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Mauvais Sang

Quand la musique se fait aussi visuelle, elle ne s’adresse plus seulement à l’oreille. D’une inspiration cinématographique contigüe, ce quintette qui a déposé ses bagages à Chamonix s’affirme dans un espace sonore rarement éprouvé dans le champ du rock. Une œuvre totale entre accalmie et tumulte.

à bras-le-corps

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JULIEN NAÏT-BOUDA CORALIE DE GENÈVE

Àla combinaison d’éléments musicaux actuels et classiques, la formule de ce groupe atteste d’une hybridation des styles qui n’est pas sans rappeler un certain réalisateur comme le souligne Mathis, guitariste à la composition des morceaux : « Notre musique se veut à l’image de Leos Carax. il y a de nombreuses influences dans ses films, de Reggiani à Prokofiev. Par exemple, sur notre titre “Monument”, la progression d’accords est inspirée d’une pièce du compositeur contemporain Thomas Adès, In seven days. Les expérimentations d’Alexander Schubert sont aussi une source d’inspiration. On partage avec ce dernier une certaine violence intérieure. On s’inspire aussi d’artistes français comme Leo Ferré, Noir Désir et on se sent proches d’un groupe anglais comme Black Midi qui mélange du jazz au post-punk. »

Le calme avant la tempête, ainsi court l’énergie en ces lieux empreints d’un rock écorché, à vif et s’articulant dans une tension à peine dissimulée derrière la voix de son chanteur et songwriter Léo Simond.

Ce dernier s’exprimant alors dans un talk-over propice à la proximité vocale, murmurant à l’oreille des vicissitudes qui, la mesure d’après, exploseront en plein vol dans un fracas musical. Précision de l’intéressé: «On est très loin d’être des provocateurs mais on aime jouer avec la radicalité. Les textes ne sont pas forcément accessibles dès les premières écoutes. Je les ai écrits avec un angle résolument sociologique, il y a une forte inspiration de l’œuvre de Michel Houellebecq derrière. Au travers de cet écrivain, il est donné à voir que l’être est avant tout un corps observé et désiré. C’est dans cette matrice que l’idée du disque s’est faite. Notre premier disque Des corps dans le décor (voir Longueur d’Ondes no 96) est né de cette sensation, notamment quand tu vas en boîte et où tout le monde n’est qu’un corps observable et désirable. Aussi, le morceau “Dieu” s’inspire-t-il de paroles bibliques, des dix commandements de Moïse, pour mieux signifier quelle ère individualiste nous touche tous actuellement.»

Un terreau peu enclin à la lumière mais fertile qui pourrait se révéler difficilement accessible pour le commun des mortels. Mais c’était sans compter une inspiration pop vivifiante, qui aussi bien dans le tracklisting que dans la structure et le format des morceaux, oriente l’auditeur sans jamais ordonner de chemin pré-établi. Mathis fait une nouvelle fois référence au cinéma : « On aime le travail du réalisateur Jordan Peele (Nope, Get out). Leos Carax, avec son dernier film Annette, a aussi tenté de rendre son cinéma plus accessible. On partage avec eux cette manière de jouer sur des codes pop, c’est une chose qu’actuellement nous explorons pleinement avec la conception de notre second disque. C’est un grand défi pour nous de sonner pop sans nous compromettre... »

Pourvu d’une matière sonore rock qui part en éclat, no wave dans l’âme, noise en sa chair, mais au conducteur relativement pop donc, le quintette s’établit dans une musique qui prend la pose pour mieux exploser l’objectif. Porteur d’un son à la force figurative confondante, le geste artistique marque par son amplitude, rappelant la petitesse des corps face à la puissance de la nature, decorum montagnard de mise, ainsi l’évoque Léo : « Les montagnes qui entourent notre studio sont comme un décor qui se tient debout et qui nous envahit. Cela se retranscrit parfaitement dans notre musique. » Mathis ajoute : « L’effet visuel procuré est celui d’un gigantisme. Le silence environnant est aussi quelque chose de traversant. Il y a une sensation de l’ordre du grandiose face à cette nature. »

Une dimension géographique à la transcendance certaine, berceau d’une première œuvre à qui l’on souhaite de pouvoir s’épanouir sur scène, là où cette musique qui prend au corps doit avant tout s’exprimer, mais Léo semble avoir quelques doutes : « La reprise de la tournée fut un peu compliquée, on veut défendre ce disque en live mais il y a des embouteillages sur les programmations dans les festivals. De plus, les salles jurent de plus en plus par le stream et le nombre d’écoutes, cela ne joue pas forcément en notre faveur. »

Il est à espérer que leur singularité esthétique puisse avoir l’écho qu’elle mérite. Dans tous les cas, Mauvais Sang n’est un pas un groupe qui peut laisser insensible et d’autres musiciens ont déjà succombé à la liberté artistique portée par ces Hauts-Savoyards. De Brisa Roché à Pierre Guénard (Radio Elvis) en passant par Serge Teyssot-Gay, voilà de prochaines collaborations qui peuvent laisser envisager de quel bois sera fait leur musique, généreuse et aventureuse. i

dmauvaissangmusic.com

«On est très loin d'être des provocateurs mais on aime jouer avec la radicalité.»

Quand le rock rencontre le classique

Aux frontières des styles et de la composition musicale, Mauvais Sang possède dans ses rangs une musicienne spécialiste de la harpe, un instrument à priori antagoniste à la musique rock mais qui en ces lieux s’y fond dans une harmonie de tous les instants. Marion Pozderec, harpiste et chanteuse, détaille le procédé de cette relation musicale: «D’un point de vue musical, je joue principalement dans l’aigu, pour plus de clarté, d’harmonie avec l’ensemble du groupe. Apporter des éclats de légèreté pour contraster avec les digressions expérimentales de la guitare.» Dans “3h47”, elle se démarque avec des arpèges dissonants. «L’objectif est de toujours apporter cet air frais, ce souffle délicat à l’oreille pour fusionner avec l’ensemble. C’est un instrument très délicat qui a la particularité, d’après moi, d’aérer les morceaux. Sa couleur est claire, limpide, lumineuse, je dirais même onirique. Aujourd’hui, grâce au système d’amplification des harpes, appelé aussi harpes électriques, on apporte d’autres particularités sonores, d’autres couleurs et textures. Dans “Venus Anadyomène”, je produis un son disgracieux, métallique en faisant vibrer les graves avec un médiator. Elle a une grande richesse de couleurs et de textures, battant la mesure comme un fil conducteur, et embarquant avec elle le reste du navire.»