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Objectif zéro déchet

Grâce à de multiples initiatives citoyennes, le pays est devenu un leader en matière de réduction du gaspillage alimentaire. Reportage.

« On trouve de tout dans notre magasin. De l’huile d’olive, du chocolat, de la bière, des légumes, des fruits... Tenez, ici nous avons des fraises que nous avons récupérées hier. Certaines barquettes étant abîmées, le supermarché qui les vendait a préféré se séparer de tout le lot afin d’achalander d’autres produits de meilleur aspect. Et au lieu de jeter les fraises, il nous a appelés et nous sommes passés les charger dans notre camionnette. » Jan-Martin Mikkelsen est responsable d’une des deux échoppes Wefood de Copenhague. Ces magasins généraux (et généreux) n’écoulent que des aliments destinés à être jetés — à cause d’une malfaçon d’emballage, d’une date de péremption qui approche, ou parce qu’ils ne correspondent pas aux standards habituels. Wefood les récupère, les reconditionne si nécessaire et les met en vente entre 30 % à 50 % moins cher. « En fait, chacun de nos articles a une histoire, continue Jan-Martin. Mais, bien entendu, tout est parfaitement comestible. Au début, les consommateurs avaient du mal à comprendre que c’était juste un défaut d’étiquetage, ou que les bouteilles étaient sales. » Créées par l’organisation humanitaire chrétienne DanChurchAid en 2016, ces charitables supérettes ont un double objectif : proposer des produits moins coûteux et surtout lutter contre le gaspillage alimentaire. « Un tiers de la nourriture mondiale est gaspillée », explique Birgitte Qvist-Sorensen, secrétaire générale de l’association, dans les locaux situés en face de la gare centrale, à deux pas des jardins de Tivoli. « Dans le même temps, 800 millions de personnes ont faim sur la planète », souligne-t-elle. C’est en partant de ce constat sidérant que la pimpante quinquagénaire a souhaité lancer ces magasins à la fois économiques, écologiques et sociaux. « La volonté originelle de DanChurchAid est d’aider les plus pauvres et de combattre la faim dans le monde. Lorsque nous avons pris conscience de l’importance du gaspillage alimentaire, notamment en Europe, nous avons voulu agir. Rien qu’au Danemark, 700 000 tonnes de nourriture sont gâchées tous les ans. » Régulièrement approvisionnées, conviviales, gérées par des bénévoles, les enseignes Wefood sont ouvertes à tous. L’argent généré sert à payer les taxes et le loyer, les bénéfices restants sont investis dans les missions humanitaires de DanChurchAid. « L’an dernier, nous avons récupéré 173 tonnes de nourriture. Nous projetons d’en sauver 250 tonnes cette année. Un troisième magasin a été inauguré dans le nord du Danemark en 2018 et d’autres verront le jour cet hiver. »

Gérées par des bénévoles, les enseignes Wefood sont ouvertes à tous.

Gérées par des bénévoles, les enseignes Wefood sont ouvertes à tous.

En Europe, le Danemark est à l’avantgarde du combat contre le gaspillage alimentaire. Sa sensibilité affirmée pour les questions écologiques, ses orientations claires pour un meilleur partage des richesses et une vie urbaine plus agréable rendent le pays propice à la culture « zéro déchet ». Le détonateur de cet engagement ? En 2008, Selina Juul, étudiante d’origine russe, décide de créer une page Facebook pour dénoncer l’absurdité de cette gabegie. « J’ai grandi dans la Russie soviétique où les magasins étaient très mal achalandés, se souvient-elle. Dans le Moscou de l’époque, le gaspillage n’était pas une option. En 2008, j’étudiais la communication graphique à l’École des médias et du journalisme et je cherchais des idées pour rendre le monde meilleur. Celle de réduire les déchets alimentaires m’est apparue naturellement. » Sa page Facebook (Stop spild af mad en danois, Stop wasting food en anglais) remporte un succès immédiat. Dans la foulée, les supermarchés discount danois Rema 1000 la contactent pour baisser le nombre de leurs invendus. « Nous avons tout à y gagner, cela permet d’épargner du temps, d’économiser de l’argent et de sauvegarder la planète », renchérit celle qui n’a de cesse de porter ce combat au Danemark, mais aussi dans toute l’Europe — au cours d’une conférence TEDx, elle rappelle cette vérité : « L’expression “à consommer de préférence avant” ne signifie pas “toxique à partir de” ! » Entre 2010 et 2018, les Danois ont réduit leur gaspillage alimentaire de 33 % et les gouvernements successifs ont semblé prendre cette question très au sérieux. La plupart des supermarchés se montrent aussi concernés. Que reste-t-il à accomplir ? « Nous avons un gros travail à faire sur la sensibilisation des consommateurs », estime Selina Juul. Les foyers danois jettent encore 260 000 tonnes de nourriture par an.

Deux fois par semaine, Foodsharing donne des fruits et légumes invendus.

Deux fois par semaine, Foodsharing donne des fruits et légumes invendus.

Ce gâchis, Serkan Coskun en a pris conscience en travaillant dans un hôtel du centre de Copenhague. « Les commandes sont toujours bien supérieures à la demande. Chaque jour, au moins 30 % de la nourriture part à la poubelle. » En réaction, le jeune homme est bénévole au sein de l’association Foodsharing qui, deux fois par semaine, propose gratuitement des légumes et des fruits récupérés dans les marchés et les supermarchés. Ce matin de mai, à Sydhaven, en périphérie de Copenhague, Serkan trie des cagettes de melons, d’asperges, de champignons, de concombres, de citrons, de pommes et de bananes, dans une salle communale ouverte sur un joli parc. « Nous distribuons ici de la nourriture à 150 personnes chaque mercredi. Quand j’ai commencé, il y a deux ans, nous n’accueillions pas autant de monde. Cette culture de consommer les invendus se généralise. » À son côté, Roxana Gabriela Zlate, 29 ans, coordonne le travail des bénévoles de cette association née en 2016. « Foodsharing propose aussi des “Disco soups”, des repas conviviaux et gratuits offerts dans des endroits publics », ajoute-t-elle. Sa prise de conscience écologique est venue en découvrant l’importance du gaspillage alimentaire et en observant les effets du dérèglement climatique affecter le Danemark — des étés plus chauds, plus secs, et parfois de très fortes pluies qui entraînent de dramatiques inondations. « Il y a une urgence écologique, considère la jeune femme. La surproduction de déchets, qui ne sont pas qu’alimentaires, participe à l’épuisement de la planète. Alors que la température continue d’augmenter et que le climat est en plein bouleversement, les statistiques prédisent 11 milliards d’humains sur terre à la fin du xxi e siècle. Nous devons nous organiser différemment pour ne pas hypothéquer notre avenir. » Sur la terrasse de ses locaux flambants neufs, le très souriant Mikkel Fog, jeune patron vêtu d’une chemise blanche, d’un nœud papillon et d’un bermuda, nous explique le fonctionnement de l’application qu’il a développée avec la start-up Too Good to Go. « Notre appli met en relation les commerçants et les particuliers, afin que les invendus de la journée soient valorisés. Sur son téléphone, le client réserve ceux du jour auprès des magasins de son quartier, avant de passer les récupérer. Pour l’instant, nous travaillons avec 2 000 commerçants au Danemark et 16 000 dans toute l’Europe. » Mais l’entrepreneur sait bien qu’une application ne fait pas tout. « Nous souhaitons surtout accélérer la prise de conscience, ajoute-t-il. Nous avons ouvert une enseigne dans le centre-ville de Copenhague en 2018, afin de créer du lien avec nos clients et les informer. » Direction rue Nyelandsvej, dans le quartier de Frederiksberg, où le manager, Mads Christensen, nous accueille chaleureusement : « Nous vendons à bas prix des aliments récupérés dans différents circuits, mais ici c’est avant tout un lieu de discussion et de partage des connaissances. Par exemple, nous donnons régulièrement des conférences auprès des étudiants. Comme tous les acteurs de cette économie circulaire émergente visant à réduire le gaspillage alimentaire, et plus globalement tous les déchets, nous considérons que l’éducation des particuliers est une priorité. » _