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1 Historique de la Maison du Peuple et du Progrès de Jolimont

Dans la foulée de l’Association internationale des travailleurs (1864), le forgeron Théophile Massart, au nom de sociétés ouvrières, achète une maison à Jolimont le 5 août 1872. C’est peu dire que cette acquisition marque un tournant dans l’histoire du mouvement ouvrier belge, et peut-être même international, puisqu’elle est généralement considérée comme la première Maison du Peuple de Belgique, voire du monde. Ces groupements jolimontois – encore balbutiants et, de ce fait, très fragiles sont donc de véritables pionniers et, certainement, de téméraires visionnaires.

Si la Maison du Peuple est initialement prévue comme un lieu de réunion pour les associations, les fondateurs réfléchissent d’emblée à l’idée d’y installer des « magasins et ateliers coopératifs ». Son existence est cependant menacée par la précarité des associations ouvrières qui, à peine créées, sont rapidement dissoutes. Pour éviter sa fin prématurée, Théophile Massart et Abel Wart, un important libre-penseur, partent ainsi à Gand pour visiter les installations de la coopérative du Vooruit. Enthousiastes et convaincus, ils rentrent prêcher à leurs frères les avantages du système. C’est grâce à la fondation de la coopérative « Au Progrès », le 20 juin 1886, que la Maison du Peuple est sauvée.

La Maison du Peuple est maintenant incorporée dans une structure qui va gagner en popularité auprès du milieu ouvrier. Le système, inspiré du modèle anglais des Équitables Pionniers de Rochdale (1844), est assez simple. Dans le cas du Progrès, la coopérative rassemble des coopérateurs – c’est-à-dire des adhérents qui mettent en commun leurs économies – pour produire et/ou distribuer des denrées alimentaires ou non. Après l’écoulement des marchandises, les bénéfices engrangés sont alors reversés aux coopérateurs. Au-delà des avantages économiques, le contrôle de la qualité joue un rôle prépondérant pour ces « consomacteurs » avant la lettre.

Après quelques années d’existence, le Progrès de Jolimont part à la conquête de la Région du Centre. Il évite ainsi une faillite certaine. Partout où sont créés des filiales de la coopérative, se développent aussi des Maisons du Peuple. À partir de 1893-1894, années des grèves pour le suffrage universel et de victoire pour le jeune Parti Ouvrier Belge (POB), l’expansion s’accélère. Les coopératives et leur réseau deviennent les véritables atouts du POB dont les succès galvanisent les hordes de coopérateurs. Le Progrès profite également de cette conjoncture favorable en devenant une des principales coopératives du pays.

En 1904, le vénéré maître Théophile Massart, directeur du Progrès, s’éteint. En plus de la Maison du Peuple de Jolimont, il laisse en héritage celles de La Louvière (1889), de Houdeng (1893), de Morlanwelz (1895), de Baume (1902) et de La Hestre (1903). Certains de ces villages possèdent même une pharmacie, un atelier de confection et un magasin de chaussures, placés sous le giron de la coopérative. Ces nouvelles installations prennent souvent place au centre du village, face à l’église, qu’elles tentent clairement de concurrencer.

Ce serait une terrible injustice que de faire l’impasse sur le volet éducatif et culturel très largement subsidié par les coopératives. L’éducation est en effet pour beaucoup dans l’émancipation des ouvriers et leur ralliement aux idées socialistes. Sans dresser une liste exhaustive des initiatives qui se déploient autour des Maisons du Peuple, il faut particulièrement citer les bibliothèques, les harmonies, les cercles dramatiques, les groupements de gymnastes ou encore les cercles de libre pensée. Grâce à elles, certains ont ainsi eu la chance de professionnaliser leurs activités récréatives. L’actrice et dramaturge féministe Félixa Wart-Blondiau est, par exemple, l’une des enfants du Progrès.

Après la Première Guerre mondiale, le Progrès, suivant le reste du mouvement coopératif belge, est à son apogée. Si certaines Maisons du Peuple sont installées dans de prestigieuses bâtisses, celle de Jolimont fait pâle figure, malgré son succès galopant. En 1929, l’ancienne Maison du Peuple est donc rasée et remplacée par un bâtiment imposant, voire démesuré par rapport aux autres maisons voisines. À La Louvière aussi, un étage est rajouté et la façade modifiée dans le style Art Déco. En plus de ces éclatantes transformations architecturales, l’inauguration de deux nouveaux cinémas à la pointe de la technologie Philips – le Cinéap (1929) et le Cinépro (1931), respectivement à La Louvière et à Jolimont – achève de consacrer le succès de la coopérative socialiste.

La Deuxième Guerre mondiale met un frein brutal aux activités florissantes du Progrès qui entre alors dans « une des plus noires et des plus troublées » périodes de son histoire. Ayant subi d’importants pillages, la coopérative est obligée de renouveler son matériel au sortir de la guerre. Elle en profite pour moderniser ses camions – encore largement tirés par des chevaux – et remettre à neuf les locaux et magasins. Cette nouvelle période s’ouvre donc sur de lourds investissements qui mettent à mal les finances de la coopérative. Néanmoins, au début de la décennie suivante, les comptes semblent rééquilibrés, sans doute, au prix de certains sacrifices. Alors qu’elles étaient au nombre de dix en avant-guerre, les Maisons du Peuple du Progrès ne sont maintenant plus que six.

En juillet 1949, les grandes institutions socialistes – le Parti Socialiste Belge, la Fédération générale du travail de Belgique, la mutualité et les sociétés coopératives – se coalisent pour former le Comité National d’Action Commune et, ainsi, donner un nouvel élan au mouvement. Grâce à cette association, les années 1950 et le début des années 1960 sont assez prospères pour les institutions qui s’y trouvent intégrées. Les 75 ans du Progrès, fêtés en 1961, s’inscrivent dans ce contexte. C’est pour cette raison que Louis Desmet, directeur de l’époque, se montre particulièrement confiant dans l’avenir.

Pourtant, le mouvement coopératif entame une lente agonie dans le courant des années 1960. Face à une concurrence agressive et rapide (notamment l’arrivée des supermarchés et du système du libreservice), le système de redistribution des bénéfices empêche les innovations nécessaires pour leur survie. Le Progrès n’échappe pas à cette évolution. En 1970, la coopérative est contrainte de fermer

5 plus de 90 % des magasins de la coopérative, répartis dans toute la Région du Centre, ainsi qu’un des deux cinémas. Sans surprise, après ce tableau désastreux, le Progrès dépose le bilan en 1976.

La plupart des Maisons du Peuple sont reprises par de nouveaux propriétaires étrangers au socialisme. Ce patrimoine est alors souvent malmené. Quand elles ne sont pas laissées à l’abandon, certains promoteurs immobiliers décident de les détruire pour des projets déconnectés du mouvement ouvrier (immeubles à appartements à Morlanwelz, par exemple). Celle de Jolimont est reconvertie en maison de repos. Les modifications qui y sont apportées détruisent d’importantes parties du complexe. Le café, pour un temps racheté par la FGTB, subsiste jusqu’à présent et demeure le dernier témoin d’une époque révolue.

Un camion du Progrès lors de la grève des mineurs français. 1963.

2 Théophile Massart, le fondateur

Celui qui a porté le projet de la Maison du Peuple et, plus tard, celui de la coopérative « Au Progrès », fait partie des illustres inconnus, élevés au rang de saint par leurs compagnons ouvriers. Forgeron de son état, Théophile Massart (1840-1904) est un des premiers apôtres de l’Internationale dans la Région du Centre avec le groupement de La Solidarité de Fayt. Impressionné par le travail de Jean-Baptiste Godin avec le Familistère de Guise – une expérience industrielle et communautaire basée sur le bienêtre des ouvriers – Théophile Massart rêve également :

« D’un régime social où chacun, ayant conscience de ses aptitudes et partant de sa tâche, accomplirait spontanément et délibérément sa mission, et où les uns et les autres n’apparaîtraient plus que dans une fraternelle égalité, comme les collaborateurs d’une œuvre diverse mais commune. »5

« Les funérailles de Théophile Massart. Discours d’Eugène Rousseau », Journal de Charleroi , 15 mars 1904, p. 2.

Décrit comme un self made man par ses pairs, il est un des premiers leaders du mouvement socialiste du Centre. Persuasif, il a réussi à motiver ses compagnons en les exhortant à prendre « [leur] pelle et [leur] brouette » pour construire la boulangerie coopérative du Progrès. Doté d’un esprit plus pratique que théorique, Théophile Massart a voué sa vie aux œuvres qu’il a initiées comme le service médical et pharmaceutique pour les ouvriers, la caisse mutuelle de secours pour parer aux incapacités de travail et la caisse de prévoyance pour les retraités. Il a, par ailleurs, été élu conseiller provincial en 1890.

À son décès, en 1904, il est associé à de grands noms du socialisme : César de Paepe, Jean Volders et Alfred Defuisseaux. La célèbre Isabelle Gatti de Gamond rappelle également que c’est un des premiers à avoir œuvré pour l’interdiction du travail des femmes au fond de la mine.

3 Les concurrents des coopérateurs socialistes

Devant le succès de la coopérative socialiste, patrons et autres bourgeois s’inquiètent. En 1900, les charbonnages de Mariemont – dirigés par la famille Warocqué – peinent à masquer le désintérêt pour leur coopérative, créée 1869 :

« Ce chiffre [du nombre d’adhérents] ne s’est guère accru depuis [la création], il a même diminué, dans ces dernières années, par suite de la création de coopératives socialistes et catholiques qui ont enlevé aux nôtres une partie de leur clientèle. »6

Même avec d’autres initiatives libérales, notamment La Semeuse en 1914, les libéraux restent clairement hors course. La vraie rivale du Progrès est bien la coopérative Le Bon Grain, créée en 1891 à Morlanwelz. Son expansion « phénoménale » permet d’attirer 38,9937 sociétaires-coopérateurs en 1910 contre 31,380 pour le Progrès. En 20 ans d’existence, les catholiques ont clairement réussi le pari de concurrencer leurs rivaux socialistes.

Les deux camps vont se livrer une guerre acharnée. Outre les attaques à travers la presse, les affrontements se font aussi devant les tribunaux. Socialistes et catholiques en sortent judiciairement indemnes mais leur image est quelque peu écornée. En effet, cette bataille entre les deux institutions

6 ExpositionUniverselledeParisen1900. NoticesurlaS.A.descharbonnagesdeMariemontetsurlaS.A.descharbonnages deBascoup., Liège, Charles Desoer, 1900, p. 54.

7 « En province. À Braine-le-Comte. L’œuvre des pensions du Bon Grain », Le Patriote, 28 juin 1910, p. 1 a fait couler beaucoup d’encre en Belgique et également à l’étranger. C’est aussi pour évoquer tous ces démêlés judiciaires et se blanchir que le Progrès édite L’Œuvred’uneclasseen 1911 à l’occasion des 25 ans de la coopérative.

Pendant la Première Guerre mondiale – et même au-delà – les camions du Progrès et du Bon Grain ont joué des coudes pour ravitailler la région. Le pain et la bière deviennent le symbole de l’action politique concrète. Celui-ci a eu un véritable impact sur les résultats électoraux d’après-guerre qui laissent sur le carreau les libéraux.

4 1928-1929 : l’apogée de la coopérative

Il suffit de compulser les bilans du Progrès publiés chaque année pour constater que les chiffres sont excellents. La coopérative est entrée dans sa meilleure période. Le 19 août 1928, c’est l’effervescence dans les rangs socialistes à La Louvière. On inaugure la nouvelle Maison du Peuple dans un style Art Déco audacieux. Le journaliste socialiste Gaston Hoyaux exulte et dresse, pour l’occasion, une liste flatteuse des résultats de la coopérative. Il cite parmi d’autres les 10.000.000 de kg de pain produits annuellement, les 30.000 hectolitres de bière ou les 74.000 francs alloués aux groupements socialistes.

La Maison du Peuple de Jolimont, achetée en 1872, est le seul point noir au tableau. Comme les bâtiments coopératifs sont les signes extérieurs de richesse du mouvement ouvrier, tous s’accordent pour dire que l’antique forteresse de Jolimont manque de panache et qu’elle nécessite une rénovation. Mais attention, Émile Vandervelde les a prévenus :

« Si

Le malaise s’installe parmi les cadres du Progrès qui ne savent quel compromis adopter pour maintenir un lieu de pèlerinage rouge, à l’instar du magasin coopératif de Rochdale. La décision radicale de raser la Maison du Peuple ne doit pas être étrangère à la prise de fonction du tout nouveau directeur, François Wart, réputé impulsif. Aura-t-il eu moins d’état d’âme pour ordonner la démolition le 25 janvier 1929 ?

Quoiqu’il en soit, il faudra attendre le 14 septembre 1930 pour l’inauguration des nouveaux locaux. La nouvelle façade est éclairée par six projecteurs. L’étage sert maintenant de bureau pour les organisations ouvrières et le bâtiment jouxtant le corps principal du complexe sert exclusivement pour les bureaux de la coopérative.

5 La bataille des images

Plusieurs canaux de propagande sont utilisés pour gagner des coopérateurs. L’architecture des Maisons du Peuple est d’ailleurs conçue dans ce but. Il y a aussi des moyens plus populaires, comme l’affiche, la carte postale ou encore la médaille. Ces dernières sont utilisées pour charmer l’œil et s’imposer dans un environnement où l’image est omniprésente. Sa puissance fédératrice oblige les coopératives à avoir recours aux talents d’artistes pour diffuser, à travers leurs compositions, un message simple et efficace. Parmi celles-ci, on trouve des calendriers qui assurent intelligemment une publicité tout au long l’année.

Le calendrier montre en arrière-plan la Maison du Peuple de La Louvière, récemment rénovée, et le projet de la nouvelle Maison du Peuple de Jolimont. La bâtisse primitive va bientôt « disparaître sous la pioche des démolisseurs », comme l’annonce l’encart au centre. 1929 © IEV

L’évolution du Progrès de Jolimont est comparée à un frêle arbuste planté récemment (à gauche) devenu un arbre robuste aux puissantes racines (à droite). Dans le fond, un bâtiment moderne et rationnel aux nombreuses fenêtres fait la synthèse de tout le patrimoine immobilier de la coopérative et de ses produits phares. 1930 © IEV

Une mère de famille tranche un généreux pain, aux initiales A. P. pour « Au Progrès », à la demande de ses deux enfants aux joues bien roses. Se dégage de la composition l’image d’Épinal de la famille unie. La représentation centrale de la femme fait aussi référence au public cible de la coopérative qui cherche à séduire celle qui gère l’économie du ménage. 1931 © IEV

La coopérative ou le socialisme est personnifié par une déesse grecque qui porte un bouclier et étend son bras gauche au-dessus d’une entreprise prospère avec une dizaine de cheminées fumantes. Sans doute, tente-t-elle de la protéger des ravages de la crise économique qui sévit gravement dans le monde après le krach boursier de 1929. On remarquera que la qualité dans la composition du calendrier le rapproche d’une œuvre d’art. 1932 © IEV

6 Félixa Wart-Blondiau, l’enfant du Progrès

De toutes les activités de loisirs, le théâtre est l’une des plus belles réussites du Progrès de Jolimont. Son cercle d’art dramatique pour les ouvriers, créé le 21 décembre 1890, est peut-être le premier du genre en Belgique. À l’origine, les acteurs accompagnent les orateurs socialistes dans les meetings. Les pièces qui y sont jouées répondent à des objectifs bien précis :

« Le but de la société dramatique socialiste du Centre est de représenter des pièces socialistes, rationalistes, ou ayant traits à ces idées et de concourir ainsi à l’éducation (…) du peuple, afin d’en faire triompher ses principes. »9

Cette forme de propagande s’adresse particulièrement aux femmes qui seraient acquises aux « idées fausses et erronées que le clergé a fait entrer dans leur cerveau »10. Quoi de plus logique alors que de choisir une ambassadrice pour faire rayonner ses œuvres théâtrales ? Félixa Blondiau (1875-1959), couturière encore adolescente, intègre la troupe de Jolimont dès ses débuts. Bien qu’autodidacte, elle y excelle grâce à une excellente mémoire et « un prodigieux instinct, une magistrale inspiration des choses du théâtre ».

À la base de plusieurs cercles, Félixa Wart-Blondiau, mariée au directeur François Wart, fonde un autre cercle dramatique, les Plébéiennes, pour les jeunes ouvrières (1904). À partir des années 1910, elle commence à écrire des poèmes en français et en wallon. La décennie suivante voit sa consécration. L’actrice devient dramaturge en écrivant des pièces à succès, parmi lesquelles il faut citer « Madelon » (1920), « Lison et Lisette » (1921) ou « Florisa » (1921), « Les Sacrifiés » et « Pardon ».

7 Conclusion

Cette évocation avait pour objectif de replacer le cadre de la Maison du Peuple de Jolimont et de la société coopérative « Au Progrès ». De manière certaine, les thèmes qui ont été ici développés permettront de donner un éclairage sur l’héritage de ce mouvement et d’ouvrir des pistes quant à une exploitation plus approfondie de ce patrimoine sous quelque forme que ce soit En effet, le mot d’ordre est maintenant à la valorisation, d’une part, pour faire connaître les réalisations qui ont permis aux ouvriers de s’unir et d’apporter une solution concrète pour améliorer leurs conditions de vie et, d’autre part, pour sauver les derniers vestiges – bâtiments ou archives – qui existent encore ici et là

Pour les habitants de la Région du Centre, il y a matière à être fier des combats que leurs prédécesseurs ont menés parce que, au-delà des rivalités idéologiques entre les grands partis traditionnels, ce sont avant tout des hommes et des femmes qui ont assuré un meilleur avenir aux générations qui les ont suivis. Des visionnaires, tels que Théophile Massart, et des acteurs de la vie quotidienne, comme Félixa Wart-Blondiau, méritent de ce fait d’être honorés dans la mémoire collective.

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