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Les paysages nous recueillent

Martin Vanier

Martin Vanier est géographe, il enseigne à l’École d’urbanisme de Paris, après avoir fondé et dirigé à Grenoble le laboratoire PACTE-Territoires. En tant que géographe, j’avoue que j’ai au départ une relation au paysage un peu compliquée, parce que d’un côté je sais bien que c’est un objet qui traverse la discipline de façon fondamentale, mais de l’autre, je constate que très peu de gens ont su vraiment l’attraper par un discours scientifique. Un des rares qui aient su faire quelque chose de cette affaire est Augustin Berque, et d’ailleurs ce qu’il écrit sur le paysage n’est jamais facile à saisir. Mais nos échanges, ici, m’ont beaucoup aidé à me faire finalement une petite doctrine, qui vaut ce qu’elle vaut, mais qui a le grand mérite d’avoir été le produit de ces rencontres.

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Ma doctrine est la suivante: 1 __ «Quand une fraction de l’espace terrestre (et là on peut mettre un point d’interrogation parce qu’il commence à y avoir de très beaux paysages de l’espace interstellaire dans le cinéma notamment), quand une fraction de l’espace terrestre raconte quelque chose, par conséquent a été investie d’un ensemble de représentations qui font récit, alors c’est un paysage.» C’est aussi simple que cela.

2 __ Le paysage, c’est ce qui nous raconte en nous inscrivant dans quelque chose de plus grand que nous. On y est immergé, jusqu’à l’horizon, mais pas perdu parce qu’il y a le récit, parce que cela nous raconte. L’humain y est éventuellement absent, ou très lointain. L’Antarctique est-il un paysage? Oui bien sûr, parce que l’humain n’est pas horsjeu dans l’Antarctique. Le récit y est puissant, épique.

3 __ Le paysage est éventuellement agressif, mais toujours «recueillant» malgré tout, au moins pour ceux pour qui il fait sens. Ma ville est très agressive, j’habite à Barbès, c’est très agressif, mais c’est recueillant en même temps. Barbès me recueille tous les soirs. Je sors du métro Marcadet-Poissonniers sur Barbès, et il y a quelque chose de désespérant à constater que ce que je haïssais le matin en partant, je l’adore le soir en le retrouvant. Voilà, c’est agressif et recueillant, je ne peux pas vraiment vous expliquer pourquoi ça m’exaspère, et c’est pourtant chez moi.

4 __ Le paysage est trop souvent sublime parce qu’on nous répète que c’est sublime, on construit ce sublime. Cette nature splendide dont nous avons beaucoup parlé aujourd’hui est une construction, et le géographe ou l’historien savent que le sublime d’aujourd’hui a pu être le répulsif ou l’illisible d’hier. Peut-être qu’au fond les beaux paysages sont ceux qui nous recueillent. Que dire de l’approche du paysage urbain banal qui fait l’essentiel de notre expérience paysagère? Quand c’est un paysage de travail, de production, de souffrance, d’exploitation, etc. Il y a assez peu de débat quand on met un public devant un superbe paysage alpin archétypique, parce que les codes de l’éblouissement vont l’emporter, mais devant un paysage urbain banal? Certains vont s’y retrouver parce que cela les recueille. D’autres ne vont pas voir de quoi est fait ce spectacle, ils vont même y projeter tout un récit de stigmates.

Les paysages nous recueillent

5 __ Aujourd’hui, il y a du mouvement dans, par, et du paysage parce qu’il y a du mouvement dans ce que l’on vit tous et partout. Il y a plus de mouvement que jamais dans ce que nous vivons, bien qu’il n’ait jamais été absent de l’histoire de l’humanité. Il y a en a même plus que ce que nous pouvons peut-être supporter. Il y a une fatigue du mouvement, il y a une exaspération, une remise en cause du mouvement, au moment où cela devient plus structurant que jamais, et il nous faut raconter ce mouvement dans la société pour ne pas nous y égarer. Cette mise en récit, c’est bien celle du paysage. L’égarement, cela fait des regains d’identité, cela fait ces difficultés à dire si «ce sont des migrants, des circulants, des arrivants, ou même des mourants?», devant les nouveaux venus. C’est quand même douloureux de ne plus savoir dire comment les gens s’appellent quand ils se déplacent. Pourquoi s’intéresser aux paysages en mouvement? Parce qu’il faut nous raconter ce que nous sommes lorsque nous sommes tous ensemble dans des mouvements.

6 __ Quelque chose est à faire pour que, de préférence, un certain nombre d’endroits nous aident à nous recueillir au sens où, quand il y a un besoin affectif de bien-être collectif ou personnel, ce paysage y répondra, et que de façon générale ce soit un paysage qui amènera des réponses aux désarrois du moment: qu’est-ce que je fais là, avec qui je suis, où est-ce qu’on va, quel en est le sens? Et cela ne peut se faire qu’avec des artistes, des écrivains, des paysagistes, des scientifiques, des scientifiques du vivant non humain, puisque ce vivant non humain est devenu essentiel à notre récit collectif, alors que l’expression en question n’existait guère avant Bruno Latour.

Artistes, écrivains, paysagistes, scientifiques, nous sommes tous défiés dans nos limites respectives. D’une certaine façon, nous sommes libérés de nos limites par notre rencontre ici, si indisciplinée et transversale, à l’invitation de LABORATOIRE et avec le soutien inspiré du Département de l’Isère, car nous pouvons nous appuyer sur les défaillances des uns et des autres pour faire un pas de plus au-delà de nos propres butées. Voilà, défiés dans nos limites, mais libérés par nos rencontres, c’est ce que l’on a su réussir ici et qui est pourtant très difficile à réussir, vous le savez.