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DÉCOUVERTES Cas clinique THIBAULT, LE GARÇON QUI DÉTESTAIT SON NEZ

remarque pas, bien sûr, que les photos sont retouchées et que les filtres, qu’il utilise lui-même pour améliorer son nez, sont aussi appliqués à ces photos de corps parfaits.

L’adolescent perd tout discernement. À ce stade, il sombre dans un mode de fonctionnement obsessionnel qu’on pourrait presque qualifier de délirant. « Je pense tout le temps qu’on regarde mon nez… Que ce soient mes amis, ou des personnes que je ne connais pas, dans la rue, dans le bus, partout ! » Et s’il porte des sweats amples, c’est pour éviter que l’on devine ses tétons en dessous. Plus inquiétant : il me soutient avoir déjà entendu des remarques d’inconnus à ce sujet. « J’ai perçu plusieurs fois des critiques sur mon nez, comme si quelqu’un me disait que j’avais un gros nez, moche, hideux, et j’ai vu des personnes dans le bus qui parlaient de moi en me regardant de travers. »

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Seraient-ce des hallucinations auditives de conversations ou d’idées, peut-être prémices d’une schizophrénie ? Je réalise une exploration clinique plus poussée et découvre que Thibault se montre parfaitement critique vis-à-vis de ces voix, et ne présente pas d’autres phénomènes hallucinatoires, visuel, olfactif ou somatique, ni de délire de persécution ou de culpabilité, ni de trouble de la pensée formelle… Il ne manifeste aucun comportement bizarre non plus, à part son retrait social. Thibault ne souffre apparemment pas de schizophrénie…

Il Envisage Une Chirurgie Esth Tique

En revanche, il est complètement envahi par des peurs circonscrites à son corps, son nez et plus récemment ses tétons. Finalement, le jeune ado m’avoue que son obsession pour son nez existait depuis longtemps, bien avant sa dispute avec Théo. Cela fait plusieurs années déjà qu’il songe à la chirurgie esthétique tant son appendice nasal le complexe. Depuis qu’il a 9 ou 10 ans, il place, dans une boîte bien cachée, une grosse partie de l’argent qu’il reçoit de la part de sa famille à chaque anniversaire, à Noël ou pour son argent de poche. Car il se fera opérer. « J’ai vu que je pouvais le faire… L’opération s’appelle une rhinoplastie, mais ça coûte très cher. C’est pour ça que j’ai commencé à me constituer une petite cagnotte. » Convaincu que la seule solution à ses angoisses est l’intervention chirurgicale, sans en parler à ses proches, le jeune adolescent amasse le montant nécessaire à l’opération.

Mon diagnostic est maintenant confirmé : Thibault souffre d’une dysmorphophobie avec anxiété sociale (voir l’encadré page 20). En effet, le jeune adolescent présente un grave trouble de l’image de soi provoquant une souffrance qui entraîne un retentissement psychologique et social majeur. Sa perception de lui-même est complètement altérée. Bien qu’ayant un nez, certes, un peu fort, ce dernier ne présente pas non plus de caractéristiques anormales. Absolument pas de quoi justifier des préoccupations à caractère obsédant. En revanche, c’est bien sa vision déformée de son nez, nourrie par le contexte familial et l’émergence de la puberté, qui a provoqué cette dysmorphophobie.

COMMENT SOIGNER LA DYSMORPHOPHOBIE ?

Sans surprise, ce trouble mental est la cible du suivi psychothérapeutique que j’envisage, avec différents objectifs à atteindre pour y parvenir. D’abord, je vais faire de la psychoéducation avec Thibault. Je lui fournis des éléments didactiques et pédagogiques pour qu’il saisisse ce qui lui arrive à l’adolescence. Par exemple, sur les transformations corporelles et cognitives qui se produisent subitement et expliquent nombre de comportements typiques des jeunes. Il va ainsi mieux comprendre ce qu’il vit et clarifier ce qui est de l’ordre du « normal » et de l’« anormal » envers son corps, ses émotions et ses pensées. Rapidement, ces informations, couplées à la prise d’anxiolytiques durant quelques mois, se révèlent bénéfiques : les angoisses de Thibault s’atténuent très nettement.

Cette stratégie pédago-thérapeutique va aussi aider mon jeune patient à atteindre un autre objectif : modifier ses pensées et ses attitudes. En effet, étant donné la très forte intrication de ses pensées et de ses comportements, j’entame avec lui un travail psychologique de restructuration cognitive qui repose sur ses croyances liées à l’apparence physique. Mais pour ce faire, je dois tout d’abord l’exposer à sa propre image corporelle.

Dans un premier temps, il refuse de s’y confronter. Mais une fois dépassée cette étape de résistance, je commence à lui montrer des photos de lui-même, ce qui se révèle très efficace. Bien évidemment, son visage sera privilégié. Par exemple, de façon très concrète, il va consulter des photos d’autres personnes postées sur les réseaux sociaux, ainsi que les siennes, afin de les percevoir différemment. Progressivement, la réalité objective prend le pas sur ses divagations, ses errements esthétiques, sources de profondes angoisses et peurs. Autre avantage non négligeable : ce travail l’oriente vers une utilisation non pathogène des réseaux sociaux, ce qui est essentiel tant le garçon s’est replié sur lui-même, vissé à son

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LA POPULATION smartphone, au point que son estime de luimême et de son corps est devenue dépendante de ce qu’il rencontre sur les réseaux.

SE RECONFRONTER À SOI ET AUX AUTRES

Reste l’évitement social. Comment faire en sorte que Thibault n’ait plus peur du regard que portent sur lui ses camarades, ses profs ou tout simplement les gens dans la rue ? Là encore, une démarche de confrontation et d’habituation est recommandée : je vais amener peu à peu mon patient à revoir ses amis et à constater de visu qu’ils ne le critiquent pas sur son physique. Cette donnée tangible lui permettra finalement de toucher du doigt que ce sont ses pensées qui sont en décalage avec le réel et « dysfonctionnelles ». Un constat décisif dans le recul de son anxiété sociale.

Bien entendu, tout ce travail ne saurait négliger l’aspect développemental du trouble de Thibault, puisque toutes ces angoisses, apparues durant l’enfance, se sont renforcées avec la puberté et les remaniements morphologiques qui l’accompagnent, notamment l’apparition des caractères sexuels secondaires, comme la pilosité, la musculature, mais aussi la gynécomastie. D’où un questionnement sur son identité de genre. Cette problématique pubertaire sera travaillée au regard de l’histoire familiale, en particulier de sa grand-mère maternelle. Comment lui, le garçon, peut-il être pourvu du nez de sa grand-mère et avoir les seins qui poussent ? La psychothérapie apportera à Thibault un espace indispensable lui permettant de ne plus être dans la dissimulation et d’aborder ces questionnements autour de son corps, de son identité, de sa masculinité…

En cela, à nouveau, la confiance qui s’est créée entre nous se révélera utile. Je travaille en effet avec les leviers mis en évidence par le psychologue humaniste américain Carl Rogers, par exemple la « congruence », qui consiste à être pleinement à l’écoute de son patient. Il s’agit de prendre en compte tous les enjeux qui entourent sa dysmorphophobie – les déterminants, les ressentis, le retentissement – afin d’être juste, adapté à ses besoins. Bien évidemment, il est nécessaire non seulement que Thibault accepte sans condition de suivre cette psychothérapie, mais aussi qu’il soit pleinement rassuré de l’absence de jugement pour se résoudre à exprimer et verbaliser ce qui l’encombre, sans réticence et sans honte.

ET LES PARENTS, DANS TOUT ÇA ?

Ce parcours thérapeutique va aussi s’appuyer sur quelques entretiens de type « guidance parentale ». Ils consistent à expliquer aux parents les enjeux du trouble dysmorphophobique de Thibault et à explorer avec eux les éléments familiaux anxiogènes – par exemple, le fait de se moquer du nez de la grand-mère à la maison… L’adolescent s’investit pleinement dans sa psychothérapie et fait preuve d’une forte détermination. Il se montre extrêmement critique visà-vis des réseaux sociaux et va supprimer ses différents comptes. Il finit par accepter son visage en considérant son nez comme un appendice nasal masculin et normal. D’ailleurs, il le voit aujourd’hui comme très différent de celui de sa grand-mère !

Thibault est toujours un adolescent plutôt timide, assez réservé, mais il se rend maintenant au lycée sans crainte. Il a arrêté le handball, et s’est mis au basket. Beaucoup moins sensible au regard d’autrui, il voit régulièrement ses amis et s’en est fait de nouveaux. À deux ans du bacca lauréat, il est toujours passionné par l’histoire et souhaite suivre un cursus universitaire dans ce domaine pour préparer une thèse. Pour lui, son nez ne semble être qu’un mauvais souvenir. £

Bibliographie

V. Verrastro et al., Fear the Instagram : Beauty stereotypes, body image and Instagram use in a sample of male and female adolescents, Qwerty-Open and Interdisciplinary Journal of Technology, Culture and Education, 2020.

I. Coy-Dibley, “Digitized Dysmorphia” of the female body : the re/disfigurement of the image, Palgrave Communications, 2016.

A. S. Bjornsson et al., Body dysmorphic disorder, Dialogues in Clinical Neuroscience, 2010.

J. Tignol, Les Défauts physiques imaginaires. Comprendre et soigner la dysmorphophobie, Odile Jacob, 2006.

J. E. Grant et al., Substance use disorders in individuals with body dysmorphic disorder, Journal of Clinical Psychiatry, 2005.

Devine à quoi je pense ? Même dans l’hypothèse où un robot ne pense pas vraiment, il serait en situation de s’exprimer comme si c’était le cas. Cette image a été conçue par une IA « artiste » de la même génération que ChatGPT. Mais l’article a été écrit par un humain et est probablement lu en ce moment par un humain.

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