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Dans le secret des baleines

Comment les baleines à bosse, ces colossales créatures qui se nourrissent par filtration, trouvent-elles leurs proies minuscules dans l’immensité océanique ? La réponse à cette question pourrait être la clé de la sauvegarde de ces espèces menacées.

Lorsqu’il est temps de passer à table , les baleines à bosse se mettent en route vers les confins du monde Leur mission : s’en mettre plein la panse jusqu’à être bien en chair et comblées Elles doivent accumuler des réserves d’énergie, prenant près d’une tonne de graisse par semaine, pour assurer leur subsistance pendant le voyage qu’elles e ff ectuent entre leurs aires d’alimentation polaires et subpolaires et les eaux chaudes où elles se reproduisent Ce voyage nécessite de parcourir des milliers de kilomètres sur plusieurs mois, et les baleines doivent être prêtes à se reproduire à leur arrivée Or, il semble que la nature aime les paradoxes , car ces prédateurs colossaux , qui mesure jusqu’à 18 mètres de long et peser 40 tonnes, constituent leurs réserves de graisse en se nourrissant des proies parmi les plus minuscules du monde marin – dont le krill, un crustacé à l’allure de crevette présent dans tous les océans du monde , mais qui se concentre en particulier dans les eaux froides des hautes latitudes

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Nous savons déjà bien comment les baleines à bosse se nourrissent. Elles filtrent l’eau de mer à travers des plaques de kératine, appelées fanons, qui tapissent leur mâchoire supérieure et ressemblent aux poils effilés d’une brosse à dents usée Chaque jour, elles dévorent plusieurs milliers de kilogrammes de proies minuscules Or, pour obtenir une telle quantité de nourriture, elles doivent repérer des groupes denses de crustacés Une fois qu’un essaim est localisé, elles recourent à une astucieuse tactique de chasse coopérative ; elles nagent en cercles tout en soufflant des colonnes de bulles pour créer une sorte de filet afin d’encercler le krill . Puis , elles passent à table , s’élançant sur leurs proies densément rassemblées, mâchoires ouvertes et engloutissant des milliers de litres d’eau remplie de krill dans leurs poches gutturales plissées, avant de filtrer leur prise à travers leurs fanons Malgré tout ce que les scientifiques ont appris à propos de ces léviathans majestueux, personne ne sait comment les baleines à fanons (ou mysticètes, un groupe qui comprend les baleines à bosse , les baleines bleues , les rorquals communs et boréals, entre autres) trouvent leur nourriture en premier lieu. Leurs cousines, les baleines à dents – cachalots, bélugas , dauphins , etc . –, utilisent des signaux sonar ultrasoniques pour détecter leurs proies, mais les baleines à fanons n’ont pas cette capacité Pourtant, elles parviennent à trouver leurs minuscules cibles dans l’uniformité infinie de la mer Ce mystère, les chercheurs brûlent de le résoudre, ne serait-ce que parce qu’il représente une lacune énorme dans nos connaissances fondamentales sur des espèces très connues De manière plus urgente, savoir comment les baleines à fanons cherchent leur nourriture a d’importantes implications en matière de conservation, en particulier pour une espèce à fanons appelée « baleine franche de l’Atlantique nord »

Les baleines à bosse et autres baleines à fanons sont les plus grands animaux de la planète, mais elles se nourrissent de certaines des plus petites proies des océans.

Celle-ci, un cétacé trapu et aux couleurs sombres qui se nourrit de copépodes – des zooplanctons de la taille d’un grain de riz –, a la triste particularité d’être l’un des mammifères les plus menacés de la planète. En effet, la chasse commerciale à la baleine a failli faire disparaître cette espèce au début du XXe siècle. En 1935, la Société des Nations avait interdit la chasse à toutes les baleines franches, mais contrairement à d’autres espèces dont le nombre avait aussi chuté à cause de cette pratique, les populations de baleine franche de l’Atlantique nord n’ont pas réussi à rebondir à la suite de cette mesure Les zones d’alimentation de l’animal au large de la NouvelleAngleterre et des provinces maritimes canadiennes chevauchent des zones d’activité humaine intense Par conséquent, les collisions avec les navires et l’enchevêtrement dans les engins de pêche, ainsi que les perturbations de leur habitat et de leurs proies induites par le changement climatique, ont fait des ravages

Les estimations les plus récentes indiquent qu’il reste moins de 350 baleines franches de l’Atlantique nord, dont seulement 70 femelles en âge de se reproduire. Selon certaines projections, l’espèce pourrait s’éteindre dans les deux prochaines décennies. Or, comprendre comment les baleines à fanons traquent leurs proies pourrait aider les scientifiques à prévoir où elles iront se nourrir et à mieux gérer les activités humaines qui nuisent aux cétacés dans ces zones

Des Esp Ces Essentielles

Mais cette espèce de baleine n’est pas la seule concernée Toutes les baleines à fanons sont de véritables ingénieures des écosystèmes : elles se nourrissent en eaux profondes et libèrent ensuite des nutriments près de la surface par le biais de leurs excréments, qui favorisent la croissance d’organismes végétaux microscopiques, les phytoplanctons Ceux-ci nourrissent à leur tour le krill et d’autres créatures à la dérive formant le zooplancton, qui sont mangés par des animaux plus grands. Les tissus des baleines retiennent également d’énormes quantités de dioxyde de carbone qui contribueraient autrement au réchauffement de la planète – environ 33 tonnes pour une baleine moyenne de grande taille Lorsque les baleines meurent, leurs carcasses coulent au fond de la mer, où elles nourrissent des communautés entières d’organismes des profondeurs – des requins dormeurs aux bactéries aimant le soufre – qui sont spécialement adaptés à l’exploitation de ces « chutes de baleines » pour se nourrir et s’abriter. La santé des populations de ces cétacés contribue donc à la santé d’un grand nombre d’autres espèces

Ce texte est une adaptation de l’article Big little mystery, publié par Scientific American en avril 2023.

Le moyen le plus direct pour apprendre comment une baleine à fanons trouve sa nourriture consiste à l’équiper d’un dispositif qui enregistre son comportement sous l’eau et à observer l’animal en train de chercher son repas Hélas, cela n’est pas possible avec les baleines franches de l’Atlantique nord, car elles sont tellement stressées par l’activité humaine que tout contact direct avec l’homme ne ferait qu’aggraver la situation Heureusement , la baleine franche a des cousines , comme la baleine à bosse, qui sont beaucoup moins en danger. Et l’un des meilleurs endroits pour les observer se nourrir est leur aire d’alimentation, aux confins du monde.

En 2020, deux semaines avant que l’Organisation mondiale de la santé ne déclare l’état pandémique du Covid-19, j’ai embarqué à bord d’un navire pour l’Antarctique afin de suivre un groupe de recherche s’attelant à comprendre comment les baleines à fanons trouvent leur nourriture J’y suis allé en tant qu’invitée du croisiériste Polar Latitudes, pour observer une étude menée par les sept scientifiques accueillis sur son bateau de tourisme et pour donner une conférence sur l’évolution des baleines. En se joignant à une telle expédition touristique, l’équipe internationale de chercheurs venus des États-Unis, de Suède et du Japon a économisé les coûts exorbitants habituels d’un voyage vers le continent glacé. En échange de trois cabines communes, de repas et de l’utilisation de deux bateaux pneumatiques robustes , les scientifiques informaient régulièrement les autres passagers de leurs recherches, présentées comme une expédition axée sur les baleines dans le cadre d’un programme de science citoyenne

L’équipe testait une hypothèse sur l’alimentation des baleines à fanons , issue de recherches sur les oiseaux de mer. Au milieu des années 1990, Gabrielle Nevitt, de l’université de Californie , à Davis , a montré que le sulfure de diméthyle (DMS), une substance chimique libérée lorsque le phytoplancton est mangé par le zooplancton, attire les procellariidés, ou oiseaux de mer à narines tubulaires, un groupe d’oiseaux carnivores comprenant les albatros , les pétrels et les puffins , qui mangent ensuite le zooplancton. Il s’agit d’un arrangement mutualiste : en attirant les oiseaux de mer par l’odeur du DMS, le phytoplancton se protège du zooplancton Même tout en bas de la chaîne alimentaire, l’ennemi de votre ennemi est votre ami

Sur La Piste Du Sulfure De Dim Thyle

Les chefs d’équipe de l’expédition, Daniel Zitterbart de l’institut d’océanographie Woods Hole, un physicien qui utilise des méthodes de télédétection pour étudier le comportement et l’écologie des baleines et des pingouins, et Kylie Owen, spécialiste du comportement des baleines au Musée suédois d’histoire naturelle, se sont demandé si les mysticètes pouvaient être attirées de la même manière par le DMS Le cas échéant, suivre le produit chimique vers des zones où il se trouve en concentrations plus élevées devrait, en théorie, conduire les baleines vers des groupes plus denses de krill et d’autres mangeurs de phytoplancton que si elles cherchaient au hasard Pour en avoir le cœur net, les deux chercheurs se sont associés à Annette Bombosch, biologiste spécialiste des baleines à l’institut Woods Hole ; à Joseph Warren, chercheur spécialiste des zooplanctons à l’université de Stony Brook ; à Kei Toda, de l’université de Kumamoto, au Japon, qui a mis au point la technologie de mesure du DMS, et à Kentaro Saeki, son étudiant alors diplômé ; ainsi qu’à l’océanographe Alessandro Bocconcelli, lui aussi de l’institut Woods Hole, pionnier dans l’utilisation de balises numériques sophistiquées pour l’étude des cétacés.

L’équipe avait prévu de marquer les baleines à bosse à l’aide d’instruments personnalisés contenant des capteurs de pression, des accéléromètres, des compas magnétiques et des hydrophones qui enregistrent leur comportement sous l’eau, ainsi qu’un émetteur radio permettant de les suivre Leurs permis ne les autorisaient à marquer que cinq individus au plus, et ce sur cinq jours seulement, le reste de la croisière de douze jours étant consacré au transit Ils n’avaient donc pas droit à l’erreur Nous avons quitté le port argentin d’Ushuaia, la ville la plus méridionale d’Amérique du Sud, le 28 février et avons passé les deux jours suivants de cette année bissextile à traverser le passage de Drake, la célèbre voie navigable houleuse de 1 000 kilomètres de large entre l’Amérique du Sud et l’Antarctique, escortés par des albatros et des pétrels Le 1er mars, nous avons franchi une zone frontière connue sous le nom de « convergence antarctique » et avons pénétré dans les eaux calmes et froides de l’océan Austral Pour la première fois depuis notre entrée dans le passage de Drake, nous apercevions la côte à tribord : l’île Smith, qui fait partie des îles Shetlands du Territoire britannique de l’Antarctique Une fois la houle passée, j’ai pu prendre conscience de l’extraordinaire environnement qui s’offrait à nous Les fragments de glace et les bourguignons – quelques-unes des nombreuses formes que prennent les icebergs – se joignent à la mer et au ciel pour produire un spectacle mêlant toutes les nuances de bleu Des poussins de manchots papous duveteux courent après leurs parents épuisés pour réclamer de la nourriture ; des phoques crabiers d’un blond platine se prélassent au soleil sur des divans de glace à la dérive…

Pour étudier comment les baleines à bosse en Antarctique trouvent le krill, les chercheurs fixent des balises sur leur peau et analysent des échantillons d’eau là où elles évoluent.

Le matin du 4 mars, je me suis réveillée au lever du jour à Paradise Bay, un port pittoresque où les baleiniers jetaient autrefois l’ancre Depuis mon siège sur le ponton d’un bateau pneumatique , j’ai observé le soleil levant percer une ouverture dans la couverture nuageuse et baigner un glacier lointain d’une lumière dorée Nous étions désormais sur le territoire des baleines, où nous rencontrions des groupes de mammifères qui flottaient à la surface comme d’immenses souches, exhalant de grands panaches d’air humide , dont le souffle s’ajoutait aux craquements des glaciers en plein vêlage et aux grondements des avalanches. La veille , les scientifiques avaient marqué leur première baleine à bosse avec succès Les passagers ont applaudi lorsque la nouvelle a été annoncée au petit- déjeuner Malheureusement , l’animal en question a dormi pendant toute la durée de l’observation Mais plus tard dans la journée, ils ont marqué un deuxième spécimen, qui s’est révélé être un sujet modèle, effectuant plusieurs plongées jusqu’à 260 mètres. Les données fournies par les capteurs indiquent que la baleine se nourrissait par filtration – exactement ce que les chercheurs voulaient voir

Ce 4 mars au matin, l’équipe tentait donc de marquer un troisième individu, en espérant qu’il se comporterait comme le précédent. Daniel Zitterbart, un homme grand et vivace qui pense et parle avec une rapidité formidable, s’est levé à 5 h 30 et s’est rendu sur la passerelle du navire pour déterminer si des baleines se trouvaient dans les parages ainsi que le temps qu’il faisait Or, la journée s’annonçait prometteuse. En effet, plusieurs cétacés avaient été repérés à proximité et l’eau était calme, des conditions idéales pour récupérer les balises, qui sont programmées pour rester sur une baleine pendant quelques heures seulement avant de se détacher et de flotter vers la surface À 6 h 45, les bateaux de recherche ont été mis à l’eau et les scientifiques se sont préparés à marquer un individu aperçu non loin Pour ce faire, ils utilisent une perche en fibre de carbone longue de six mètres. Une fois qu’ils se sont approchés à moins de trois mètres du cétacé, grâce à cette perche, ils peuvent coller la balise, qui comporte quatre ventouses sur sa face inférieure, sur l’animal qui ne se doute de rien Ainsi, Annette Bombosch et Alessandro Bocconcelli ont navigué sur une étendue d’eau placide en direction d’un groupe de baleines ( à bosse ), ralentissant à leur approche Mais ses membres avaient l’air paresseux Kylie Owen et Annette Bombosch ont donc décidé de cibler un autre groupe qui semblait plus actif

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Depuis mon point d’observation, situé sur un autre bateau pneumatique, deux baleines à bosse sont alors entrées dans notre champ de vision. Seules leurs petites nageoires dorsales et la partie supérieure de leur dos noir et lisse étaient visibles. Elles n’avaient pas l’air très grandes, mais comme les icebergs, la majeure partie de leur masse se trouve sous la ligne de flottaison À distance, on ne peut donc se faire une idée de leur énormité que lorsqu’elles agitent leurs grandes nageoires au-dessus de l’eau, qu’elles soulèvent leur queue avant de plonger ou qu’elles propulsent leur corps entier hors de l’eau lors d’un de leur saut spectaculaire Alors, Daniel Zitterbart a saisi la lourde perche de marquage et s’est tenu prêt, sur le qui-vive, un pied sur l’étrave et l’autre dans le bateau. La pose de la balise est une opération délicate ; pour que l’émetteur transmette un signal puissant, il doit être placé aussi haut que possible sur le dos de l’animal, tout en évitant la zone de peau sensible qui entoure son évent Lorsque le bateau s’est approché des baleines, Daniel Zitterbart a levé la perche et, au moment opportun, l’a abaissée avec juste assez de force pour que la balise s’accroche solidement à l’une d’elles. L’animal a sursauté , puis a disparu – une réaction typique – et les chercheurs se sont empressés de ranger la perche, de marquer sa position GPS et de se préparer à le surveiller. Leurs trois poses de balise étaient alors couronnées de succès

Une fois que la baleine marquée a refait surface, ils ont passé les heures suivantes à la suivre des yeux et à l’aide d’un récepteur VHF [très haute fréquence] connecté à l’émetteur de la balise, en restant à une distance de plus de 90 mètres du cétacé afin de ne pas interférer avec sa routine. Il faut ensuite récupérer les balises – qui stockent les données comportementales et coûtent 10 000 dollars chacune lorsqu’elles se détachent automatiquement des baleines à l’heure préprogrammée, après leur déploiement. L’équipe n’a alors plus qu’à espérer que le sujet choisi a été coopératif « Idéalement, nous cherchons à marquer une baleine active qui ne se nourrit pas encore, et qui s’éloigne pour se nourrir », explique Kylie Owen. Après cela, les chercheurs à bord du bateau principal doivent prélever des échantillons d’eau pour voir si les concentrations de krill et de DMS augmentent le long du trajet de la baleine S’ils marquent un individu alors qu’il est déjà en train de se nourrir, ils n’ont cependant aucune piste à suivre. Il faut cependant tenir compte du fait que les baleines à bosse sont des animaux sauvages qui ont leur propre programme. « Les étoiles doivent vraiment s’aligner pour que les choses se passent comme nous le souhaitons », reconnaît Kylie Owen

Les baleines à fanons engloutissent d’énormes quantités d’eau remplie de proies minuscules, qu’elles filtrent ensuite à travers des plaques de kératine appelées « fanons » (en haut). Le krill antarctique (en bas) est l’un des aliments préférés des baleines à bosse.

Visiter l’Antarctique, c’est rencontrer les forces qui ont façonné le destin des mysticètes au fil des siècles. Descendantes d’animaux terrestres à quatre pattes, les baleines ont subi l’une des transformations les plus spectaculaires de tous les groupes de vertébrés lorsqu’elles sont passées à la vie aquatique. Comme tous les organismes, elles ont évolué sous l’influence des changements environnementaux, et leur voyage évolutif a commencé il y a environ 50 millions d’années, durant l’Éocène, une ère marquée par un effet de serre prononcé À l’époque , le supercontinent austral du Gondwana était en train de se fracturer et l’ancien océan nommé Téthys s’étendait de l’océan Pacifique à la Méditerranée. Dans ses eaux chaudes et peu profondes, les ancêtres des baleines ont subi la première phase de leur transformation : elles sont devenues aptes à prendre la mer Leurs membres antérieurs se sont transformés en nageoires, leurs nez sont devenus des évents et leurs oreilles ont été remodelées afin de pouvoir entendre sous l’eau Alors que leurs ancêtres tétrapodes et à fourrure erraient sur les rivages, quelque dix millions d’années d’adaptation à la vie aquatique ont rendu les baleines inaptes à s’aventurer sur la terre ferme

La deuxième phase de leur évolution s’est déroulée alors que la planète se changeait en un monde dit « de glace ». Tandis que l’Éocène laissait sa place à l’Oligocène, les forces tectoniques portaient le coup de grâce au Gondwana, découpant l’Australie, l’Amérique du Sud et l’Antarctique. Une fois la séparation de ces masses continentales achevée, le courant circumpolaire antarctique s’est formé tout autour du continent du même nom, l’isolant des eaux plus chaudes et faisant remonter des profondeurs les nutriments nécessaires à une abondance de phytoplancton et de zooplancton Ce nouveau courant était si vaste et si puissant qu’il a modifié la circulation, la température et la productivité des océans dans le monde entier C’est dans ce creuset de changements tectoniques, climatiques et océaniques que sont apparus les précurseurs des baleines à fanons modernes : il y a 35 millions d’années, les premiers représentants de cette lignée patrouillaient dans les mers Au fil des millions d’années suivantes, leurs descendants ont fini par acquérir des fanons et la taille gigantesque qui ont fait la réputation de cette branche de la famille des baleines

Les rorquals bleus et les autres baleines à fanons sont des ingénieurs de l’écosystème. Leur santé contribue à celle de nombreuses autres espèces.

Bien que ces animaux aient été façonnés par des changements environnementaux et écologiques spectaculaires à l’échelle de l’évolution, cette longue histoire n’a pas immunisé leurs descendants modernes contre les dangers provoqués par des changements profonds à des échelles de temps plus courtes. Au cours du seul XXe siècle , les baleiniers industriels , armés de harpons explosifs et de navires usines capables de traiter les carcasses en mer, ont massacré plus de deux millions de mysticètes, poussant de nombreuses populations au bord de l’extinction et dégradant leurs écosystèmes Certaines espèces se sont rétablies depuis la disparition de cette industrie, mais elles sont aujourd’hui confrontées à une nouvelle série de menaces existentielles . Le réchauffement des mers et la pêche commerciale altèrent notamment la disponibilité du zooplancton dont les baleines dépendent pour se nourrir

Quatre jours après avoir observé l’opération de marquage, j’ai rejoint Joseph Warren, Daniel Zitterbart , Kentaro Saeki ainsi que Julien Bonnel de l’institut Woods Hole sur le bateau de croisière Celui-ci a dû faire un détour par la Base Presidente Eduardo Frei Montalva, une base chilienne dotée d’une piste d’atterrissage sur l’île du Roi-George, dans l’archipel des Shetlands du Sud, pour évacuer un passager blessé vers l’hôpital le plus proche, au Chili. Les chercheurs ont décidé de profiter de cette escale inattendue pour cartographier les concentrations de krill et de DMS dans une baie peu profonde du côté nord de l’île. Nous portions des vestes, des bonnets et des gants pour nous protéger des morsures du froid matinal, mais quelques semaines auparavant, l’Antarctique avait enregistré une température record de 18,3 degrés Celsius La péninsule antarctique, que nous avons explorée, est l’une des régions de la planète qui se réchauffe le plus rapidement . Elle perd par conséquent de grandes quantités de glace, ce qui est nocif pour le krill En effet, le krill juvénile dépend de la glace de mer hivernale pour s’abriter et on pense qu’il se nourrit d’algues qui poussent sur la face inférieure de la glace

La hausse des températures n’est pas la seule pression exercée sur ces animaux La demande pour ces petits crustacés a augmenté au cours des deux dernières décennies En cause : l’industrie des compléments alimentaires, qui présente l’huile de krill comme une source riche d’acides gras oméga -3 pour l’homme, et l’industrie de l’aquaculture, qui utilise ces crustacés pour alimenter les poissons d’élevage La pêche au krill est-elle gérée de manière durable ? La question est controversée Mais une étude réalisée en 2020 sur les prédateurs du krill, parmi lesquels figurent aussi les manchots, a révélé que même avec

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