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NASSUR ATTOUMANI ET SES ANACHRONIQUES DE MAYOTTE (7/10)

AGRÉGÉ DE LETTRES MODERNES ET DOCTEUR EN LITTÉRATURES FRANCOPHONES, CHRISTOPHE COSKER EST L’AUTEUR DE NOMBREUX OUVRAGES DE RÉFÉRENCE SUR LA LITTÉRATURE DE L’ÎLE AUX PARFUMS, NOTAMMENT UNE PETITE HISTOIRE DES LETTRES FRANCOPHONES À MAYOTTE (2015) DONT IL REPREND, APPROFONDIT ET ACTUALISE, DANS CETTE CHRONIQUE LITTÉRAIRE, LA MATIÈRE.

Le sixième texte bref des Anachroniques de Mayotte (2012) s’intitule « Le Cavalier à la voix magique ». Cette fois-ci, le personnage éponyme n’est pas Lodosomono et il n’appartient pas à la catégorie des gentils. Qui est donc ce personnage ? Pourquoi estil appelé cavalier et en quoi sa voix est-elle magique ?

Avant de répondre à ces questions, il convient d’indiquer l’architecture complexe de la nouvelle. Dans un monde en proie au chaos, une vieille femme d’origine étrangère est accusée, d’une façon presque kafkaïenne. Lodosomono tente d’intercéder auprès du roi, mais rien n’y fait. Le muezzin s’empare alors d’un événement culturel pour « monter au créneau », le festival du conte annuel : « Lodosomono est le dernier intervenant. ‘Sa [sic] Majesté ! Mes chers concitoyens ! Votre présence ici, ce soir, nous touche comme les lèvres d’un nouveau-né qui suce le sein de sa mère pour la première fois de sa vie. Encore une fois, merci… merci… merci…’. Le Cavalier à la voix magique est un vieux conte traditionnel que m’a laissé en héritage ma défunte grand-mère voici déjà bien des décennies, annonce-t-il dans son prélude.

Avant de nous assoir autour de sa natte, pour nous abreuver de ses merveilleux récits, elle disait toujours : Pour boire le sang qui la fait grandir, la tique vit, en toute discrétion, sur la peau du chien. » (p. 99)

Nous commençons par indiquer, à titre subsidiaire que Nassur Attoumani émaille son recueil de textes brefs de proverbes en italiques qui sont tantôt attestés et tantôt sont des inventions de son cru. Plus important, le titre du texte renvoie à un conte inséré dans le texte par Lodosomono. Si l’on retient le principe de la mise en abyme, l’histoire contenue est en quelque façon le miroir de l’histoire contenante. Les choses se compliquent !

Mais le lecteur n’est pas déçu. Le héros du conte est Banawasi, célèbre personnage de tricskter à Mayotte en particulier et dans l’archipel des Comores en général. C’est le double de Lodosomono. Il y a aussi une vieille femme qui n’est plus responsable d’une maison close et du négoce de préservatifs, mais de la disparition de jeunes filles. Dans les deux cas, la koko – vieille femme en shimaore – est un bouc-émissaire et l’histoire a un lien à la sexualité. C’est alors qu’on rencontre le cavalier à la voix magique : « À la tombée de la nuit, alors que les pères étaient encore à la mosquée et que les mères regardaient comme d’habitude Amour, Guruwa et Nullité, leur feuilleton favori, les filles et les garçons s’amusaient à la M.J.C. Alors, un cavalier, monté sur un âne, apparaissait. Aussi ponctuelle qu’une montre suisse et aussi mélodieuse que l’appel du muezzin, sa voix magique illuminait l’obscurité de la nuit :

Tsanawa mamatruwa jemuna !

Tsanawa rizuwa jemuna !

Kerima watrushi !

Tselasuwa kizirima ! (bis)

Aussitôt, des rires feutrés, couverts par les allées et venues de la circulation toute proche, sortaient clandestinement de la M.J.C. Et se précipitaient vers la mélodie. » (p. 103)

Le contexte est celui de la tombée de la nuit. Les parents ne veillent plus sur leurs enfants parce qu’ils sont occupés par un équivalent du feuilleton télévisé Amour, Gloire et beauté, le deuxième nom laissant place à une pratique sexuelle et le troisième à l’avis du narrateur sur la qualité de la série. Ipso facto, les jeunes se réunissent entre eux dans un lieu de sociabilité désigné pour. Le présent laisse ensuite place au passé. Le texte est une chantefable. Les jeunes gens sont séduits par une voix aussi belle que celle du muezzin, mais maléfique. Le conte approfondit bientôt l’identité du personnage : « Qu’il était beau ! Comme un coq, il arborait un nœud papillon cuivré assorti à son costume couleur de coucher de soleil sous les tropiques. Ni ses sombres Rayban, ni sa cigarette sans cesse oubliée au coin de la bouche, ni ses chaussures cirées à l’encre de Chine ne pouvaient occulter son parfum à l’ylangylang. L’âne partit au galop et s’engouffra dans les eaux du lagon. En fait, le cavalier était un djinn, et c’était ce djinn qui, chaque soir, venait séduire les filles du village et les emmenait dans son monde, à jamais. » (p.104)

Chacun se fera un avis sur la beauté de ce don juan et sa prétention à la sape. Ce qui est sûr, c’est que la monture du cavalier n’a rien de prestigieux étant donné qu’il s’agit d’un simple âne. Son identité non plus ne pose pas problème. C’est un être surnaturel malfaisant qui enlève les jeunes filles. Mais pourquoi ? Pour le savoir, Banawasi n’hésite pas à se travestir et à se laisser ravir par le monstre assoiffé de chair féminine et qui ne se rend compte de rien. La demeure du djinn se compose de trois espaces symboliques porteurs de leçons. Le premier contient tout ce qu’une jeune fille peut désirer et qui soit d’ordre matériel. C’est le lieu de la drague. Le deuxième contient tout l’attirail d’une jeune mère. C’est l’espace du désenchantement. Le troisième est un salon rempli de notables. Ce sont les séducteurs potentiels qui s’avèrent des monstres.

Dès lors, le but de la nouvelle est clair. Il s’agit de mettre en garde contre les dangers de l’amour, en particulier physique ! Mais Nassur Attoumani ne veut pas seulement instruire, il veut aussi divertir. On trouve alors toutes les excuses inventées par Banawasi travesti pour ne pas donner la chose au djinn, sous peine de se trahir. La vieille femme est réhabilitée mais le désordre amoureux est-il clarifié ?

Christophe Cosker

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