
10 minute read
DÉCOUVERTES Neurobiologie
AMOUR : LES LEÇONS DU CAMPAGNOL liant à des récepteurs spécifiques – d’autres protéines qui n’interagissent qu’avec elles. Lorsqu’une hormone se lie à son récepteur, elle modifie la forme de ce dernier, ce qui déclenche diverses modifications dans la cellule.
Puisque l’ocytocine et la vasopressine ne suffisaient pas à elles seules à favoriser l’attachement, il semblait plausible que la répartition des récepteurs hormonaux intervienne dans ce processus. Et en effet, dans les années 1990, Tom Insel, des Instituts américains de santé, et ses collègues ont découvert que les campagnols des prairies et leurs cousins monogames, les campagnols sylvestres, possèdent des récepteurs de l’ocytocine et de la vasopressine dans des régions cérébrales différentes de celles de leurs cousins polygames, les campagnols des champs et des montagnes. Alors que les rongeurs monogames présentent une forte concentration de récepteurs dans le noyau accumbens et le pallidum ventral, des structures qui font partie du circuit cérébral de la récompense, leurs homologues polygames n’en ont presque pas dans ces zones. Or on soupçonnait ces mêmes régions de contribuer aux phénomènes d’addiction aux drogues. Les gros titres ont alors rapidement annoncé que l’amour créait une dépendance…
Advertisement
Ces résultats confortaient l’idée que des différences dans la répartition des récepteurs hormonaux expliqueraient les comportements polygames ou monogames chez les campagnols. Mais pour comprendre avec précision comment les récepteurs hormonaux façonnent l’attachement, il fallait aller plus loin en manipulant les gènes qui codent les récepteurs. Les outils pour y parvenir sont venus du développement de toute une série de nouvelles techniques.
VIRUS DE L’AMOUR
L’une d’elles est fondée sur ce qu’on appelle des « vecteurs viraux ». Le principe est d’utiliser certains types de virus pour introduire de l’ADN dans une cellule afin d’en modifier le fonctionnement. En 2004, Larry Young, de l’université Emory, aux États-Unis, et ses collègues ont ainsi inséré une copie supplémentaire du gène codant le récepteur de la vasopressine dans le pallidum ventral de campagnols des champs. La concentration de ce récepteur a alors augmenté dans cette région cérébrale, et ces campagnols habituellement solitaires et polygames se sont mis à se blottir davantage contre un partenaire. L’abondance de récepteurs de la vasopressine dans les circuits cérébraux de la récompense explique donc, au moins en partie, les différences de comportement entre les campagnols monogames et polygames.
Les chercheurs ont également réussi à observer la formation des liens d’attachement en temps réel. Pour ce faire, Elizabeth Amadei, Robert Liu et leurs collègues de l’université Emory ont utilisé une autre technique révolutionnaire, l’optogénétique, mise au point dans les années 2000. Cette technique consiste à insérer dans la membrane neuronale une protéine sensible à la lumière qui, sous l’effet d’une stimulation lumineuse, modifie l’activité électrique de la cellule. Dans leur étude, publiée en 2017, les chercheurs américains ont employé un vecteur viral pour introduire cette protéine (ou plus exactement le gène qui la code) dans le cortex préfrontal, une région du cerveau qui influe sur le circuit de la récompense par l’intermédiaire de son contact avec le noyau accumbens. Ils ont ainsi montré que l’activation de ces neurones chez un campagnol situé à proximité d’un partenaire potentiel suffisait à entraîner une préférence pour ce dernier.
En 2020, une autre équipe, dirigée par l’une d’entre nous (Zoe Donaldson), a utilisé un vecteur viral pour introduire dans les neurones de campagnols une protéine qui devient fluorescente lorsque ces neurones sont actifs. À l’aide de minuscules microscopes montés sur la tête des rongeurs, les chercheurs ont observé ce qui se passait dans leur cerveau lorsque deux campagnols se liaient l’un à l’autre. Ils ont constaté que des neurones du noyau accumbens émettaient de la lumière juste avant qu’un animal ne s’approche de son partenaire. Fait remarquable, le nombre de neurones qui s’activaient augmentait au fur et à mesure que le lien se renforçait.
Autisme Et Attachement
Avant les années 1980, on croyait que les enfants atteints d’un trouble du spectre autistique n’étaient pas capables de se lier à leurs proches du fait de leurs difficultés à communiquer. Mais depuis, on pense plutôt que ces difficultés influent sur la qualité de l’attachement sans pour autant l’empêcher. Ainsi, étudier la neurobiologie de l’attachement chez les personnes autistes pourrait aider à améliorer leur vie, voire à mieux comprendre leur trouble lui-même et ce sentiment en général. C’est dans cet objectif que Dev Manoli a lancé en 2020 un projet pour étudier les déficits de communication et d’attachement chez des campagnols des prairies génétiquement modifiés pour présenter un modèle d’autisme. À suivre…
Parallèlement, l’avènement de l’outil de modification de l’ADN nommé CRISPR-Cas, il y a dix ans, a permis aux chercheurs d’exercer un contrôle nouveau et sans précédent sur les gènes et leur fonction. Cet outil fonctionne comme un scalpel moléculaire qui permet d’inciser l’ADN et d’y insérer du matériel génétique. Même si la modification des génomes à l’aide de CRISPR-Cas est complexe et coûteuse, cette technique a bouleversé notre compréhension de l’ocytocine, réputée pour être l’« hormone de l’amour ».
Des décennies de recherche ont montré que l’ocytocine est impliquée dans la formation des liens d’attachement entre deux campagnols des prairies. Et plusieurs études suggèrent qu’elle module également les relations humaines, en agissant sur les circuits de la récompense. Aussi, lorsque l’un de nous (Dev Manoli) s’est associé à des collègues pour utiliser la technique CRISPRCas afin de supprimer le gène qui code son récepteur dans des embryons de campagnols des prairies, l’expérience paraissait très prometteuse. Nous pensions que les campagnols ainsi modifiés peineraient à établir des liens avec leurs compagnons. Mais, contre toute attente, les campagnols des prairies dépourvus de récepteurs de l’ocytocine avaient en fait autant de facilité à s’attacher à un partenaire que leurs comparses qui n’avaient pas été génétiquement modifiés.
Comment est-ce possible ? Honnêtement, nous ne le savons pas encore. Une hypothèse est qu’au cours du développement d’autres gènes ou voies neuronales compensent naturellement l’absence de récepteurs de l’ocytocine. Nous savons déjà qu’il existe de nombreux autres gènes qui influencent les liens de couple, et pas seulement ceux qui codent l’ocytocine, la vasopressine et leurs récepteurs. L’utilisation de CRISPR-Cas a révélé que la partition de l’amour, que nous imaginions écrite pour un petit groupe de molécules, est en réalité une symphonie. La transcription de cette nouvelle musique, plus complexe, nous permettra d’approfondir notre compréhension de l’attachement et des mécanismes qui y sont associés.
UNE CARTE CÉRÉBRALE DE L’ATTACHEMENT
Pour ce faire, d’autres outils dernier cri aident les scientifiques à préciser comment les liens sociaux se forment – et remodèlent le cerveau. Grâce aux progrès du séquençage durant la dernière décennie, il est désormais possible de quantifier de manière exhaustive les gènes actifs dans n’importe quelle région du cerveau. L’avantage de cette approche est qu’elle est « neutre », c’est-à-dire qu’on ne se contente pas d’explorer les gènes ciblés par telle ou telle hypothèse. Une étude parue en 2021 a ainsi examiné l’activité des gènes dans différentes régions du cerveau pendant la formation des liens. Elle a révélé que la plupart des différences entre le campagnol des prairies et le campagnol des champs (polygame) existaient avant même que l’attachement ne débute, comme si leurs cerveaux étaient déjà préparés pour produire leurs comportements sociaux spécifiques. Après plusieurs accouplements, un sous-ensemble de gènes particulièrement importants pour l’apprentissage et la mémorisation s’est activé dans le cerveau des campagnols des prairies – le genre de recâblage auquel on s’attend lorsqu’un animal qui vit seul s’associe à un partenaire spécifique. Une autre étude sur ces rongeurs a révélé que des gènes distincts sont activés dans les structures cérébrales de la récompense lorsque l’attachement est stabilisé. Ces changements disparaissent si une séparation prolongée rompt le lien.
Parallèlement aux progrès du séquençage génomique, d’autres avancées techniques ont élargi notre vision du cerveau. Auparavant, pour étudier la microanatomie des tissus, les chercheurs devaient en examiner une fine tranche préalablement découpée avec des lames ultraprécises. Désormais, il est possible de rendre un tissu biologique transparent, ce qui permet de visualiser un cerveau entier sans avoir à le découper en tranches. Comme les études génomiques, cette approche offre une vision neutre. Grâce à elle, l’un d’entre nous (Steven Phelps), avec Pavel Osten, alors au laboratoire de Cold Spring Harbor, aux États-Unis, et d’autres collègues, a dressé la première carte cérébrale des régions actives lorsque les campagnols des prairies transforment l’accouplement en attachement.
Ces résultats [encore non publiés lors de la mise sous presse de cet article, ndlr] confirment les travaux antérieurs qui suggéraient que les circuits de la récompense sont impliqués dans l’attachement, mais ils montrent aussi que de
DÉCOUVERTES Neurobiologie
AMOUR : LES LEÇONS DU CAMPAGNOL nombreuses autres régions du cerveau interviennent. Tant chez les mâles que chez les femelles, l’activité neuronale suit un chemin typique des réponses sexuelles. Ce chemin traverse près de 70 régions cérébrales distinctes, où se déchaîne une tempête d’activité à mesure que les cerveaux se recâblent lors de la formation d’un lien. Et comme l’a suggéré Sue Carter il y a plusieurs dizaines d’années, l’accouplement luimême semble être à l’origine de ce recâblage.
Une fois qu’un lien s’est développé, l’activité neuronale se concentre dans un circuit beaucoup plus petit. Des connexions entre l’amygdale et l’hypothalamus, deux régions du cerveau essentielles à l’apprentissage des émotions et à la sécrétion d’hormones, sont mises en service. Une autre étude a récemment montré que ces mêmes connexions façonnent les liens sociaux non sexuels chez des souris de laboratoire, ce qui suggère que des mécanismes communs sont à l’œuvre chez ces deux espèces et pour ces deux catégories de liens. Ensemble, ces approches dites « neutres » offrent la promesse d’obtenir un catalogue complet des gènes et des régions cérébrales qui permettent à un lien de se former et de persister ou de se dissoudre avec le temps.
DU CAMPAGNOL À L’HUMAIN
Au milieu du XX e siècle, le psychologue britannique John Bowlby et la psychologue américanocanadienne Mary Ainsworth ont dressé des parallèles entre les travaux des spécialistes du
MÂLE / FEMELLE : QUI FAIT QUOI ?
Chez les campagnols des prairies, les deux parents s’occupent des petits à peu près de la même façon, mais avec des degrés d’implication différents au fil des portées. L’investissement de la mère est très important pour la première, puis diminue linéairement, tandis que celui du père décline entre la première et la deuxième, puis augmente considérablement jusqu’à la quatrième (il est rare qu’il y en ait plus), probablement en compensation. Mais ces rongeurs n’attendent pas d’avoir des petits pour présenter des comportements différents. En 2022, Zoe Donaldson et ses collègues ont montré que lors de la formation du couple, c’est la femelle qui mène la danse : elle cherche plus à se blottir contre le mâle que le mâle contre elle… comportement animal et le besoin d’amour des enfants dans notre espèce. Selon Bowlby, nos attachements représenteraient un système neuronal spécialisé – un mécanisme cérébral façonné par l’évolution qui nous aiderait à traverser l’enfance avec succès en nous liant à ceux qui prennent soin de nous. Bien que la théorie de l’attachement de Bowlby et Ainsworth ait été considérée comme radicale à son époque, des scientifiques l’ont étendue depuis pour expliquer non seulement le lien entre parents et enfants, mais aussi les amitiés, les relations amoureuses et la douleur de la séparation.
L’attachement des campagnols des prairies et les mécanismes qui sous-tendent sa formation et son influence fournissent un exemple concret de ce à quoi pourrait ressembler un tel système neuronal. L’activation du système cérébral de la récompense incite ainsi les campagnols à rester proches les uns des autres, à se blottir les uns contre les autres. Des gènes guident les circuits vers l’apprentissage de l’identité d’un nouveau partenaire, d’autres semblent stabiliser les liens et d’autres encore superviser le cerveau lors d’une séparation. Pour ce faire, ils doivent, d’une manière que nous ne comprenons pas encore totalement, exploiter les capacités mémorielles et émotionnelles du cerveau.
Cela ne signifie pas que l’amour humain fonctionne exactement comme l’attachement des campagnols. En s’appuyant sur le champ de recherche ouvert par les travaux sur ces rongeurs, des neuropsychologues ont fait l’hypothèse que les centres des émotions et de la récompense interagissent avec d’autres régions du cerveau – des zones qui favorisent l’empathie et la prise de perspective, par exemple – pour produire toute la richesse du sentiment amoureux humain. En d’autres termes, l’amour romantique serait composé d’un noyau émotionnel similaire à celui des autres animaux, mais enrichi par notre compréhension complexe de nous-mêmes et de nos proches. On sort ainsi d’une vision qui a longtemps dominé, selon laquelle ce sentiment est si propre à l’expérience humaine que sa base biologique réside exclusivement dans le cortex cérébral, le centre présumé de la pensée, particulièrement étendu dans notre espèce.
Plusieurs travaux étayent l’hypothèse d’un ancrage dans un « noyau animal ». Dans une étude, des volontaires vivant en couple devaient indiquer le degré d’amour qu’ils éprouvaient pour leur partenaire, puis regarder des photographies de ce dernier tandis que leur activité cérébrale était mesurée. Résultat : plus leur amour était intense, plus leur système de la récompense
Bibliographie
K. R. Berendzen et al., Oxytocin receptor is not required for social attachment in prairie voles, Neuron, 2023.
L. A. Brusman et al., Emergent intra-pair sex differences and organized behavior in pair bonded prairie voles (Microtus ochrogaster), Genes, Brain and Behavior, 2022.
J. A. Tripp et al., Comparative neurotranscriptomics reveal widespread species differences associated with bonding, BMC Genomics, 2021.
J. L. Scribner et al., A neuronal signature for monogamous reunion, PNAS, 2020.
F. Duclot et al., Transcriptomic regulations underlying pair-bond formation and maintenance in the socially monogamous male and female prairie vole, Biological Psychiatry, 2020.
s’activait à la vue de ces images. De même, tenir la main de son partenaire allume le noyau accumbens, une des régions du cerveau qui, chez le campagnol des prairies, présente des récepteurs pour l’ocytocine et la vasopressine.
De fait, ces hormones semblent également réguler les sentiments dans notre espèce. Les humains reçoivent par exemple une vague d’ocytocine en réponse à une tendre caresse ou lors d’un orgasme – même si cette hormone n’est pas spécialisée dans l’amour romantique ou sexuel, puisqu’elle afflue aussi lorsqu’on établit un contact visuel avec un chiot aux grands yeux. Les chercheurs espèrent un jour comprendre suffisamment bien l’attachement humain pour intervenir lorsqu’il devient douloureux, et ainsi atténuer les ravages de la solitude chronique ou les effets d’un deuil destructeur. Jusqu’à présent, les médicaments visant à imiter les fonctions de l’ocytocine et de la vasopressine n’ont toutefois pas été à la hauteur des promesses.
Enfin, nous l’avons vu, même chez les campagnols des prairies, on ne comprend pas entièrement les mécanismes de l’attachement. Pour les appréhender pleinement, il est indispensable de combiner écologie, évolution, neurosciences et génétique moléculaire, car chaque approche offre une vision complémentaire de la façon dont les liens se forment. Cela nécessite de la recherche fondamentale : l’exploitation des avancées techniques pour l’étude des campagnols des prairies ouvre la voie à des travaux similaires sur d’autres espèces, comme les dendrobates, de petites grenouilles qui prennent soin de leur progéniture jusqu’à la métamorphose des têtards, ou certaines chauves-souris au comportement grégaire. Les connaissances qui en découleront seront précieuses en elles-mêmes, mais transformeront peut-être aussi un jour nos vies. Nouvelles espèces, nouveaux outils : tous les ingrédients sont là pour explorer sous des angles inédits la vie – et l’amour. £