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1. Violences conjugales : de la judiciarisation dans les années septante à la prise de conscience collective
from Violences conjugales: état des lieux et prise de conscience en temps de confinement-2020
by ps-be
a) Rétrospective
Les violences conjugales sont, bien entendu, punissables pénalement. La loi de 1989 réprime le viol entre époux en élargissant la notion de viol, la peine étant identique qu’il existe ou non un lien conjugal.4 La loi de 19975 vise à combattre les violences au sein du couple, même si ces derniers ne sont pas mariés et s’applique aussi aux ex-partenaires.6 Le législateur est également intervenu en 19987 pour reconnaître le caractère psychologique de ces violences.
Plus tardif, le premier plan d’action national de lutte contre les violences conjugales a été lancé en mai 2001. Depuis cette date, la Belgique « concrétise sa politique de lutte » à travers des plans8. Ils associent les différents niveaux de pouvoir (fédéral, communautaire et régional) et sont coordonnés par l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes. Le dernier plan (2015-2019) s’est concentré sur les violences sexuelles, les violences entre partenaires, les mutilations génitales féminines, les mariages forcés et des violences liées à l’honneur.9 Toutes ces actions ont six objectifs principaux : sensibilisation, protection, prévention, formation, accueil, et politiques pénales genrées.
En 2006, une circulaire commune (COL4) a été créée afin d’améliorer la réponse juridique aux cas de violences dans le couple. Elle définit la politique criminelle fédérale, c’est-à-dire que « les réactions des autorités judiciaires et policières dans les situations de violence dans le couple doivent démontrer l’importance qu’elles accordent au phénomène (…) et leur résolution à lutter contre ses différentes manifestations ».10
En 2009, les gouvernements de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de la région wallonne, et de la commission communautaire française (COCOF) se sont réunis pour coordonner un plan intra-francophone, renouvelé en 2015. Un nouveau plan pour 2020, mais il semblerait qu’il ne verra le jour qu’en 2021. A noter qu’un premier plan de lutte contre ces violences a été mis en place en parallèle au niveau bruxellois par la secrétaire d’Etat Nawal Ben Hamou.
Au niveau international, la Belgique a ratifié en 2016 la Convention d’Istanbul. Elle est donc partie au premier traité contraignant d’Europe qui crée un cadre légal pour prévenir les violences conjugales. Outre le caractère coercitif de cette Convention, elle souligne explicitement le lien entre la société patriarcale et les violences conjugales. Elle établit des mesures pour supprimer les violences envers les femmes, en mettant l’accent sur la prévention, la protection des victimes et tente de mettre fin à l’impunité des auteurs de ces violences.
4 Loi du 4 juillet 1989 modifiant certaines dispositions relatives au crime de viol (M.B, 18/07/1989).
5 art. 410 du Code Pénal modifié par la loi du 24 novembre 1997.
6 Idem.
7 Loi du 30 octobre 1998 qui insère un article 442bis dans le Code pénal en vue d’incriminer le harcèlement (M.B., 17/12/1998).
8 Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (2015). URL : https://igvm iefh.belgium.be/fr/publications/plan_daction_national_de_lutte_contre_toutes_les_formes_de_violence_basee_sur_le_genre
9 Vzw Amazone asbl (2019) “Institut pour l’égalité des Femmes et des Hommes ». URL : https://www.amazone.be/nouveau-plan-daction-national-delutte-contre-toutes-les-formes-de-violence-basee-sur-le-genre
10 Vanneste Charlotte « La politique criminelle en matière de violences conjugales : une évaluation des pratiques judiciaires et de leurs effets en termes de récidive », Bruxelles, INCC, 2016, page 2
b) Impact du confinement
Cependant, face à l’ampleur de la pandémie, on a pu constater que les mesures préexistantes n’étaient pas à la hauteur face à la hausse constatée du nombre de violences envers les femmes.11 Le confinement a engendré une aggravation de la situation des femmes déjà vulnérables. Coincées avec un conjoint violent, le confinement a aggravé la violence là où elle s’exerçait déjà, au-delà d’augmenter le risque des violences. Les démarches ont été d’autant plus complexes pour les femmes migrantes ou en situation de handicap, ces dernières ne pouvant pas toujours utiliser les outils numériques mis en place pour alerter ou ne maîtrisant pas forcément le français.12
Les femmes se sont retrouvées coincées 24h/24H avec un compagnon violent, sans contact avec l’extérieur. Ce lien social exerçait auparavant une sorte de coupure face à un quotidien violent. D’après l’enquête Virage réalisée en 2015,13 88 % des femmes ont parlé des violences conjugales en premier lieu à des membres de la famille (82,5 %) ou à des amis (75,8 %), mais aussi à des collègues (29,8 %). Par ailleurs cette même enquête révèle que la moitié des femmes voulant fuir leurs domiciles conjugaux vont chez des parents, des amis, ou un logement indépendant. Ces chiffres ont démontré la nécessité d’ouvrir de nouvelles portes de secours pour que ces femmes puissent communiquer et fuir.
A côté des facteurs endogènes cités ci-dessus, des facteurs extérieurs se sont accumulés. La Grenade, regroupant des ASBL du secteur, s’est exprimée publiquement pour pointer les dysfonctionnements au sein du corps policier et judiciaire engendrés par le confinement. 14Les associations craignaient que les forces de l’ordre, mobilisées dans le contrôle du respect des mesures sanitaire, délaissent la prise ne charge des violences faites aux femmes. Elles pointaient par ailleurs le manque de place dans les hébergements d’urgence.
Mais certains sociologues estiment qu’il y a eu une véritable prise de conscience collective quant aux violences conjugales.15 L’opinion publique tolère de moins en moins ces actes : il semble que l’on puisse constater une intervention accrue des voisins16 lors du confinement, preuve que ces violences ne sont plus totalement vues comme relevant de la seule sphère privée.
c) Mesures d’urgence
Dans ce contexte, il était vital qu’une intention particulière soit portée aux femmes victimes doublement du confinement et des violences conjugales. Deux conférences interministérielles se sont tenues entre avril et juin 2020 afin de prendre des mesures adéquates face à ces constats. Réunissant les ministres Nawal Ben Hamou, Christie Morreale, Bénédicte Linard et Barbara Trachte, l’ambition était de réunir et coordonner plusieurs niveaux de pouvoirs, afin d’améliorer la portée des mesures. Quatre groupes de travail ont été mis en place : prévention, politique intégrée, sensibilisation, ainsi que les mesures à prendre face aux conséquences de la crise sanitaire.
Dans la même veine, la Wallonie a tenté de renforcer la coordination des acteurs. L’accent a été mis sur les lignes d’écoute, qui ont reçu un nombre plus conséquent d’appels. Des subsides sont venus aider ces
11 Wallonie.be (08/2020) « Violences conjugales et intrafamiliales ». URL : https://www.wallonie.be/fr/covid19/violences-conjugales-et-intrafamiliales
12 Rapport du MIPROF (2020) “Les violences conjugales pendant le confinement : évaluation, suivi et propositions ». URL : https://www.egalite-femmeshommes.gouv.fr/wp-content/uploads/2020/07/Rapport-violences-conjugales.pdf
13 Enquête Virage (O7/2020) Les violences conjugales pendant le confinement, évaluation, suivi et propositions. URL : http://egalite-femmeshommes.gouv.fr/wp-content/uploads/2020/07/Rapport-violences-conjugales.pdf
14 Article de la RTBF (01/04/20) “Une carte blanche collective ». URL : https://www.rtbf.be/info/dossier/les-grenades/detail_confinement-et-violencesfaites-aux-femmes-quelles-mesures-adopter-une-carte-blanche-collective?id=10473104
15 Rapport d’Eurotext (2020) “ Pendant le confinement, violences faites aux femmes et aux enfants ». URL : https://www.jle.com/fr/covid19-confinementviolences-faites-aux-femmes-et-aux-enfants
16 Idem opérateurs : une troisième ligne d’écoute a été créée début juin et sera maintenue jusqu’à la fin de l’année 2020. Par ailleurs, il y a eu une volonté de visibiliser les numéros d’appel à l’aide.
Concernant le manque alarmant de places en hébergements d’accueil, les pouvoirs publics ont tout de même tenté de trouver des solutions. 100 places ont été dégagées dans les Centres Publics d’Action Sociale (Centre public d’action social). Un hôtel à capacité de 50 personnes a ouvert ses portes à Bruxelles pour accueillir les femmes victimes de violences conjugales. Le suivi psychologique était assuré par le CPAS et le Centre de Préventions des Violences Conjugales et Familiales de la commune. Cet hôtel est resté ouvert et complet durant le second confinement. On y recense actuellement entre 15 et 20 familles. Les femmes peuvent venir avec leur(s) enfant(s). Être logé dans un hébergement anonyme est d’autant plus important pour les femmes qui souvent ne souhaitent pas que leurs conjoints les retrouvent. L’adresse de cet hôtel et des centres d’hébergement doit demeurer anonyme.
Enfin, un code « masque 19 » a été mis en place afin que les femmes victimes de violences puissent le signaler à leurs pharmaciens ou pharmaciennes, et demander assistance discrètement. Il n’existe cependant pas encore de retours quant aux résultats de cette initiative. Mais l’on sait d’ores et déjà que les pharmaciens ont été en première ligne lors de la première vague. C’est pour cela que dès le 25 novembre 2020, 1800 pharmacies wallonnes sont devenues des points relais pour orienter les victimes lorsqu’elles s’adressent à elles.17
2. Entre facteurs individuels et problème systémique : de la nécessité de comprendre les origines de cette violence
Afin d’identifier et de mettre en place des solutions sur le long terme contre ces violences conjugales, il est important d’en comprendre les causes. Le confinement nous a forcés à agir dans l’urgence et a posteriori. Mais il est primordial d’étudier les différents mécanismes menant à cette violence afin d’agir en amont. En effet, la définition que l’on donnerait aux violences conjugales impacterait les dispositifs légaux.18 Avant les années septante, une différenciation nette entre espace public et espace privé existait dans la société et se retrouvait dans la législation. En conséquent, il était rare que la justice intervienne dans le cadre de violences conjugales. La réconciliation était le plus souvent utilisée.19 En témoignent les articles qui jusqu’à très récemment qualifiaient de crime passionnel les féminicides.20
Plusieurs strates d’analyses existent du niveau individuel au niveau sociétal, impliquant plusieurs niveaux de politiques publiques. Comme le rappelle l’organisation en charge du numéro vert « Ecoute violences conjugales », aucun facteur à lui seul ne peut expliquer l’émergence des violences, « il est donc nécessaire d’adopter un point de vue circulaire et intégratif : plusieurs variables s’imbriquent pour créer la violence conjugale »21
17 Pharmacie.be (25/11/12) « Relais-Pharmacie ». URL : https://www.pharmacie.be/actualites/victime-de-violence-conjugale-votre-pharmacienne-peutvous-aider
18 Delage Michel, Sanchez Alexandrine, Bruno Jean-Luc et al., « Les violences conjugales, phénomène social, problème systémique », Thérapie Familiale, 2012/2 (Vol. 33), p. 105-121. DOI : 10.3917/tf.122.0105. URL : https://www.cairn-int.info/revue-therapie-familiale-2012-2-page-105.htm
19 Idem
20 Article du Temps par Michel Guillaume, Sylvia Revello et Céline Zünd « Violence conjuagles : histoire d’une lutte sans fin ». URL : https://labs.letemps.ch/interactive/2020/longread-violence-conjugale/
21 Delage Michel, Sanchez Alexandrine, Bruno Jean-Luc et al., « Les violences conjugales, phénomène social, problème systémique », Thérapie Familiale, 2012/2 (Vol. 33), p. 105-121. DOI : 10.3917/tf.122.0105. URL : https://www.cairn-int.info/revue-therapie-familiale-2012-2-page-105.htm
a) Aspects individuels, relationnels et communautaires
Lorsque l’on parle du niveau individuel, on décide de s’intéresser aux facteurs qui augmentent le risque qu’une personne devienne « agresseur ». Les études mentionnent principalement les constructions fragiles de l’identité, les troubles psychologiques, les antécédents de violence (en tant que victime ou témoin), et la consommation d’alcool ou de drogue.22 D’autres facteurs plus sujets à débat tels que le chômage, le statut socio-économique et le jeune âge sont parfois mis en avant.23 Il ne faut pas oublier que les violences conjugales touchent tous les milieux et tous les âges. Par ailleurs, « les substances facilitent l’expression de la violence, mais elles ne les créent pas ! ».24
Un passé familial violent, une répartition inégale de pouvoir dans le couple, la dépendance affective et une incapacité à communiquer ou négocier sont autant de facteurs relationnels et familiaux pouvant éclairer une partie des violences conjugales. Enfin, le cercle communautaire peut avoir un rôle dans l’expression de celles-ci.
b) Violences systémiques, sociales et genrées
Outre les facteurs cités-ci dessus, il est essentiel de prendre en compte les notions de genre et de structures sociétales patriarcales pour comprendre pleinement l’origine des violences conjugales. Il convient tout d’abord de se poser la question « qu’est-ce que le genre » ? Il s’agit d’un système social imposé et construit. Il n’existerait pas par nature une féminité ou une masculinité, mais elles seraient le fruit d’un apprentissage de codes et de valeurs tout au long de la vie. De ce postulat, découle des inégalités de genre et des rôles spécifiques attribués à chacun25. Les hommes seraient forts, les femmes seraient discrètes et faibles, et tous deux seraient complémentaires.
Or cette construction sociale légitimise les violences faites aux femmes car le genre est un rapport relationnel, mais surtout de pouvoir. C’est ce que Pierre Bourdieu appelle « la domination masculine ». Cette vision du monde s’immisce dans le privé : la violence serait corolaire de la volonté de l’homme de contrôler sa femme ou sa conjointe, car vue comme sa propriété. Même si les mentalités évoluent aujourd’hui, la possession est encore imbriquée à la notion de couple. En témoignent les chiffres : « la séparation est le premier motif du passage à l’acte dans les homicides conjugaux ».26
Prendre des lunettes « genrées » et appliquer ce cadre d’analyse nous aide à expliquer une partie des violences conjugales, et à apporter une réponse. « Cela signifie aussi, au-delà des comportements normatifs attendus au sein du couple, prêter attention au contexte plus large de domination masculine dans lequel se vivent les relations conjugales. »27
22 Violence que faire « Les origins de la violence ». URL : https://www.violencequefaire.ch/fr/informations/informations_origines
23 Institut national de santé publique (2020) « Trousse média sur la violence conjugale ». URL : https://www.inspq.qc.ca/violenceconjugale/comprendre/facteurs-de-risque
24 Site Ecoute violences conjugales. URL : https://www.ecouteviolencesconjugales.be/pourquoi-appeler/professionnel/origines/
25 Succès Egalité Mixité « Le genre, qu’est-ce que c’est ? ». URL : https://sem-association.ch/fr/le-genre-quest-ce-que-cest/
26 Article du Monde, le 02 juin 2020 « La Rupture », Nicolas Chapuis et Faustine Vincent. URL : https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/06/02/feminicides-la-rupture-premier-declencheur-du-passage-a-l-acte_6041468_3224.html
27 CVFE (2018) « Violences conjugales et genre : quels liens ? » par Roger Herla. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/70-violencesconjugales-et-genre-quels-lien