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DJIAN, L’INCENDIAIRE
Qui en France sait mieux parler de littérature que Philippe Djian ? Pas grand monde, comme il le prouve encore lorsque nous le rencontrons à Biarritz, où il vit et travaille. Conversation avec un orfèvre de la langue, un passeur attentif, un écrivain libre et terriblement attachant.
Philippe Djian a changé ma vie. C’était en 2002. J’avais 20 ans. Nous étions en été. Le soleil tapait fort. Je me réfugiais dans une librairie en quête d’un peu d’ombre et de fraîcheur. Pour tuer le temps, j’ouvrais un livre et en lisais machinalement la première phrase : « On lui avait cassé les dents. » Tel un mantra, je me la répétais plusieurs fois dans la tête, en déroulais encore et encore la succession des syllabes, attiré par leur vibration étrange. « On lui avait cassé les dents. » Peut-être même à un moment ai-je dû, entre les rayons musique et littérature américaine, la prononcer à voix haute – c’était un temps où, en franchissant la porte d’un libraire, vous ne risquiez pas de trébucher sur un guide de développement personnel. Mais l’époque n’était pas non plus à l’apaisement. Il y avait ces tours qui s’étaient effondrées un an plus tôt, ces bombes qui explosaient aux quatre coins de la planète, ces fous furieux qui mitraillaient des innocents dans des mairies. « On lui avait cassé les dents. » La phrase disait cette fièvre qui s’était emparée du monde. Elle était signée Philippe Djian. Le roman s’intitulait Ça, c’est un baiser. Mais qui était-il au juste, ce type capable de vous rouler une pelle sur la couverture de son bouquin pour ensuite vous mettre un uppercut dès la première ligne lue ?
La même année, j’apprenais un peu mieux à le connaître grâce à un texte que je sors encore très souvent de ma bibliothèque : Ardoise. Sans pédanterie aucune, mais avec une passion et un enthousiasme débordants, Philippe Djian y développait sa vision de la littérature, sa conception du style, et s’acquittait d’une dette envers les écrivains qui lui avaient non seulement appris à écrire, mais aussi et surtout à vivre. Ainsi, Djian me présentait à ses amis Salinger, Kerouac et Faulkner. Il m’expliquait pourquoi l’écrivain Céline mérite, contrairement à l’homme, qu’on s’y attarde. Pourquoi Hemingway est un maître, même si « en avoir ou pas » importe peu. Comment Brautigan s’est débrouillé pour faire décoller des planeurs et comment Carver a été touché par la grâce. Fort de ces rencontres décisives, je pouvais désormais envisager l’avenir avec confiance. Je comprenais ce qu’était un écrivain. Je comprenais que pour tous ces gens qui allaient m’accompagner pour le restant de mon existence, l’écriture demeurait inséparable de la vie. Philippe Djian venait d’allumer en moi des incendies qui depuis ne se sont jamais plus éteints.
Vingt ans ont passé. Je suis attablé en terrasse du Royalty à Biarritz et c’est de nouveau l’été. Philippe Djian vient de prendre place en face de moi. Il n’a pas encore beaucoup parlé mais, étrangement, sa voix est aussi familière à mon oreille que celle d’un proche. Son visage dégage une expression sereine. Il vient, me dit-il, de terminer un roman, celui qui succédera à Sans compter , publié à la fin de l’hiver dernier chez Flammarion. Dans mon for intérieur, je suis tiraillé entre l’envie de lui dire à quel point je lui suis redevable, et la volonté de faire mon travail d’interviewer de la façon la plus neutre possible. En attendant, Djian lance un regard vers le ciel et constate que le ciel est bleu, « mais il va y avoir de l’orage ce soir », s’avance-t-il.
« Ils avaient annoncé des orages pour la fin de journée » [c’est la première phrase de 37°2 le matin, ndlr], je connais un auteur un peu confidentiel qui a écrit ça il y a longtemps.
Ça me rappelle vaguement quelque chose. Vous savez qu’on me dit toujours d’arrêter avec la météo ? Sans compter commence aussi par ça. Si on en parle, n’hésitez pas à me reprendre sur le prénom du personnage. Je pourrais me tromper, car je viens de finir le prochain livre et j’ai d’autres noms en tête.
Nathan, il s’appelle Nathan, comme dans Ça, c’est un baiser.
J’ai un mal fou avec les prénoms, qui sont tout sauf anodins. Aucune de mes héroïnes ne s’appelle Mauricette par exemple. Il faut les choisir intelligemment, parce qu’au début je ne sais pas dans quelle direction mes personnages vont aller, d’où ils viennent, ce qu’ils font précisément dans la vie. Si d’un seul coup je me bloque avec un prénom qui enferme le personnage dans une catégorie sociale ou une époque, ça ne va pas aller.
C’est déjà une affaire de style, le choix du prénom ?
Oui, car si vous prenez un prénom qui se termine par un son qui ne s’accordera pas avec ce qui suit dans votre phrase, un imparfait du subjonctif par exemple, votre oreille ne va pas apprécier.
Vos prénoms ne sont jamais à la mode mais ils ne sont pas désuets non plus. On pourrait indifféremment les entendre en France, aux États-Unis, en Allemagne, etc.
Je ne veux pas qu’ils m’embarquent vers des endroits où je n’ai pas envie d’aller. Au début, je trouvais des prénoms qui me donnaient de l’espace. « Henri », par exemple, que l’on peut prononcer différemment selon qu’on soit en France ou dans un autre pays, et qui convient autant à un brave type qu’à un parfait salaud.
Dans votre premier livre publié, le recueil de nouvelles 50 contre 1 , vos personnages s’appelaient souvent Philippe. Un prénom que vous n’avez plus utilisé par la suite.
C’était une autre époque. J’écrivais sur ce que je vivais. Les petits boulots. Mes rapports amicaux, mes relations sentimentales. J’avais 30 ans. Aujourd’hui, j’en ai deux fois et demie plus, et je ne m’intéresse plus aux mêmes choses. Prenez le dernier Bret Easton Ellis [Les éclats, ndlr], j’ai été agréablement surpris d’y retrouver un univers qui était celui de Moins que zéro, mais 40 ans plus tard, sous un éclairage différent.
Ça vous a déjà traversé l’esprit de faire comme cet auteur et de revisiter un de vos anciens textes ?
J’y ai souvent pensé. Poursuivre une histoire en explorant d’autres voies, surtout que dans la vie, les histoires ne se terminent jamais. Et puis les histoires ne m’appartiennent pas. Certains écrivains vous disent que leur histoire, ils l’avaient dans la tête depuis des années. Moi, je n’ai rien en tête excepté une première phrase, qui va m’amener tout doucement à la deuxième, et ainsi de suite. D’où l’idée que ce n’est jamais fini, qu’une histoire n’a ni début, ni milieu, ni fin.
C’est le genre de choses que vous abordez lors de vos ateliers d’écriture ?
Oui, mais c’est un débat permanent. Par exemple, il y a une participante que j’ai suivie pendant trois ateliers et qui, entre la fin du deuxième et le début du troisième, s’est inscrite aux ateliers de Gallimard, dirigés par Jean-Marie Laclavetine. Elle me montre son manuscrit et c’est une catastrophe. Le type a tout démoli en lui disant qu’il fallait remettre l’intrigue au premier plan, et donner un maximum d’indications au lecteur. Je lui ai expliqué par A+B pourquoi il ne fallait pas faire ça. Je n’ai rien contre Laclavetine, mais quand j’ouvre ses bouquins, je constate qu’il n’y a pas de travail sur la langue. Il y a peut-être de vagues idées, mais les gens sont en droit d’attendre autre chose de la littérature. Sinon, autant les diriger vers un bouquin qui parle de sciences humaines ou de politique. Le roman est dans une situation un peu précaire. Il y a la concurrence des séries, de la télévision, des réseaux sociaux. La littérature doit conserver ce qui fait sa force pour maintenir sa place au milieu de tout ça. Si ce que vous allez ressentir en ouvrant un roman ne vous grandit pas un peu, alors autant faire autre chose.
Le cœur de la littérature que vous défendez depuis toujours, c’est la langue.
Oui, car sinon la littérature ne sert plus à rien. Mais il faut aussi penser qu’elle tient une place dans la société, au même titre que toute autre activité. Pour qu’une société fonctionne, il faut des écrivains, des philosophes comme il faut des maçons, des jardiniers… Le problème est de savoir si les gens vont continuer de lire des livres. On nous dit que 70 % des lecteurs sont aujourd’hui des lectrices. Je dis merci aux femmes, mais je m’inquiète aussi de la place accordée aujourd’hui à la littérature par notre société.
On se rencontre à Biarritz, une ville qui tourne le dos au vieux continent et regarde vers l’océan. Est-ce pour ressentir cette possibilité d’un ailleurs que vous vivez ici ?
C’est surtout pour l’éloignement d’avec Paris. Bien sûr, il y a la proximité de l’Espagne. En quelques minutes vous êtes dans un autre monde où les gens sont encore dehors à une heure du matin, avec les enfants qui jouent dans la rue. L’arrièrepays est somptueux. Il y a la présence de l’océan et du surf, qui est un mode de vie à part. Mais l’intention première, c’était de rester à distance de ce microcosme parisien qui ne m’intéresse pas.
On ne m’y parle pas comme j’aimerais qu’on me parle. Les voix un peu particulières, celles qui me touchent, je les entends ailleurs.
C’est vrai que vous avez toujours évité les capitales. Vous avez vécu à Bordeaux et Biarritz plutôt qu’à Paris, à Lausanne plutôt qu’à Genève, à Florence plutôt qu’à Rome, à Boston plutôt qu’à New York. On voit et on entend mieux lorsqu’on adopte une position décentrée ?
Je pense que j’ai ressenti ça bien avant de le comprendre. Dans son récent papier pour Le Monde, Fabrice Gabriel écrit que je suis un outsider. J’aime bien ce mot. J’habite loin de Paris, je fais mon boulot, je n’emmerde personne et personne ne vient m’emmerder. Il faut comprendre que je suis né et que j’ai grandi dans l’appartement parisien où ma mère elle-même avait vu le jour. Nous y habitions avec mon grand-père. À un moment donné, j’ai dit stop, terminé, je ne vois plus d’intérêt à rester là. Je ressens une pesanteur à Paris. Une agressivité, que je retrouve dans le milieu littéraire parisien. Même s’il y en a des bien pires que celui-là, c’est un monde que je trouve dur. Il y a peu d’enthousiasme, peu d’ouverture vers l’autre. Quand j’ai publié Ardoise, Bernard Pivot, qui ne se lève pas la nuit pour lire mes romans, s’étonnait de voir un écrivain dire du bien d’autres écrivains. Mais l’émotion que me procurent les autres, c’est tout ce que j’ai à transmettre. Il arrive un moment où lorsque vous êtes un artiste, vous devez renvoyer la balle. Si vous ne prenez pas ce rôle de passeur, alors vous resterez tout seul sur votre branche morte jusqu’à ce qu’elle tombe. Je préfère être dans la vie, parler aux gens, échanger avec eux, plutôt que de faire partie d’un milieu qui se fossilise. Mon fils vient de m’offrir un livre de Dickens, ce qui a priori n’est pas ma tasse de thé, et pourtant j’ai pris un plaisir fou à le lire. Mais je serais passé à côté si personne ne m’y avait amené. Donc c’est l’idée que l’écrivain a un rôle à tenir. Il peut aider les gens à garder les yeux ouverts, ce qui va être de plus en plus compliqué avec l’intelligence artificielle et toute cette technologie qui est en train d’arriver. Si on ne donne pas aux gens quelques outils pour appréhender tout ça, on est mal barré.
Vous pensez qu’à terme les livres seront écrits par des algorithmes ?
C’est déjà une réalité. J’ai visité il y a quelques années une exposition consacrée à ces nouvelles technologies. Elle se terminait par la présentation d’une intelligence artificielle. On lui demandait d’écrire un scénario et le résultat était plutôt bon, bien meilleur qu’un tas de bouquins qu’on peut trouver dans le commerce. En ce moment, on voit circuler ces photos générées par une IA de Macron qui se fait poursuivre par des types déchaînés dans une manifestation, et vous avez des personnes qui vous expliquent que ces images sont vraies. D’où l’importance encore accrue des écrivains et du rapport à la langue, pour pouvoir démêler le vrai du faux, pour savoir quels mots on choisit pour exprimer ce que nous vivons actuellement.
Vous êtes un écrivain de l’ultra contemporain, voire de la légère anticipation comme dans 2030 . Le passé ne semble pas vous intéresser, et pourtant vous avez plus d’une trentaine de romans à votre actif. Vous concevez que ça commence à s’appeler une œuvre ?
Je ne pense jamais à ça. Et si je commençais à me pencher sur la question, ça sentirait le sapin. Je suis loin de faire l’unanimité. Il y a plein de gens qui n’aiment pas mon travail.
Et beaucoup qui l’aiment.
Je n’en sais rien. Je l’espère. Vous avez remarqué que mes livres n’accaparent pas les sélections des prix littéraires.
Mais ça vous ferait plaisir de recevoir un prix tel que le Goncourt qui dans son jury compte ÉricEmmanuel Schmitt ?
Comment des types comme ça peuvent-ils siéger au Goncourt ? On nage en plein délire. Sauf qu’ils ont mis en place un système qui assure leur survie au sein d’un milieu littéraire parisien basé sur le copinage, le renvoi d’ascenseur et la cooptation. Je n’ai pas spécialement envie d’être adoubé par ÉricEmmanuel Schmitt. On parle quand même d’un mec qui dialogue avec Dieu, qui se barre avec son pognon en Belgique et qui par-dessus le marché écrit des livres épouvantables. J’ai vu qu’il se vantait d’inventer des mots. Mais la littérature, ce n’est pas inventer des mots, c’est trouver un rythme, une sonorité qui englobera toutes les émotions que vous ressentez. Je pense à Richard Brautigan, un écrivain capable de faire tenir une tragédie grecque dans un dé à coudre. Quand on s’appelle Éric-Emmanuel Schmitt, on ne fait rien tenir dans un dé à coudre.
Vous fait-elle peur, cette époque qui brûle ce qu’elle a autrefois encensé, et où sévit de nouveau une police de la pensée ?
Elle me fait peur pour mes enfants et mes petitsenfants, mais pas pour moi. Quand certains ont dit à la sortie de Oh… que j’y faisais une apologie du viol, j’ai été surpris. J’apprenais soudain que je vivais dans un monde où personne ne violait personne. Il faut arrêter avec cette hypocrisie. Ce n’est pas faire l’apologie d’un crime que d’en parler. Et c’est une tromperie de faire croire que ça n’existe pas.
Ce retour en force du puritanisme se traduit en littérature par une forme d’hygiénisme. Les romans feel-good , mises en fiction d’une idéologie marchande et conservatrice, déferlent dans les librairies. Ça ne vous met pas en colère de voir que ces produits calibrés pour brosser le lecteur dans le sens du poil, et d’où la littérature semble absente, sont aujourd’hui les livres qui se vendent le plus ?
Ce n’est pas mon problème mais celui des éditeurs. N’importe qui a le droit d’écrire des romans, même si c’est mauvais. C’est à l’éditeur ensuite de faire son choix. Un jour, j’ai déjeuné avec le représentant d’une maison d’édition. Il m’explique qu’il a lu un manuscrit incroyable, une merveille absolue. Je lui demande quand sera publié le livre et il me répond qu’il ne sera pas édité par eux, au prétexte qu’il ne se vendra pas.
Vous dites souvent qu’un écrivain n’a pas le droit de perdre un lecteur. Non, car ça voudrait dire qu’il a mal fait son boulot. Évidemment, il a le droit de rater des choses. Il peut m’arriver de déconner complètement. Nelly Kaprièlian des Inrocks me dit toujours que je ne sais pas comment terminer mes romans, et qu’on y parle trop du temps qu’il fait. Que je ne sache pas finir, ça, c’est possible, mais concernant la météo, je me vois mal parler d’un personnage si je ne sais pas s’il fait jour ou s’il fait nuit, s’il fait chaud ou froid. Je suis très sensible à la luminosité d’une journée, donc j’imagine qu’il en est de même pour mes personnages.
C’est vrai qu’on ne donnerait pas cher d’un livre qui ne nous ferait ni chaud ni froid. La météo, parlons-en. Votre écriture est climatique. Plutôt que de nous décrire avec précision des lieux ou des personnages, vous instaurez des climats. Et il fait souvent trop chaud ou trop froid dans vos histoires. Les personnages doivent faire face à des canicules, des inondations…
Si demain je vous écris un joli truc sur la poésie de l’eau qui coule dans un ruisseau alors que la planète est en train de brûler et qu’il y a des millions de gens qui suffoquent, vous allez vous demander ce que je fabrique.
Vous aimez confronter vos personnages à des situations extrêmes.
C’est la situation qui m’intéresse. Et pas forcément le fait qu’elle soit extrême. Dans Sans compter, il s’agit simplement d’un type qui rentre chez lui et se retrouve au milieu d’une dispute entre sa femme et sa belle-mère. On est loin de la fin du monde. Mais c’est à moi de trouver le moyen de rendre cette situation intéressante. Alors je réfléchis au motif de l’engueulade, à la configuration du lieu. Il se trouve que la belle-mère est poète et qu’elle travaille dans un cabanon à proximité de la maison. Ça me permet d’inventer une géographie, un climat, une tension, et c’est suffisant pour continuer.
Cette situation, elle vous donne la possibilité d’atteindre plus vite la vérité des personnages ?
Oui, mais cette vérité est partielle, donc fausse. Par exemple, il y a ce confit assez violent entre la mère et sa fille au début de Sans compter, mais on comprend plus tard que leur relation est beaucoup plus tendre qu’il n’y parait. Un écrivain propose un univers, un espace particulier, et il doit être le maître de cet espace. Il ne doit pas se retrouver coincé. Pourquoi je n’écris jamais sur Paris, alors que c’est la ville que je connais le mieux ? Parce que si d’un seul coup j’ai envie qu’un séisme secoue mon histoire, j’aurais du mal à faire croire que la terre tremble à Châtelet. Donc je m’arrange pour qu’on ne sache pas précisément où ça se passe. On ne sait pas si on est en France, dans un pays nordique ou anglo-saxon, et je sais que certains lecteurs sont gênés par cette absence volontaire de précision.
Vous avez fait une exception avec Impardonnables, dont l’intrigue se déroule au Pays basque.
Et une autre avec Lent Dehors, dans lequel le personnage se réfugie à Martha’s Vineyard, une petite île du Massachusetts où nous avons vécu. Mais pour en revenir à cette question de la précision, au xixe siècle, des auteurs comme Stevenson ou Conrad étaient complètement à l’opposé de ce qui se passait en France, avec le roman réaliste à la Balzac. Stevenson parlait de suspense, de point de vue, alors que les écrivains français étaient obsédés par le réalisme. Mais on ne peut pas être plus réaliste que la réalité, et ça, Stevenson l’avait compris. Il savait que la littérature devait prendre un autre chemin. Une chose m’a frappé dans Lord Jim, de Joseph Conrad. À un moment, le héros pose le pied sur un débarcadère, et soudain il y a un rayon de soleil qui vient faire scintiller son bouton de manchette. En une seule phrase, une seule image, je comprends tout de ce personnage, son allure, sa condition sociale. Ce n’est pas la peine de m’en dire plus.
Parmi tous vos textes, il y en a-t-il un auquel vous tenez plus qu’un autre ?
J’aime bien Ardoise, parce que c’est l’idée de dire que sans certains écrivains, je ne serais pas devenu ce que je suis. Il y a des gens qui me disent qu’ils ont découvert Richard Brautigan grâce à ce livre.
Je fais partie de ces gens. Vous avez mis des livres dans mes mains. Dans ce cas, c’est que j’ai fait mon job. Les plus grandes émotions de ma vie, je les ai eues à travers la lecture, alors il me parait normal de les transmettre. Si une poignée de mes lecteurs se mettent à lire Brautigan et que ça leur ouvre une porte vers d’autres écrivains, alors j’ai rempli ma part du contrat. Les auteurs dont je parle dans Ardoise ont changé ma vision du monde. C’est la question du pas de côté qui vous permet de regarder des choses que tout le monde voit, mais sous un angle différent. Depuis Shakespeare, toutes les histoires ont été plus ou moins racontées. Mais se dire qu’en bougeant légèrement l’axe de la caméra, en faisant un petit pas de côté, les éléments de cette histoire vont vous apparaître sous un jour nouveau, ça ne me semble pas inintéressant. Et je n’ai pas trouvé mieux que la langue pour l’exprimer. Un jour, j’attendais quelqu’un sur la place Saint-Sulpice. Il y avait un sans-abri qui dormait sur un banc, dans son sac de couchage, et pas très loin de lui, des jeunes gars habillés à la mode et qui jouaient au foot devant une petite assemblée. Un autre dans le même genre les a rejoints, et quand il est passé devant le SDF, il s’est penché vers lui et il a commencé à lui caresser la tête, puis à sortir un bout de chiffon de son duvet pour lui nettoyer le visage. Une scène biblique. Je me suis dit : qui regarde ça ? Personne. Les gens autour étaient focalisés sur le match de foot alors que c’est ce geste-là qu’il fallait voir, et rien d’autre. Mais pour avoir cette profondeur de champ, il faut savoir prendre du recul. C’est pour cette raison que j’ai quitté Paris à l’âge de 25 ans, et qu’avec ma femme et mes enfants, nous avons longtemps habité à l’étranger.
Lorsqu’on écrit et que l’on habite dans un pays dont on ne maîtrise pas la langue, j’ai l’impression qu’on apprend à réentendre sa propre langue, que l’on fait la paix avec celle-ci, en quelque sorte.
C’est drôle ce que vous me dites parce que j’ai ressenti exactement la même chose quand je suis arrivé aux États-Unis. D’un seul coup mon univers sonore avait changé, avec la radio, les conversations des gens que je ne faisais pas spécialement l’effort de comprendre, et alors j’ai senti naître comme une espèce de relation amicale avec ma langue. Le simple fait d’écrire en français me faisait retourner vers quelque chose qui me touchait, me parlait profondément.
Dans le livre de conversation avec Jean-Louis Ezine, Entre nous soit dit , vous écrivez : « C hez moi, l’écrivain et l’individu ne sont pas les meilleurs amis du monde, je pense même qu’ils ne s’apprécient guère », est-ce qu’après 40 ans de vie commune, l’écrivain et l’individu se sont réconciliés ?
Elle est vicieuse votre question. Je dirais non, car l’écrivain peut tout réinventer. Il part de rien et il a la possibilité de créer un monde, des personnages, des rapports entre ces personnages. L’individu, lui, doit faire avec ce qui existe déjà, et dont il n’a, la plupart du temps, pas la maîtrise.
À quand Ardoise 2 ? Qui sont, aujourd’hui, les écrivains qui vous aident à traverser la rue ?
Bret Easton Ellis, Jonathan Franzen ou Philip Roth, dont je viens de relire les premiers livres. Ces auteurs me procurent de l’émotion. Ardoise ressort en septembre en édition de poche chez J’ai lu, et j’ai pensé à leur proposer une suite, car il y a encore beaucoup d’auteurs dont j’aurais envie de parler. Dans Ardoise, je ne parle pas de Philip Roth ou de Richard Ford, alors que ce sont des écrivains magnifiques. Je ne parle pas non plus de Stevenson, ou de Gabriel Tallent, dont j’ai adoré My Absolute Darling. Bien sûr, après avoir passé ma vie à lire, je n’ai plus la même capacité à m’enflammer pour un bouquin. Mon enthousiasme est plus intérieur, plus mental. Je comprends la beauté de ce que je lis, de ce que ça provoque chez moi, alors qu’avant, ça me tombait violemment dessus, et je ne savais plus où j’étais.
Ardoise , c’est ce texte assez unique, ni essai, ni roman, une sorte d’adresse directe au lecteur, de la part d’un ami qui lui voudrait du bien. Vous lui parlez de cette chose infiniment complexe qu’est le style en littérature, mais avec une voix qui reste à tout moment compréhensible.
Mon fils, qui écoute beaucoup de musique, essaie tout doucement de m’attirer vers des propositions très expérimentales. Il a compris qu’il me fallait un cheminement, que je n’allais pas me mettre d’un seul coup à écouter du free jazz et à tout comprendre de cette musique, sans être passé d’abord par d’autres choses plus accessibles. C’est la même chose pour l’écriture. Vous pouvez partir tout de suite dans quelque chose d’imbitable, mais est-ce compatible avec l’envie de parler au plus grand nombre ? Je préfère m’adresser à un large lectorat, en essayant de l’entraîner petit à petit vers des formes plus exigeantes.
Votre fils est de bon conseil, car dans Sans compter, Nathan écoute Nils Frahm.
Sauf que c’est moi qui lui ai fait écouter Nils Frahm. J’adore Nils Frahm. J’aime ses obsessions, son travail sur la répétition. Sa musicalité m’inspire.
C’est un des rares artistes que je peux écouter en écrivant.
Moi aussi, j’écoute souvent du Nils Frahm en écrivant. Sa musique ne prend pas le dessus sur la langue que vous êtes en train de travailler. Au contraire, elle vous aide. Elle vous apporte d’autres perspectives. J’aime toujours discuter avec des musiciens et des cinéastes de la façon dont ils travaillent. Ils rencontrent souvent les mêmes problèmes que moi avec l’écriture. Et leur manière de les résoudre m’intéresse.
Le mot « grâce » revient souvent dans Sans compter. Vous y croyez vraiment, à cette histoire de grâce ? Vous l’avez déjà sentie vous tomber dessus pendant que vous écriviez ?
Je ne suis pas assez bon pour ça. Mais oui, je pense qu’il y a des écrivains qui sont touchés par la grâce. Quand Brautigan a l’idée d’écrire une nouvelle parce qu’il est devant son lavabo et qu’il tombe sur un cheveu qui appartenait à la fille qui vient de le plaquer, je ne sais pas comment appeler ça autrement que de la grâce.
Votre style a beaucoup évolué depuis 50 contre 1, passant d’une langue brutale, exubérante, à une écriture à l’os, fluide, beaucoup moins métaphorique.
En effet, c’est cet aspect liquide de la langue, cette fluidité que j’essaie de préserver en écrivant, qui m’intéresse aujourd’hui. Je suis dans un travail de soustraction. J’élimine les aspérités, les obstacles qui pourraient empêcher l’écriture de s’écouler naturellement. Vous parlez d’écriture à l’os. J’aime bien cette idée de retirer tout ce qui en trop, le gras et la chair, pour toucher à l’essentiel, comme Stevenson qui n’a besoin que d’un rayon de soleil et d’un bouton de manchette pour mettre en place un univers. Céline disait de ses contemporains qu’ils étaient lourds. Il a raison. Il ne faut pas être lourd.
Si le registre de votre langue est courant, vous aimez parfois utiliser des mots ou des expressions rares. « Nathan, c’est moi, c’est ma faute, se morigène-t-elle », lit-on dans Sans compter.
C’est pour m’amuser, et aussi parce que j’aime l’effet que ce mot produit dans la phrase. Même chose avec les adverbes. S’ils sonnent bien à mon oreille, je ne m’en prive pas. Mon style a longtemps été critiqué. Au début, mes livres plaisaient à des jeunes mais se faisaient démolir par l’intelligentsia. Ça ne m’empêchait pas de dormir, mais d’un autre côté, j’étais embêté vis-à-vis du message que je voulais faire passer, à savoir qu’il existe d’autres manières de raconter des histoires. J’étais un peu las d’être l’outsider. Cette absence de reconnaissance du cœur de mon travail, qui est la langue, me gênait.
Ce dernier roman est une déclaration d’amour à la poésie. On y découvre Gaby, une poète émérite, qui avec ses lectures publiques fait salle comble. C’est de la science-fiction, ce que vous nous racontez là.
Oui et non. J’ai assisté à des lectures à la Maison de la Poésie qui rencontraient un certain succès, mais je me doute bien que ce n’est pas toujours le cas. La poésie, pour moi, c’est l’absence totale de contrainte. Ceux qui en écrivent savent qu’ils ne vont pas en vivre, donc ils ne font que ce qu’ils ont envie de faire. J’écris de la poésie, mais juste pour moi. Je ne la publie pas.
Pourquoi ?
Parce que je sais qu’elle n’est compréhensible que par moi, et qu’elle ne touchera personne d’autre.
Comment pouvez-vous en être sûr ? Carver aussi écrivait de la poésie, et non seulement elle nous touche encore aujourd’hui, mais elle est magnifique.
Il fait ce qu’il veut. Bukowski aussi a publié ses poèmes.
Êtes-vous comme ce personnage de Nathan, prêt à vous pâmer devant un poète ?
Oui, parce qu’un poète n’a besoin que d’une page pour faire passer une émotion que je vais mettre 50 feuillets à transmettre.
Pourtant il me semble qu’il y a une forme de poésie très contemporaine dans vos romans. Dans le dernier, on peut lire : « Il n’est pas très tard, le soleil s’est à peine couché, les gens sont sortis des bureaux et déambulent sur les trottoirs, devant les vitrines, en pleine conversation avec leur téléphone. On ne sait pas où ils sont exactement, dans quelle ville, dans quel pays, sur quel continent, on ne sait pas s’ils vont s’arrêter pour manger une gaufre ou baver devant une paire de sneakers ou entrer dans un magasin et acheter ce qu’il faut pour fabriquer une bombe. » Qu’est-ce que ce passage sinon la captation poétique du monde tel qu’il se présente à nous aujourd’hui ?
À la fin du prochain livre, mon personnage s’assoit sur un banc et il dit : « Mon Dieu, changez- moi en statue ». Je ne sais pas si cette situation est poétique, mais son mystère vibre en moi, il m’ouvre un champ des possibles.
Cela me fait penser au titre de votre roman Ça, c’est un baiser , si énigmatique et beau.
Mon frère est mort d’un cancer du poumon. À la fin de sa vie, nous étions tous autour de lui pour l’accompagner. Alors qu’il rendait son dernier soupir, sa femme s’est penchée sur lui pour l’embrasser et il a eu ces seuls mots : « Ça, c’est un baiser. »
La poésie que vous défendez ne se trouve pas dans les nuages, dans les nimbes, mais à hauteur d’être humain.
En tout cas, c’est ainsi que je la ressens, même si parfois j’ai envie d’écrire des choses stupides comme « le ciel est bleu ». Mais si la phrase qui précède a été suffisamment bien travaillée, et que la suivante l’est tout autant, ce « ciel est bleu » peut avoir autant d’éclat et de beauté qu’un diamant serti dans un bijou.
Pour rester dans ce registre poétique, les femmes dans vos romans se mordent souvent les lèvres. C’est avec ce genre de petites observations que l’on donne de la chair à un personnage ?
Oui, car ce sont des choses que tout le monde ne remarque pas forcément, à l’image du bouton de manchette.
Dans Sans compter, votre narrateur se lave très souvent les mains. Un geste qui fait sens avec la pandémie que nous venons de vivre, et en même temps, on se rend compte petit à petit que ce personnage n’est pas tout propre.
À vous de comprendre ce que vous voulez.
Une chose est certaine, c’est que l’on rit beaucoup en vous lisant. L’humour est présent dans ce roman comme dans les autres.
Vous avez remarqué à quel point le rire est assez mal vu dans le milieu trop sérieux des lettres françaises ? Pourtant, j’ai la conviction qu’un écrivain doit être capable de faire rire ses lecteurs. C’est si agréable de rire en lisant un livre. Ou en l’écrivant. Je ne devrais pas le dire, mais parfois quand je travaille sur un roman, je me fais rire tout seul.
L’eau et le feu se mêlent souvent dans vos intrigues. Dans Sans compter, il est encore question d’une maison qui a brûlé et d’une salle de bain qui fuit. Écrire, est-ce allumer des feux pour les éteindre ensuite ? Un écrivain est-il un pompier pyromane ? Je n’ai pas la prétention de déclencher des incendies.
Pourtant, ça brûle souvent dans vos livres. Ou ça se noie. Mais c’est depuis toujours le lot de l’humanité, non ? Et si vous rajoutez à ces risques climatiques ce que nous avons évoqué à propos de l’IA, je pense qu’on n’a encore rien vu. Je lis de plus en plus de romans agités par cette question de la fin du monde. Le dernier espace pour se protéger de tout ça, c’est peut-être encore la poésie, car les puissants qui tirent les ficelles n’en lisent pas, donc ils n’iront jamais vous chercher sur ce terrain-là.
Vos intrigues sont de plus en plus tirées par les cheveux. On y croise d’étranges créatures surnaturelles, vous multipliez les rebondissements improbables, le trait est volontairement grossi, et pourtant les relations entre les gens sont très finement observées, et nous ramènent à ce que nous pouvons vivre au quotidien. C’est en convoquant les puissances du faux que l’on atteint le vrai ?
Certainement. Mais je ne sais pas si cette quête du vrai par le faux est consciente. Je cherche peutêtre tout simplement à donner un parfum un peu particulier à mon histoire. Et puis il y a la question du plaisir, qui est essentielle lorsqu’elle s’attache à la lecture ou à l’écriture. Et le plaisir chez moi se traduit souvent par des bizarreries, comme cette créature dont vous parlez, ou bien par des choses ambivalentes, comme ce Nathan qui d’un côté apparaît comme un type avec qui vous auriez plaisir à boire un verre, et de l’autre comme quelqu’un de très inquiétant.
Nathan est impuissant, et pour la première fois dans un roman vous n’êtes plus dans un rapport frontal avec le sexe. D’ailleurs, fait quasi unique dans toute votre œuvre, Sans compter ne compte aucune scène de sexe.
C’est juste que je ne trouve plus le même intérêt à écrire des scènes de sexe qu’à une certaine époque. J’ai déjà beaucoup travaillé ce matériau, notamment dans Vers chez les blancs , alors qu’est-ce que je pourrais inventer de plus ? Pour autant, le sexe n’est pas absent de mon livre. Il est là, mais sous une autre forme. Et la voie est libre pour d’autres types de rapports humains.
James Salter affirmait que le sexe était l’axe majeur de la vie. Vous êtes d’accord avec cette idée ?
On en revient toujours à ça, oui. Nathan le constate en tant que journaliste et observateur du monde : le sexe y tient toujours la place centrale et c’est lui qui mène la danse. Il est à l’origine de nos rapports humains. Même lorsqu’un politique s’adresse à son électorat, il s’agit avant tout de séduction.
Vous interrogez aussi la masculinité à travers vos romans, où les hommes sont bien souvent des êtres faibles et facultatifs, tandis que les femmes sont puissantes et essentielles.
Ce n’est que justice, car les hommes occupent majoritairement la première place dans les romans. Si j’accorde cette importance aux femmes dans ce que j’écris, ce n’est pas pour être féministe – même si les Inrocks avaient titré « Djian, féministe » il y a quelques années –, mais simplement parce qu’elles m’intéressent plus que les hommes. J’ai encore du mal à savoir comment une femme va réagir, alors que les hommes me paraissent beaucoup plus prévisibles.
Dans Lent Dehors, vous écriviez : « Ne t’occupe pas de ce qu’on écrit sur toi, que ce soit bon ou mauvais. Évite les endroits où l’on parle des livres. N’écoute personne. Si quelqu’un se penche sur ton épaule, bondis et frappe-le au visage. Ne tiens pas de discours sur ton travail, il n’y a rien à en dire. Ne te demande pas pourquoi tu écris mais pense que chacune de tes phrases pourrait être la dernière. » Et pourtant, vous dirigez des ateliers d’écriture. N’est-ce pas paradoxal ?
Non, parce que j’ai écrit ça il y a longtemps. Je ne suis plus le même aujourd’hui. Lorsque j’avais des ateliers d’écriture chez Gallimard, j’étais le seul écrivain à ne donner aucune indication sur le contenu de mes séances. Je ne proposais qu’un simple intitulé : « marcher sur la queue du tigre ». Mais si vous le faites sans précaution, lui aussi sera susceptible de bondir et de vous frapper au visage.
Quel genre de professeur est Philippe Djian ?
Quelqu’un qui écoute, car je sais qu’écrire un mauvais livre est aussi difficile que d’en écrire un bon. Donc j’ai du respect pour la personne qui s’y met. Comment expliquer à quelqu’un que ce qu’il a produit n’est pas bon ? A contrario, comment expliquer qu’une répétition n’est pas forcément une erreur, et même qu’elle peut donner du relief à votre phrase ? Je tâche de ne jamais perdre de vue que c’est un travail de longue haleine que j’ai sous les yeux. Je dois être capable de dire franchement les choses, et en retour d’écouter ce qu’on a à me dire. D’ailleurs, les participants n’hésitent jamais à me reprendre quand c’est moi qui déconne. Et ça m’arrive de déconner, je n’ai pas la science infuse. Mais j’essaie de leur faire éviter les erreurs que j’ai faites et qui m’ont fait perdre du temps. Quand je dirige un atelier, je n’essaie pas de dire aux gens comment il faut écrire, mais comment il ne faut pas écrire. Par exemple : la concordance des temps. Si vous la suivez à la lettre, vous allez finir par écrire « que je travaillasse », ce qui ne passe pas à l’oreille. En ce moment, je lis le manuscrit d’un jeune qui parle de la guerre de 14. Il s’y prend bien, sauf que pour coller à l’époque, il multiplie les imparfaits du subjonctif et à un moment, il me perd. Son « travaillasse », il peut me le faire une fois, pas deux.
Contrairement à d’autres écrivains, vous ne multipliez pas les versions et révisions de vos textes. Vous ne travaillez pas non plus avec des relecteurs. C’est possible d’être à la fois son unique lecteur et le plus intransigeant ? Absolument. Quand j’ai commencé, je travaillais encore sur une machine à écrire. Il fallait mettre un carbone et comme je ne savais pas taper, chaque page me prenait un temps fou. Et lorsque je m’apercevais d’une erreur, il fallait que je retape tout depuis le début. Un jour, j’en ai eu assez et j’ai décidé de me passer de marge et d’interligne, afin de ne plus avoir la possibilité d’appliquer des corrections sur ma feuille. J’étais contraint de bien réfléchir à ce que j’allais écrire, de peser chaque mot. Aujourd’hui, je n’écris rien, pas une phrase, que je ne puisse assumer et défendre devant tout le monde, car cette phrase n’est en rien un premier jet ou un brouillon, mais la production définitive, longuement mûrie dans mon esprit. Si elle existe, c’est qu’elle a trouvé sa place dans le texte, et qu’elle me permet d’en écrire une autre après.
Cette méthode requiert une grande capacité de concentration.
Mais c’est de la concentration à l’état pur, l’écriture. Stephen King disait que si vous étiez incapable de fermer les portes autour de vous avant de vous mettre à écrire, alors il valait mieux ne jamais commencer. Personne ne doit pouvoir entrer dans votre cerveau lorsque vous écrivez.
Vous avez des rituels pour vous mettre dans cet état de concentration ?
J’ouvre le capot de mon ordinateur [ rires]. J’ai souvent vu des gens travailler de leurs mains, et j’ai appris à ne pas m’en aller tant que le travail n’avait pas été fait comme il devait l’être. Leonard Cohen a passé un mois à chercher une rime à « orange », et il a fini par la trouver. Il n’y a jamais rien de bâclé dans ce que je fais, même si j’entends dire parfois que mon écriture est relâchée.
Je dirais plutôt qu’elle est souple. Je préfère.
Quand savez-vous qu’un roman est terminé ?
Lorsque je sens que je vais lui nuire si je continue. Quand j’ai trouvé cette phrase : « Mon Dieu, changez-moi en statue », qui est la dernière du prochain livre, sur le moment, je ne comprenais pas vraiment ce que ça voulait dire. Est-ce que le type se pétrifie ? Est-ce qu’il est heureux ? Est-ce qu’il a peur de ce qui va suivre ? Je ne suis pas plus avancé maintenant, mais ce que je sens, c’est que si je poursuis le texte, je risque de l’abîmer. Alors je n’y touche plus. Je m’arrête là.
— SANS COMPTER, Philippe
Djian, Éditions Flammarion
