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Musée du Luxembourg Bourse de Commerce

STREET PHOTOGRAPHY AU MUSÉE DU LUXEMBOURG

L’incroyable destin de Vivian Maier et de sa vie anonyme

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Oh oui, elle est incroyable cette histoire ! Voici la vie, l’œuvre et le destin artistique – dont une bonne part reste encore à écrire – d’une des plus grandes photographes du xxe siècle dont le talent inouï sut capter les grandes mutations sociales et politiques de son temps, au cœur battant de l’Amérique de quatre décennies, des années cinquante à la fin des années quatre-vingt. L’extraordinaire de cette histoire, l’incroyable, le sidérant total est qu’elle aurait pu rester enfouie au fond d’un box anonyme et poussiéreux de la banlieue de Chicago sans un mirifique et improbable concours de circonstances qui date de quatorze ans seulement…

À droite : Autoportrait de Vivian Maier, Chicago, 1958 N ous sommes en 2007, à Chicago. Quand il marche dans la rue pour rejoindre l’agence immobilière dans laquelle il travaille depuis à peine deux ans, John Maloof, alors âgé de 28 ans, bénéficie d’une notoriété qui ne dépasse pas le cercle de ses rares clients, sa famille, ses amis et quelques collègues de travail.

John Maloof est un agent immobilier anonyme. Il y a cependant un aspect, hors de sa vie professionnelle, qui sort du lot : il est passionné par l’histoire de sa ville au point d’être devenu président de la société historique locale. C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’il vient juste de coécrire un petit livre sur l’histoire de Portage Park, un quartier de Chicago.

Perfectionniste, Maloof est à la recherche de photos pouvant illustrer son livre. Pour cela, il court les salles des ventes des environs, sachant très bien que c’est là que les familles des défunts se débarrassent volontiers de vieux albums de photos qu’elles jugent sans grand intérêt. Vers la fin de l’année 2007, John Maloof achète pour trois fois rien une partie des biens d’une inconnue, qui sont vendus parce que la location du box où ils étaient entreposés n’est plus payée depuis des mois…

Dans le lot, il y a une malle en fer qui est remplie à ras bord de tirages papier de photos, de négatifs et même de nombreuses pellicules non encore développées, encore soigneusement rangées dans leurs petits cylindres de plastique noir. Il y a aussi quelques cartons remplis d’objets hétéroclites sans valeur et de la sempiternelle paperasse personnelle que tout le monde s’acharne bien souvent à conserver…

Le jeune agent immobilier n’a bien sûr alors aucune conscience qu’il vient de devenir propriétaire d’un fabuleux trésor. Un an et quelques mois plus tard, il a déjà commencé à mesurer (faiblement) la richesse iconographique qu’il a acquise sans le vouloir. Il est à la recherche de l’identité de l’auteur de ces milliers d’images (et de quelques films Super 8 qui sont également présents dans la malle).

Dans un des cartons, il y a une enveloppe vide sur laquelle figure un nom : Vivian Maier. Après quelques recherches sur internet, il tombe sur un avis d’obsèques d’une femme du même nom, décédée quelques jours à peine plus tôt.

C’est ainsi que débute l’extraordinaire deuxième vie de Vivian Maier. Dans les deux années qui suivront, John Maloof n’aura de cesse de rencontrer les gens qui l’ont connue et qui vont l’aider à reconstituer totalement la vie de l’inconnue.

« En janvier 2011, les photos de

Vivian Maier entrent en pleine lumière, par la grâce d’une petite exposition que John Maloof organise au Chicago

Cultural Center. »

Parallèlement, le chanceux agent immobilier va peu à peu consacrer la totalité de son temps à trier, classer et numériser la masse exceptionnelle du travail photographique dont il est devenu propriétaire. En janvier 2011, les photos de Vivian Maier entrent en pleine lumière, par la grâce d’une petite exposition que John Maloof organise au Chicago Cultural Center. Le succès est immédiat, fulgurant. De partout, les journalistes affluent pour raconter cette histoire hors du commun.

Malin, mais sans pourtant manquer de respect à l’œuvre qu’il possède et à son auteure, sans enjoliver la réalité aussi, Maloof co-produit et co-réalise immédiatement un documentaire, Finding Vivian Maier (À la recherche de Vivian Maier). Dès sa sortie en 2013 aux États-Unis (à l’été 2014 en France), la sarabande des expos débute et c’est le monde entier qui va alors s’emparer du phénomène. Car le film réussit à reconstituer avec une minutie impressionnante la vie d’une simple nounou qui avait une passion personnelle, la photographie de rue, et qui, même quand elle promenait en poussette les enfants dont elle avait la garde, ne se séparait jamais de son Rolleiflex… La nounou n’a jamais dévoilé à quiconque le fruit de son travail, plus de 150 000 clichés dont certains encore à l’état de négatifs. Vivian Maier est donc morte en 2009, sans famille, à l’âge de 83 ans, laissant derrière elle quelques objets et meubles sans valeur, et une malle en fer, au fond d’un box qu’elle ne payait plus lors des deux dernières années de sa vie…

À l’égal des plus grands de la Street Photography

Voilà donc toute l’histoire. Simple, belle, émouvante, unique, fantastique et merveilleuse, au sens plein de ces adjectifs.

L’expo du Musée du Luxembourg aborde l’intégralité du travail de cette immense photographe au travers des grandes thématiques qui ont structuré son œuvre durant quatre décennies, depuis le tout début des années cinquante. Ce sont des scènes de rue, des chroniques au ras du trottoir, des portraits, une foultitude de détails de gestes et de situations quelquefois simplement capturés grâce aux reflets sur les omniprésentes surfaces vitrées des rues new-yorkaises ou de Chicago.

On est à l’épicentre du mythique American way of life de ces décennies d’après-guerre, au

Chicago, IL, 1954

cœur de cette Amérique urbaine où se vit à pleins poumons ce qu’on appelle encore le rêve américain et sa modernité assumée qui essaime déjà résolument dans le monde occidental.

Alors, et sans doute sans même le savoir, entre deux poussettes qu’elle trimballe, les bras souvent encombrés par les grands sacs plastiques qu’elle utilise pour ses courses, Vivian Maier écrit jour après jour l’histoire emblématique de l’Amérique de ces années-là. Oui, sans même le savoir, elle capte chaque jour qui passe l’essentiel de la deuxième partie de son siècle, vivant même sa disparition au fil des terribles années 80 où il n’y a pas que le rêve américain qui se dissout dans le brutal bain néo-libéral qui ne fait alors que commencer… On a bien affaire à une photographe amateur d’un professionnalisme et d’un talent hors du commun et qui révèle son temps sans s’épuiser…

Un des atouts de cette sublime exposition est de faire nettement apparaître un aspect essentiel du langage photographique de Vivian Maier (et en écrivant ces derniers mots, on réalise soudain que la talentueuse nounou aurait bien ri si on les avait prononcés de vive voix en face d’elle) : si sa culture visuelle se situe résolument dans le courant de la Street Photography américaine, sa sensibilité humaniste évidente est sans doute largement héritée de ses origines françaises, via sa mère, née Maria Jaussaud, divorcée de Charles Maier en 1929 qui revint s’installer trois ans plus tard dans les Alpes de HauteProvence d’où elle était originaire avec sa petite Vivian alors âgée de six ans. En 1938, la mère et la fille retournèrent à New York où elles vécurent dix-huit ans, avant de définitivement s’installer à Chicago en 1956.

De petit boulot en petit boulot, de famille en famille, la nounou-photographe réussit péniblement à continuer à gagner faiblement sa vie tout en accumulant ses si belles images. Vers la fin des années 90, les enfants de la famille Gensburg dont elle s’était occupée alors qu’ils étaient petits la retrouvèrent alors qu’elle était tombée dans la misère, sans famille. Ils veillèrent sur elle et l’assistèrent financièrement. En

« Vivian Maier écrit jour après jour l’histoire emblématique de l’Amérique de ces années-là. (...) Sans même le savoir, elle capte chaque jour qui passe l’essentiel de la deuxième partie de son siècle. »

New York 3 septembre, 1954

décembre 2008, une mauvaise chute sur une plaque de verglas provoqua son hospitalisation. Quelques mois plus tard, le 21 avril 2009, Vivian Maier décédait dans une maison de repos où les frères Gensburg l’avaient installée à sa sortie de l’hôpital…

Elle n’a jamais su qu’un jeune agent immobilier, à quelques kilomètres d’elle, allait prendre grand soin du trésor dont il était devenu propriétaire, grâce au hasard de la vie et que son nom allait étinceler en haut des frontons des grands musées du monde, à l’égal de ses illustrissimes compatriotes Robert Frank, Lee Friedlander, William Klein et autres Garry Winogrand ou Diane Arbus…

À l’égal aussi de Robert Doisneau ou Henri Cartier-Bresson, pour sa moitié d’orange française, sans même qu’on sache si elle avait jamais entendu parler d’eux…

Le nom de Vivian Maier étincellera au fronton du Musée du Luxembourg jusqu’au 16 janvier prochain. Ce serait dommage que vous n’y alliez pas lui faire un petit coucou… c

Au dessus : Bibliothèque publique de New York, sans date

Au dessous : Chicago, 1957

MUSEE DU LUXEMBOURG

19 rue Vaugirard – 75006 Paris jusqu’au 16 janvier prochain. Accès : Métro St Sulpice (Ligne 4) ou Mabillon (Ligne 10) ou RER B Station Luxembourg Bus : 58 ; 84 ; 89 arrêt Musée du Luxembourg/Sénat

Tous les jours de 10h30 à 19h nocturne les lundis jusqu’à 22h fermeture anticipée à 18h les 24 et 31 décembre.

Tarifs : Plein tarif : 13 € ; Tarif réduit : 9€ Spécial Jeune 16-25 ans : 9€ pour 2 personnes du lundi au vendredi après 16h. Gratuit pour les moins de 16 ans, les bénéficiaires des minima sociaux. Réservation hautement conseillée.

À noter, seul point négatif de cette expo, qu’aucun support papier (même modeste) n’est disponible dans l’exposition pour apporter une explication sommaire du contexte. Quand on s’en étonne, on vous renvoie au téléchargement d’une application gratuite de la RMN (Réunion des Musées Nationaux). C’est vrai, le téléchargement est gratuit, mais pas celui du module d’information de l’expo qui vous en coûtera 3,99 €. Cette absence de support papier traditionnel est justifiée pour de pseudo raisons écologiques, elle cache mal une forme de mesquinerie assez étonnante venant d’un musée national…

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