La puissance de la monnaie

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LES FRAGILES PROMESSES DE STABILITÉ DES BANQUES CENTRALES À L’ÈRE DE LA MONNAIE DÉCHAÎNÉE LEON WANSLEBEN

MUSÉE D’HISTOIRE DE BERNE

3 LA PUISSANCE DE LA MONNAIE

Le début des années 1970 a vu s’effondrer le régime de change international de Bretton Woods, nommé d’après son lieu de négociation, aux États-Unis. L’afflux massif de capitaux a conduit Fritz Leutwiler, alors directeur de la Banque nationale suisse (BNS) avant d’en assurer la présidence, à abandonner d’un coup la convertibilité des devises étrangères en francs suisses à un cours de change fixe. L’abandon du cours de change fixe, en janvier 1973, ne résolut pas les problèmes de la banque centrale. L’inflation continue de progresser, culminant à dix pour cent en 1974 et entraînant dans son sillage l’appréciation du franc suisse. Les tentatives entreprises par la Suisse pour réguler le flux des capitaux et l’expansion des crédits sont alors critiquées et sapées par les banques.

Dans ce contexte agité, les scandales se multiplient sur la place financière suisse, qui connaît une expansion fulgurante.

Le nombre des banques étrangères qui ont leur siège en Suisse augmente au point que l’autorité de surveillance helvétique, la Commission fédérale des banques, perd peu à peu la vue d’ensemble. Les banques étrangères, tout comme les grands établissements suisses, engrangent des pertes massives avec leurs opérations de change spéculatives et les cas les plus divers de blanchiment d’argent apparaissent au grand jour.1 Aux débuts de la crise des changes et de l’inflation, les directeurs de la BNS perçoivent un lien étroit entre l’instabilité monétaire et les difficultés croissantes du secteur bancaire. Lors de la Journée des banquiers de 1975, Fritz Leutwiler explique que l’époque des accords informels (ou « Gentlemen’s agreements ») entre banques privées et BNS est terminée et qu’il s’agit à présent de lutter avec l’aide de l’État contre les « excès qui peuvent avoir des retombées négatives sur l’économie »2.

Son collègue Leo Schürmann fait savoir, après la divulgation d’agissements criminels d’un collaborateur de Crédit Suisse à Chiasso, que « bien des opérations effectuées sous couvert de secret bancaire ne sont pas dans l’intérêt du système bancaire suisse à long terme »3.

Quelque 45 ans plus tard, nous faisons le constat suivant : l’effet du secret bancaire suisse a été massivement limité sous la pression étasunienne et la pression exercée sur le franc suisse continue de tracasser les responsables de la BNS ; en même

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temps, le conflit qui s’est accentué dans les années 1970 entre volonté de stabilité monétaire de la banque centrale et volonté d’expansion du secteur bancaire s’est résolu au cours des décennies. Ni en Suisse, ni ailleurs, les banquiers centraux n’ont eu à s’opposer à l’augmentation continue des volumes de crédits et des titres négociés pour introduire une politique monétaire qui mise sur la stabilité. Bien au contraire, le volume des crédits, le nombre des nouveaux produits financiers et l’influence des banques centrales n’ont cessé d’augmenter au cours des 40 dernières années. Comment l’expliquer ? Comment les banques centrales telles que la BNS peuvent-elles pratiquer une politique monétaire efficace et assurer ainsi leur propre légitimité si elles n’exercent qu’un faible contrôle sur les activités des banques, créatrices de monnaie de l’industrie moderne du crédit ? Aujourd’hui, nombreux sont celles et ceux qui estiment que ni les banques centrales, ni les expert-e-s, ni les gouvernements n’ont fourni de réponses pertinentes à ces questions après la crise financière internationale de 2008 et durant les années suivantes, marquées par la poursuite de l’expansion financière. Le malaise grandit face à l’écart ressenti entre promesses de stabilité monétaire et capitalisme financier débridé.

Le présent essai ne prétend mettre fin à ce malaise ; il cherche à montrer comment, aux yeux des banquiers centraux, la mondialisation des marchés financiers s’est transformée de source de problèmes et de cause de l’agitation du système monétaire en ressource pour piloter efficacement l’inflation et la croissance. Sans m’attarder sur la diffusion des idées ou sur la politique d’intérêts associée aux marchés financiers, je me concentre ici sur le rôle des banques centrales comme fournisseurs pragmatiques de solutions. La crise financière mondiale de 2008 nous a montré que ces solutions provoquent de effets pervers et des problèmes inédits. Il s’agit par conséquent de reconsidérer à cette lumière le palmarès présumé de la politique monétaire existante. Je terminerai mon propos par une discussion des critiques du système monétaire et des propo­ sitions de réformes formulées depuis la crise. L’enlisement fréquent des tentatives de réforme de notre système monétaire montre que nous ne devons pas surestimer l’aptitude de

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la régulation monétaire à changer notre société mais privilégier des leviers tiers pour faire face aux problèmes les plus brûlants de l’actualité.

LA PUISSANCE DE LA MONNAIE

DU CONTRÔLE DE LA MASSE MONÉTAIRE À LA GESTION DES ATTENTES DU MARCHÉ À la fin des années 1970 déjà, les voix qui s’étaient élevées au sein de la BNS pour critiquer les banques s’étaient tues. À cette époque, la banque centrale renonçait à ses diverses tentatives de limitation des crédits et de contrôle sélectif des transactions de capitaux pour se rallier au libéralisme qui avait cours dans l’espace anglo-saxon. Une réglementation plus stricte des banques telle qu’elle avait été discutée tout au long des années 1970 dans divers organes avait été enterrée peu après l’échec aux urnes de l’initiative populaire pour limiter le secret bancaire en 1984. Alors même que les directeurs de la BNS reconnaissaient qu’une série des dérives identifiées avant tout dans les transactions internationales des banques n’avait pas été éradiquées, la BNS n’a pas entamé de réformes fondamentales.

Ce revirement s’explique par le fait que les banquiers centraux ne percevaient plus le lien entre évolution du système monétaire et pratiques bancaires problématiques. Depuis l’introduction de la notion de régulation de la masse monétaire, fin 1974, la vision monétariste de la politique monétaire et du rôle de la banque centrale s’était imposée. Dans cette perspective, la tâche de la politique monétaire consiste à influencer la masse monétaire en intervenant sur le marché financier, ce qui a pour effet de déterminer à son tour le taux d’inflation.

Tant que ce principe était appliqué rigoureusement, toute intervention supplémentaire dans le secteur bancaire et toute régulation de la part de la banque centrale étaient superflues, voire nocives. Au début des années 1980, Fritz Leutwiler revient sur sa critique des banques, enjoignant « [la BNS] à se concentrer sur les tâches fondamentales [et demandant] une séparation claire entre BNS et Commission fédérale des banques »4.

Markus Lusser, l’un des successeurs de Fritz Leutwiler, a dé-

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fendu avec véhémence cette nouvelle attitude de la BNS face aux banques. Selon lui, il s’agissait de dissocier clairement politique monétaire et politique bancaire ; toujours selon lui, tant que le monétarisme pratiqué par la BNS se bornait à garder l’inflation à un bas niveau, elle serait « garante de l’un des principaux facteurs de succès d’une place financière saine.5 » La recette monétariste semblait simple et pertinente : tant que la BNS limitait le processus de création de monnaie, l’économie financière et l’économie réelle évolueraient dans un système surveillé par les autorités ; cette situation n’exclut ni que des banques ou des emprunteurs se ruinent par la spéculation, ni que certaines personnes vivent au-dessus de leurs moyens.

Le pilotage du système devait rester indifférent à de telles dérives. Personne ne misait l’encouragement des excès : le chômage viendrait punir les exigences salariales trop élevées et les banques ploieraient sous les coûts de refinancement si elles accordaient des crédits qui dépassent la performance de l’économie réelle ou les besoins croissants de capital, par exemple dans le domaine de l’immobilier.

Pour comprendre l’heure de gloire du monétarisme en Suisse puis son déclin, il ne faut pas se référer aux théories monétaristes de Milton Friedman, de Karl Brunner et d’Allan Meltzer, mais à la régulation de la masse monétaire pratiquée en Suisse.

Il convient tout d’abord de considérer les conditions exceptionnelles qui ont prévalu à l’introduction du monétarisme en Suisse. Les directeurs de la BNS ont choisi d’adopter ce modèle alors qu’ils luttaient contre la pression à apprécier le franc suisse et contre les tentatives infructueuses de régulation du marché des crédits. Dans cette situation d’urgence, il était tout sauf acquis pour les directeurs de la BNS que l’annonce d’un accroissement contrôlé de la masse monétaire ferait simultanément disparaître des difficultés et des conflits tiers. La situation a changé entre 1975 et 1978, quand la progression du chômage, le départ des saisonniers italiens et le recul de la demande de crédits sont venus réduire la pression inflationniste. C’était le moment pour la BNS d’utiliser sa stratégie monétariste comme atout de communication. Elle présenta la baisse de l’inflation comme le résultat de son intervention, sans évoquer l’échec de ses efforts pour stabiliser le cours de change ou les revers que

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représenta la baisse de l’inflation pour l’économie réelle. Cette stratégie de communication avait, selon les directeurs de la BNS, avant tout un effet « psychologique et politique »6 : tant que la BNS ferait entendre, par la masse monétaire fixée, qu’elle ne changerait rien au niveau de l’inflation, elle pourrait recommander la modération salariale et parer les demandes d’intervention sur le marché des devises formulées par l’industrie horlogère ainsi que par l’hôtellerie et la gastronomie. Au début des années 1980, Fritz Leutwiler, habile communicateur, résumait ainsi la fonction symbolique des objectifs monétaires : « Les fluctuations des agrégats monétaires suisses [sont] beaucoup plus violentes que par exemple celles des États-Unis. Pourtant, les autorités monétaires y sont sujettes à des critiques beaucoup plus virulentes qu’en Suisse. En cherchant à expliquer ce paradoxe, on remarque que les résultats de la régulation de la masse monétaire, qui se mesurent à l’évaluation du taux d’inflation, sont plus favorables que ne le laissent penser les fluctuations de la masse monétaire. [...] Dans les problèmes évoqués, le rôle décisif revient fréquemment à la psychologie.

On constate qu’il importe finalement peu que la croissance monétaire soit fixée à 3, 4 ou même 5 pour cent, mais il faut que le message délivré par la banque centrale en même temps que l’objectif monétaire soit bien compris. Ce message traduit la volonté de lutter sérieusement contre l’inflation. Il en va de la crédibilité de la banque centrale, qui est, comme le montre l’exemple étasunien, facile à détruire mais beaucoup plus difficile à rétablir. »7 En d’autres termes : la BNS n’intervenait que très modérément par le biais de la masse monétaire et misait avant tout sur la confiance des groupes sociaux qui avaient un effet sur l’évolution des prix en Suisse (avant tout ceux qui ont un impact sur les salaires) dans la stabilité voulue par la banque centrale. Les possibilités effectives de pilotage de la BNS étaient limitées : les objectifs monétaires étaient définis sur la base de prévisions, nécessairement entachées d’incertitudes, relatives aux besoins de réserves des banques et à la demande d’avoirs en comptes de virements par l’économie. Elles étaient également limitées par un phénomène décrit dans une conférence par le célèbre expert en banques centrales et collaborateur de la

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Bank of England, Charles Goodhart, au début des années 1980 : Une banque centrale « has got to provide the reserves that are…necessary to support the past, already existing, level of deposits. There is no question but that the reserves have to be provided; the only option open to the [central bank] is the price at which it makes such reserves available. »8 Good­hart a eu la perspicacité de décrire un phénomène aujourd’hui bien connu. Puisque les banques d’affaires ont pour habitude d’accorder des crédits avant de se préoccuper de leurs réserves, imposées ou nécessaires en raison de sorties monnaie scripturale, l’influence des banques centrales sur la création de monnaie est extrêmement limitée. Le refus de la BNS de prêter les réserves concrètes demandées aurait eu un effet si déstabilisant sur le système bancaire que même les personnes non adeptes du monétarisme n’auraient pas accepté les effets d’un contrôle aussi rigoureux de la masse monétaire.

Pendant quelques années, la BNS a eu la chance de voir les banques suisses et leur clientèle agir selon des modèles relativement stables, si bien que l’impact limité de la BNS sur la masse monétaire n’a pas posé de difficultés dans le contexte de la politique monétaire du moment. Les fluctuations de la demande de réserves et de monnaie scripturale tout comme l’accroissement du volume des crédits et la création de monnaie évoluaient selon des schémas relativement stables. Quant aux capitaux étrangers, ils n’étaient pas comptabilisés comme passifs bancaires, mais comme des fonds administrés par les banques à titre fiduciaire, hors bilan, et placés par ces banques dans des fonds étrangers. Ces mécanismes, associés à des syndicats asservis à la banque centrale, ont eu pour effet que la Suisse et l’Allemagne étaient parmi les pays où le monétarisme a été pratiqué le plus longtemps et avec le plus de succès, sans interventions massives des banques centrales dans le système de création de crédits et de monnaie pratiqué par les banques. Dans d’autres pays, notamment en Grande-Bretagne, les conflits sociaux, les objectifs irréalistes des gouvernements et surtout les modifications fulgurantes qui ont transformé le secteur de la finance et la forte expansion de la demande de crédits privés ont causé l’échec des expériences menées avec une politique monétariste au cours des années 1970 déjà.

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La Suisse n’était pourtant pas à l’abri des évolutions survenues dans les pays tiers. Les grandes banques ont été les premières à pousser la place financière à intégrer le réseau international des marchés financiers. Elles utilisaient leurs recettes importantes pour prendre pied à Londres, à New York et dans d’autres métropoles financières, en créant des filiales et en rachetant des entreprises. Le gros volume de dépôts d’épargnants leur donnait la possibilité de se profiler comme créanciers sur les marchés monétaires tout en asseyant leur réputation de fiabilité. Les faibles coûts d’emprunt que permit cette réputation ont été utilisés à partir des années 1990 pour favoriser l’expansion de leurs opérations de négoce pour compte propre et le lancement de véhicules d’investissement financés par l’emprunt.

Ces développements ont fini par saper la politique monétaire sur le terrain. Après la réorientation de leurs affaires, les banques n’étaient plus prêtes à garder des réserves auprès de la BNS ; ces fonds étaient désormais considérés comme des occasions de profit manquées sur les marchés monétaires internationaux. Parallèlement, la demande de réserves se met alors à fluctuer sous l’effet de différences de taux d’intérêts volatiles et de manques de liquidités sur les marchés internationaux. Les crises financières telles que le « Black Monday » de 1987 ont conduit la BNS à devoir fournir des liquidités et à stabiliser les taux d’intérêts pratiqués sur les marchés monétaires, sans égards pour ses propres objectifs en matière de masse monétaire. À ce moment se met en place un discours toujours plus critique aussi bien à gauche qu’à droite de l’échiquier politique suisse, qui finit par engloutir les derniers restes du capital symbolique accumulé par le monétarisme en Suisse.

De plus, l’attitude des sciences économiques avait évolué et considérait le monétarisme comme une stratégie dépassée et inappropriée.

La réaction de la BNS se base alors sur les expériences faites par les banques centrales notamment des États-Unis et de la Grande-Bretagne, avec un système financier très intégré, innovant et toujours plus volatile. Dans ces pays, les banquiers centraux avaient appris que la politique monétaire pouvait être couronnée de succès même si le volume des réserves et des masses monétaires demandées ne sont plus prévisibles, respec-

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tivement lorsqu’il n’y a plus de lien évident entre les variables monétaires et l’évolution macroéconomique. L’astuce consiste à ne plus intervenir sur la masse monétaire, mais uniquement sur le taux d’intérêt. Alors que les masses monétaires étaient devenues quasi incontrôlables dans le système financier globalisé et du fait de la dépendance accrue des crédits de l’économie, ce même phénomène accroissait l’efficacité du contrôle des taux d’intérêt, dans la mesure où les banques et le secteur croissant des banques parallèles réagissent de manière très sensible aux fluctuations des coûts de financement. De plus, le revenu du nombre croissant des ménages anglo-saxons dépendait toujours davantage de fortunes financées par des crédits (essentiellement des biens immobiliers). La capacité de financement des crédits et les actifs se modifiaient donc au gré des fluctuations financières, rendant par la même occasion la politique monétaire plus percutante.

La place occupée par les syndicats à l’époque du monétarisme en Suisse a peu à peu été prise par les marchés financiers compte tenu des nouvelles méthodes de pilotage des taux d’intérêt. Les banques centrales avaient avant tout à cœur que ces marchés aient foi dans les promesses de stabilité formulées par les trésoriers de la nation. Cette crédibilité était d’autant plus importante que les banques centrales pouvaient influencer uniquement les taux d’intérêts de leurs propres réserves avec leurs propres opérations et qu’elles n’étaient plus seules à pouvoir intervenir sur les marchés monétaires. Du moment que les banques centrales paraissaient crédibles, les acteurs du marché adaptaient l’exigibilité de leurs intérêts et alignaient aussi les intérêts pour les obligations à long terme sur les objectifs des banques centrales. Cette coordination des attentes était efficace au point que les objectifs inflationnistes des banques centrales étaient intégrés aux prix du marché sur des années, voire des décennies. Personne ne prévoyait que l’accroissement fulgurant des crédits et du volume des transactions sur les marchés financiers entraînerait un jour une hausse des taux d’inflation.

C’est en 1999 que la gestion des taux d’intérêt a été introduite en Suisse. Dans le prolongement du monétarisme, la tâche de la BNS a été définie dans l’optique d’un objectif inflation-

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niste ; le maintien de la stabilité monétaire restait la mission centrale de la banque centrale de la Confédération. Toutefois, les nouvelles modalités de gestion des taux d’intérêt correspondaient mieux à un système de financement toujours plus globalisé. Concrètement, il s’agissait pour la BNS d’ajuster les intérêts en fonction de ses propres mécanismes de financement, de manière à canaliser fortement la marge de fluctuation des taux d’intérêts sur le marché financier. Ce principe accroît parallèlement les possibilités d’intervention de la BNS sur la politique économique. Tant que l’objectif inflationniste à long terme n’était pas menacé et que la stabilité des marchés financiers à long terme était assurée, la banque centrale disposait désormais d’outils qui leur permettait beaucoup plus facilement de donner des impulsions à la politique conjoncturelle.

Ainsi, les banquiers centraux baissaient leurs propres intérêts lorsque la croissance menaçait de descendre au-dessous d’un taux normal ; cette mesure, combinée à une communication publique efficace et à la pertinence scientifique des décisions, ont eu pour effet que les marchés et les acteurs économiques n’ont pas réagi à ces baisses de taux en craignant une nouvelle inflation, mais en anticipant en une reprise rapide de l’économie.

DES TACHES BLANCHES… L’école de pensée du monétarisme a eu pour effet que le rôle des banques centrales se concentre sur le contrôle du taux d’inflation ; ainsi, la communication de la BNS portait unilatéralement sur ses intentions et les effets de sa politique dans ce domaine-là. L’introduction de la gestion des taux d’intérêt, en 1999, a conduit à l’alignement des méthodes de politique monétaire sur les structures et les pratiques de systèmes financiers innovateurs et globalisés et sur un objectif plus vaste de stabilisation de la politique économique. Ces deux étapes de développement ont conduit à une politique monétaire moderne, en symbiose avec les dynamiques expansives du capital financier, simultanément devenu l’instrument principal de la politique économique. La BNS et les banques centrales d’autres pays ont acquis une réputation d’efficacité et d’institutions aptes à

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agir dans un contexte globalisé alors que l’État est fréquemment perçu comme affaibli.

Face à ces succès et face à la convergence d’intérêts puissants, les observateurs et les actrices du terrain étaient peu nombreux à discerner qu’au-delà d’une politique monétaire qui fonctionnait comme sur des roulettes, les risques encourus et l’inégalité économique allaient croissant. On constate en effet que la faiblesse des taux d’inflation et des fluctuations de la croissance ne sont pas uniquement dus au génie des banques centrales, mais aussi aux conditions politico-économiques globales. Ainsi, l’affaiblissement du pouvoir des travailleuses et des travailleurs par rapport aux entreprises après la désindustrialisation, les réformes néolibérales, les nouvelles formes d’organisation des entreprises internationales, les chaînes de valeur mondiales, et l’arrivée de la Chine sur le marché mondial ont mis fin à une source importante de risques inflationnistes dans tout le monde occidental. Du point de vue des banques centrales, évaluées à l’aune du (bas) taux d’inflation par leur propre guilde et du fait du mandat de ces banques, ces développements se sont révélés favorables dans un premier temps. Pourtant, une analyse plus approfondie aurait montré que les tendances déflationnistes comportent de nouveaux risques : dans de nombreux pays, la redistribution « de bas en haut » a multiplié aussi bien la demande de crédits privés de la part de la frange perdante du système que les possibilités de placements avantageux pour la frange gagnante fortunée. On a constaté que les innovations financières telles que les produits dérivés sur les prêts hypothécaires à haut risques sont non seulement de géniales inventions actuarielles mais aussi des instruments politiques aptes à répondre à la demande croissante de crédits et de placements financiers d’une société aux inégalités croissantes. En prenant en compte les motifs de redistribution qui sont à son origine, on aurait pu prévoir que la dépendance progressive d’une société toujours moins égalitaire de crédits ne pouvait pas être durable. Les parties endettées de la population ont pris le risque, en cas de perte de valeur de leur bien immobilier, de perdre le fondement économique (peut-être d’emblée inexistant) du service de la dette pour les crédits empruntés. Par ailleurs, la fracture

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sociale croissante et le risque de surendettement représentaient aussi un risque considérable pour l’économie. Les ménages tourmentés par le fardeau de la dette réduisaient la consommation alors que les riches accumulaient des fortunes toujours plus grandes sans pour autant contribuer de manière significative à la croissance. En Suisse, et contrairement aux États-Unis, les effets subversifs de la « Grande modération » se sont fait sentir plutôt de manière indirecte. Du fait des excédents massifs de sa balance commerciale, la Suisse dépendait de la demande des États tiers pour ses produits. Cette demande dépendait à son tour de la possibilité de financer la consommation avec des crédits alors que les inégalités allaient croissant. En d’autres termes, les risques macroéconomiques encours par les États-Unis constituaient simultanément un problème structurel pour la Suisse.

D’autres « taches blanches » sont apparues dans le domaine de la régulation du secteur de la finance. Les cadres de la BNS avaient fait la paix avec les banques – nous l’avons vu plus haut – et personne n’incarnait mieux cette nouvelle attitude que Philipp Hildebrand, ancien gestionnaire de fonds nommé à la direction de la BNS en 2003. Son influence se fit rapidement sentir. Étroitement lié au secteur de la finance, il faisait confiance aux progrès que ce dernier avait fait dans le domaine de la prévention des risques. Hildebrand avait aussi fait sienne l’idée défendue par Alan Greenspan, directeur de la Réserve fédérale étasunienne, à propos du rôle régulateur des banques centrales : inefficace, voire de nature à saper l’efficacité des marchés. Il préconisait donc que les banques centrales se limitent à accorder généreusement des liquidités en cas de crise majeure pour faciliter le retour aux cours et volumes de transactions ordinaires. Les voix qui, en 2008, mettaient en garde devant les possibilités quasi illimitées de financement tiers par les banques, devant les dangers qui émanaient des systèmes bancaires parallèles ou encore devant l’opacité des modèles actuariels utilisés par les banques pour calculer leurs fonds propres disponibles prêchaient dans le désert.

Lorsque la crise financière prit son cours, passant d’une rectification dramatique des marchés immobiliers étasuniens à une crise globale des marchés monétaires, les grandes banques

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suisses se trouvaient dans l’œil du cyclone. Tant l’UBS que Crédit Suisse détenaient de grandes quantités d’actifs titrisés d’une valeur incertaine ; ces banques exploitaient de nombreuses filiales, entités à vocation spécifique (Special Purpose Vehicles) créées pour profiter de petites différences de taux d’intérêt obtenues par le financement tiers avantageux de ces positions et pratiquement sans réserve de capital propre. Les banques s’étaient servies d’instruments tels que des papiers commerciaux adossés à des actifs et les marchés des pensions de titres (Asset-Backed Commercial Papers, Repos, etc.) pour emprunter l’argent. Toutefois, les dépréciations qui s’étaient dessinées depuis 2007 réduisaient progressivement ces possibilités de financement externe. Quand la BNS et la Confédération durent intervenir pour aider l’UBS, les médias en firent les grands titres. La Confédération acquit des titres pour un équivalent de 60 milliards et doubla cette reprise en injectant des capitaux frais. Les médias furent moins diserts lorsqu’il aurait fallu expliquer que les grandes banques ont avant tout profité des soutiens de la banque centrale étasunienne, la Réserve fédérale (Fed). Depuis le début de l’année 2008, la Fed avait lancé de nombreux programmes qui permirent aux banques suisses de s’approvisionner en liquidités directement par la banque centrale ou par des transactions subventionnées par la Fed. Selon leurs propres calculs, les banques suisses ont obtenu par ce biais des aides à la trésorerie qui pouvaient atteindre jusqu’à 510 milliards de dollars américains ; s’y ajoutent les 458 milliards que la BNS a obtenus auprès de la Fed par des modalités d’échanges de devises. On ne peut pas s’empêcher de penser que ces liquidités en dollars aient été inévitablement été demandées par les grandes banques suisses qui ont un important volume de transactions avec les États-Unis.

Il faut bien comprendre cette notion de « tache blanche » qui décrit ici l’ignorance des protagonistes de la banque centrale face aux risques tant macroéconomiques qu’internes aux marchés des finances qui se sont accumulés durant les années de vaches grasses de la politique monétaire des années 1990 jusqu’en 2008. Si la crise financière a, depuis, fait l’objet d’une analyse en profondeur et si quelques réformes ont bel et bien eu lieu, la majorité des banquiers centraux répliquera aux

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arguments énumérés ci-avant que les tâches de la politique monétaire se confondent ici à celles d’autres institutions politiques, que les questions de redistribution relèvent des gouvernements élus et que la réglementation des banques constitue un domaine séparé dont s’occupent les autorités de surveillance. Néanmoins, la notion de « tache blanche » doit montrer à quel point la politique monétaire « couronnée de succès » pratiquée par les banques centrales durant la période de la « Grande modération » va de pair avec les modifications macroéconomiques et financières décrites ci-avant ; en fait, certaines de ces interactions ont été systématiquement négligées. Ainsi, les banquiers centraux ont adopté une politique de stabilité inflationnaire, de crédits faciles et d’actifs stables à l’abri de la dépréciation et ils ont ainsi encouragé une politique économique favorable aux marchés financiers, mais ils ont systématiquement escamoté, voire aggravé certains problèmes structurels, tels que les modalités de redistribution entre travailleuses et travailleurs d’une part et entreprises d’autres part. De même, les banquiers centraux ont toujours plus systématiquement orienté leurs stratégies de mise en œuvre sur les marchés financiers, négligeant invariablement les effets de ces optimisations sur le comportement des actrices et des acteurs sur le marché. Tant les banques suisses que toutes les autres grandes banques ont misé sur la robustesse indéfectible des marchés des pensions de titres, ce qui explique pourquoi ils détenaient de si importantes positions à très court terme sur ces marchés, alors qu’elles allaient être incapables d’assurer le refinancement en automne 2008.

UN PROFOND MALAISE Plus de dix ans après la crise financière de 2008, le bilan de la BNS atteint un volume qui équivaut pratiquement 200 pour cent de la performance économique du pays. En été 2021, les titres étrangers pèsent à eux seuls mille milliards de francs dans ce bilan. Avec la Bank of Japan, la BNS forme le fer de lance des autorités qui ont adopté une politique expansive. C’est le monde à l’envers. Alors qu’avant la crise financière, les banques

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poussaient à la création excessive de crédits et de monnaie privés, ce sont à présent les banques centrales qui encouragent l’octroi de crédits et qui pilotent les actifs immobiliers.

Alors que les banques ont accumulé d’énormes réserves auprès des banques centrales, des montants toujours plus importants rejoignent le secteur bancaire parallèle. Les entreprises rachètent toujours plus souvent leurs propres titres en cas de hausse des cours au lieu d’investir. Dans un contexte de faible croissance continue et de pression constante sur le franc suisse, le cours de change est redevenu le souci numéro un des banquiers centraux suisses. La pandémie de COVID-19, la crise la plus incisive depuis la Seconde guerre mondiale, n’a fait que renforcer ces tendances sur lesquelles vient se greffer une poussée inflationniste déclenchée par les ruptures des chaînes d’approvisionnement et par des mesures fiscales ponctuelles mais draconiennes, aux États-Unis comme ailleurs.

La crise financière elle-même et les plus récentes évolutions ont plongé le secteur monétaire et financier des pays industrialisés occidentaux dans un profond malaise. La cryptomonnaie Bitcoin en est issue, projet libéral qui vise à soutirer aux États le contrôle sur ce secteur. En Suisse, une initiative a été lancée pour empêcher les banques commerciales de créer des monnaies privées. Aux États-Unis, la Fed s’est retrouvée entre deux fronts politiques toujours plus rigides, alors que les politiques de la Banque centrale européenne en rapport avec la crise de la dette ont suscité de vives protestations chez les États du sud de l’Europe et une série de plaintes auprès de la cour constitutionnelle de l’Allemagne.

La cristallisation des soubresauts économiques et l’aggravation de conflits politiques dans la critique de la politique monétaire a une longue tradition. L’histoire met aussi en évidence deux problèmes liés à cette critique : d’une part, elle exacerbe les problèmes en les attribuant exclusivement à la masse monétaire (création, gestion, etc.) au lieu de considérer notre système monétaire dans un contexte politique, économique et social plus vaste ; ce diagnostic est trop réducteur en temps de crise ; d’autre part, la concentration sur la gestion monétaire conduit à la surévaluation de la possibilité de changer la société en changeant le manière de gérer la monnaie.

17 LA PUISSANCE DE LA MONNAIE

De mon point de vue, ni les modes de gestion monétaire ni les banques centrales, qui ont des tâches toujours plus lourdes, ne sont à même de résoudre les problèmes créés par la financiarisation, les inégalités croissantes et la consommation excessive de ressources. Le changement passe par d’autres biais : l’État devrait créer des incitations de nature différente avec les moyens dont il dispose et mettre en place des mécanismes de redistribution. Il faut un grand nombre d’investissements, non rentables à court terme mais aptes à assurer la subsistance à long terme, décidés non par les banques centrales, mais par les gouvernements élus et aux urnes. Lorsque les banques centrales reconnaîtront que la société évolue vers un capitalisme durable et qu’à l’avenir, leur rôle sera plus modeste, mais en phase avec cette évolution, nous serons sur la bonne voie.

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NOTES FINALES

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Ce phénomène culmine en 1977 avec le « scandale de Chiasso » : un collaborateur de Crédit Suisse (CS) avait transféré des sommes en provenance de l’Italie non déclarées au fisc vers des fonds louches au Liechtenstein, tout en garantissant des intérêts aux investisseurs. Ces derniers ont alors fait valoir leurs droits à la banque lorsque la presse et les enquêtes du ministère public ont montré qu’Ernst Kuhrmeier et d’autres collaborateurs de CS avaient dissimulé la situation financière réelle des fonds liechtensteinois ; CS subit des pertes monumentales et devint tributaire des liquidités accordées par la BNS. Fritz Leutwiler, «Zusammenarbeit zwischen Noteninstitut und Banken in schwierigen Zeiten», discours prononcé à la Journée des banquiers 1975 (Archives de la BNS).

Procès-verbal de la séance du 11.03.1977 du Conseil de banque de la BNS (Archives de la BNS). Schürmann basait son affirmation sur une étude de son collaborateur Peter Klauser, qui avait montré que le très strict secret bancaire avait conféré à la place financière suisse une position exceptionnelle en permettant aux banques d’ajouter à leurs activités la gestion de fortunes étrangères. Les représentants des banques étaient courroucés par cette réserve émise par la banque centrale et par l’attitude de plus en plus critique des trésoriers de la nation face aux banques.

Séance de direction du 07.04.1983 (Archives de la BNS).

Markus Lusser: «Notenbank und Bankenaufsicht: Trennung oder Vermischung der Aufgaben?» (Archives de la BNS).

Directoire BNS, 25.11.1976 (Archives de la BNS).

Conseil suisse des banques, 12.06.1981 (Archives de la BNS).

Goodhart, Charles A. E. 1983. « Implementation of Federal Reserve Open Market Operations (Comment). », p. 46– 50 in Central Bank Views on Monetary Targeting, éd. Par Paul Meek. New York: Federal Reserve Bank of New York.

Auteur : Leon Wansleben Éditeur : Musée d’Histoire de Berne (MHB) Responsabilité générale : Thomas Pauli-Gabi (directeur MHB) Responsabilité des contenus : David Iselin (MHB) Traduction : Irène Minder-Jeanneret Relecture : Vanessa Haussener (MHB) Conception graphique : Ronnie Fueglister, avec Yves Graber Impression : Ast & Fischer AG ©2022

Musée d’Histoire de Berne Helvetiaplatz 5 3005 Berne www.bhm.ch

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€$$@1 est une série de publications publiée par le MHB sur la thématique de l’argent. Elle fait partie de la coopération entre le MHB et la Banque nationale suisse. Les deux partenaires ouvriront en 2024 un nouveau lieu d‘expérience sur l’argent à Berne.