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Adrien Boissonnet 48-51, La Kulturfabrik

FOYER DES TERRES ROUGES

Par Benjamin Bottemer DU SQUAT AU CENTRE CULTUREL, LA KULTURFABRIK D’ESCH-SUR-ALZETTE S’EST STRUCTURÉE EN CONSERVANT SES VALEURS DE LIBERTÉ ET DE DIVERSITÉ, SUR LES TERRES OUVRIÈRES DU SUD LUXEMBOURGEOIS.

© Emile Hengen

© Patrick Brandenburger

Un ancien abattoir ouvert aux artistes et aux habitants, abritant des spectacles divers et variés au milieu de meubles en bois de récupération, de fresques et de jardinières... la formule et le cadre semblent de nos jours familiers. À une différence près : la Kulturfabrik (la « Kufa » pour les intimes) n’est pas apparue à une époque où la réhabilitation de friches industrielles constitue la nouvelle tendance dans le monde de la culture. C’est au début des années 80, en pleine désintégration de l’industrie sidérurgique, que la jeunesse investit les lieux tout juste abandonnés. Un squat d’artistes, illégal mais toléré, qui deviendra un centre culturel en 1996. « La Kufa n’est pas née d’une volonté politique mais d’un élan citoyen et populaire » souligne René Penning, son directeur, installé dans la cour transformée en « Summer bar » où les Eschois viennent prendre un verre alors que le beau temps arrive et que le Covid s’éloigne. CUSTOMISATION

S’il a pris la tête de la Kufa il y a seulement deux ans, René Penning est un fidèle parmi les fidèles. Déjà là pendant la période squat avec son groupe de hardcore, il devient programmateur musical puis co-directeur en 2012 aux côtés de Serge Basso, qui à son arrivée au début des années 2000 qualifiait la structure de « Rolls avec un moteur de 2CV et sans essence ». René connaît bien l’analogie automobile qu’affectionnait son complice, ça le fait sourire, mais il explique : « Il y a eu de mauvais choix et des problèmes de gouvernance avant l’arrivée de Serge, indique-t-il. Esch-sur-Alzette était un désert culturel ; avant l’ouverture de la Rockhal, de la Philharmonie ou du Mudam à Luxembourg, c’était en fait le cas de tout le pays ». La Kufa s’est structurée autour d’un conseil d’administration « neutre politiquement et qui soutient l’équipe dans ses choix artistiques et son financement » dixit René. Le budget, qui s’élevait à 2,6 millions d’euros en 2021, est dans le vert, et on ne risque plus de traverser un plancher en marchant dessus. Quant à la programmation, elle se situe quelque part entre la poupée russe et le joyeux patchwork. Au cœur de l’ancien abattoir, on peut assister à des lectures, des festivals de punk, de flamenco et de clown, visiter une exposition d’art contemporain, aller au cinéma ou juste refaire le monde autour d’une pinte. « En termes de programmation, on fonctionne largement à l’instinct, au gré des rencontres, note le directeur. Cette diversité crée peut-être un problème d’identité ; on y travaille, mais on conservera cet esprit. » L’ÉTAT DES LIEUX

En parcourant la Kufa, on découvre deux salles de concert et un petit cinéma, le Kinosch, qui diffuse deux films par mois. Au-dessus de l’espace dédié aux expositions, des salles de répétition pour le spectacle vivant baptisées « Giele lino » et « Groe lino » en référence aux superbes revêtements jaune et gris qui les recouvrent. Un trait d’humour qui reflète bien la mentalité d’un lieu qui veut offrir beaucoup d’endroits où travailler et se retrouver mais est resté dans son jus. Idem pour le Ratelach, le bar ouvert en 2016 dont le nom signifie « trou à rats » en luxembourgeois ; un clin d’œil à une époque révolue. « C’était ainsi qu’un politicien appelait la Kulturfabrik avant la rénovation de 1998 » rigole René Penning. Les loges, le studio pour les résidences de musiciens, la salle commune pour les repas ont aussi conservé une certaine authenticité ; parfois au détriment du confort. « On veut s’axer sur la création et l’accueil de résidences, par exemple avec nos projets Squatfabrik, et pour cela on va rénover pour offrir de meilleures conditions aux artistes » explique le directeur. À

conserver : les relations durables avec les locaux comme le collectif Schalltot ou le Centre culturel Antonio Machado, qui organise le Flamenco festival, parfois aussi barré que les punks du festival Esch calling.

UN EMBLÈME À PRÉSERVER

Le statut d’Esch-sur-Alzette, Capitale européenne de la culture cette année, est venu mettre un coup de projecteur sur la seconde ville du Grand-duché, où vivent 35 000 habitants. Comme Christian Mosar, directeur de la Konschthal inaugurée en octobre dernier [voir Novo n°61], René Penning y voit un possible « accélérateur ». La Kufa a ouvert ses portes à l’accueil de certains projets, mais continue de mener les siens en privilégiant le travail sur la durée auprès des locaux et de nouveaux arrivants. Pour préparer l’avenir, les équipes de l’ancien squat viennent de mettre la dernière main à leur plan de développement quinquennal, présenté dans un long document en trois intentions et dix axes, adapté aux codes de la culture institutionnelle d’aujourd’hui. Le drapeau noir qui lui sert d’emblème flotte toujours sur le bâtiment central ; pas une posture, plutôt un souvenir de guerre pour une structure qui a été parmi les premières à gagner la reconnaissance du public et des artistes à Esch-sur-Alzette. « Notre histoire, notre état d’esprit nous différencient, insiste René. La Kufa a une âme ; même avec le meilleur architecte, tu ne peux pas l’obtenir dans un lieu qui vient juste de sortir de terre. Il faut du temps ». La Kulturfabrik entend bien faire partie pour quelques années encore d’un paysage habitué aux transformations, souvent douloureuses, et qui espère bien que cette fois-ci la greffe prendra durablement.

— LE CHOC DES CULTURES, cycle cinéma jusqu’au 20 juillet au Kinosch à la Kulturfabrik, à Esch-sur-Alzette, au Luxembourg — BRADERIE URBAINE, braderie le 2 juillet — OLD MAN GLOOM, concert le 5 juillet — HEALTH, concert le 13 juillet — ANTI-FLAG, concert le 24 juillet www.kulturfabrik.lu Paca Rimbaud Hernandez, membre du Centre culturel Machado, organisateur du Flamenco festival : « J’allais déjà à la Kulturfabrik en 1987, quand ça sentait encore l’animal ! L’esprit humaniste et convivial est resté même s’il y a eu beaucoup de changements, c’est le prix de la professionnalisation. Il y a moins de fantaisie mais cela n’entrave pas le dynamisme et la curiosité, qui sont toujours de mise. Le Flamenco festival est né là-bas en 2006 : je salue la compétence des équipes de la Kufa, et l’attention dont chacun bénéficie. » Sacha Hanlet aka Them Lights, musicien et artiste associé : « Enfant, au milieu des années 90, j’habitais dans la rue de la Kulturfabrik et je voyais passer les punks, ça me fascinait. Plus tard, j’y ai joué avec mon groupe Mutiny on the Bounty, j’ai participé à l’organisation du festival Out of the crowd avec le collectif Schalltot, et aujourd’hui, je peux y développer mon projet de cœur. Le fait de travailler dans un endroit où beaucoup de gens et de projets différents se croisent, c’est super motivant et inspirant. » Amandine Truffy et Bertrand Sinapi, directeurs artistiques de la compagnie Pardes Rimonim : « Notre lien avec la Kufa remonte à la création de la compagnie il y a vingt ans. Depuis, presque toutes nos créations y sont passées ou ont été créées en partie là-bas. On s’est construit ensemble ! Ce qui est fort, c’est que tout le personnel sait qui tu es et ce que tu fais ; les prises de décisions collégiales et son héritage populaire ont permis cela. C’est un lieu institutionnel unique au Luxembourg, car il n’est pas seulement installé sur un territoire, il l’incarne. »

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