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Congoville à travers le regard des artistes
Les artistes sont congolais, africains, d’origine africaine ou articulent une part importante de leur pratique autour de l’héritage colonial et de ses répercussions jusqu’à ce jour. Par leur travail, ils rendent Congoville tangible : certains artistes travaillent littéralement sur le passé colonial du site, d’autres établissent des liens au-delà du seul site. Ils racontent des histoires qui doivent être racontées et ouvrent des perspectives sur un avenir différent.
« Aujourd’hui, en sa qualité de musée en plein air libre d’accès, le Middelheim dispose du potentiel démocratique d’inviter des visiteurs divers à envisager l’histoire coloniale et postcoloniale à travers un regard de flâneurs et flâneuses noir·e·s du monde et de transformer Congoville d’une création de l’exploitation coloniale en une cartographie de future utopie postcoloniale. » Sandrine Colard, commissaire de l’exposition Congoville
© Pascale Marthine Tayou & Galleria Continua
Un parcours à travers l’exposition Congoville.
Pascale Marthine Tayou
°1966, Nkongsamba (Cameroun), vit et travaille à Gand (Belgique) et à Yaoundé (Cameroun).
1 Le Chemin du Bonheur (2012)
L’exposition commence (et s’achève) par une note optimiste : il y a un chemin vers un avenir plus heureux. Tayou trace, à coups de couleurs vives qui caractérisent son travail, un sentier alternatif sur lequel nous pouvons flâner ensemble, au sein du musée du Middelheim et en dehors. Il esquisse l’image d’une vie avec « chaque jour le soleil éternel sous nos pas ». Pour Tayou, le musée peut être un lieu de rencontres, d’échange d’idées, et d’apprentissage les uns des autres. Le Chemin du Bonheur suggère un avenir possible de réconciliation, un chemin commun qui transcende le passé colonial.

© Maurice Mbikayi
Maurice Mbikayi
°1974 à Kinshasa (RDC), vit et travaille au Cap (Afrique du Sud).
2 The Aesthetic Observer (2021)
Sur le vêtement de ce personnage, on reconnaît des touches d’anciens claviers d’ordinateurs, une référence aux matières premières que nécessite la technologie contemporaine : ce sont encore et toujours des travailleurs exploités qui extraient du sol congolais les minerais indispensables au mode de vie occidental. Ensuite, l’Occident renvoie souvent les déchets toxiques de ces matériaux en Afrique. Mbikayi en réunit des restes qu’il intègre à ses œuvres. Il dénonce de la sorte non seulement la situation biaisée, mais rend également hommage à la résilience des Africains qui trouvent une infinité de méthodes pour maximaliser leurs moyens limités. « L’observateur esthétique » est un flâneur et un dandy, à l’image des célèbres « sapeurs » congolais. Le dandy accorde beaucoup d’attention à son apparence, un signe de résistance et d’indépendance.

© KinAct Collective Lieu : AVL Franchise Unit – Atelier Van Lieshout
KinAct Collective
KinAct est à la fois un festival international et un collectif d’artistes, fondé en 2015 à Kinshasa par Eddy Ekete et Aude Bertrand, qui collabore avec différents performeurs en alternance. Eddy Ekete est né en 1978 à Kinshasa (RDC) et Aude Bertrand est née en 1988 à Valréas (France). Ils vivent et travaillent alternativement à Paris et à Kinshasa. Pour Congoville, KinAct travaille avec les performeurs Louis Van Der Waal (°1979, Pays-Bas), Precy Numbi (°1990, RDC) et Charlien Adriaenssens (°1988, Belgique).
3 La maison du chef / Ndaku ya Mokonzi (2021)
Le projet La maison du chef / Ndaku ya Mokonzi se compose d’une installation qui représente la maison traditionnelle d’un chef congolais, d’une émission radiophonique dans laquelle des visiteurs peuvent partager leur Congoville, de performances et de personnages filmés.
La maison du Mokonzi est construite des déchets que l’Occident déverse en Afrique : KinAct nous les rend. Cette « donation » fait référence aux colonisateurs qui rendaient visite aux chefs traditionnels dans leurs habitations en leur apportant des «
cadeaux » (des miroirs, de l’alcool et des armes à feu) en échange de concessions territoriales. De même que les déchets d’aujourd’hui sont nocifs pour les humains et l’environnement, les cadeaux de l’époque furent aussi empoisonnés. KinAct souhaite redonner du contenu à l’échange. Ils nous invitent à partager nos propres bribes de Congoville avec eux et avec les auditeurs : au cours de leur émission radiophonique du 24 juillet, on peut raconter des histoires et des souvenirs. Leur œuvre crée ainsi de la latitude pour recueillir, échanger et réparer.
KinAct est surtout connu pour ses performances de rue à Kinshasa, avec des personnages tels qu’Homme Canette et Papa Miracle (voir les performances en vidéo). Pour le musée du Middelheim, ils ont imaginé toute une série de personnages exubérants qui aiguillonnent le visiteur. Non pas des dandys, mais des figures vêtues de résidus de matériaux significatifs, allant du caoutchouc du temps de Léopold II à des déchets électroniques contemporains. Si ces personnages s’animaient, ils seraient bruyants et énergiques et entraîneraient les visiteurs dans d’étranges rencontres. Radio KinAct Connect
Les membres de KinAct animent une émission radio depuis l’AVL. Vous pouvez écouter les trois émissions, au parc ou chez vous : #1 : 30/05/2021 : 13h-16h : première émission diffusée. #2 : 30/06/2021 : 13h-16h : émission radiophonique « indépendance » en duplex avec Kinshasa. #3 : 24/07/2021 : 13h-16h : émission « Parlement Debout Day » lors de laquelle les auditeurs peuvent venir partager leurs émotions et leurs souvenirs du Congo (de l’époque coloniale à aujourd’hui).
Documentaire
Élie Mbansing, KinAct (2019), documentaire sur le festival de performance KinAct à Kinshasa. KinAct, la contraction de Kinshasa en action, souhaite stimuler les échanges entre artistes africains et européens. Dans les grandes villes d’Afrique comme Kinshasa, où les scènes artistiques sont bouillonnantes, les artistes présentent leur travail au public de manière directe, sans passer par des galeries ou des musées, comme il est d’usage en Occident. Les participants à KinAct créent leurs propres performances (de rue) sous les yeux du public innombrable et en interaction avec ces millions de spectateurs. Ils abordent surtout des thèmes sociaux et sociétaux comme l’environnement, la santé, la superstition, la violence, l’identité africaine et le combat pour survivre. On attache également beaucoup d’importance à des ateliers pour enfants où ils apprennent à s’exprimer de différentes façons. En Europe aussi, l’intérêt pour une telle approche s’accroît et on compte de plus en plus de festivals de théâtre de rue, parfois inspirés en droite ligne de KinAct. Le cinéaste et photographe congolais Élie Mbansing est impliqué depuis le début dans KinAct. Dans ce film, il nous brosse un tableau de l’ambiance afrofuturiste des différentes éditions du festival à Kinshasa.
La participation de KinAct Collective à l’exposition a été rendue possible grâce au soutien de divers partenaires, tels que Maarten Vanden Eynde (ICC, Bruxelles-Lubumbashi), Philip Buyck (Bibliothèque Lumumba, Bruxelles), Gia Abrassart (Café Congo) et Anne Wetsi Mpoma.

© Ibrahim Mahama & White Cube, London
Ibrahim Mahama
°1987, Tamale (Ghana), vit et travaille à Accra, Kumasi et Tamale (Ghana).
4 UNTITLED (2019)
Les drapeaux forment une allée solennelle le long de laquelle on peut flâner alors qu’ils flottent au vent, hauts et fiers. En même temps, ils ont l’air très élimés. Ce paradoxe met en évidence combien la fierté nationale peut s’appuyer sur la misère et l’inégalité. Les drapeaux ne symbolisent pas un pays ici, mais l’exploitation. Ils sont faits de sacs de jute usagés assemblés à la main. Ce type de sacs servaient au transport de produits africains. Ainsi, le café et le cacao sont des produits d’exportation typiques du pays natal de l’artiste, le Ghana. Mais les ressources naturelles de l’Afrique centrale ont aussi enrichi la Belgique. Et les sacs de jute renvoient à cette exploitation, aussi bien autrefois que trop souvent de nos jours encore dans le commerce mondial non équitable.

© KinAct Collective & Noud Wynants Lieu : Entrée des Artistes – John Körmeling
KinAct Collective
5 Toza kaka / On est (encore) là (2021)
© film : l’artiste et Noud Wynants.
Film d’archives : Les Marins congolais à Anvers de Gerard De Boe & Émile Degelin (1952)
Collection Cinematek – Cinémathèque royale de Belgique, Bruxelles ; © Gerard De Boe et Cinematek.
Vers 1950, quelques films de propagande coloniale sont tournés, dont celui que vous venez de voir. On y voit des Africains triés sur le volet, en l’occurrence des marins congolais qui passent quelques jours de vacances dans la ville portuaire d’Anvers. Ils y visitent des « trésors » culturels belges, allant de curiosités diverses à des monuments qui glorifient la colonisation. La voix off souligne avec insistance l’admiration imposée des visiteurs pour ladite civilisation occidentale inégalée.

© KinAct Collective & Noud Wynants, photo: Ans Brys Dans une nouvelle performance filmée, KinAct Collective engage le dialogue avec ce film d’archives. Contrairement aux marins de l’époque, qui suivent docilement le scénario, ils revendiquent l’espace public avec leurs propres corps et des costumes qu’ils ont eux-mêmes confectionnés. Avec l’énergie des rues de Kinshasa, ces anti-flâneurs radicaux se rendent particulièrement visibles et audibles dans la ville d’Anvers actuelle.
« Toza kaka signifie aussi bien « nous sommes ensemble » que « nous sommes (encore) là ». Il s’agit d’une référence à notre collaboration axée sur l’avenir en tant que collectif et au fait que la Belgique et la RDC sont historiquement ensemble et continuent à l’être ; « nous sommes encore là » renvoie aussi aux détritus qui jonchent les rues et ne disparaissent pas. C’est une expression que beaucoup de nos collègues et amis à Kinshasa emploient : le gouvernement s’en fout de nous, nos récits sont ignorés, la vie est une lutte depuis des siècles, mais nous sommes encore là. » Charlien Adriaenssens, performeuse KinAct Collective
Lieu : Université d’Anvers – Campus Middelheim (ancienne École coloniale supérieure)

Le parcours mène à présent à l’ancienne École coloniale supérieure de Belgique, fondée en 1920 et fermée en 1962. L’école formait de hauts fonctionnaires qui devaient administrer les colonies belges. Dans ce contexte, l’Européen était présenté comme supérieur, avec la couleur de peau comme critère de distinction entre « civilisé » et « primitif ». De ce raisonnement découlait le devoir de « l’Occidental civilisé » de civiliser cet « autre primitif », ce qui servait d’excuse pour dominer et exploiter cet autre et piller ses ressources naturelles. Outre le bâtiment principal orné de symboles tels que l’étoile coloniale, on peut encore voir la villa du directeur dans le jardin, également en style colonial, et le socle vide sur lequel reposait la statue du baron Dhanis, le vice-gouverneur général de l’État indépendant du Congo, retirée de là et entreposée dans le dépôt en plein air du musée du Middelheim. Cartes postales de l’ancienne École coloniale

supérieure de Belgique, vers 1935, © Collection Bob Vermerght
L’École coloniale supérieure était un des lieux prééminents en Belgique de l’élaboration de la pensée impérialiste, le moteur du colonialisme belge (et européen) : étendre le pouvoir politique, économique et culturel d’un État à d’autres régions. La population belge (et européenne) était tellement imprégnée de ladite supériorité européenne – à travers l’enseignement, l’église, les médias, l’art et les expositions (universelles) – que cette vision coloniale, souvent inconsciente, contribue à ce jour à donner corps à la réalité. La colonisation d’autrefois déteint encore et toujours sur les structures du pouvoir et l’impérialisme continue à exister sous des formes contemporaines telles que les échanges commerciaux inégalitaires entre l’Europe et l’Afrique. Ainsi, le terme de décolonisation est usité de nos jours dans des sens bien plus étendus et plus complexes que la seule proclamation de l’indépendance.

Carte postale de l’ancienne École coloniale supérieure de Belgique, vers 1935, © Collection Bob Vermerght

© Ibrahim Mahama & Apalazzogallery
Ibrahim Mahama
6 Dokpeda 2012-2021, 2021
Mahama rompt le « silence monumental » de ce site colonial. La mission et l’existence même de l’ancienne École coloniale supérieure ont sombré dans l’oubli, camouflées par le rattachement de l’édifice à l’Université d’Anvers. En couvrant une partie de la façade de ses sacs de jute caractéristiques, Mahama se focalise sur ce camouflage. Il incite le visiteur à se demander ce qui se dissimule derrière cet écran. En fixant les sacs à la façade d’un institut d’enseignement, cet écran sombre fait référence au manque d’intérêt pour l’histoire coloniale dans notre instruction ainsi qu’à l’imposition au reste du monde des systèmes occidentaux de connaissance et de savoir.
Pélagie Gbaguidi
°1965, Dakar (Sénégal), d’origine béninoise, vit et travaille à Bruxelles (Belgique).
7 The Missing Link. Dicolonisation Education By Mrs Smiling Stone (2017-21)
Gbaguidi se penche ici sur le rôle de l’enseignement dans l’impérialisme et le racisme afférent. Ici, dans ce lieu, on a inculqué la vision coloniale comme l’illustre le film promotionnel de 1939, Sous l’étoile d’or. La population belge dans son ensemble s’est vu inculquer, entre autres par le biais de l’instruction scolaire, que l’entreprise coloniale était respectable. La vérité lui était cachée, comme en témoignent les sculptures voilées de l’installation représentant des personnes noires châtiées. Nous vivons encore avec cet héritage. Tant que l’enseignement n’investira pas davantage dans la transmission de l’histoire coloniale et la déconstruction des stéréotypes, les blancs continueront à considérer leurs prochains noirs ou de couleur comme des créatures inférieures. Gbaguidi donne l’exemple en animant un atelier sur le stéréotypage dans une classe anversoise. Les dessins des élèves sont intégrés à l’installation.
Avec : film d’archives Sous l’étoile d’or de Hélène Schirren (1939)
Collections Cinematek – Cinémathèque royale de Belgique, Bruxelles et AfricaMuseum, Tervueren ; © Hélène Schirren, AfricaMuseum, Tervueren et Cinematek.

© Zahia Rahmani & INHA, Paris
Zahia Rahmani
°1962, Makouda (Algérie), vit et travaille à Paris et dans l’Oise (France).
8 Seismography of Struggle, Towards a Global History of Critical and Cultural Journals (2017-21) avec INHA
Dans cette installation, on voit défiler plus de 900 couvertures, manifestes, textes et pamphlets. Il s’agit un à un de formes de résistance politique et culturelle contre le colonialisme et l’impérialisme occidental. Les documents proviennent de magazines et d’autres publications du monde entier, du XVIIIe siècle à la fin du XXe siècle. Nous sommes témoins de la réécriture de l’histoire coloniale. Les administrations coloniales ont escamoté les signes de civilisation et de résistance pour maintenir le mensonge que « l’Occidental civilisé » avait le devoir de civiliser « l’autre primitif ». Rahmani a effectué des années de recherche pour réunir et révéler ce matériau en vue de rectifier l’image biaisée. Cette installation apporte enfin, soixante ans après sa fermeture, la perspective africaine dans l’ancienne École coloniale supérieure de Belgique.

© Bodys Isek Kingelez & Miam Après cette exploration de Congoville dans l’ancienne École coloniale supérieure, le parcours nous ramène au musée du Middelheim.
Lieu : Pavillon de la collection
Bodys Isek Kingelez
°1948, Kimbembele Ihunga (Congo belge), a déménagé en 1970 à Kinshasa (RDC), où il est décédé en 2015.
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Atandel (2000) Prismacongo (2000) 2001 (2001) Mickaël (2001) Armostrong Ville (2001) Sète en 3009 (2000)

© Bodys Isek Kingelez & Ferdinand Fabre Kingelez a créé des maquettes, allant de bâtiments à des villes entières, des fantaisies architecturales qui marient des éléments de sa ville d’accueil Kinshasa et des composants rencontrés aux quatre coins du monde ou nés de son imagination. Il ne s’agit pas d’univers oniriques et escapistes, mais d’alternatives utopistes à la réalité urbaine parfois sinistre. Ces maquettes en carton sont des propositions qui tentent de réaliser les idéaux brisés du monde postcolonial. Comment offrir un meilleur enseignement et de meilleurs soins de santé ? Mais aussi, comment imaginer des villes joyeuses, colorées, qui promettent à tous et toutes liberté, justice et paix ? L’œuvre de Kingelez nous rappelle qu’il est possible de concevoir des alternatives et que le monde n’est pas voué à être tel qu’il l’est en ce moment.


© Jean Katambayi
Jean Katambayi
°1974, Lubumbashi (RDC), vit et travaille à Lubumbashi.
10 MM / Afrolampe (2021)
MM sont les initiales de Ma Maison et de Musée du Middelheim. Katambayi crée une copie à échelle réduite de la maison de mineurs où il a grandi, à proximité des mines du Katanga, et utilise du cuivre de ces mines pour la façade. Il transpose ainsi une partie de la vie des mineurs au Congo dans un parc de sculptures en Belgique. Il établit de la sorte un lien entre le dur labeur qu’accomplissent les travailleurs congolais, le pillage des ressources naturelles du Congo et la vie détendue en Europe. L’ampoule impressionnante qu’on aperçoit dans la maison est une nouvelle sculpture inspirée de sa série de dessins, Afrolampes. La lampe symbolise l’électricité et la lumière, mais le câblage complexe fait référence aux multiples pénuries de ces éléments dans l’actuelle RDC. Les considérables réserves de cuivre du Katanga (le cuivre est un matériau important pour la fabrication de câblage électrique) continuent à bénéficier à d’autres, non pas à la population locale.

© Sven Augustijnen & SMAK
Sven Augustijnen
°1970, Malines (Belgique), vit et travaille à Bruxelles (Belgique).
11 AWB 082-3317 7922 (2012)
Cette œuvre constitue un « tombeau fantôme politique » pour Patrice Lumumba (1925-1961), le premier Premier ministre du Congo après l’indépendance, assassiné par une coalition des autorités belges, états-uniennes et katangaises. Mais à ce jour, Lumumba n’a toujours pas de sépulture. Le vélo était son moyen de transport favori. Les sacs de charbon de bois et l’arbre auquel le vélo est attaché renvoient à l’arbre contre lequel il a été exécuté, avec deux compagnons politiques. Un arbre sans doute réduit en cendres ensuite pour ne laisser aucune trace. En même temps, un cycliste transportant du charbon de bois produit lui-même à l’arrière de son vélo est une image quotidienne sur les routes de la RDC. Le titre fait référence au numéro de la lettre de transport aérien du colis contenant le charbon de bois et le vélo envoyé en Belgique du village où Lumumba et ses deux compagnons ont été assassinés. Le colis n’est cependant jamais arrivé. Cette perte en cours de route entre l’Afrique et l’Europe, ainsi que la sérialité et l’anonymat de ces codes administratifs font écho à cette « affaire non élucidée », et au sens plus large, à l’histoire belgo-congolaise postcoloniale.

© Ângela Ferreira
Ângela Ferreira
°1958, Maputo (Mozambique), s’est installée au Cap en 1975, a déménagé au début des années 90 à Lisbonne (Portugal) et vit et travaille aujourd’hui entre Le Cap et Lisbonne.
12 Independence cha cha (2014 / 2021)
Cette installation sculpturale est une copie en bois de la façade d’une station-service à Lubumbashi (RDC). L’architecte belge Claude Strebelle a conçu ce bâtiment moderniste dans les années 50 pour la ville qui s’appelait encore Élisabethville à l’époque. Le jeu de lignes moderne symbolisait l’optimisme du colonialisme dit progressiste. En montrant uniquement la façade du bâtiment, Ferreira met en évidence qu’il ne s’agissait que de vaines promesses. La réalité d’Élisabethville, c’est qu’elle était une ville ségréguée, réservée aux blancs. Une idée que l’artiste développe dans des vidéos. Dans l’une d’elles, deux habitants de Lubumbashi, perchés sur le toit de la station-service, chantent une chanson traditionnelle qui évoque les horreurs du travail dans les mines – symbole de ces vaines promesses que le colonialisme produirait progrès et prospérité pour les Congolais. Dans une autre vidéo, on entend une version triste du tube de l’indépendance du Congo – symbole de la coquille vide que s’est avérée l’indépendance.
Lieu : Pavillon Braem
En introduction, deux autres films sont projetés au pavillon Braem : Albert et André visitent Bruxelles, de SOFIDEC (1949)
Collection Cinematek Royal Belgian Film Archive, Brussels; copyright Cinematek & Memento Productions En Belgique, Les Notables congolais, de Paul Lonchay pour INFORCONGO (1956)
Collection AfricaMuseum, Tervueren ; © AfricaMuseum, Tervueren & Paul Lonchay.
Ces films de propagande coloniale, comme Les Marins congolais à Anvers déjà présenté, montrent des visiteurs congolais à qui on fait visiter des curiosités et des monuments belges, tels que la Grand-Place de Bruxelles ou la Tombe du Soldat inconnu (qui ne commémore pas les soldats congolais morts au front durant la Première Guerre mondiale). On voit ici que si des monuments ont en principe vocation à commémorer et à rendre hommage, ils peuvent aussi exclure, offenser et humilier. Les œuvres présentées dans le pavillon Braem se penchent sur les événements et les personnalités qu’on commémore et célèbre dans nos récits et nos monuments. Bien avant les protestations récentes contre les monuments coloniaux, les artistes s’interrogeaient déjà sur les histoires à raconter ou à ne pas raconter. Ils nous invitent à y réfléchir ensemble.

© Hank Willis Thomas & Maruani Mercier
Hank Willis Thomas
°1976, Plainfield (New Jersey, États-Unis), vit et travaille à New York (États-Unis).
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En 2019, Thomas a réalisé une série autour de la relation entre Anvers et le Congo. Le regard de l’artiste est imprégné du régime colonial de Léopold II au Congo. Cette perspective définit sa perception de la ville dont la symbolique visuelle comporte des mains séparées de leur corps.
Cette association personnelle et artistique peut aussi être perçue comme pénible ou exagérée. La signification de ces symboles anversois provient de fait d’une tout autre origine, bien plus connue de la population anversoise et flamande et belge. À Anvers, la main est intrinsèquement liée au nom de la ville et symbolise les droits et les libertés citadines. Cette symbolique remonte au XIIIe siècle.


© Hank Willis Thomas & Maruani Mercier Le biscuit en forme de main date quant à lui de 1934. Il est l’invention d’un pâtissier juif. Aujourd’hui, on peut le considérer comme un produit régional. La version en chocolat date des années 2000 et a fait une percée comme l’une des friandises anversoises par excellence.
La pratique de l’amputation des mains appartient à la période la plus cruelle de l’histoire coloniale de la Belgique, celle de l’État indépendant du Congo sous la houlette du roi Léopold II.
Pour l’artiste, les associations font référence au rôle que la ville a joué dans l’importation de matières premières précieuses de la colonie. En mélangeant visuellement les images dans ses œuvres, l’artiste souhaite rendre sa perspective de l’histoire tangible et permettre la coexistence de plusieurs interprétations.



© Hank Willis Thomas & Maruani Mercier
500 Euros Ivory Tower (2019) Brabo and the Ivory Tower (2019) Antwerp, Belgium to Boma, Congo at Dakar (2019)
Les trois œuvres photographiques sont des sérigraphies sur vinyle rétroréfléchissant, ce qui permet de placer une seconde image sous la première qui n’apparaît que sous le flash d’un appareil photo de téléphone portable. Ce téléphone portable fait référence à l’exploitation des ressources naturelles de la RDC pour l’enrichissement et le confort des Occidentaux. Cette exploitation n’est pas nouvelle : autrefois, il y avait l’ivoire (500 Euros Ivory Tower), aujourd’hui, le coltan (pour la téléphonie mobile, entre autres). Dans Brabo and the Ivory Tower, l’artiste établit un lien entre l’exploitation de l’ivoire et, en fonction de la perspective, soit l’enrichissement de la ville d’Anvers (la grande fontaine sur la Grand-Place), soit l’exploitation impitoyable des travailleurs. Antwerp, Belgium to Boma, Congo at Dakar attire l’attention sur le port d’Anvers qui, jusqu’à l’avènement du transport aérien, était la porte entre la Belgique et les colonies. Les voyageurs partaient d’Anvers et y arrivaient, mais ce sont surtout les marchandises qui entraient par cette voie dans le pays et contribuaient à la prospérité d’Anvers.

© Hank Willis Thomas & Maruani Mercier
© Hank Willis Thomas & Maruani Mercier

Antwerpse Handjes (sculptural wall piece inspired by Belgian Antwerpse Handjes) (2019)
Les « mains anversoises » forment un motif qui fait référence au célèbre textile du royaume de Kuba (qui se situait au sud-ouest de l’actuelle RDC). L’histoire de la Belgique et celle du Congo sont imbriquées, mais il s’agit d’une histoire de violence, même si les apparences sont belles.
Justice, Peace, Work (Stolen Sword Punctum) (2019)
Cette sculpture se focalise sur le geste triomphant d’Ambroise Boimbo qui a volé le sabre du roi Baudouin le jour de l’indépendance du Congo. Un acte que le photographe allemand Robert Lebeck a immortalisé. Ici, l’artiste ne voit plus le motif de la main comme une icône de violence et de souffrance, mais de victoire et de libération. Cela pourrait constituer un nouveau monument pour Congoville, un monument réalisé à partir d’une perspective africaine.

© Simone Leigh
Simone Leigh
°1967 à Chicago (États-Unis), vit et travaille à Brooklyn, New York (États-Unis).
14 No Face (cobalt) (2016)
L’œuvre de Simone Leigh s’articule autour de l’invisibilité de l’expérience des femmes noires. La figure féminine n’a pas de visage : les femmes noires devaient cacher leurs pensées et leurs émotions pour survivre. En même temps, le personnage au long cou a un port de tête altier, une référence aux anciens bustes de reines égyptiennes et à la beauté de la peau foncée. Le choix de la céramique et des boutons de rose artisanaux accentue ces références : il s’agit de matières et de techniques typiquement féminines, longtemps considérées comme de la pacotille. Les femmes ne produisaient soi-disant pas plus que des objets utilitaires anonymes. Pour Leigh, utiliser ces matières et ces techniques dans sa pratique artistique, c’est rendre au travail des femmes le statut qui lui revient.

© Sammy Baloji & Sindika Dokolo Foundation
Sammy Baloji
°1978 à Lubumbashi (RDC), vit et travaille en alternance à Bruxelles (Belgique) et à Lubumbashi.
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The Other Memorial (2015)
Les monuments célèbrent des souvenirs spécifiques, ils ne racontent pas (toute) l’histoire. Ainsi, l’Église du Sacré-Cœur de Cointe à Liège commémore les soldats alliés morts durant la Première Guerre mondiale. La coupole de l’église est composée de treize tonnes de cuivre provenant des mines du Katanga, extraites par des forçats congolais. Néanmoins, les plaques commémoratives de l’église ne portent pas de noms de soldats congolais tués lors de la Grande Guerre. Avec ce même cuivre, Baloji a créé une nouvelle demi-coupole pour leur rendre hommage. Sur la surface sont entaillés des motifs lubas et lundas que portaient les corps dans sa région natale au Katanga. Les autorités coloniales ont

© Sammy Baloji & Imane Farès interdit ce rituel corporel « non chrétien ». Par conséquent, la signification de ces motifs s’est en grande partie perdue, mais l’artiste en a retrouvé sur des photographies d’archives ethnographiques. Ainsi, il intègre dans cette œuvre aussi bien les soldats que les mineurs.
Untitled (2015 / 2021)
Le cuivre katangais était une ressource naturelle indispensable pour l’artillerie durant les deux guerres mondiales. On s’en servait, entre autres, pour la fabrication de douilles d’obus. Les soldats gravaient souvent des personnages sur ces douilles : à la fois pour conjurer la peur dans les tranchées et pour tuer le temps et l’ennui pendant leur convalescence. À ce jour, on trouve encore de telles douilles dans des livings et des cafés en Belgique, certainement en Flandre occidentale. Elles sont posées sur des manteaux de cheminée ou font office de pots de fleurs. Baloji aussi met des plantes dans ses douilles : des plantes du Congo dans du cuivre congolais. Même la très flamande sansevière se révèle un héritage de la colonisation belge ! Congoville est partout.
© Elisabetta Benassi & Magazzinno Arte Moderna

Chaque dernier samedi du mois, le performeur Douglas Park fera une lecture du Soliloque du roi Léopold (1905) de l’écrivain états-unien Mark Twain. À l’époque, cette satire fut l’accusation la plus virulente contre le roi Léopold II.
Elisabetta Benassi
°1966 à Rome (Italie), vit et travaille à Rome.
16 M’FUMU (2015)
M’Fumu était le surnom du militant et nationaliste congolais Paul Panda Farnana (1888-1930). Il était le premier Congolais à avoir obtenu un diplôme d’études supérieures en Belgique. Il est possible qu’il ait visité le musée colonial de Tervueren lors de son séjour en Belgique, en prenant le tram 44. Benassi a conçu un abribus macabre pour cette ligne de tram populaire qui relie Bruxelles à l’AfricaMuseum, le plus vaste et le plus idéologique des vestiges du colonialisme belge sur le territoire national. En tant qu’agronome, Farnana était sans doute parfaitement conscient de la destruction de la nature qui allait de pair avec la colonisation et à laquelle font écho les moulages d’ossements d’animaux tropicaux avec lesquels est construit l’abribus. Il s’agit donc d’un lieu de deuil et de prise de parole pour exiger la vérité et la justice.


© Kapwani Kiwanga
Kapwani Kiwanga
°1978 à Hamilton (Ontario, Canada), est d’origine tanzanienne et vit et travaille à Paris (France).
17 Flowers for Africa: Rwanda (2019)
Cet arc de triomphe est une copie de l’arc érigé au Rwanda en 1961 à l’occasion de la proclamation de la République (l’indépendance sera entérinée en 1962). Les pays africains ont célébré leur indépendance de manières diverses, mais dans sa série Flowers for Africa, Kiwanga se focalise sur l’une des plus éphémères : les arrangements floraux. L’arc est revêtu d’eucalyptus, une plante indigène du Rwanda. Les fleurs se fanent au bout d’un temps et les plantes dépérissent aussi, autrefois comme aujourd’hui. Cet étiolement symbolise la rapide perte d’éclat de l’indépendance, mais constitue aussi une réflexion sur les histoires et les mémoires qu’on conserve, ou pas, et qui contribuent, ou pas, à l’historiographie.

© Pascale Marthine Tayou & Galleria Continua
Pascale Marthine Tayou
18 La Paix des Braves (2019 / 2021)
Des pavés symbolisent les manifestations et les révolutions. Tout au long de l’histoire, jeter des pierres a fait partie des révoltes et autres insurrections : de la révolution de Juillet 1830 en France aux Intifadas palestiniennes en passant par Mai 68. Mais les plus vaillants sont ceux qui ont mis fin aux soulèvements : ils et elles ont hissé le drapeau blanc, symbole international de la paix. Le moment où les armes se taisent est le seul qui plaise à Tayou. « Tout le reste est superflu. » Enterrer la hache de guerre, arrêter de se braquer requiert du courage. L’installation combine la nécessité de réparation – après la destruction de ce qui était préjudiciable – et le vœu de réconciliation – toutes les couleurs de ce tas de pierres coopèrent pour parvenir à la paix.

© Maurice Mbikayi & Galila Barzilai Hollander & Officine dell’Imagine, Milano Lieu : Gloriette
Maurice Mbikayi
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Princesse Mathilde La Kinoise (2018) Mademoiselle Amputée (2019)
Ces deux personnages féminins incarnent la relation entre l’enrichissement des classes supérieures belges et l’exploitation du Congo. Elles aussi sont habillées de déchets électroniques recyclés du XXIe siècle, de même que The Aesthetic Observer. Mais leurs costumes font référence à la fin du XIXe siècle lorsque Léopold II régnait de son sceptre de fer sur le Congo. Ainsi, il forme un arc entre l’exploitation d’hier et d’aujourd’hui. De l’enfant à la main amputée sous la houlette de Léopold II aux enfants qui extraient aujourd’hui le coltan pour alimenter nos appareils électroniques. Mathilde, la reine des Belges, est présentée comme une dame de Kinshasa : la famille royale de Belgique s’étant fortement enrichie grâce au Congo, tous les descendants royaux sont des Kinoi·se·s. Inversement, la dame congolaise mérite le respect royal pour toutes les épreuves et difficultés qu’elle surmonte au quotidien.