne tirez pas, je veux grandir ici ! » Au cours de mes sorties, je ne me suis jamais vraiment senti en danger, mais je me demande quand même régulièrement si je suis bien en sécurité ici. Un jour, dans un accès de folie, un adolescent a bondi devant moi en pointant son arme dans ma direction, le sourire aux lèvres. J’ai entendu les clics du déclencheur, ce qui m’a étrangement calmé, car je pensais que cela signifiait que l’arme n’était pas chargée. Par deux fois, j’ai offert un dessin original que j’avais pu photographier au préalable en échange de ma sécurité. Lorsque les gens se montraient soupçonneux, c’est parce qu’ils pensaient que j’étais peut-être un enquêteur sous couverture. Une fois, quelqu’un a tâté mon pull pour vérifier si je ne portais pas un badge de la police.

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DT vit chez ses parents, à quelques maisons de celle de la famille que je dessine. Il a deux enfants. Le nom de sa fille est tatoué sur le dos de sa main. Du balcon de son appartement, on peut voir le sommet de la Tour Willis (l’ancienne Sears Tower), la plus haute tour de Chicago. Un jeune pitbull de quelques semaines est attaché à la rambarde en bois. DT a fait la route jusqu’en Iowa pour aller chercher ce chien de race. Dans sa chambre, des copies de mes dessins – qui le représentent lui ou ses proches – sont collées sur le miroir de l’armoire. Je les ai échangées contre un CD de son groupe, Paperwork. Lorsque je parcours le West Side à vélo, je trouve toujours une multitude de CD de hip-hop ou de musique mexicaine nostalgique abandonnés sur la route.

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Moose-Man m’invite à un barbecue sur les marches en bois de l’arrière-cour. Une montagne de viande attend sur d’immenses plateaux en aluminium. J’ai un mouvement de recul au moment où Mike-Mike verse la moitié de la bouteille de liquide d’allumage sur les flammes.

On ne mange pas ensemble, ni même à table. La maison n’en a pas de toute façon, à part une table basse en verre. Les deux immenses canapés du salon et les matelas superposés de l’étage sont les seuls meubles. Je ne vois pas de jouets non plus. Un écran plat fendu sert de stéréo.

Les enfants mangent assis à même le sol de la cuisine. À main nue, Keshari essaie d’attraper un petit cancrelat qui disparaît sous l’un des deux énormes réfrigérateurs. Leur repas terminé, les petits renversent le contenu de leur assiette à moitié vide sur le sol. Après chaque repas des enfants, on passe la serpillière sur le sol.

Avec une cuillère à café pour tout couvert, j’aspire mes spaghettis à la bolognaise servis dans un bol avec une aile de poulet grillée et un morceau de poisson. En partant, j’aperçois mon dessin sur la porte d’entrée. On y voit les nombreux enfants de Moose-Man. Mamie Rosie me crie en riant d’être prudent sur le chemin du retour : après tout, elle voyage avec moi dans mon carnet de dessin.

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