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INTERVIEW Mathieu Chassignet, ingénieur Mobilité durable

MATHIEU CHASSIGNET, INGÉNIEUR MOBILITÉ DURABLE, ADEME HAUTS-DE-FRANCE « La résilience devrait devenir un critère de choix dans l’organisation des mobilités »

Propos recueillis par Julie Rieg

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Le risque épidémique n’a pas disparu avec la sortie du confinement. La reprise s’accompagne donc de nouveaux choix de déplacements, et d’une évolution des rythmes et de l’organisation du travail. Ces modifications seront-elles durables? Cette période de transition permettra-t-elle de changer les habitudes et les comportements de mobilité?

Bus&Car Connexion : Dans ce contexte de crise

sanitaire, quels constats dressez-vous en France?

Mathieu Chassignet: Ce qui a sauté aux yeux avec le confinement, ce sont les villes vidées de leurs voitures alors qu’entre 50 et 80% des espaces publics y sont consacrés. En revanche, les espaces dédiés aux piétons sont trop petits pour respecter la distanciation sociale. En France, nous avons eu une approche directive en empêchant les gens de faire des choses. Des parcs ont été fermés parce que trop de gens s’y rendaient en même temps. Nous avons d’abord interdit l’usage des pistes cyclables, en oubliant que même les voies vertes sont utilisées par pour des trajets domicile-travail, et que la sédentarité, elle aussi, «Une ville qui met en place des parcours vélo, des journées sans voiture… dispose du matériel, de la signalisation, du savoir-faire et de la connaissance du dispositif par les automobilistes. »

est dangereuse. À l’inverse, d’autres pays ont décidé d’adapter leurs espaces publics, en offrant davantage d’espace extérieur aux habitants.

BCC: Quels sont les exemples que vous avez trouvés les

plus marquants?

M. C.: Deux villes m’ont particulièrement marqué, Oakland (Californie) et Bogota (Colombie). À Oakland, 120 kilomètres de rues résidentielles seront apaisés à terme. Si le projet existait avant la crise du Covid-19, celle-ci a servi d’accélérateur à son déploiement. Concrètement, des barrières

sont installées à l’entrée des rues, aucun trafic de transit n’est permis et les riverains peuvent circuler à très faible vitesse. Pour moi, il s’agit d’un réel projet d’urbanisme tactique car, en sus des dimensions classiques du temporaire, du low cost et du déplaçable, la créativité et l’implication citoyenne sont valorisées. À Bogota, la municipalité a fermé plusieurs dizaines de kilomètres de voies automobiles pour en faire des pistes cyclables. La ville réajuste les linéaires en fonction des besoins et du personnel disponible. Ce qu’on oublie souvent de dire sur Bogota, c’est que ces voies cyclables étaient déjà ouvertes tous les dimanches. Une ville qui ne fait jamais rien dans l’année aura du mal à mettre en place ce genre de mesures. Une ville qui met en place des parcours vélo, des journées sans voiture… dispose du matériel, de la signalisation, du savoir-faire et de la connaissance du dispositif par les automobilistes.

BCC: Où en est-on en France aujourd’hui? M. C.: En France, les élus qui ont le discours le plus ambitieux annoncent qu’ils vont utiliser la mise en place de ces pistes temporaires pour accélérer leur schéma vélo prévu en général à l’horizon 2030. Mais les collectivités n’ont pas le matériel et doivent passer des marchés avec des fournisseurs, ce qui ralentit la mise en œuvre du réseau cyclable. Concernant les piétons, on entend peu de choses. Il faudrait pourtant mettre en place un plan d’urgence pour la relance du commerce local et créer les conditions de la confiance, avec un élargissement des trottoirs ou une limitation des vitesses à 20 km/h, comme dans le centre de Bruxelles ou d’Arras, par exemple. Nous craignons aussi un retour du trafic automobile et une sous-utilisation des transports en commun. Si beaucoup de gens se ruent sur la voiture, on risque une deuxième crise liée à la pollution de l’air. Le vélo est la réponse la plus pertinente car il permet de faire des distances longues en maintenant la distanciation sociale et en améliorant la capacité des voies. On commence aussi à avoir des réflexions sur le maintien du télétravail et le décalage des horaires d’embauche et de débauche. Certains parlent même de décaler les jours de travail ou de passer aux semaines de quatre jours.

BCC: Les Français vont-ils vraiment utiliser

massivement leur vélo?

M. C. : Le trafic automobile devrait rester faible jusqu’en septembre, ce qui laisse de la place pour favoriser le vélo.

À Bogota, des pistes cyclables déjà mises en place pendant les week-ends ont été pérennisées pour la sortie du confinement.

«Il est surprenant que les villes se donnent des objectifs en de part modale, mais pas en matière de distance à parcourir. »

Beaucoup de conditions sont réunies pour que des gens passent à l’action : beau temps, trafic réduit… Il faut savoir qu’en cas de rupture, les nouvelles habitudes peuvent se prendre plus rapidement qu’en temps normal. Durant la grève de décembre, certaines pistes cyclables ont vu leur trafic multiplié par trois dans Paris. Mais au-delà de la politique de l’offre, il faudra aussi mettre en place des dispositifs qui agissent sur le comportement. Plusieurs solutions sont possibles : des aides à la réparation ou à l’achat d’un vélo ou un maintien du remboursement de l’abonnement aux transports au commun par les entreprises, y compris si le salarié ne souhaite plus les prendre mais décide d’acheter un vélo. Pour toutes ces mesures, il est souhaitable que l’État donne des préconisations très fortes aux entreprises comme cela a été fait pour le télétravail. Face à la contrainte, les entreprises agissent. Pour preuve, on est passé de 7 % de salariés qui pratiquaient régulièrement le télétravail à 33 % pendant le confinement.

BCC: Finalement, que faudrait-il changer plus globalement dans notre système de mobilité?

M. C.: La résilience devrait devenir un critère de choix dans l’organisation des mobilités, et cela suppose avant tout de diminuer les distances à parcourir pour réaliser nos activités. Dans une ville résiliente, on aura besoin que chacun ait accès aux services essentiels dans un rayon proche. Or les distances domicile-travail et domicile-achats continuent d’augmenter. Il est surprenant que les villes se donnent des objectifs en matière de part modale, mais pas en matière de distance à parcourir. Si on réduit la part modale de la voiture mais que les distances augmentent, finalement on ne gagne rien. Des objectifs de réduction des distances nécessitent de changer les règles de la fiscalité. Aujourd’hui vous payez moins d’impôts si vous habitez loin de votre travail que l’inverse. Il faudrait également arrêter de miser sur des systèmes technologiques très perfectionnés, mais vulnérables en cas de crise ou d’intempérie grave, ce qui risque d’augmenter avec le changement climatique. La voiture électrique ou le Grand Paris Express sont concernés. S’ils sont mis à l’arrêt, la vie des citoyens qui comptent dessus va s’écrouler à chaque crise. Le low tech et particulièrement la marche et le vélo, sont bien plus résilients. ■

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