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Laval Fortin, entrepreneur d’Alma (2e partie) | Par Martin Bouchard
Aux camps forestiers
En novembre 1946, les quatre frères Fortin, Paul-Émile, Raymond, Camille et Laval se rendent dans un campement forestier du parc des Laurentides à environ 20 kilomètres d’Hébertville. « J’allais y vivre une expérience traumatisante qui allait me marquer pour longtemps, soit de souffrir de la faim parce que le rationnement pour le beurre et le sucre était toujours en vigueur après la fin de la guerre. J’étais incapable de m’alimenter suffisamment pour le travail de bûcheron que j’exerçais durant de longues heures. Vers dix heures du matin et trois heures de l’après-midi, la fringale me prenait et je tremblais, incapable de continuer à travailler. » De plus, à la fermeture du camp, Laval constate que la cuisinière s’était réservé quatre contenants de cinq gallons de confiture! « Ce type d’injustice allait développer chez moi une réaction de colère. » Durant cet hiver, il y a eu des chutes de neige exceptionnelles tellement que des arbres ont été coupés sur la croûte à 15 pieds de haut. L’été suivant, les hommes sont retournés pour récupérer des billes de 4 pieds. « Pour le retour à la maison, nous avons utilisé des chevaux attelés à des traîneaux sur une distance d’environ 40 kilomètres. C’étaient de longues journées. En arrivant au village de Saint-Bruno, la route était fermée. »
À l’automne 1947, Laval s’engage comme bûcheron sur la rivière Alec, pour une entreprise de Falardeau. La nourriture y était tellement pauvre que Laval et d’autres hommes changèrent de camp. Les hivers suivants ne furent pas de tout repos dans d’autres camps, dont celui sur le chemin de Chibougamau où le prix payé n’était que de 0,10 $ le billot de 12 pieds. « Un monsieur Tessier, de Normandin, nous a réunis un soir et il nous a annoncé que notre employeur en situation de faillite proposait un règlement de 50 % de ce que nous avions gagné, moins les dépenses de pension et de nourriture. »
Dans un autre campement d’un entrepreneur ami de Duplessis, la rémunération était fixée par le patron, sans possibilité de négociations : la moitié du prix normal de 7 $ le mille pieds (mp) de bois de sciage à 3,50 $, l’équivalent de 3 $ la corde de quatre pieds. Comme la production quotidienne moyenne de chaque bûcheron oscillait autour de deux mp, le revenu brut était de 7 $. Il fallait ensuite déduire la pension, le coût des lames de scie, du linge et des autres dépenses. De plus, lorsque les billes coupées parvenaient à la scierie, on rejetait celles courbées ou jugées non rentables, de même que les croûtes de bordure dans un convoyeur pour les brûler tout simplement. « Un feu géant faisait donc disparaître ces surplus et le mesurage était fait sur le produit net du sciage. Pour remplacer les rejets soustraits à mon revenu, j’ai dû sortir les journées de grands vents, seul, au risque de ma vie, affrontant les arbres morts ou affaiblis qui tombaient par un mouvement de la nature. Ces conditions augmentaient par contre la productivité, car, avec le vent et le gel, les arbres sont abattus facilement. » Le plus dangereux et le meilleur ami dans le bois, c’est le vent.
1pmp = pied mesure planche. Le calcul est basé sur les dimensions du morceau : [épaisseur (po) x largeur (po) x longueur (pi)] / 12
Ex. : un 2 par 6 de 12 pi = 2 x 6 x 12 / 12 = 12 pmp.

« Quand c’est dangereux de même, les gens sages restaient dans le camp. Moi, j’allais bûcher avec la conviction que mon père me protégeait. À -20, -30 degrés, pendant 10 heures de ton temps, ton sciote n’arrête jamais; t’as pas le temps de t’arrêter. En arrivant le matin, tu mets ton manger sur une souche et ça gèle; de temps en temps, tu gruges sur ton morceau de manger avec de la neige. »
Durant la journée, Laval et ses compagnons réussissaient à combattre les grands froids avec une camisole de grosse laine et une chemise d’étoffe épaisse, renforcée d’une bande de cuir sur les épaules, pour les préserver des chutes de neige lors de l’abatage. Un gros casque de cuir leur servait de couvre-chef. « Lorsque nous revenions au camp, le froid avait transformé la transpiration en masque de glace qui pendait au-dessus de nos visages et nous façonnait des épaulettes de glace. » Le retour au campement, le soir durant les grands vents, comportait de grands risques surtout pour la traversée de lacs gelés. « La poudrerie nous aveuglait, et l’extrême fatigue accumulée dans la journée nous rendait vulnérables. J’ai connu parfois une peur extrême. »
Dans ce système animé par le seul profit, le sous-traitant infligeait à son personnel un régime inhumain pour pouvoir fournir le bois au prix de 40 $ le mille pieds, après avoir payé les redevances au gouvernement et le coût du transport aux États-Unis. « L’entrepreneur général était le grand gagnant de cette exploitation de notre richesse forestière puisque son privilège de vendeur exclusif lui permettait de toucher 120 $ le mille pieds. Dans mon cas, j’ai bûché 250 000 pieds et reçu un paiement net de 350 $ et l’entrepreneur a fait un profit net 15 000 $. Combien de fois n’ai-je pas entendu des travailleurs dégoûtés devant de tels abus. Je me souviendrai toujours de cette fin de mars 1951, quand j’aperçus l’un de nos compagnons de misère, un père de famille d’une cinquantaine d’années, sangloter comme un enfant. Il m’a montré son chèque de 28 $ comme salaire net pour ses trois mois de vie infernale loin des siens.
« Au début de mes séjours en forêt, je mesurais 5 pieds 2 pouces et pesais 108 livres. En trois mois, je perds 6 livres malgré des repas gargantuesques. J’ai mangé quelquefois deux tartes complètes pour dessert au grand déplaisir des cuisiniers. Deux ans plus tard, je mesurais 5 pieds 7 pouces et pesais 165 livres avec 31 pouces de ceinture! »
« La connaissance du métier de bûcheron, acquise au cours de cinq hivers aux longues journées de travail, avec des températures parfois extrêmes, souvent seul, malgré les risques élevés, me permettait de produire 3 200 pmp1 par jour, ce qui me plaçait en tête de liste. » Laval réussit même à bûcher 25 cordes de bois de pitounes entre le lundi matin et le samedi à 16 h, à 10 heures par jour. « Pour atteindre ce rythme de production, il fallait abattre un arbre, couper les branches, scier et corder huit billes de quatre pieds en 10 minutes, ce qui apparaît aujourd’hui quasi incroyable. »
Denise Larouche, sa future
En 1951, Laval fait la connaissance de Denise Larouche. « La rencontre de ma Denise et sa fréquentation, souvent sur des chaises droites dans la cuisine de ses parents, ont changé immédiatement ma vie. Dès lors, j’ai vu un avenir très prometteur avec elle. La lourdeur de mon poste de soutien de famille s’est allégée et je rêvais de pouvoir vivre ma vie avec elle. »
Ils se sont mariés le 28 juillet 1953 à l’église Saint-Joseph d’Alma. Laval qui avait adhéré à la Garde du Sacré-Cœur en 1950 s’est marié dans son costume. Le couple aura cinq enfants : Odette, comptable agréée, est à la retraite; Roger, bachelier en enseignement du français langue seconde, vit au Missouri et travaille comme caissier dans un casino; Luc est directeur régional pour la compagnie Guay inc., après avoir travaillé comme mécanicien chez Laval Fortn Ltée de 1976 à 1993; Gilles, courtier en immeubles, est décédé en 1995; Nadine, bachelière en administration, travaille comme agente de recouvrement fiscal à Revenu Québec.
En 1954, après avoir habité trois logements insalubres, Laval décide de construire sa propre maison sur la rue Labrecque. « À l’époque, je travaillais 60 heures par semaine comme chef d’équipe pour mon frère, constructeur de maisons. J’ai commencé la construction au printemps, quatre heures par soir, 6 jours par semaine soit 84 heures de travail au total. Malgré beaucoup de coups de marteau sur les doigts, j’ai terminé la construction à la fin novembre et j’étais vraiment fer de ma réalisation. » Mais quelques semaines plus tard, il reçoit une offre alléchante du grand patron de Gagnon & frères pour vendre sa maison pour y loger le nouveau directeur du magasin Contnental. Au printemps suivant, la petite famille retourne donc en logement, sur un 3e étage.
À l’automne 1955, Laval attrape une grosse grippe, rarissime dans son cas. Le docteur Maurice Gagnon lui prescrit de la pénicilline, nouveau médicament. Le lendemain, il est couvert de plaques rouges et, ensuite, son visage enfle. En consultation urgente à l’hôpital, on lui découvre une allergie au médicament. En un mois, il perd une vingtaine de livres. « C’est la seule maladie que j’ai subie et je me considère chanceux d’avoir une si bonne santé. »


Entreprise Laval Fortn Ltée
« En 1955, avec la moitié du 7 000 $ de la vente de ma maison, j’entrepris la construction de ma résidence sur la rue Levasseur et l’autre moitié m’a servi pour créer l’entreprise Laval Fortn Ltée, en 1957. J’aménageai, dans le sous-sol, un bureau qui a servi à ma femme pour le secrétariat et, graduellement, le sous-sol au complet a été occupé pour la comptabilité et l’estimaton des petits projets. Un petit garage à l’arrière de la maison a servi d’entrepôt durant quelques années. J’ai acheté, pour mon entreprise, une camionnette usagée vendue par Bell Canada, que je suis allé chercher à Québec. Je l’ai payée 2 500 $. Il a fallu encore quelques années avant que je puisse m’acheter une voiture. »
Laval Fortn a fondé son entreprise pour devenir son propre patron et faire de la gestion. « J’ai commencé à faire différents travaux dans des résidences. J’avais deux ou trois employés, dont Raymond Jean, qui est mort depuis longtemps. » Durant les trois premières années, il a effectué la construction d’une vingtaine de résidences, principalement sur les rues Bourassa et Gauthier. Celles-ci se vendaient environ 15 000 $, clés en main, avec le terrain et l’abri d’auto. Lors de la construction du pont Carcajou en 1960, il a fait le déménagement de plusieurs maisons. De 1960 à 1962, Laval a obtenu un contrat avec la chaîne Contnental pour la rénovation complète de l’édifice de la Banque de Nouvelle-Écosse sur la rue Sacré-Cœur, pour 400 000 $. « J’étais très inquiet, vu le montant que je trouvais astronomique. J’ai accepté et j’ai été bien payé. Ce fut pour moi une expérience très positive. »
« Graduellement, je prends de l’expérience et m’entoure de personnes qui ont une formation en évaluation et en gestion. L’arrivée de mon jeune frère Yvon, avec son expérience et sa formation universitaire comme ingénieur civil, allait changer de façon importante l’orientation de l’entreprise. Nous nous attaquons à des projets commerciaux et industriels avec Alcan et Price. Comme les compagnies de cautionnement exigeaient une solidité financière et une expertise en gestion de projets que nous ne possédions pas encore, de là est venue la nécessité de nous associer avec de grosses entreprises pour la croissance de notre entreprise. »
« Le problème de financement de la Plaza, c’est que la Caisse d’Entraide avait des critères très sévères, c’était un premier prêt d’importance, 1 200 000 $, qu’on faisait à Alma. C’était conditionnel à ce que Greenberg signe un bail. Pour l’autogare, c’était conditionnel à ce que le toit de l’autogare soit loué. On a exproprié deux terrains, ceux du terminus d’autobus et des Genest. Mais on n’avait pas le droit d’exproprier, parce que seule la ville pouvait le faire, strictement pour des fins municipales. Une autogare, ça relève du municipal, mais quand on met le toit, cela devient commercial, alors on est illégal. Quand le juge est venu vérifier l’expropriation, on était déjà en train de dynamiter sur un terrain qui n’était pas encore exproprié! À un moment donné, tu es pris avec toute la gymnastique pour tout coordonner ça. Maurice Paradis a joué un rôle extrêmement important. Le projet de la Plaza d’Alma, c’est quasiment un miracle. Ça prenait un 3A comme Greenberg dans le bail, et il a signé parce que j’avais construit l’épicerie dans la bâtisse du Coq Rôt avec Marc Maltais. Et s’il n’y a pas d’épicerie, il n’y a pas de Greenberg; s’il n’y a pas de Greenberg, il n’y a pas de bail; s’il n’y a pas de bail, il n’y a pas d’autogare… et tout le projet foire. Vous voyez! On avait 300 personnes sur la liste de paie. Moi, j’avais l’art de m’embarquer, je suis encore de même. »
De 1967 à 1972, l’entreprise obtint le contrat de construction du campus A en collaboration avec Poudrier et Boulet de Québec et du campus B en collaboration avec Duranceau de Montréal. « Ces partenariats nous ont appris comment gérer convenablement les gros projets où il y a 15 à 20 spécialités et des sous-traitants et comment manœuvrer avec tous ces gens-là. » De 1957 à 1978, l’entreprise a embauché environ 3 000 employés. « J’ai réussi à faire marcher l’entreprise pendant un certain nombre d’années, grâce à une équipe de gars exceptionnels, mais je n’avais pas les talents d’un gestionnaire que j’aurais dû avoir. Après ça, la crise de 1980... » □
Suite dans le prochain numéro!
