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50 nuances d’apéro

Lie, marc, grappa, vermouth: toutes ces boissons ont le raisin pour origine commune. Désireux de diversifier leur offre, certains vignerons vaudois ont décidé de consacrer une partie de leur vendange à l’élaboration d’apéritifs et de digestifs originaux.

Alain Bettems rappelle que «la lie et le marc étaient autrefois des produits qui semblaient tellement évidents que tous les vignerons en faisaient. Aujourd’hui, ces produits, qui étaient complètement passés de mode, sont en train d’être redécouverts.» Pour le propriétaire de la Cave de la Crausaz à Féchy, la lie est «le meilleur des digestifs du monde, cela dit sans prétention aucune.» Mais qu’en est-il de l’image de la lie utilisée dans la pharmacopée traditionnelle pour masser hommes et animaux? «Quand j’avais vingt ans, la moitié de la lie produite au domaine était achetée par des gens qui l’employaient pour des frictions. Désormais, cette clientèle ne représente plus que quelques pour-cent des ventes.» Ce producteur, renommé pour la qualité de ses chasselas (il avait remporté les Lauriers de Platine en 2016) et de ses whiskys (son Allan’s Gold avait obtenu le meilleur pointage du Swiss Spirits Awards 2019), reconnaît que «la lie a une mauvaise réputation. A l’époque, la vinification n’était pas aussi bien maîtrisée qu’à l’heure actuelle. Les lies sentaient souvent un peu le bock (défaut de vinification qui donne des arômes d’œuf pourri ndlr). Bien entendu, lorsque la matière première mise dans l’alambic n’est pas bonne, ce qui en sort ne sera pas très intéressant.» A l’inverse, comme le prouve la troisième place obtenue au Swiss Spirits Awards 2020 par la Lie de Féchy d’Alain Bettems, lorsque le produit de base est de qualité, l’eau-devie le sera aussi. Cet amateur de spiritueux, qui a aussi placé sur la troisième marche de la catégorie «alcools de vin» du concours national son Crausiac (une eau-de-vie de chasselas et de pinot gris distillée et élevée quatre ans en fût de chêne), confirme que les quantités ont fortement baissé. «Il y a quarante ans, le domaine produisait trois à quatre mille litres annuels. Aujourd’hui, j’en fais 800 bouteilles de cinq décis par année.»

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Avancer dans l’art de la métamorphose

Au Domaine des Rueyres à Chexbres, on vend de la lie, du marc, de l’eau-de-vie de vin et de la grappa, mais aussi des produits à base de fruits produits sur l’exploitation comme des raisins à la lie et de la liqueur de pêche de vigne. «Notre dernier produit est une fleur de sel à la mondeuse noire», explique Laurent Cossy qui confirme que les ventes d’alcools traditionnels sont relativement limitées. «Mon père et mon grand-père avaient mis en bouteille près d’un millier de litres de marc et d’eaude-vie de vin et nous les commercialisons toujours aujourd’hui alors qu’elles ont près de vingt ans de bouteille. Par contre, il y a une plus forte demande sur la grappa de mondeuse noire», explique celui qui élabore aussi un hydromel et une bière artisanale. «La bière a moins d’alcool que le vin et se révèle donc plus

Aujourd’hui, la lie et le marc, qui étaient complètement passés de mode, sont en train d’être redécouverts.

Alain Bettems, Cave de la Crausaz, Féchy

Notre dernier produit est une fleur de sel à la mondeuse noire.

Laurent Cossy, Domaine des Rueyres, Chexbres

sensible que ce dernier aux problèmes bactériologiques. Quant à l’hydromel, il est réalisé à base de miel, un produit qui ne contient que du sucre. Nous devons y ajouter de l’acidité et des tanins pour obtenir quelque chose d’intéressant. D’un point de vue professionnel, précise le producteur de Lavaux, l’élaboration de ces deux boissons offre un grand intérêt, car elle permet de mieux comprendre comment appréhender les finesses de la fermentation.»

Offrir une alternative à l’apéritif

La Suisse alémanique n’est pas seulement le principal marché d’exportation des vignerons vaudois, c’est aussi un réservoir à bonnes idées. «Chaque fois que l’on va dans un chalet d’alpage ou randonner Outre-Sarine, on nous propose du cidre, explique Christophe Bertholet. Mon épouse et moi avons réfléchi à la manière de créer une boisson, à base de vin, qui se classerait dans la même catégorie.» Fin 2020, le couple met en bouteille près de deux mille bouteilles de 33 centilitres de La Vigneuvoise. Celle-ci existe en version sans alcool (un jus de raisin coupé d’eau et gazéifié) ou avec alcool (chasselas et jus de raisin gazéifié), soit un apéritif titrant 7,3° d’alcool. «Nous espérions toucher un public plutôt jeune avec une boisson rafraîchissante, individuelle et facile à consommer», précise le vigneron-encaveur de Villeneuve qui pensait écouler cette nouveauté dans les restaurants et dans

Fifty Shades of Aperitifs

The Lie (distilled on grape lees), Marc and Grappa brandies, as well as vermouth, are all made from grapes. A number of Vaud winemakers have decided to diversify their offer and allocate part of their yield to the production of original aperitifs and digestifs.

Alain Bettems recalls that “producing Lie and Marc brandies used to be so obvious that all winemakers just did it, but then these products went out of fashion. Today, we’re seeing a comeback.” The owner of Cave de la Crausaz in Féchy, renowned for the quality of his Chasselas (he won the Lauriers de Platine award in 2016) and for his whiskies (his Allan’s Gold obtained most points at the Swiss Spirits Awards 2019), admits that Lie brandies have a bad reputation. In the past, winemaking was not as developed as it is today.” But the fact that he won third place for his Lie de Féchy at the Swiss Spirits Awards 2020 proves that with a first-class quality base product, the brandy will also be first class.

Advances in the art of metamorphosis

The Domaine des Rueyres in Chexbres sells Lie and Marc brandies, wine spirits and Grappa, as well as grape lees and vine peach liqueur. Laurent Cosy explains that their most recent product is a Mondeuse Noire sea salt; sales of traditional spirits are fairly limited. “But our Mondeuse Noire Grappa

© Philippe Dutoit © Sandra Culand

Le ’Peccable? C’est comme du cidre mais c’est pas du cidre.

Tanguy Rolaz, Domaine Chamvalon, Gilly

les manifestations. «Avec la pandémie, cette partie de notre plan n’a pas fonctionné comme nous l’espérions, rigole Christophe Bertholet, mais les retours sont très positifs et le succès commercial est au rendez-vous dans la clientèle privée. Ce qui semble encourageant pour l’avenir!»

Créé par Tanguy Rolaz aux vendanges 2020, le ’Peccable a aussi pour modèle le cidre. L’étiquette indique d’ailleurs: «C’est comme du cidre mais c’est pas du cidre». Le jeune vigneron du Domaine Chamvalon à Gilly confirme que ce terme est réservé aux produits à base de pomme et de poire. S’il n’entend pas dévoiler de secrets de fabrication, notre producteur de La Côte voulait créer «une boisson à base de raisin consommable à la bouteille (de 33 centilitres) qui n’ait pas d’attache avec le vin». Et ce, pour toucher un public jeune plus tourné vers la bière et les apéritifs de toute nature que vers le vin blanc. Encore une fois, manifestations et bistrots auraient dû être les principaux vecteurs d’une nouveauté qui semble convaincre son public cible, mais aussi des consommateurs plus âgés qui y voient « une alternative fruitée et locale» à la bière. Si ce premier essai a été produit avec du moût de chasselas, Tanguy Rolaz imagine déjà décliner son ‘Peccable en d’autres couleurs aux prochaines vendanges.

Mon épouse et moi avons réfléchi à la manière de créer une boisson, La Vigneuvoise, à base de vin, qui se classerait dans la même catégorie que le cidre Christophe Bertholet, Domaine Bertholet, Villeneuve

is doing well”. Cosy also produces mead and a craft beer. “Beer has a lower alcohol content than wine and is therefore more prone to bacteriological problems. As for mead, it’s made with honey, it’s full of sugar. To make it really good, we need to add acid and tannins”.

Alternative aperitifs

Christophe Bertholet, a Villeneuve winemaker, explains that he and his wife had given a lot of thought to creating a drink which would be based on wine and classed in the same category as cider. At the end of 2020, they filled almost two thousand 33cl-bottles of La Vigneuvoise. It comes in an alcohol-free version, grape juice with carbonated water, or with a light, 7.3% alcohol content, and is made with Chasselas and carbonated grape juice. “With this easy-to-drink product, we’re hoping to reach mainly young consumers.” He had hoped to target restaurants and events, but with the pandemic this fell through. He has, however, achieved good sales to private customers.

Created by Tanguy Rolaz at the time of the 2020 harvest, ’Peccable is modelled on cider. It says so on the label: “It’s like cider but it isn’t cider”. This young winemaker from Domaine Chamvalon in Gilly points out that the term ‘cider’ designates products made from pears and apples. Without disclosing his production secrets, he explains that he wanted to create “a drink based on grapes but with no connection to wine”, in order to reach young consumers who are more interested in beer and aperitifs than white wine. Although this first attempt was made from Chasselas must, Tanguy Rolaz is already thinking about producing other variations of ’Peccable at the next harvest.

© Bertrand Rey

Nous avons fait plusieurs essais avec des cépages blancs aromatiques, mais c’est le chasselas qui a été choisi pour se mêler au gamay et au gamaret

Raoul Cruchon (en compagnie de ses partenaires dans l’aventure du STIM’, Martin Wagner et Carine Bosson)

Le premier millésime du STIM'

Morges, 1860: les Gamboni, des italophones originaires des Grisons, et les Salina, des Piémontais, s’associent pour créer une distillerie. Quarante ans plus tard, Henri Salina, revenu d’Argentine, reprend l’entreprise familiale. Il modernise la recette du Quinquina traditionnel (une boisson composée de 80% de vin et d’une préparation secrète dans laquelle macère de l’écorce de quinine, des fruits, des plantes et des racines) et lui donne le nom de Stimulant. «Le succès sera impressionnant, s’enthousiasme Raoul Cruchon. L’entreprise a produit certaines années jusqu’à 400'000 litres de cet apéritif, vendu exclusivement entre Lausanne et Genève. Nous avons retrouvé des documents qui montrent que le Buffet de la Gare de Genève en commandait 600 litres chaque lundi.» Lorsque la consommation de ces bitters s’effondre, notre vigneron d’Echichens est encore trop jeune pour en consommer. «Ma première vraie rencontre avec le Stimulant a eu lieu lors d’un repas chez un ami il y a un peu plus de deux ans. Celui-ci a sorti une bouteille qu’il avait retrouvée dans la cave de sa mère. Le nez était surtout racinaire, mais avec une certaine complexité. Il y avait des arômes de fruits confits, un bon équilibre en bouche, une amertume intéressante en finale. Pas mal, pour un apéritif ouvert depuis trente ans.» De retour chez lui, Raoul Cruchon place le flacon sur l’étagère où trônent les bouteilles qui l’ont marqué. Il contacte des représentants de la famille Salina. Ceux-ci ont conservé les recettes originales et voient d’un bon œil la résurrection de ce patrimoine. Deux partenaires, Carine Bosson et Martin Wagner, intègrent le projet. «Nous avions la recette de la stimuline, précise Raoul Cruchon. Il fallait trouver le vin idéal pour le mariage. La recette originale indiquait que c’était du rouge, mais la couleur était trop foncée pour le consommateur d’aujourd’hui. Nous avons donc fait plusieurs essais avec des cépages blancs aromatiques, mais c’est au final le chasselas qui a été choisi pour se mêler au gamay et au gamaret. Les vins sont de qualité AOC, une partie est labellisée Vinatura, une partie est bio, mais ils n’ont pas fait leur fermentation malolactique afin de garder de l’acidité.» Tout était prêt lorsque le trio reçoit une très mauvaise nouvelle. L’Institut Fédéral de la Propriété Intellectuelle leur interdit de protéger la marque Le Stimulant, car aucun alcool ne peut revendiquer de nom qui laisserait penser à un effet favorable sur la santé. A cet instant, le Stimulant était mort et enterré, mais Le STIM’ venait de naître!

Le STIM’s first vintage

Morges, 1860: the Gamboni family, originally from Grisons, and the Salina family, from Piedmont, joined forces to create a distillery. On his return from Argentina, forty years on, Henri Salina took over the reins of the family business. He updated the traditional quinquina recipe, a drink composed 80% of wine and macerated quinine bark, fruit, plants and roots and gave it the name Le Stimulant. It was an impressive success story. The company produced up to 400,000 litres a year of this aperitif that was sold exclusively in the region stretching from Lausanne to Geneva.

When demand for these bitters slumped, the winemaker from Echichens, Raoul Cruchon, was too young to have known them. So, his first encounter with Le Stimulant was two years ago when he contacted the representatives of the Salina family who held the original recipes. They were favourable to the idea of bringing the legacy back to life. Two partners, Carine Bosson and Martin Wagner, joined the project. “We had the recipe for the stimuline, but we needed to find the right wine to go with it. The recipe mentioned red wine, but the colour would have been too dark for today’s consumers. So it was decided to mix Chasselas with Gamay and Gamaret. Everything was ready when some very bad news arrived: the Federal Intellectual Property Institute could not protect the Le Stimulant brand because no alcoholic drink can claim the use of a name that suggests a beneficial effect on health. Le Stimulant was dead and buried, but Le STIM’ was born!

Look rétro et goût nouveau pour l’apéro à Lavaux

Venant de remettre la présidence de Terres de Lavaux à Lutry, Jean-Charles Estoppey est un retraité très occupé. «L’idée a germé lors d’une discussion avec Helen Calle-Lin, qui a notamment imaginé le bar à vins new-yorkais que j’ai créé pour Terres de Lavaux avec le Domaine Chaudet. Helen a fait remarquer qu’il n’existait pas de Vermouth blanc et rouge à Lavaux, alors que c’est un produit qui contient 90% de vin. Nous avons travaillé avec un micro-distillateur de Chandolin, en Valais, avec qui nous avons fait de nombreux essais» explique ce médecin fraîchement retraité. Deux apéritifs sont nés de cette collaboration, un blanc à base de chasselas et un rouge (les deux 100% AOC Lavaux). «Nous utilisons comme vin de base pour le rouge notre assemblage Plan-Joyeux qui est un mariage de gamaret, garanoir, pinot noir et gamay. Il offre la parfaite combinaison de tanins et de fruit pour notre 1890 Lavaux», poursuit Jean-Charles Estoppey. La recette doit rester secrète. «Disons qu’il y a une recette au gramme près pour chacun des deux produits. On y trouve de l’absinthe, puisqu’il en faut pour pouvoir prétendre à l’appellation vermouth, et une dizaine d’autres composants naturels. Ces ingrédients sont infusés pour des durées extrêmement précises dans un alcool particulier, qui est lui aussi un composant essentiel de la recette secrète. Un fois filtré et mélangé au vin, notre vermouth est mis en bouteille à la main.» Jean-Charles Estoppey avoue avoir été lui-même surpris du succès: «pour la première mise, nous avions fait 300 bouteilles de blanc et autant de rouge. Très vite, nous avons dû faire une deuxième, puis une troisième mise beaucoup plus importante. Au final, cette diversification a permis à Terres de Lavaux de commercialiser quelques milliers de litres de vin très bien valorisés (la bouteille d’un litre est vendue 38 francs). Cela n’a pas compensé la fermeture des restaurants, mais c’est un bol d’air plutôt bienvenu. On se réjouit de poursuivre sur cette lancée avec un rosé qui sortira en avril!»

On y trouve de l’absinthe, puisqu’il en faut pour pouvoir prétendre à l’appellation vermouth, et une dizaine d’autres composants naturels

Jean-Charles Estoppey, créateur du 1890 Lavaux, et Cindy Freudenthaler, qui lui a succédé à la présidence de Terres de Lavaux, à Cully

A retro look and a new taste for a Lavaux aperitif

Despite retiring from the presidency of Terres de Lavaux, JeanCharles Estoppey is still a very busy man. “The idea came during a discussion I had with Helen Calle-Lin, the designer of the New-York wine bar that I created for Terres de Lavaux together with Domaine Chaudet. She brought up the fact that in Lavaux no one produced vermouth, neither white nor red, even though it was a product composed 90% of wine. We worked on a project with a micro-distiller from Chandolin in Valais.” The collaboration gave rise to two aperitifs, a white one based on Chasselas and a red one. The recipe for 1890 Lavaux must remain secret. “Let’s just say there’s a finely detailed recipe for both products. They contain some absinthe, which is imperative if you want to call it vermouth, and a dozen or so other natural components. The ingredients are infused, for very precise periods, in a particular alcohol which is also an essential component of the secret recipe. Once it has been filtered and mixed with the wine, our vermouth is bottled by hand.”