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UNE CIVILISATION DE FEU
Pour ma part, je pense que cela commence par un parc et que cela se termine en parking – ils finissent toujours par réussir, d’une façon ou d’une autre, à entasser des voitures2 .
Ma première job était une job de pompiste dans un gaz bar sur la RiveSud de Québec. c’est en mettant du pétrole dans des chars à raison de 40 heures par semaine (mes parents étaient ravis, ils trouvaient que j’avais une bonne situation) que j’ai pu acheter mon premier bazou à l’âge tendre de 16 ans. Je suis une personne de « la région » (selon les lignes de la géographie coloniale), et exception faite de mes années métropolitaines, je me suis toujours déplacée à l’aide d’un moteur à explosion : une Mazda, une Suzuki, une toyota, une nissan, une autre Mazda, une Volks au diesel trafiquée et une Volks au gaz gagnée à la loterie de la fraude environnementale, et à travers tout ça deux pick-up japonais. Quand je vais acheter une pinte de lait bio au village (toujours disponible en plusieurs marques), je brûle deux pots Mason de belle gazoline claire. J’y pense à chaque fois : je roule en cocktail Molotov. Je suis comme mon ami Étienne qui a pleuré en voyant les images des animaux abandonnés dans les bâtiments de ferme pendant les inondations dans la vallée de la Fraser, et qui a aussi initié l’été dernier son fils de six ans aux joies du motocross, comme son père l’avait fait pour lui. Et je suis comme cet humoriste radio-canadien qui raconte s’être commandé par internet une boîte d’Oreo à saveur de gâteau aux carottes pour le kick. On sait que notre manière de vivre est une organisation explicite de l’autodestruction.
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La manière d’habiter la terre définie par le moteur à explosion résume tout ce qui s’appelle dans cette civilisation fossile plaisir, gâterie, luxe, relaxation, aventure, esthétique : des quads qui se baladent entre les cabanes à patates dans l’arrière-pays québécois jusqu’aux superyachts qui mouillent dans les ports les plus prestigieux de la Méditerranée, en passant par les après-midis de ski nautique à 200 $ de gaz à l’heure sur les lacs du nord ; des mythiques virées sur les autoroutes interurbaines du continent aux vacances en motorisé de terre-neuve jusqu’à Las Vegas ; des sauts de puce à Philadelphie ou à Boston pour s’assoir quelques heures à la table d’un grand chef, jusqu’aux excursions en famille en asie du Sud-Est, aux croisières sur le Danube, au tourisme dans l’espace et au souffleur à feuilles mortes. Le divin explosif est, comme les armes à feu dans les Walmart américains, en vente libre à la pompe. comme on le scande ces temps-ci devant les parlements capitalistes : liberté !
notre territoire est foncièrement, intégralement et irrémédiablement un territoire fossile.
Que l’on se balade en char électrique, en vélo partagé, en autobus de ville ou en monster truck, que nous mangions bio ou au costco, que nous habitions au fond d’un rang avec vue sur la trail de skidoo qui passe derrière une ferme de données, dans une banlieue bercée par le va-et-vient des camions qui sortent au compte-goutte de la carrière de sable, à la croisée de deux autoroutes d’où on entend le grondement continu des voitures, dans un trois et demi périurbain survolé par des avions commerciaux qui décollent et atterrissent jour et nuit, ou au sommet d’une tour en plein centre-ville prise d’assaut par le bruit des marteaux piqueurs qui défont l’asphalte pour mieux le refaire, nous opérons, qui que nous soyons, dans une topographie automobile, forgée par le charbon, le pétrole, les métaux rares et les relais électriques et nucléaires qui soutiennent et prolongent ce cadre et cette structure. notre forme de vie est définie par une vitesse spécifique, c’est-à-dire un rapport espace-temps, qui est celui de la mobilité apocalyptique.
cette vitesse fossile est celle de notre survie et en même temps celle par laquelle on périt : toute la structure d’approvisionnement en biens essentiels et en biens de luxe, et une grande part de la capacité de chacun à capter des capitaux pour assurer l’accès à ces biens essentiels ou de luxe, repose sur la capacité individuelle et collective d’opérer ce paysage, sera-t-il prolongé par sa conversion électrique et nucléaire et par l’économie numérique.
Pour tout dire : nous mangeons, nous nous logeons, nous nous habillons en mettant le feu, et les enfants sniffent du gaz et de la poussière de charbon, les avions de chasse de l’Otan font du rase-motte au-dessus de glaciers qui fondent, et le congo, un des cœurs stratégiques de la transition écologique mondiale et « laboratoire qui rassemble toutes les barbaries que l’homme et l’impérialisme sont capables de produire à des fins capitalistes3 », compte plus de 5 millions de morts.
Si certains peuples peuvent dire qu’ils sont le peuple du caribou, ou le peuple du poisson blanc, parce qu’ils vivent de ces animaux, nous, les industrialisés de tout acabit, nous sommes le peuple des explosifs. Et on est en train de se faire sauter.
Fascisme Fossile
Pendant les inondations qui ont touché la colombie-Britannique en novembre 2021, alors que cédait une digue retenant les eaux de la rivière Fraser, un incendie s’est déclaré dans le stationnement d’un concessionnaire de véhicules récréatifs de la ville d’abbotsford, Bc. Sur les images diffusées, on pouvait voir entre les bras d’eau inondant la Sumas Prairie une colonne de fumée noire s’élevant au-dessus de la centaine de mastodontes d’acier enflammés, qui menaçaient de réduire en cendre les lignes à haute tension situées à proximité du site. nous sommes ici chez nous.
La même semaine, la presse rapportait l’acquittement de Kyle Rittenhouse prononcé par une cour de justice du Wisconsin. L’adolescent a tué deux personnes par balle pendant une manifestation du mouvement Black Lives Matter. Selon la loi en vigueur, il est légal de se promener dans les rues de Kenosha avec une arme d’assaut en bandoulière. Et Rittenhouse, a selon les juges qui se sont penchés sur l’affaire, bel et bien exercé son droit à la légitime défense en ouvrant le feu sur des manifestants qui ont tenté de le désarmer et qui, ce faisant, lui ont fait « peur ». inspiré par les mouvements d’autodéfense suprémacistes blancs, le jeune homme s’était rendu sur les lieux pour protéger un concessionnaire automobile contre les possibles attaques des manifestants. « Quand et comment “être blanc” est-il devenu synonyme de “brûler des énergies fossiles” ?4 », demande le collectif Zetkin. ces événements ont eu lieu juste après la fin du sommet de la cOP26 à Glasgow, où l’accord signé évoque une timide sortie progressive du charbon et des subventions aux combustibles fossiles, reconnaissant par là, pour la première fois, que les énergies fossiles sont la cause de la très grande part des émissions de cO₂ et de gaz à effet de serre. Le Devoir a écrit à cette occasion qu’on « sait maintenant que la planète se dirige vers un réchauffement qui dépassera selon toute vraisemblance les 2,7 °c, si aucune action politique draconienne n’est imposée incessamment. chez nous, ce sera encore davantage : de 2 à 4 °c d’ici 2050 ; de 4 à 7 °c au sud du Québec et de 5 à 10 °c d’ici 2100. ces réchauffements entraîneront des phénomènes météorologiques extrêmes…5 ».
En marge du sommet écossais, le premier ministre britannique de l’époque Boris Johnson a expliqué ceci aux journalistes : « When the Roman empire fell, it was largely as a result of uncontrolled immigration – the empire could no longer control its borders, people came in from the east and all over the place6. » La « civilisation » peut progresser, mais elle peut aussi subir des reculs, a dit Johnson, et cela devrait servir selon lui d’avertissement devant les conséquences indésirables des mouvements migratoires liées aux changements climatiques, si ceux-ci ne sont pas pris en charge.
Le populisme de droite délaisse ainsi graduellement le négationnisme climatique pour proposer une défense « verte » de la nation : contrôler les hausses de température pour limiter les flux migratoires, et limiter les flux migratoires pour protéger le terroir national de la pollution que constitue l’immigration. Plusieurs analystes s’attendent à ce que cette tonalité nationaliste-verte devienne dominante dans les pays occidentaux, à l’heure où les États-Unis apparaissent sur une liste des pays du monde où les reculs démocratiques sont préoccupants7.
La concrétisation des effets massifs de la poursuite d’une civilisation fossile est inscrite dans le destin de l’impérialisme européen dont tous.tes les terrien.ne.s héritent, qu’ils et elles le veulent ou non. nous nous trouvons en conséquence, à l’échelle du monde, confronté.e.s à une reconfiguration des forces politiques où des luttes s’inaugurent au nom d’une identité pétrolifère et automobile, mais aussi pour ce qu’on pourrait appeler la défense du privilège de la vitesse fossile. En 2016, on a répertorié « 832 véhicules automobiles – voitures et camions –pour 1000 habitants aux États-Unis, contre 36 en inde, 39 en afrique et 606 en Europe de l’Ouest8 ».
5. Marie-andrée chouinard, « La “tempête parfaite” », Le Devoir, 22 novembre 2021, https://www. ledevoir.com/opinion/editoriaux/648906/environnement-la-tempete-parfaite.
6. cité dans Oliver Milman, The Gardian, 21 novembre 2021, https://www.theguardian.com/ environment/2021/nov/21/climate-denial-far-right-immigration.
7. Selon l’international institute for Democracy and Electoral assistance. Voir notamment Fabien Deglise, « Pour la première fois, les États-Unis sont considérés comme une “démocratie en recul” », Le Devoir, 23 novembre 2021, https://www.ledevoir.com/monde/649068/ pour-la-premiere-fois-les-etats-unis-sont-consideres-comme-une-democratie-en-recul.
La proposition d’une taxe carbone directement à la pompe a incidemment été l’élément déclencheur de la mobilisation des Gilets jaunes en 2018 en France, pendant laquelle les classes populaires ont occupé, de manière éloquente, les ronds-points. On y revendique l’accès abordable au pétrole, qui permet de travailler, de nourrir sa famille, de payer le loyer. Les gens ordinaires, protestant contre la vie chère, veulent du pétrole, leur vie en dépend – et ils ont bien raison : toute la vie telle que nous l’avons toujours connue repose sur la vitesse fossile inaugurée par les pratiques industrielles de combustion.
En Pologne, le gouvernement résiste vigoureusement aux injonctions pressantes de l’Union européenne de se plier aux règles environnementales en vigueur et de fermer ses mines de charbon. On en fait une question de souveraineté et d’autonomie, tout comme les tenants du Wexit en alberta, qui considèrent l’option de se séparer du reste du canada pour protéger l’industrie des sables bitumineux de la province : « notre » charbon, « notre » pétrole, « nos » emplois payants, « notre » mode de vie.
Le nationalisme énergétique sert alors de contrepied aux politiques de décarbonation de l’économie, et la fierté nationale d’antidote contre l’éco-anxiété. c’est ce qu’a affirmé à sa manière le premier ministre du Québec lors de son passage à la cOP26, disant que le Québec devait être fier de tirer son épingle du jeu dans la nouvelle économie mondiale de l’énergie plutôt que de s’inquiéter des conséquences des changements climatiques subis et à venir. cette convergence du patriotisme et de la revendication de la vitesse fossile prend parfois une tournure psychotique : le jeune homme qui a ouvert le feu dans un Walmart de El Paso en 2019 et tué 23 personnes a affirmé : « The environment is getting worse by the year. Most of y’all are just too stubborn to change your lifestyle. So the next logical step is to decrease the number of people in america using resources. if we can get rid of enough people, then our way of life can become more sustainable9. » Dans cette version terroriste de l’analyse climatico-raciste de Boris Johnson, on en arrive à énoncer qu’il faut tuer des gens pour protéger notre mode de vie. c’est l’affleurement figuratif de ce qu’on peut appeler avec les gens du collectif Zetkin le « fascisme fossile ».
Et pour assurer leur auto-mobilité dans un monde de plus en plus inégalitaire et pollué, celleux qui pourront se le permettre se procureront le tout nouveau tank X, qui est selon le manufacturier le SUV le plus puissant du monde, vendu avec « optional bullet proof and military package ».
Les pays occidentaux se donnent des cibles de réduction des gaz à effets de serre, tout en tenant pour acquis le maintien du mode de vie occidental associé à la vitesse fossile.
Dans cette conjoncture, les ressources pétrolifères du continent africain constituent des réservoirs spéculatifs chaudement disputés par l’industrie pétrolière, et « des projets d’exploration et d’exploitation de réserves d’énergies fossiles récemment découvertes sont en cours dans 48 des 54 pays du continent », selon Radio-canada. Plus encore :
« Les deux tiers des projets d’énergies fossiles en afrique sont portés par des multinationales étrangères [dont plusieurs sont canadiennes] et la majorité est tournée vers l’exportation10. » il y va d’une forme de « pétrocolonialisme » articulé à l’horizon du fascisme fossile, qui selon ina-Maria Shikongo discutant de la prospection dans le delta de l’Okavango entre la namibie et le Botswana, reconduit le mode de vie occidental au prix de la destruction des vies africaines :
Vous ne pouvez pas parler de réduire les émissions de votre côté de la planète, mais ensuite venir relâcher 1,4 milliard de tonnes de cO2 de notre côté… comment pouvez-vous littéralement préférer mettre en danger nos vies plutôt que cette entreprise ? Les gens doivent comprendre que pour atteindre ces objectifs au niveau mondial, [cela signifie] que les entreprises produisent davantage d’émissions en afrique, ce qui n’est pas juste. il y aura plus de réfugié.e.s climatiques, plus de crimes contre l’humanité et pour quoi ? Pour que nous puissions continuer à nourrir cette avidité. c’est de l’esclavage à un autre niveau, c’est une continuation du colonialisme. La transition doit viser à sauver des vies, pour que tout le monde ait droit à une part équitable. nous avons toutes les matières premières, mais nous vivons dans la pauvreté, mais c’est une pauvreté imposée11.
Selon des études onusiennes, le continent africain est responsable de 3,8 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Or, il sera vraisemblablement surexposé aux effets de l’extraction. Se déploie alors le spectre de ce que Malcolm Ferdinand a appelé « chimie des maîtres » à propos de l’usage du chlordécone dans les antilles, « cette configuration de l’habiter colonial où la condition toxique est à la fois la conséquence de l’exploitation capitaliste de ces écosystèmes par ces maîtres et la cause qui renforce la domination de ces territoires par ces mêmes maîtres12 ».
10. Thomas Leblanc, « “En afrique, exploiter notre pétrole, c’est une question de survie” », Radio-Canada, 17 novembre 2022, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1933308/ afrique-exploiter-petrole-survie-cop-27-etienne-leblanc.
11. citée dans Lee Wengraf, « L’afrique sera-t-elle la dernière frontière pétrolière ? », Contretemps, 13 novembre 2021, https://www.contretemps.eu/afrique-ressources-frontiere-petroliere/.
On va brûler la terre à notre guise, et éliminer au besoin qui nous bloque la route – populations qui vivent dans les régions ressources, environnementalistes, manifestant.e.s, immigrant.e.s, réfugié.e.s. Parce que « c’est comme ça qu’on vit », cela dit, alors que l’on sait qu’il y a « 56 pays dans le monde où les émissions annuelles par personne sont inférieures à celles d’un passager d’un vol Londres-new York13 », sachant que « les dépenses annuelles concernant les 5000 à 6000 superyachts répertoriés dans le monde en 2020 [dont les besoins en essence sont de 500 litres par heure de navigation pour un bateau d’environ 70 mètres] correspondent au – pourraient effacer le – total des dettes des pays dits “en développement”14 », et sachant que les particules fines issues de la combustion du pétrole tuent 9 millions de personnes par année (plus que la cOViD-19 ces trois dernières années)15.
12. Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale, Paris, Seuil, 2019, p. 184.
13. andreas Malm, Comment saboter un pipeline, Montréal, Éditions de la rue Dorion, 2020, p. 117.
14. Grégory Salle, Superyachts. Luxe, calme et écocide, Paris, Éditions amsterdam, 2021, p. 46.
15. « The fossil fuel industry through airborne particulate matter alone annually kills far more people every year than covid-19 has in three years. Recent studies conclude that nearly 9 million people a year die from inhaling these particulates produced by burning fossil fuel. it’s only one of the many ways fossil fuel is deadly, from black lung among coal miners and cancer and respiratory problems among those near refineries to fatalities from climate-driven catastrophes such as wildfire, extreme heat and floods. » Rebecca Solnit, « Fossil Fuels Kills more People than covid. Why are we so Blind to the Harm of oil and gas? », The Guardian, 28 février 2023, https://www.theguardian.com/commentisfree/2023/feb/28/ fossil-fuels-kill-more-people-than-covid-why-are-we-so-blind-to-the-harms-of-oil-and-gas.