22 minute read

Lucile Cadet Joseph

Next Article
Marion Tellier

Marion Tellier

Discours professionnels et rapport aux objets et aux savoirs didactiques. Des genres, des pratiques, des effets et des limites de la réflexivité

Lucile CADET JOSEPH

Université Paris-Est-Créteil CIRCEFT-Escol EA 4384

Résumé

Cette contribution s’intéresse aux genres, aux pratiques, aux effets et aux limites de la réflexivité dans l’élaboration des discours professionnels et dans la construction et l’exposition des savoirs didactiques. En s’intéressant aux pratiques d’écritures dites réflexives en contexte universitaire, à leurs spécificités et aux verbalisations orales que produisent des enseignants à propos de leurs pratiques, le présent texte tentera de montrer comment elles révèlent, participent (à), témoignent (de) ou entravent, la construction d’une professionnalité enseignante. Mots clés : réflexivité / discours de retour d’expériences / savoirs /

Introduction

« À quoi voit-on, autrement qu’avec le regard de la foi ou de la pétition de principe, qu’une formation entraîne des conséquences effectives sur le terrain auquel elle est destinée ? À quoi voit-on qu’une formation a produit des changements ?

S’il n’existe pas d’instruments opératoires permettant de mesurer cette efficacité, alors à quoi peut bien servir une formation ainsi délivrée ? Qu’est-ce qu’une action qui ne se préoccupe pas de ses conséquences pratiques et qui ne se donne pas les moyens d’apprécier son effectivité ? » (Porcher, 1992, pp. 15-16).

Dans son travail, Louis Porcher a développé une vision programmatique et a ouvert la réflexion à de nombreux domaines qui sont aujourd’hui au cœur des réflexions des chercheurs. Parmi ces domaines, que l’on retrouve bien sûr au cœur des réflexions du présent numéro des Cahiers de l’ASDIFLE, c’est dans les réflexions qu’il a menées à propos de la formation professionnelle initiale des enseignants (en particulier des enseignants de FLE) (Holec et Porcher, 1988 ; Porcher, 1991, 1992) que j’inscris la présente contribution. C’est en m’intéressant aux pratiques d’écritures dites réflexives en contexte universitaire et à leurs spécificités et aux verbalisations orales que produisent des enseignants et de futurs enseignants à propos de leurs pratiques, que je m’interroge sur la façon dont elles révèlent, participent (à), témoignent (de) ou entravent, la construction d’une professionnalité enseignante. Cet intérêt pour les discours produits par les enseignants me conduira à m’intéresser

ici aux genres, aux pratiques, aux effets et aux limites de la réflexivité dans l’élaboration des discours professionnels et dans la construction et l’exposition des savoirs didactiques d’enseignants engagés dans des dispositifs de formation professionnelle ou dans des dispositifs de recherche.

1. FORMATION, ÉDUCATION, PROFESSION, SOCIÉTÉ : LA

RÉFLEXIVITÉ COMME MODÈLE DOMINANT

En 1988, peu de temps après l’institutionnalisation des filières universitaires de français langue étrangère (FLE), Henri Holec et Louis Porcher (p. 90) définissaient la formation des enseignants engagés dans les cursus de DFLE (Didactique du FLE) comme « la préparation (à un métier, à une compétence, à l’exercice d’une fonction), […] l’action par laquelle on donne à un individu les qualifications dont il va avoir besoin pour exercer les fonctions auxquelles il se prépare. ». Ils distinguaient alors la formation académique, « les savoirs que l’intéressé doit impérativement posséder pour atteindre la compétence visée » et la formation professionnelle, dite aussi formation finalisée, « l’ensemble des savoir-faire particuliers qui permettent de s’adapter au domaine professionnel auquel on se destine. » (Holec et Porcher, ibid.). Ils posaient que la mention FLE de la licence d’alors devait permettre de faire acquérir aux étudiants un « niveau professionnellement opératoire » (Dabène, 1994, p. 202) dans la mesure où, à l’issue de cette mention, ils étaient susceptibles de trouver un « petit boulot pédagogique » (Holec et Porcher, 1988, p. 81) et que la Maîtrise FLE ne devait pas se limiter à la formation de praticiens spécialistes de la classe de langue. En effet, l’officialisation des filières universitaires ne garantissant pas de débouchés systématiques aux étudiants dans le domaine de l’enseignement de la langue française, les cursus de FLE devaient dispenser une formation plus large permettant aux étudiants de préparer une sortie du système universitaire dans un domaine autre que celui de l’enseignement : « […] les filières ne peuvent avoir pour seul objectif de former des enseignants de FLE. Le nombre même des étudiants chaque année suffirait amplement à le montrer ; ils ne sauraient devenir tous enseignants. Il est donc nécessaire d’ouvrir des formations distribuées, de ne pas les polariser sur le pédagogico-pédagogique, et de penser à d’autres types d’emplois possibles et nouveaux dans le domaine (animation, édition, industries culturelles, etc…). » (Holec et Porcher, 1988, p. 84).

En 1992, Louis Porcher montre que les futurs enseignants en formation initiale ont avant tout besoin de se connaître et d’apprendre à connaître les autres, de « se situer dans un rapport à soi, aux autres, à l’exercice de son futur métier et au savoir » (Porcher, 1992, p. 19), ancrant en cela sa réflexion et ses propositions dans le paradigme du praticien réflexif développé par Schön (1987) et auquel aujourd’hui, quel que soit le cadre de la formation des enseignants et leur domaine de spécialité, nous nous référons tous. Plus largement, et en dehors des contextes de formation, la réflexivité est aujourd’hui considérée comme « une compétence sociale attendue dans

le monde du travail (management en entreprise notamment) et dans le contexte social plus généralement (par exemple à travers les processus de découverte et d’affirmation de soi) […]. » (Rivière, 2011, p. 72).

Le modèle ou le « concept » (B. Schneuwly, 2012) du praticien réflexif s’est, depuis sa création, très rapidement étendu dans les formations des enseignants pour y prendre différentes formes : « […] plus de quinze ans après la publication phare de Schön, cette conception nouvelle du “professionnel-qui-réfléchit-sa-pratique” s’est largement diffusée dans le monde […]. On ne peut que s’interroger sur l’extension et la diffusion de ce modèle, en un mot, sur le succès et la vogue de ce paradigme dans la formation des enseignants. […]. Et partout, il a donné lieu à des adaptations des programmes de formation initiale et continuée des enseignants : c’est ainsi qu’ont été développés en France les “séminaires d’analyse de pratiques” dans les IUFM et que, à l’université de Genève, le nouveau programme de formation des enseignants du primaire a pour visée première de former des professionnels réflexifs. Une nébuleuse de diverses approches est ainsi apparue allant du modèle de formation “pratique-théoriepratique” (Altet, 1994), à la technique des “entretiens d’explicitation (Vermersch, Faingold…), aux approches d’ergonomie cognitive (Durand, Pastré, Jobert…) ou aux “analyses des pratiques professionnelles dans le champ des interventions socioéducatives” (Blanchard-Laville, Fablet). » (Paquay et Sirota, 2001, pp. 6-8).

M. Altet (2001) rappelle qu’historiquement, quatre figures de professionnalité enseignante ont existé. Elle place le modèle de l’enseignant praticien réflexif comme la dernière figure de professionnalité en date qui met l’accent sur la capacité des enseignants à faire interagir « action-savoir-problème » dans la compréhension des situations auxquelles ils se trouvent confrontés et dans l’analyse des pratiques :

« Nous avons dégagé quatre modèles […] différents de professionnalités enseignantes qui ont été dominants à certaines périodes en France et les modèles de formation qui les ont construites : – l’enseignant MAGISTER ou MAGE : ce modèle intellectualiste de l’antiquité considérait l’enseignant comme un Maître, un Mage qui sait et qui n’a pas besoin de formation spécifique ou de recherche puisque son charisme et ses compétences rhétoriques suffisent ; – l’enseignant TECHNICIEN : ce second modèle apparaît avec les Écoles

Normales ; on se forme au métier par apprentissage imitatif, en s’appuyant sur la pratique d’un enseignant chevronné qui transmet ses savoir-faire, “ses trucs” ; le formateur est un praticien expérimenté-modèle ; les compétences techniques dominent ; – l’enseignant INGÉNIEUR, TECHNOLOGUE : dans ce troisième modèle, l’enseignant s’appuie sur les apports spécifiques des sciences humaines ; il rationalise sa pratique en tentant d’y appliquer la théorie. La formation est menée par des théoriciens, spécialistes du design pédagogique ou de la didactique ;

– l’enseignant PROFESSIONNEL, PRATICIEN-RÉFLÉCHI : dans ce quatrième modèle, pour nous, à la dialectique théorie-pratique se substitue un va-etvient entre pratique-théorie-pratique ; l’enseignant devient un professionnel réfléchi capable d’analyser ses propres pratiques, de résoudre des problèmes, d’inventer des stratégies. La formation s’appuie sur les apports des praticiens et des chercheurs ; elle vise à développer chez l’enseignant une approche de situations vécues de type action-savoir-problème en utilisant conjointement pratique et théorie pour construire chez l’enseignant des capacités d’analyse de ses pratiques et de métacognition. » (Altet, 2001, pp. 30-31).

Dans le cadre de la formation des enseignants, on est passé d’une formation qui s’appuyait sur une démarche prescriptive, descendante, ne tenant pas compte des contextes d’enseignement à une tout autre démarche mettant au cœur le sujet, l’observation et l’analyse qu’il fait des pratiques enseignantes en général et des siennes propres en particulier (Vasseur, 2011 ; Bishop, 2013, p.177)1 .

2. LES DISCOURS DE RETOUR D’EXPÉRIENCE

Depuis le début des années quatre-vingt-dix, on insiste, selon ce modèle, sur l’importance qu’il y a, dès la formation initiale, de proposer aux futurs enseignants des « modèles de régulation de leurs pratiques, par la réflexion sur et dans l’action » (Andrade et Araujo e Sá, 1991, p. 195). Parmi les pratiques utilisées pour atteindre ce but, celles de l’observation de même que la sollicitation d’analyses et de discours sur les pratiques représentent l’une des influences majeures de l’approche réflexive de la professionnalité enseignante (Bishop, 2013, p.177). Les discours sur la classe et sur les pratiques d’enseignement et d’apprentissage (ce que V. Rivière et moi-même avons appelé en 2011 « des discours de retour d’expérience ») peuvent s’exprimer à l’écrit, par le biais des écritures dites réflexives (journaux de bord notamment – pour citer cet exercice emblématique des formations en DFLE et que L. Porcher (1995, p. 29) envisageait comme un moyen de professionnaliser les étudiants en « […] chemin[ant] vers une maîtrise de plus en plus consciente de son propre apprentissage » – portfolios, etc.) ou à l’oral, à travers des entretiens et des entretiens d’auto-confrontation.

Qu’ils s’expriment à l’écrit ou à l’oral, ces discours peuvent être classés comme des discours professionnels, que A. Rabatel et N. Blanc (2011, pp. 5-6) définissent comme des « […] lieu(x) de consignation du savoir, [de la] construction de connais-

1. Si le modèle du praticien réflexif est aujourd’hui le modèle dominant, et le dernier en date ainsi que nous l’avons rappelé plus haut, gageons qu’il ne s’agit pas du dernier et que peut-être le temps est venu de s’interroger sur d’autres types de modèles de professionnalités. Dans les publications actuelles en didactique des langues, le métier d’enseignant et celui d’enseignant-chercheur est de plus en plus envisagé à travers le prisme de la question de l’éthique. Le colloque Éthique et responsabilité pour la didactique des langues au xxie siècle, organisé par le DILTEC (Didactique des langues, des textes et des cultures, EA 2288) les 21 et 22 octobre 2016 à la Sorbonne, incite sans doute aujourd’hui à réfléchir à la définition du modèle de professionnalité de l’enseignant éthique (Cadet, 2014).

sances, de la confrontation entre des savoirs et des expériences concrètes. ». Pourtant, associer les deux termes de discours et de professionnel dans un même concept renvoie également à diverses questions : sont-ils l’expression d’une professionnalité experte (discours professionnels, est-ce à dire de maîtrise de son activité) ? Sont-ils énoncés par des professionnels (discours de professionnels renvoyant ainsi à une forme d’expertise confirmée et/ou à un statut social) ? Et dans ce cas, quand peut-on se dire ou être défini comme un professionnel par rapport à un champ donné ? Portent-ils davantage, comme le laisse entendre la définition, sur un processus de professionnalisation ?

3. LES ÉCRITURES DITES RÉFLEXIVES

Les écritures dites réflexives, ou considérées comme professionnalisantes, – ce qui demande sans doute à être discuté : se professionnaliser, est-ce faire preuve de réflexivité ? Est-ce que seule la réflexivité est professionnalisante ? – sont ambigües, dans la mesure où elles apparaissent à la fois comme outils de réflexivité (c’est l’écriture qui soutient le processus) et résultats de la réflexivité (dans la majorité des cas, elles ne comportent pas de trace de génétiques textuelles et apparaissent comme des produits finis qui fonctionneraient comme une preuve de réflexivité).

Les écritures réflexives peuvent être définies moins comme un genre didactique que comme des pratiques d’enseignement-apprentissage dans la mesure où elles ne sont pas rattachées à des disciplines propres, où elles ne renvoient à aucune forme scripturale identifiée ou identifiable, ni à aucun genre de texte particulier lorsqu’on les évoque (Bishop et Cadet, 2007). Elles renvoient à diverses formes – ce qui peut s’entendre aussi à travers le pluriel qu’on utilise le plus souvent pour désigner ces pratiques – qui s’actualisent à leur tour dans des genres de textes eux-mêmes plus ou moins identifiés, socialement et scolairement. Les écritures réflexives sont généralement conçues comme recouvrant une posture énonciative autobiographique, une posture de recherche intellectuelle et une posture métacognitive plus complexe impliquant un retour sur son propre parcours intellectuel, ses propres cheminements et sur ses processus cognitifs. On oublie en revanche souvent que, contrairement à ce que l’on peut penser de prime abord, l’écriture réflexive n’est pas une pratique naturelle et qu’elle représente, ainsi que le rappelle F. Rinck (2011, p. 80), au contraire et notamment dans le cadre de la formation initiale, « […] un saut qualitatif par rapport à des écrits de restitution des savoirs ». Dans le contexte de la formation professionnelle, on les envisage comme des écritures de soi mobilisant une grande part autobiographique s’orientant soit sur diverses dimensions du vécu d’un individu soit focalisant sur un aspect de ce vécu, et en particulier celui de l’expérience professionnelle. C’est dans une mesure plus relative que l’on peut les considérer comme des écritures pour soi, car, si elles sont supposées jouer à plein leur rôle métacognitif, elles ne restent pas dans le domaine privé mais sont destinées à être exposées et évaluées.

Dans la majorité des cas, les discours ne sont pas produits de l’initiative même de l’énonciateur et pour lui seul, mais toujours à l’initiative d’autrui et adressé à un/des tiers.

La question principale que je pose est alors la suivante : est-ce que dans les conditions dans lesquelles ces écritures sont produites, la réflexivité est efficiente et si oui, de quel point de vue ? S’agit-il d’une réflexivité en trompe l’œil ? Quels sont ses effets ? La réflexivité doit en effet aussi être envisagée à travers le potentiel écart dénoncé notamment par B. Schneuwly (2012) entre ce que l’on pourrait appeler une posture réflexive montrée davantage liée à l’attitude du scripteur qui manipule des modalités discursives et des savoir-faire rédactionnels, et une posture réflexive réelle davantage liée à la construction du sujet en tant que professionnel (qui manipule des savoirs et des concepts professionnels) et portant sur des objets d’enseignement. Elle conduit à interroger d’autre part les stratégies de conformisation aux attentes institutionnelles, sur les effets en retour de l’injonction à être réflexif et sur ceux de l’articulation entre évaluation (notamment sommative) et réflexivité : manipulation du concept (apologie de la réflexivité), attitudes et discours ad hoc notamment. Dans les discours produits par les enseignants en formation initiale, la présence des remarques, conseils et analyses du ou des formateurs qui les ont accompagnés semble confirmer ce que B. Schneuwly (2012, p. 85) constate dans les mécanismes dialogiques de l’analyse de pratiques dans lequel les interactants placent le formateur « comme le modèle à imiter pour le formé ». Lorsqu’ils s’inscrivent dans le cadre d’un dispositif de formation, les discours écrits que les étudiants livrent portent intrinsèquement la marque des discours qui ont été construits pendant les séances d’analyse de pratiques. Mais cela n’est perceptible que lorsque l’on a été témoin des séances d’analyse puisque la voix du formateur disparaît au profit de celle de l’étudiant qui prend à son compte l’analyse elle-même. Les écrits produits sont, en quelque sorte, le témoignage du résultat obtenu, le point final du cheminement. Il ne s’agit en effet plus pour les étudiants de montrer comment on s’est interrogé sur telle ou telle difficulté rencontrée, quelles hypothèses ont été formulées, etc. ; ce n’est pas l’état du cheminement de la pensée qui est mis en avant mais le résultat du processus.

4. LES VERBALISATIONS DE L’AUTOCONFRONTATION

Lorsqu’ils prennent corps dans le cadre de dispositifs de recherche dédiés, les discours que l’on sollicite de la part d’enseignants n’ont pas explicitement de visée formative. Le chercheur qui recueille les discours ne prend ni ne développe les fonctions d’un formateur de formateurs, il ne participe pas directement à l’élaboration de la pensée ni à la construction du discours. Je rejoins de ce fait P. Vermersch qui indique que deux directions existent lorsque l’on travaille sur la prise de conscience : « La première est centrée sur le professionnel pour lui-même, la médiation vise d’abord à lui profiter ; la seconde est centrée sur les buts du chercheur et vise à collecter des données,

le professionnel est alors principalement pour lui un informateur. » (Vermersch, 2004, p. 26).

On accorde pourtant le plus souvent à ces entretiens, où qu’ils se déroulent, une fonction formative, dès lors qu’on prête à la réflexivité, point de vue interne sur l’action, un pouvoir potentiel sur l’agir ultérieur. C’est là toutefois un pari car cette fonction formative demeure largement hypothétique dans le cas d’entretiens d’autoconfrontation recueillis dans des dispositifs de recherche (Cadet et Carlo, 2015). Et si elle existe, elle ne peut, me semble-t-il, se réaliser que de manière incidente. En effet, l’activité de « prise de conscience » qu’évoque P. Vermersch (2000, 2004)2 n’est pas automatique et elle demande un effort, un travail cognitif particulier qui doit être, ainsi que le soulignent les travaux menés en didactique professionnelle par P. Pastré, P. Mayen et G. Vergnaud, accompagnée : « Un sujet a bien du mal à faire une auto-analyse de son activité sans l’aide d’autrui […]. À l’inverse, le fait que des situations puissent être porteuses de potentiels de développement implique aussi que d’autres peuvent ne pas l’être, ou pire, peuvent limiter et inhiber les processus de conceptualisation. » (2006, p. 189 et p. 192).

5. SAVOIRS EN JEUX

Lorsqu’on s’interroge sur ce qui sous-tend et explique l’action d’un enseignant dans sa classe, deux questions fondamentales se posent, que L. Filliettaz (2011) place sur deux plans, l’un d’ordre méthodologique porte sur « les conditions auxquelles ces savoirs peuvent être rendus visibles dans les discours produits par les professionnels eux-mêmes » (p. 12), l’autre, épistémologique, concerne la nature des savoirs sur lesquels s’appuie une pratique professionnelle. Les discours produits par les enseignants véhiculent tous des éléments relatifs à des savoirs : savoirs académiques ou théoriques savants (domaines scientifiques de référence) ; savoirs de la pratique (diffusés par les membres de la communauté et notamment par exemple, par les enseignants formateurs) ; savoirs expérientiels (liés aux parcours biographiques), savoirs institutionnels – de type programmes officiels – à visée prescriptive (S. Vanhulle, 2009). On y découvre aussi ce que N. Blanc (2011, p. 135) appelle des savoirs de conviction, qui sont, selon la définition qu’elle propose « fortement associés aux valeurs des individus qui jouent un rôle souvent à la source de l’action » et qui reposent donc aussi en partie sur ce que J.-C. Beacco (2011, pp. 11-13) nomme des « représentations sociales ordinaires ».

2. « […] ce que nous vivons appartient largement à un mode de conscience que l’on peut nommer avec Husserl “conscience pré-réfléchie” ou conscience directe (Vermersch, 2000) et “connaître” appartient à la “conscience réfléchie”. Dans le passage de l’une à l’autre, se situe l’activité cognitive de “prise de conscience”. » (Vermersch, 2004, p. 26).

Conclusion

Les discours produits par les enseignants renferment des éléments relatifs à ce que l’on pourrait appeler l’invention du métier ou la création d’une identité enseignante particulière, conforme à une doxa circulante. Que l’on se projette dans un rôle d’enseignant à venir, que l’on s’y essaie ou qu’on l’exerce pour de vrai3, les verbalisations portent en effet aussi des éléments qui fonctionnent comme des arguments de communauté et qui se rapprochent d’une forme de doxa didactique (Champseix, 2015) dans lesquels les acteurs d’un même champ se reconnaissent. Derrière les verbalisations, il y a en filigrane la définition de ce qu’est un bon cours au regard de la doxa du moment et un bon enseignant, dont le modèle de professionnalité est aussi dans le champ de la didactique du FLE, très marqué par l’affectif et l’humour. Est-ce alors cela être un enseignant professionnel réflexif ? Est-ce que réfléchir à ses actions signifie poser une grille d’interprétation qui convoquent des normes et des valeurs en circulation ? Il me semble au contraire que ce n’est pas appliquer une doxa mais réfléchir à la doxa et savoir la justifier, l’analyser, la remettre en question eu égard aux situations que l’on rencontre, que cette posture défend. Ni la formation seule et les modèles qu’elle véhicule, ni la pratique seule, ni les instructions curriculaires ne se suffisent à elles-mêmes pour être des lieux de production de connaissances (Friedrich, 2011). C’est dans la confrontation de ces différents niveaux que se développe l’expertise.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

■ ALTET M.Les compétences de l’enseignant professionnel. Entre savoirs, schèmes d’action et adaptation : le savoir-analyser. L. Paquay, M. Altet, É. Charlier et Ph. Perrenoud (éds.) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ? De Boeck, Bruxelles, 2001, pp. 27-40. ■ ANDRADE A. I. et ARAUJO E SÁ M. Quand se former c’est s’engager. Les langues modernes, 1991, n° 4, pp. 35-49. ■ BEACCO J.-C. Contextualiser les savoirs en didactique des langues et des cultures. Ph. Blanchet et P. Chardenet (éds.) Guide pour la recherche en didactique des langues et des cultures. Approches contextualisées. Éditions des archives contemporaines, Paris, 2011, pp. 31-40. ■ BISHOP M.-F.Une question d’actualité : la formation des enseignants. Chronique « Didactique ». Le français aujourd’hui, 2013, n° 181, pp. 175-180.

3. Pour reprendre l’une des expressions de ML que nous avons utilisée dans l’intitulé d’un de nos articles (voir Rivière et Cadet, 2009).

■ BISHOP M.-F. et CADET L. Les écritures réflexives en formation élémentaire et professionnelle constituent-elles un genre ? Les Cahiers Théodile, 2007, n° 7, pp. 7-32. ■ BLANC N. Savoirs en (inter)action et identité socio-discursive en construction dans le mémoire professionnel. Lidil, 2011, n° 43, pp. 133-147. ■ BUCHETON D. Le pouvoir réflexif et intégrateur du langage en formation. Analyse longitudinale d’un dispositif de formation et de ses effets. V. Bigot et L. Cadet (éds.) Discours d’enseignants sur leur action en classe – Enjeux théoriques et enjeux de formation. Riveneuve Éditions, Paris, 2011, pp. 207-224. ■ CADET L. De la construction des savoirs à l’interprétation de l’action : les discours de formation, les discours de classe, les discours de retour d’expérience dans la formation et dans la recherche en didactique des langues. Habilitation à diriger des recherches (HDR), université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, 2014. ■ CADET L. et CARLO C.Questions autour des corpus de recherche en didactique des langues. Recherches en didactique des langues et des cultures : les cahiers de l’Acedle, 2015. En ligne : http://acedle.u-strasbg.fr. ■ CHAMPSEIX É. La fabrication d’un discours d’enseignant dans des entretiens d’auto-confrontation. Recherches en didactique des langues et des cultures : les cahiers de l’Acedle, 2015. En ligne : http://acedle.u-strasbg.fr. ■ DABÈNE M. La formation au métier d’enseignant : l’enfant pauvre de la didactique des langues. Éléments pour une théorie de la formation. D. Coste (éd.) Vingt ans dans l’évolution de la didactique des langues (1968-1988). Crédif-Hatier/Didier, Paris, 1994, pp. 193-206. ■ FILLIETTAZ L. Discours de formateurs et rapport au savoir : l’explicitation située de l’action comme discours professionnel. Lidil, 2011, n° 43, pp. 11-25. ■ FRIEDRICH J. La connaissance théorique des pratiques professionnelles. Autour du lien entre action et significations expérientielles. V. Bigot et L. Cadet (éds.) Discours d’enseignants sur leur action en classe – Enjeux théoriques et enjeux de formation. Riveneuve Éditions, Paris, 2011, pp. 87-107. ■ HOLEC H. et PORCHER L. Formation et filières de formation en français langue étrangère ? D. Lehmann (éd.) La didactique des langues en face à face. Crédif-Hatier, Paris, 1988, pp. 71-92. ■ HUVER E. et CADET L. La formation professionnelle des enseignants : réflexivité et évaluation sont-elles compatibles ? L. Paquay, P. Wouters et C. Van Nieuwenhoven

(éds.) L’évaluation, levier du développement professionnel. Tensions, dispositifs, perspectives. De Boeck, Bruxelles, 2010, pp. 117-129. ■ JAUBERT M. et REBIÈRE M.Parler et débattre pour apprendre : comment caractériser un « oral réflexif » ? J.-C. Chabanne et D. Bucheton (éds.) Parler et écrire pour penser, apprendre et se construire, l’écrit et l’oral réflexif. PUF, Paris, 2002, pp. 163-186. ■ PAQUAY L. et SIROTA R. La construction d’un espace discursif en éducation. Mise en œuvre et diffusion d’un modèle de formation des enseignants : le praticien réflexif. Recherche et formation, 2001, n° 36, pp. 5-16. ■ PASTRÉ P., MAYEN P. et VERGNAUD G. La didactique professionnelle. Revue française de pédagogie, 2006, n° 154, pp. 145-198. ■ PERRENOUD P. Le travail sur l’habitus dans la formation des enseignants. Analyse des pratiques et prise de conscience. L. Paquay et al. (éds.) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ? De Boeck, Bruxelles, 2001, pp. 181-208. ■ PORCHER L. Quelques remarques sociologiques pour une formation des enseignants. Le français dans le monde, Recherches et applications, 1991, n° spécial, pp. 103-109. ■ PORCHER L. Formation, profession, légitimation. Le français dans le monde, Recherches et applications, 1992, n° spécial, pp. 15-20. ■ RABATEL A. et BLANC N. (éds.) Le rapport au savoir dans les discours professionnels. Lidil, 2011, n° 43. ■ RINCK F. Former à (et par) l’écrit de recherche : quels enjeux, quelles exigences ?Le français aujourd’hui, 2011, n° 174, pp. 79-89. ■ RIVIÈRE V. Comment se saisir des discours sur l’agir enseignant ? Quelques repères et outils conceptuels pour l’analyse des discours sur les pratiques professionnelles. V. Bigot et L. Cadet (éds.) Discours d’enseignants sur leur action en classe – Enjeux théoriques et enjeux de formation. Riveneuve Éditions, Paris, 2011, pp. 71-85. ■ RIVIÈRE V. et CADET L. Quand je serai enseignante pour de vrai… : d’un agir imaginé vers un agir assumé. Réflexions sur les mises en fiction de l’action d’enseignement dans une situation de formation professionnelle initiale à l’enseignement du FLE. F. Dervin et N. Auger (éds.) Pour une didactique des imaginaires dans l’enseignement/apprentissage des langues. L’Harmattan, Paris, 2009, pp. 39-58. ■ RIVIÈRE V. et CADET L. Mise en perspective des savoirs professionnels dans des discours de retour d’expérience. Étude contrastée. Lidil, 2011, n° 43, pp. 41-55. En ligne : http://lidil.revues.org/index3105.html.

■ SCHNEUWLY B. Praticien réflexif, réflexion et travail enseignant : l’oubli de l’objet et des outils d’enseignement. M. Tardif, C. Borges et A. Malo (éds.) Le virage réflexif en éducation. Où en sommes-nous 30 ans après Schön ? De Boeck, Bruxelles, 2012, pp. 73-91. ■ SCHÖN D. M. Educating the reflective practitioner. Jossey-Bass Publishers, San Francisco, 1987. ■ VANHULLE S. Savoirs professionnels et construction sociodiscursive de l’agir. Bulletin suisse de linguistique appliquée, 2009, n° 90, pp. 167-188. ■ VASSEUR M.-T. Discours, pratiques et formation réflexive des enseignants de langue : un agir collaboratif réflexif. V. Bigot et L. Cadet (éds.) Discours d’enseignants sur leur action en classe – Enjeux théoriques et enjeux de formation. Riveneuve Éditions, Paris, 2011, pp. 189-205. ■ VERMERSCH P. Aide à l’explicitation et retour réflexif. Éducation permanente, 2004, n° 160, pp. 71-80. ■ VERMERSCH P. Conscience directe et conscience réfléchie. Intellectica, 2000/2, n° 31, pp. 269-311.

This article is from: