Extrait Thérèse Raquin - Niveau 3/B1 - Lecture CLE en français facile

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EN FRANÇAIS FACILE

Thérèse Raquin

ÉMILE ZOLA

Thérèse Raquin

Émile Zola

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Crédits photographiques :

Couverture : Serg Zastavkin/Adobestock

Page 3 : © BIS/Ph. Coll. Archives Larbor

Direction éditoriale : Béatrice Rego

Marketing : Thierry Lucas

Édition : Charline Heid-Hollaender

Couverture : Fernando San Martin

Mise en page : Isabelle Vacher

Illustrations : Conrado Giusti

Enregistrement : Blynd

© Cle International 2025 92 Avenue de France 75013 Paris contact@cle-inter.com

Dépôt légal : septembre 2025

Code éditeur : 35899

ISBN : 978-209-039869-4

L’auteur

Émile Zola, né en 1840, est un écrivain, critique d’art et critique littéraire français très célèbre du xixe siècle. Pendant plus de 20 ans, il écrit la série des Rougon-Macquart, vingt romans qui racontent la vie de deux familles sous le Second Empire (1852-1870). Dans ces œuvres, Zola décrit de manière précise et scientifique – « naturaliste » – la vie des gens de son époque (ouvriers, commerçants, artistes, prêtres, nobles, bourgeois…), mais aussi les injustices sociales et les bouleversements de la société moderne. Souvent, ces romans se terminent mal : les héros perdent leur travail, deviennent pauvres, se mettent à boire, tombent malades… Ils n’arrivent pas à sortir de leur condition sociale. Plusieurs de ses romans sont célèbres : Germinal, L’Assommoir, Nana…

Zola a aussi été journaliste. Il s’est engagé en faveur du capitaine Dreyfus, un juif accusé de trahison. Pour le défendre, il a écrit « J’accuse… ! », un article très célèbre paru dans le journal L’Aurore en 1898. À cause de cet article, il a dû quitter la France et s’exiler un an à Londres. Le capitaine Dreyfus, lui, a été reconnu innocent quelques années plus tard. Zola meurt en 1902. En 1908, il entre au Panthéon, l’endroit où sont enterrées les grandes figures de la France (artistes, hommes et femmes politiques…).

Le livre

Thérèse Raquin est le premier grand roman de Zola. Il ne fait pas partie de la série des Rougon-Macquart, mais annonce déjà les grands thèmes de l’auteur. Le livre paraît en 1867. Il a très vite du succès.

Thérèse est la nièce de madame Raquin et la cousine de Camille, un jeune homme fragile et chétif1. Ils vivent en Normandie, puis à Paris. Thérèse se marie avec Camille. Tous les trois mènent une petite vie calme et tranquille. Mais un jour, Camille revient du travail avec Laurent, un homme fort et vigoureux.

Très vite, Laurent et Thérèse deviennent amants*. Pendant plusieurs mois, ils vivent une passion dévorante. Thérèse n’est plus la même personne. Elle s’est réveillée et est devenue une femme prête à tout. Leur relation interdite les empêche de se voir comme ils le souhaiteraient. Les amants songent alors à tuer Camille.

Camille meurt et les amants ne sont pas soupçonnés. Mais ce meurtre va-t-il vraiment leur apporter le bonheur ?

Peut-on être heureux dans le crime ? Peu à peu, le roman tombe dans le fantastique : le fantôme de Camille hante les amants. Que va-t-il se passer ?

Les mots ou expressions suivis d'un astérisque* dans le texte sont expliqués dans le Vocabulaire, page 56.

1. Petit, maigre, fragile.

Une petite vie bien tranquille 1

Au bout de la rue Guénégaud, on trouve le passage du Pont-Neuf, un couloir étroit et sombre qui va de la rue Mazarine à la rue de Seine. Il y a quelques années, il y avait une boutique de mercerie. Dans une vitrine, des bonnets, des manches, des cols, des bas, des chaussettes ; dans une autre, des pelotes de laine, des boutons, des aiguilles à tricoter, des rubans…

Le soir, lorsque la lampe était allumée, on voyait l’intérieur de la boutique. Généralement, il y avait deux femmes assises derrière le comptoir : une jeune femme au profil grave et une vieille dame. Un gros chat la regardait dormir. Plus bas, assis sur une chaise, un homme d’une trentaine d’années lisait ou parlait avec la jeune femme. Il était petit et ressemblait à un enfant malade. En haut, le logement se composait de trois pièces.

Madame Raquin était une ancienne mercière2 de Vernon3. Quelques années après la mort de son mari, elle avait vendu son magasin. Puis elle avait loué une petite maison dont le jardin descendait jusqu’au bord de la Seine.

La bonne dame y vivait entre son fils, Camille, et sa nièce, Thérèse. Camille avait alors vingt ans. Sa mère le traitait4 encore comme un petit garçon. Elle l’adorait. Il

2. Femme qui vend du fil, des aiguilles, tout ce qu’il faut pour coudre.

3. Petite ville de Normandie.

4. S’occupait de lui comme si c’était un petit garçon.

avait été très malade pendant son enfance. Elle l’avait sauvé mais il était resté petit et maigre.

À dix-huit ans, Camille avait commencé à travailler. Le soir, au retour du bureau, il courait au bord de la Seine avec sa cousine Thérèse. Thérèse allait avoir dix-huit ans. Son père l’avait laissée à sa sœur. Sa mère était morte. Thérèse avait une très bonne santé, mais madame Raquin l’avait traitée comme son cousin. Alors Thérèse avait pris l’habitude de parler à voix basse, de marcher sans faire de bruit, de rester muette et immobile sur une chaise. Pourtant, lorsqu’elle levait un bras, lorsqu’elle avançait un pied, on sentait en elle une grande énergie.

Lorsque madame Raquin avait loué la petite maison du bord de l’eau, Thérèse avait été heureuse. Quand elle avait vu le jardin, la rivière, elle avait eu envie de courir et de crier, mais pas un muscle de son visage n’avait bougé. Quand elle était seule, dans l’herbe, au bord de l’eau, elle se couchait à plat ventre comme une bête, prête à bondir.

Madame Raquin avait décidé de marier Thérèse et Camille ensemble. Elle se disait que la jeune fille protégerait Camille.

Les enfants savaient depuis longtemps qu’ils devaient se marier. Camille était resté petit garçon devant sa cousine, il l’embrassait comme il embrassait sa mère. Il voyait en elle une camarade. Il n’aurait jamais pensé à baiser* les lèvres de Thérèse. La jeune fille, elle aussi, semblait froide et indifférente.

Le soir du mariage, Thérèse est entrée dans la chambre de son cousin. C’est le seul changement qu’il y a eu.

Huit jours après son mariage, Camille a dit à sa mère qu’il voulait vivre à Paris. Madame Raquin n’a pas dormi de la nuit. Elle a pensé que les jeunes gens pouvaient avoir des enfants et que son argent ne suffirait pas. Mais, le lendemain, elle avait un plan.

– J’irai à Paris demain. Je chercherai un petit magasin de mercerie pour Thérèse et moi. Camille, tu feras ce que tu voudras : tu te promèneras au soleil ou tu travailleras.

– Je travaillerai.

Madame Raquin est allée au passage du Pont-Neuf. Une vieille demoiselle5 de Vernon lui avait parlé de quelqu’un de sa famille qui vendait un vieux magasin de mercerie dans ce passage. Quand elle est revenue, elle a dit qu’elle avait trouvé un endroit magnifique, en plein Paris. Peu à peu, dans la bouche de madame Raquin, le vieux magasin du passage est devenu un palais6.

– Ah ! ma bonne Thérèse, a-t-elle dit, tu verras comme nous serons heureuses ! Il y a trois belles chambres en haut…

La famille est partie vivre passage du Pont-Neuf. Quand Thérèse est entrée dans la boutique, elle a cru qu’elle descendait dans une fosse7. Elle est montée au premier étage : les pièces nues, sans meubles, étaient horriblement tristes.

– Bah ! a dit Camille, nous ne monterons ici que le soir. Moi, je ne rentrerai pas avant cinq ou six heures. Vous, vous serez ensemble, vous ne vous ennuierez pas.

Un mois plus tard, il a trouvé un travail dans l’administration du chemin de fer. Le matin, il partait à huit heures. Le soir, quand il rentrait, il mangeait puis il lisait.

5. Femme célibataire.

6. Très bel endroit où vivent des rois et des reines, des gens très riches. 7. Trou creusé dans la terre où on mettait autrefois les morts.

Thérèse servait les clientes de la mercerie avec les mêmes mots et un sourire mécanique. Madame Raquin était plus bavarde. Elle attirait les clientes.

Pendant trois ans, les jours se sont ressemblé.

* * *

Le jeudi soir, la famille Raquin recevait des amis. Madame Raquin avait retrouvé à Paris un de ses vieux amis de Vernon, le commissaire de police Michaud. Il venait une fois par semaine. Un jour, il était venu avec son fils Olivier, un grand garçon de trente ans, sec et maigre, qui avait épousé une petite femme, Suzanne. Olivier travaillait à la préfecture de police.

Camille, lui, avait invité quelqu’un qui travaillait avec lui. Grivet distribuait le travail aux employés du bureau de Camille, et Camille le respectait.

Le jeudi, à sept heures, madame Raquin allumait le feu, mettait la lampe au milieu de la table et posait un jeu de dominos8 à côté. Quand tout le monde était là, madame Raquin versait le thé, Camille vidait la boîte de dominos sur la table et on jouait.

Thérèse prenait sur elle François, le gros chat tigré que madame Raquin avait emmené de Vernon. Elle détestait les soirées du jeudi ; souvent, elle disait qu’elle avait mal à la tête pour ne pas jouer, et restait là, à moitié endormie. On avait installé une sonnette à la porte du magasin. Quand Thérèse entendait la sonnette, elle descendait rapidement. Elle restait en bas le plus longtemps possible. Elle n'avait pas envie de remonter...

8. Jeu avec des petites pièces (les dominos), séparées en deux par un trait noir. Dans chaque partie, un nombre de points entre 0 et 6.

La passion 2

Un jeudi, en revenant de son bureau, Camille est arrivé avec un grand gaillard9.

– Mère, reconnais-tu le petit Laurent ? J’allais à l’école avec lui.

Madame Raquin se souvenait du petit Laurent, qu’elle trouvait bien grandi. Laurent s’était assis, il souriait et regardait autour de lui.

– Laurent travaille aussi à l’administration du chemin de fer. Tu vas dîner avec nous, Laurent.

– Je veux bien.

Madame Raquin a couru à ses casseroles. Thérèse, qui n’avait pas encore parlé, regardait le nouveau. Laurent, grand, fort, l’étonnait. Elle regardait avec une sorte d’admiration son front bas, ses joues pleines, ses lèvres rouges.

– Mais tu dois connaître ma femme ? Tu ne te rappelles pas cette petite cousine qui jouait avec nous à Vernon ?

– J’ai parfaitement reconnu madame, a répondu Laurent en regardant Thérèse en face.

On s’est mis à table. Laurent parlait d’une voix tranquille. La profession d’avocat proposé par son père l’avait effrayé. Il s’était tourné vers l’art. Il croyait le succès facile. Il rêvait d’une vie pleine de femmes, de nourriture et de vin. Mais, un jour, son père ne lui avait plus envoyé d’argent. Laurent avait abandonné la peinture et avait commencé à travailler. Il aimait ce travail qui ne le fatiguait pas. Deux

9. Personne qui a de la force, de la vigueur.

choses l’énervaient pourtant : il manquait de femmes, et la nourriture des restaurants pas chers ne lui suffisait pas.

– Alors, a dit Camille, des femmes ont enlevé leur chemise devant toi ?

– Mais oui, a répondu Laurent en souriant et en regardant Thérèse qui était devenue très pâle. J’ai eu pour modèle10 une femme rousse avec une poitrine superbe, des hanches très larges…

Thérèse le regardait fixement. À la fin du repas, Laurent a dit à Camille :

– Il faut que je fasse ton portrait.

Cette idée a beaucoup plu à madame Raquin et à son fils. Thérèse est restée silencieuse.

– Je peux venir ici deux heures, le soir, après le repas. En huit jours, le portrait sera prêt.

– Très bien, a répondu Camille, rouge de joie. Tu dîneras avec nous.

Huit heures sonnaient. Les invités du jeudi étaient arrivés. Camille leur a présenté son ami. Thérèse, ce soir-là, n’est pas descendue à la boutique. Elle est restée jusqu’à onze heures sur sa chaise. Elle jouait, causait11 et évitait de rencontrer les regards de Laurent, qui d’ailleurs ne s’occupait pas d’elle.

* * *

Laurent, à partir de ce jour, est revenu presque tous les soirs chez les Raquin. Jusqu’à dix heures, il restait là, comme s’il était chez lui. Il partait après avoir aidé Camille à fermer la boutique.

10. Les peintres, parfois, peignent en copiant un modèle devant eux : homme ou femme.

11. Bavardait, discutait.

Un soir, il a apporté son chevalet12 et sa boîte de couleurs. Il devait commencer le lendemain le portrait de Camille. L’artiste avait décidé de le faire dans la chambre même des époux ; le jour, disait-il, y était plus clair. Pendant trois jours, il a dessiné le visage de Camille d’une main hésitante, comme un élève. À la fin de chaque séance, madame Raquin et Camille s’extasiaient13.

Depuis que les séances de portrait avaient commencé, Thérèse ne quittait plus la chambre. Laurent se retournait parfois, lui souriait, lui demandait si le portrait lui plaisait. Elle répondait à peine et frissonnait.

Laurent, en rentrant chez lui, réfléchissait. Il se demandait s’il devait devenir l’amant de Thérèse. Voilà une petite femme, se disait-il, qui sera ma maîtresse* quand je voudrai. Elle s’ennuie dans cette boutique. Je lui plais, j’en suis certain. Mais elle est laide. Elle a le nez long, la bouche grande. Et je vais peut-être avoir des problèmes.

Un jour, il a pris sa décision : il l’embrasserait à la première occasion.

Peu de temps après, Laurent a annoncé qu’il avait presque terminé le portrait. Le lendemain, quand Laurent a donné le dernier coup de pinceau, toute la famille a dit que le portrait était très ressemblant. Le portrait était en fait affreux, d’un gris sale, avec de larges plaques violacées14… Mais Camille était très content. Il est parti chercher deux bouteilles de vin de Champagne. Madame Raquin est redescendue à la boutique. L’artiste était seul avec Thérèse. D’un mouvement violent, il a pris la jeune femme contre sa poitrine. Il lui a

12. Support sur lequel le peintre pose son tableau pour peindre. 13. Manifestaient/montraient leur admiration. 14. Violet.

renversé la tête, lui écrasant les lèvres sous les siennes. Elle a eu un mouvement de révolte et, tout d’un coup, elle a glissé par terre. L’acte* a été silencieux et brutal.

* * *

Dès le début, les amants ont trouvé leur liaison* naturelle. Ils se tutoyaient, s’embrassaient. Thérèse ne pouvait pas sortir, alors elle a décidé que Laurent viendrait. Ils se verraient dans la chambre des époux. L’amant passerait par l’allée qui donnait sur le passage, et Thérèse lui ouvrirait la porte de l’escalier.

Un jour, Laurent a réussi à avoir un congé de deux heures. La première fois, dans la chambre, au milieu d’une lueur blanche, il a trouvé Thérèse en jupon15, les cheveux noués derrière la tête. Elle a fermé la porte et s’est pendue à son cou. Laurent, étonné, a trouvé sa maîtresse belle. Thérèse, souple et forte, le serrait en renversant la tête en arrière, et, sur son visage, on voyait des sourires passionnés. La jeune femme était belle, d’une beauté étrange. Au premier baiser, elle s’est révélée courtisane*. Son corps inassouvi* s’est jeté dans la volupté*. Elle s’éveillait d’un rêve, elle naissait à la passion. Elle passait des bras faibles de Camille aux bras vigoureux de Laurent. Jamais Laurent n’avait connu une femme comme elle. Il était surpris, mal à l’aise.

Quand il a quitté la jeune femme, après le premier rendezvous, il marchait comme un homme ivre. Le lendemain, il s’est demandé s’il retournerait auprès de cette amante dont les baisers lui donnaient la fièvre. Finalement, il a pris un nouveau rendez-vous.

À partir de ce jour, Thérèse est entrée dans sa vie. Les rendez-vous se sont multipliés. Parfois Thérèse passait ses 15. Jupe de dessous, que l’on mettait sous une robe.

bras au cou de Laurent, elle se traînait sur sa poitrine, et disait :

– Oh ! si tu savais, j’ai souffert ! J’ai été élevée dans l’humidité de la chambre d’un malade. Je couchais avec Camille ; la nuit, je m’éloignais de lui, écœurée par l’odeur de son corps. Ils m’ont rendue laide, mon pauvre ami, ils m’ont volé tout ce que j’avais, et tu ne peux m’aimer comme je t’aime. Toi, je t’aime, je t’ai aimé le jour où Camille t’a amené dans la boutique…

Alors Thérèse se taisait. Elle tenait Laurent sur sa poitrine, et, dans la chambre nue et glaciale, des scènes de passion ardentes*, d’une brutalité terrible, avaient lieu. Chaque nouveau rendez-vous amenait des crises plus fougueuses*. Thérèse marchait, parlait fort. Parfois, elle était comme folle.

Un jour, le chat tigré, François, était assis au beau milieu de la chambre. Grave, immobile, il regardait de ses yeux ronds les deux amants.

– Regarde donc François, a dit Thérèse à Laurent. On dirait qu’il comprend et qu’il va tout raconter à Camille. Ce serait drôle s’il se mettait à parler dans la boutique… Laurent a regardé les grands yeux verts du chat, et il a frissonné. Thérèse a continué :

– Il se mettrait debout, et, me montrant d’une patte, te montrant de l’autre patte, il dirait : « Monsieur et Madame s’embrassent très fort dans la chambre ; je vous prie de les faire mettre en prison tous les deux ; ils ne troubleront plus ma sieste. »

Thérèse s’amusait comme un enfant, elle imitait le chat. François, immobile, la regardait. Laurent trouvait la plaisanterie de Thérèse ridicule. Il s’est levé et a mis le chat à la porte. En réalité, il avait peur.

* * *

Le soir, dans la boutique, Laurent était très heureux. Il revenait du bureau avec Camille. Madame Raquin l’aimait comme une mère. Il était devenu l’amant de la femme, l’ami du mari, l’enfant gâté de la mère.

Thérèse, plus nerveuse, devait jouer un rôle. Elle le jouait très bien, elle avait l’habitude. Pendant quinze ans, elle avait menti, faisant semblant d’être triste et endormie. Quand Laurent entrait, elle prenait un air grave, revêche16. Les soirées étaient douces et calmes. Après le dessert, on discutait de la journée, des souvenirs de la veille et des espoirs du lendemain.

16. Qui n’a pas l’air aimable.

Lorsque madame Raquin et Camille descendaient, Thérèse se levait d’un bond, collait, avec une énergie brutale, ses lèvres sur les lèvres de son amant, et ne bougeait plus. Quand elle entendait Camille et madame Raquin remonter, elle reprenait sa place et retrouvait son air revêche. Laurent, d’une voix calme, continuait à discuter avec Camille. C’était comme un éclair de passion.

Le jeudi, la soirée était un peu plus animée. Thérèse fixait le jour et l’heure de leurs rendez-vous ce jour-là. Quand madame Raquin et Camille raccompagnaient les invités à la porte du passage, la jeune femme s’approchait de Laurent, lui parlait tout bas. Parfois même, quand tout le monde avait le dos tourné, elle l’embrassait.

Huit mois ont passé. Les amants vivaient dans une béatitude17 complète.

17. Un grand bonheur.

Le crime 3

Un après-midi où Laurent allait quitter son bureau pour courir voir Thérèse, son chef lui a annoncé qu’il ne pouvait plus quitter le bureau. Laurent était désespéré. Il devait gagner sa vie, il ne pouvait pas perdre son travail. Le soir, Thérèse l’a regardé méchamment. Pendant que Camille fermait la boutique, il s’est approché de la jeune femme :

– Nous ne pouvons plus nous voir, lui a-t-il dit à voix basse. Mon chef ne veut plus que je m’absente.

Pendant quinze jours, Laurent n’a pas pu s’approcher de Thérèse. Il a alors compris qu’il avait besoin de cette femme. Maintenant qu’il ne pouvait plus voir son amante, cette passion éclatait avec une violence aveugle. Il aurait certainement fait une bêtise s’il n’avait pas reçu une lettre de Thérèse. Elle lui disait qu’elle viendrait le voir vers huit heures du soir le lendemain.

En sortant du bureau, Laurent a dit à Camille qu’il était fatigué, qu’il rentrait chez lui. Thérèse, après le dîner, a dit qu’elle partait chercher de l’argent chez une cliente qui n’avait pas payé. Elle a couru chez son amant. On aurait dit une femme saoule.

Quand elle est entrée, elle a arraché d’une main son chapeau et s’est appuyée contre le lit. Les amants sont restés longtemps dans la chambre, comme au fond d’un trou. Tout d’un coup, Thérèse a entendu l’horloge sonner.

– Il faut que je parte.

– Quand reviendras-tu ?

– Je crois que je ne reviendrai plus. Je ne peux pas inventer des histoires pour sortir.

Laurent pensait à Camille.

– Je ne lui en veux pas, a-t-il dit sans dire son nom, mais il nous gêne. Tu ne pourrais pas l’envoyer en voyage ?

– Tu crois qu’un homme comme lui accepte de voyager ? Il n’y a qu’un voyage dont on ne revient pas… Mais il nous enterrera tous.

– Je voudrais être ton mari. Tu comprends ?

– Oui, a répondu Thérèse, qui frissonnait. Mais ne dis pas ces choses, car je n’aurai plus la force de partir. Donnemoi du courage.

– Ah ! si ton mari mourait…

– Si mon mari mourait…, a répété lentement Thérèse.

– Nous nous marierions. Quelle bonne et douce vie !

La jeune femme s’était redressée. Les joues pâles, elle regardait son amant avec des yeux sombres.

– Les gens meurent quelquefois, a-t-elle dit. Mais, parfois, c’est dangereux pour ceux qui restent.

Toute la nuit, Laurent a pensé à cette idée. Si Camille mourait, il épouserait Thérèse, il hériterait de madame Raquin, il démissionnerait et flânerait18 au soleil.

Sur son lit, en sueur, à plat ventre, il se demandait comment il pouvait tuer Camille. Il ne voulait ni du poignard ni du poison. Il voulait un crime sans danger, une simple disparition.

Thérèse était rentrée chez elle la tête en feu. Elle avait regardé longtemps Camille qui dormait bêtement sur l’oreiller, la bouche ouverte. Elle avait des envies d’enfoncer son poing dans cette bouche. 18. Se promènerait, se baladerait.

THÉRÈSE RAQUIN Émile Zola

C’est l’histoire de la passion interdite entre Thérèse et Laurent, qui assassinent Camille, le mari de Thérèse. Mais rongés par la culpabilité, leur amour se transforme en tourment, les menant à une tragique descente aux enfers.

Audio disponible sur https://lectures-cle-francais-facile.cle-international.com

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