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4. Vers une cotisation sociale sur la valeur ajoutée produite par la technologie
4.1. Le paradoxe de Solow enfin résolu
Robert Solow est un économiste américain qui fut l’un des premiers à montrer que le développement économique s’explique par trois paramètres : les deux premiers sont l’accroissement des principaux facteurs de production – à savoir le capital (au sens d’investissement) et le travail (quantité de main-d’œuvre) – et le troisième est le progrès technologique34
En 1987, il soulève un paradoxe : « You can see the computer age everywhere except in the productivity statistics » Il a ainsi fait remarquer que l’introduction massive des ordinateurs dans l’économie, contrairement aux attentes, ne s’était pas traduite par une augmentation visible de la productivité. Cette absence de visibilité se justifiait par une raison de timing. Selon Solow, il existe un décalage dans le temps entre le moment où l’investissement technologique a lieu et le moment où on peut observer son impact sur la croissance économique. Entre ces deux moments, il y a un besoin de formation et des effets d’obsolescence.
Dans le paradoxe soulevé par Solow, deux éléments doivent être distingués. D’une part, le progrès technologique apparaît comme un phénomène extérieur auquel les entreprises ne s’attendent pas. D’autre part, il existe un temps d’adaptation de l’entreprise, qui empêche de prendre en compte directement l’effet de la technologie sur la productivité de l’entreprise.
La productivité à l’ère de la robotisation remet ce paradoxe à l’ordre du jour mais y apporte également une certaine réponse. L’étude de Solow repose sur le fait que la technologie constitue un phénomène externe et qu’elle nécessite un temps d’adaptation. Cependant, cette étude ne tient pas compte du rôle joué par l›organisation interne des entreprises. Or, ces dernières années, les entreprises se sont appropriées le progrès technologique et ont incité à son développement. En d’autres termes, nombre d’entreprises ont adapté leur organisation interne au vu des évolutions technologiques en cours ou à venir.
L’étude de ce facteur de réorganisation offre une solution au paradoxe qui vient d’être soulevé. En effet, l’organisation de l’entreprise tenant compte des évolutions technologiques lui permet d’abandonner la logique de la production de masse et, à travers le bon usage des données récoltées par les algorithmes, d’exploiter les informations sur l’évolution de la demande et des exigences des consommateurs – ou des clients – afin de s’orienter vers une optimisation de la production.
Ce nouveau modèle repose donc sur la collecte d’informations en direct afin de répondre directement à la demande des consommateurs. La multiplication des ordinateurs et des connections favorise la récolte et l’analyse des données en temps réel afin d’adapter immédiatement la production aux demandes du consommateur.
Aujourd’hui, nous pouvons donc de plus en plus mesurer l’impact de la technologie des entreprises sur la productivité et sur la croissance. Selon les conclusions d’une étude de la Brookings Institution, les robots industriels constitueraient un moteur substantiel pour la productivité industrielle et la croissance économique35. Cette étude analyse 14 branches d’activité réparties dans 17 pays. L’analyse explique que l’utilisation de la robotique générerait une croissance annuelle de la productivité et du PIB de 0,36 et 0,37 point respectivement36
Cependant, l’influence des développements technologiques et en particulier de la robotisation sur l’économie belge est difficilement mesurable.
Comme nous l’avons vu, en appliquant les résultats de ces études à la Belgique, nous pouvons observer que l’impact sur l’emploi donne des résultats variables. L’étude basée sur les emplois évalue que 39% des emplois disparaitront, alors que l’étude basée sur les tâches évalue l’impact à 7%.
Afin de clarifier la situation, il importe que les entreprises se dotent d’instruments renforçant la transparence sur leurs investissements. Il sera alors plus aisé de percevoir les mouvements que créent les évolutions technologiques, au premier rang desquelles figurent la numérisation et la robotisation, et leur impact sur l’emploi.
Actuellement, ce type d’obligation de transparence n’existe pas. Ainsi, les investissements dans l’innovation et les changements d’organisation de l’entreprise que cela peut entraîner ne sont pas répertoriés. Il convient d’y
34 R. Solow, « A Contribution to the Theory of Economic Growth », The Quarterly Journal of Economics, 1956, Vol. 70, n° 1, pp. 65–94.
», https://www.brookings.edu/blog/the-avenue/2015/04/29/dont-blame-the-ro- remédier en établissant une obligation de transparence des entreprises qui investissent dans la robotisation et la numérisation37 (cf. infra).
Par ailleurs, en vue de protéger les consommateurs, il devrait y avoir une certification des algorithmes et de la transparence dans leur utilisation. Ainsi, les robots qui emmagasinent des données sur la clientèle et la production doivent être contrôlés quant à l’utilisation que l’entreprise fait de ces données.
De même, l’utilisation des données des citoyens qui se connectent à des sites web, des réseaux sociaux ou de plateformes impose de penser de nouvelles formes d’obligations pour les sociétés qui les conçoivent, les développent ou les utilisent. Il s’agit notamment de s’assurer que l’utilisateur fournit ses données de manière éclairée, consentie et libre.
4.2. Une cotisation sociale sur la technologie
La robotisation et la numérisation vont permettre une meilleure productivité et de meilleures performances. Elles vont également pourvoir au développement de la croissance économique.
Cependant, la richesse produite par ces évolutions technologiques n’est pas partagée équitablement entre tous les individus. Ces phénomènes creusent les inégalités sociales. Comme le souligne Paul Jorion, « on progresse insensiblement vers une économie que les Américains résument par ‘The winner takes all’ : le vainqueur emporte tout, où un très petit nombre de travailleurs très qualifiés créent une part disproportionnée de la nouvelle richesse créée, tandis que les détenteurs du capital et les propriétaires des robots et des logiciels impliqués se partagent avec ces salariés hyper-qualifiés les bénéfices des nouvelles entreprises innovantes. Parallèlement, le reste de la population se bat pour obtenir un poste mal payé, puisque sa valeur ajoutée est désormais négligeable. »38
L’organisation du travail s’est toujours construite dans un rapport direct et dépendant de la technique et des enjeux scientifiques d’une époque39. Actuellement, le travail se définit comme l’exécution de prestations exprimées en termes d’unité de temps et de lieu. Au travail est associée une rémunération, à laquelle on rattache des droits sociaux40
La numérisation de l’économie nous amène à repenser le modèle du travail mais aussi à repenser le financement du système social en faisant en sorte que la technologie, qui entraine des pertes d’emploi, participe également à garantir les droits sociaux et à garantir la transition vers un modèle en devenir.
Le remplacement de l’homme par la machine robotisée dans les secteurs productifs de biens s’effectue déjà à grande échelle. Prenons par exemple le géant taïwanais Foxconn qui a confirmé le remplacement d’une partie de sa main-d’œuvre par plus d’ un million de robots en trois ans. 300.000 robots ont déjà été introduits dans ses chaînes de production. Les machines robotisées y suppléent les humains pour des tâches courantes telles que l’assemblage, la soudure et la peinture. Foxconn employait jusqu’à 1,2 million d’ouvriers dont la majorité en Chine pour la fabrication des produits Apple, HP, Dell, Nokia ou encore Sony41
37 A. Rouvroy et T. Berns, Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation, Le disparate comme condition d’individuation par la relation ?, Réseaux, 2013/1 (n° 177).
38 P. Jorion, Le robot a gagné, Trends–Tendances, 12 février 2015, disponible sur http://www.pauljorion.com/blog/2015/02/13/trends-tendances-le-robot-a-gagne-jeudi-12fevrier-2015/#more-73126
39 B. Teboul, L’Uberisation, l’automatisation… Le travail, les emplois de la seconde vague du numérique, présenté lors du séminaire G90 , Big data et emploi : Principaux enjeux et conséquences en matière d’emploi (18 au 21 janvier 2016), p. 3.
40 D. Méda, « Introduction », Le travail, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ?», 2007.
41 Foxconn mise sur les robots plutôt que sur les ouvriers, Le Monde, 27 mai 2016, disponible sur http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/05/27/foxconn-mise-sur-lesrobots-plutot-que-sur-les-ouvrier_4927577_3234.html.
La Fédération internationale de la robotique a dressé l’état des lieux de la densité de robots dans chaque pays.
Ce tableau, datant de 2015, mesure la densité de robotisation industrielle par pays. La norme figurant dans ce tableau mesure le rapport entre le nombre de robots industriels de tous types et le nombre de salariés dans les mêmes secteurs. La Belgique présente un ratio de 169 robots industriels pour 10.000 emplois salariés42. La densité moyenne de robots dans le monde s’élève à 69 robots pour 10.000 employés.
En plus des robots, les nouveaux actifs des entreprises sont désormais les données (data), les algorithmes, les flux et les traitements des données. Les ordinateurs et robots constituent l’enveloppe physique qui permet de concrétiser également une automatisation et une numérisation de l’emploi.
Une « cotisation sociale sur la technologie » est une piste sérieuse pour pallier les défis sociaux de la robotisation et la numérisation. Il s’agit de créer une cotisation par un prélèvement assis sur la valeur ajoutée créée par des robots, ordinateurs et services experts (algorithmes, etc.). Ce prélèvement aurait le caractère d’une cotisation sociale, bien qu’il soit perçu sur la partie de l’excédent brut d’exploitation que l’on attribue aux « robots ».
Cette cotisation prend appui sur l’idée que la généralisation de la sécurité sociale exige une participation de tous les facteurs de production à son financement : non seulement du travail, comme c’est le cas actuellement avec le financement par les cotisations sociales, mais aussi du capital (au sens large donc incluant les nouveaux actifs technologiques).
Il s’agirait d’établir un prélèvement social pour les entreprises qui réduisent la part de la masse salariale dans la valeur ajoutée, ainsi que les entreprises hautement capitalistiques.
Dans ce modèle, afin d’éviter les écueils, la cotisation serait calculée sur la somme des salaires et des bénéfices nets soumis à l’impôt sur les sociétés. Ainsi, chacun des acteurs de la production de la valeur ajoutée, le capital comme le travail, participerait à la sécurité sociale. Le calcul des cotisations à la charge des employeurs veillera à diminuer la contribution des entreprises employant beaucoup de main-d’œuvre et à faire participer davantage à la solidarité les machines et les robots destructeurs d’emplois.
Le prélèvement sera versé au budget de la sécurité sociale. Au sein de la sécurité sociale, la cotisation sociale sur la technologie doit servir à assurer la transition économique due à la numérisation et à la robotisation. Autrement dit, elle doit avoir pour vocation d’établir un filet de sécurité pour les personnes qui perdent leur emploi en raison de l’automatisation et servir à leur assurer une transition professionnelle.
Ainsi, les start-up, les petites entreprises, les entreprises de services de proximité seraient moins sollicitées pour financer la solidarité que les multinationales du BEL 20.
Une sécurité sociale ainsi financée par le travail et le capital ouvrirait la voie à une diminution significative du temps hebdomadaire de travail qui, ajoutée à ce nouveau mode de calcul de la contribution sociale des entreprises encourageant l’emploi, permettrait enfin d’inverser définitivement la courbe du chômage.
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