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" L'ART NÈGRE ? CONNAIS PAS "

Picasso

L’Afrique noire a profondément influencé l’art contemporain (cubisme et sculpture moderne) par ce souci de schématisme et cette préoccupation constante de dégrossir la forme en volumes géométriques abstraits(1)

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DÉTOURNEMENT ARTISTIQUE OU APPROPRIATION CULTURELLE ?

QUAND L'AFRIQUE S'INSURGE ET CRIE AU VOL.

1.GÉNÉRALITÉS SUR « L’ART NEGRE »

L'expression « Art nègre » désigne d'une manière générale des objets culturels produits sur le Continent africain au sud du Sahara (Afrique noire). Ceux-ci ont en grande partie été créés avant la colonisation proprement dite mais pas toujours. Il convient de noter que le contact avec l'Occident dans plusieurs régions du Continent africain précède de quelques siècles la colonisation classique. Les œuvres d’art africain arrivent en Europe dès le XVe siècle. Ils sont alors considérés comme des objets de curiosité, témoignage de contrées exotiques, ils attirent l’intérêt des ethnologues, font ensuite partie de musées ethnographiques à la fin du XIXe siècle, enfin, ils deviennent les « objets fétiches » des artistes de l’Avant-garde au début du XXe siècle.

Le mot nègre, quant à lui, est un terme péjoratif utilisé pour dénigrer le Peuple noir, considéré comme inférieur à cause du pré- jugé racial, dans un contexte de suprématie blanche consécutive à la Traite des esclaves et à la colonisation. De ce fait l’Art nègre est littéralement « art du nègre », et par conséquent, il est compris comme un art conçu par un homme servile, voire vile, d’où le caractère peu sérieux qui lui fut longtemps associé, doublé d’une couche de mystérieux propre à en souligner l’altérité. Cette qualité d’objet étranger, voire étrange, est renforcée par l’apparence parfois farouche des objets africains. Pour éviter la connotation insultante du terme « nègre », nous faisons le choix, dans ce texte, d’utiliser autant que possible le concept d’Art africain. Il est évident que nous ne pouvons pas l’éviter tout le temps vu que l’expression ´´Art nègre’’ évoque spontanément une forme d’art assez précise pour plusieurs d’entre nous.

Nous attirons ici l’attention sur le fait que, théoriquement, il n’y a pas de raison de ne pas inclure l’Art de l’Egypte pharaonique dans le cadre de l’Art nègre puisque cette terre au nord-est du Continent était autrefois appelée Kemet, c’est-àdire « Le Pays noir », comme on dit aujourd’hui « Continent noir

» pour désigner l’Afrique. A ce sujet, il y eut quelques controverses lors du colloque du Caire en 1974 où des experts de la communauté scientifique internationale s’étaient réunis sous l’égide de l’Unesco pour débattre du peuplement de l’Égypte. Il ressortit de la discussion que le fait de rapporter le concept de « Terre noire » au limon du Nil ne suffisait pas à expliquer le mot Kemet dans toute son extension. Tous les éléments de la civilisation de l’Egypte montraient clairement qu’il s’agissait de ceux d’un peuple noir et de culture africaine.

En effet, l’Egypte pharaonique est bien « nègre » (pour rattacher ce terme à l’expression «Art nègre ») selon le témoignage de sa langue, de sa spiritualité et de la couleur de peau de ses habitants, des racines nubiennes de sa civilisation. Rappelons que Hérodote affirme sans ambages que les Égyptiens avaient « la peau noire et les cheveux crépus »(2).

Fasciné par la science égyptienne, l’Occident colonisateur ne pouvait, par conséquent, révéler cette vérité aux peuples qu’il soumettait. C’est ainsi que le caractère africain de la civilisation égyptienne ne fut pas abordé dans l’enseignement en Afrique. Nous devons la résurgence de ce savoir – pourtant connu des Grecs anciens et des autres peuples de l’Antiquité – à des chercheurs africains, souvent ostracisés, bannis des livres d’Histoire produits par l’Occident. Les plus connus d’entre eux sont Cheikh Anta Diop et son disciple Théophile Obenga. A leur suite se sont lancés nombre d’autres érudits africains, afro-américains et afro-caribéens.

Quoique la civilisation égyptienne relève des cultures d’Afrique noire, l’Art africain dit « nègre », dans son acception courante, rassemble les objets subsahariens. Ceux-ci se reconnaissent à leur similarité esthétique et culturelle, un type de canon et des pratiques cultuelles très proches les unes des autres. Il s’agit surtout d’un art vigoureusement stylisé, caractérisé par l’usage d’un matériau abondant dans la ré- gion humide de l’Afrique : le bois. L’Egypte, plus aride, utilise surtout la pierre. Celle-ci, contrairement au bois, se conserve plus longtemps, à plus forte raison dans un climat sec. Il est néanmoins important de noter l’existence en Afrique subsaharienne d’œuvres en pierre, notamment les « Mintadis » (dans le Bas-Congo), en argile (dans la boucle du Fleuve Niger) mais aussi en métal.

En ce qui concerne la fidélité au modèle, il existe, outre la stylisation plus courante, une sculpture d’un réalisme assez frappant découverte à Ifè (ancienne cité située au sud-ouest du Nigéria) qui suscita auprès des chercheurs européens quelques doutes au point que certains avaient émis l’hypothèse d’un possible contact avec la culture occidentale. Il n’en est rien. Son origine remonte au IXe-Xe siècle, avant l’arrivée européenne dans cette région qui faisait partie de l’ancien empire du Bénin. Ce sont souvent des têtes en argile ; on y trouve aussi des œuvres en métal, notamment celles représentant des chefs appelés Oba. Ceci nous permet donc de considérer que l’art égyptien n’est pas l’exemple unique et presqu’ accidentel d’une plastique représentationnelle de type réaliste sur le Continent noir. D’ailleurs, on trouve dans l’art Kuba (RD Congo), par exemple, des portraits assez proches du réalisme stylisé.

2.PABLO PICASSO ET PARIS AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE

Paris au début du XXe siècle attire de nombreux artistes grâce à son bouillonnement intellectuel et au prestige culturel qu'il a acquis au fil des siècles. La capitale française a accueilli les esprits les plus créatifs de toute l'Europe et vu se sédimenter des apports de toutes sortes, se fécondant dans ses ateliers, ses mansardes comme sur ses terrasses.

Brillant et précoce, Pablo Picasso ne doute point de sa vocation mais il estime qu'il ne va pas user ses fonds de culotte dans une école d'art. Il passe pourtant avec succès le concours d'entrée à l'académie royale de San Fernando à Madrid, mais c'est la nature expérimentale de l'approche picturale de l'Avantgarde parisienne qui l'attire.

3. L’AVANT-GARDE PARISIENNE FACE A L’ART AFRICAIN

Pablo Picasso, George Braque et leurs pairs (Henri Matisse, Maurice Vlaminck, André Derain, Amedeo Modigliani, Brancusi, …) découvrent avec l’Art africain une conception de l’art qui leur donne le programme d’un démantèlement en règle de l’art occidental tel qu’il se déploie dans l’histoire. Celui-ci s’était construit sur l’imitation de la nature. Une imitation qui s’exprimait comme un ensemble de modulations stylistiques témoignant de l’aptitude à reproduire le réel. Des moyens constructifs et logiques – la perspective, la proportion, l’étude scientifique de la couleur et de l’anatomie voire les moyens de projection telle la camera obscura, ou chambre noire, possiblement utilisée par le peintre Vermeer de Delft, – garantissaient cette quête.

L’Art africain, relevant globalement d’une autre poétique que celle de la mimesis, s’offrait comme une véritable aubaine : il apportait la disruption nécessaire recherchée par une jeunesse souhaitant créer sa révolution d’une manière plus radicale que la tentative impressionniste à rompre avec l’art officiel et ses peintres pompiers ainsi qu’avec une longue tradition perpétuée par le fade néoclassicisme des académies. Avec l’Art africain, les artistes européens perçurent une autre raison qui s’exprimait au travers de formes efficaces, essentielles et synthétiques, et qui sans imiter la nature semblaient la rendre avec une intelligence et des solutions plastiques originales.

Plusieurs études à l’instar de Negerplastik de Carl Einstein (1915) ou L'Art africain par Jacques Kerchache, Jean-Louis Paudrat, Lucien Stéphan (1988), soulignent la singularité architectonique de la sculpture africaine : une création de volumes à la composition claire et aux emboitures lisibles, aboutissement de plusieurs axes diversement orientés dans l'espace et qui s'intersectent pour produire l'objet. Celui-ci est donc la concrétisation d'une géométrie spatiale et non la manifestation d’un volume induit par la seule incidence d’un matériau et de sa masse.

4. SCULPTURE VERSUS STATUAIRE

Margit Rowell établit une nuance entre la sculpture et la statuaire et affirme que contrairement à la statuaire, la sculpture est une création du XXe siècle. "Parler de la sculpture moderne revient (…) à évoquer une sculpture qui a rompu avec les traditions antérieures pour s'ancrer résolument dans un "présent" que nous avons choisi de situer entre 1900 et 1970. La première date, toute symbolique, fait coïncider le début de la période moderne avec le début du siècle, même si certains aspects de la sensibilité qui la caractérise se sont manifestés plus tôt, et d'autres un peu plus tard ». Rowell évoque dans son texte la définition de la statuaire selon le Littré de 1964 : « Statue : figure entière et de plein relief représentant un homme ou une femme, une divinité, un animal, un dieu, un cheval, un lion ».

En fait, elle omet de dire – est-ce par ethnocentrisme occidental ? –que le passage de la statuaire à la sculpture ne se serait pas fait, du moins de façon radicale, sans le rôle révélateur de la sculpture africaine. Pour la bonne et simple raison que la sculpture, dans la culture gestaltique, ou pour le dire autrement, dans l’histoire de la plastique occidentale est une création du Cu- bisme.

A ce propos Carolina Sanmiguel est très claire. Elle suggère même que c'est de l'Art africain que viendra l’aspect d'abstraction qu’on verra se développer dans la sculpture moderne : "Avec leurs sculptures et leurs masques vitaux, les artistes africains ont inventé l'esthétique qui inspirera plus tard les styles cubistes si populaires. Leurs effets abstraits et dramatiques sur la figure humaine simplifiée sont bien antérieurs au Picasso le plus célèbre et s'étendent au-delà du mouvement cubiste lui-même. L'influence de l'art africain s'étend du fauvisme au surréalisme, du modernisme à l'expressionnisme abstrait, et même à l'art contemporain. L'art africain a souvent été décrit comme abstrait, exagéré, dramatique et stylisé. Cependant, toutes ces caractéristiques formelles ont également été attribuées aux œuvres d'art du mouvement cubiste."

Plus loin dans le texte, elle note : "Il faut mentionner Constantin Brancusi qui, en 1907, réalisa la première sculpture abstraite influencée par l'art africain" .

On pourrait évoquer aussi l’œuvre de Carl Einstein dont l’originalité a été d’ «avoir examiné les œuvres d'art africaines d'un point de vue cubiste », et [d’]avoir pu ainsi « identifier en Afrique des exemples accomplis d'art cubiste »’’(3)

Selon Margit Rowell, la statuaire est toujours représentationnelle, la sculpture peut l'être ou non. Mais justement son texte manque de clarté puisqu'elle ne montre pas en quoi certaines sculptures représentationnelles ne relèvent pas de la statuaire. Nous pensons que le fait chez elle de ne pas prendre en compte le rôle de la sculpture africaine dans l’explication de l’émergence de la sculpture moderne en est la cause.

La sculpture occidentale prémoderne procède par mimesis et correspond à ce que l’on comprend par le concept de statuaire dans le livre « Qu’est-ce que la sculpture moderne ? ». Dans ce dernier livre le mot statuaire n’est donc pas seulement une référence au sujet représenté, c’est-à-dire « une image destinée à remplir une fonction décorative, religieuse, politique ou commémorative, qui appartenait à un système iconographique soumis à une série de normes préétablies ». Il s’agit bien d’un certain rapport à la visualité.

En effet, l’art occidental ne peut pas s’attribuer à lui seul, sauf dans le cadre d’une histoire contrefactuelle l’émergence de la sculpture moderne. J’en veux pour preuve que même le Rodin le plus avant-gardiste qui clôture le XIXe siècle, période à laquelle Rowell fait naitre « théoriquement » la sculpture moderne, n’est pas assez typé pour incarner tout l’esprit « moderniste » de l’art moderne. La révolution industrielle avec son monde de machine avait déjà eu lieu mais l’art ne changeait pas pour autant. Il est devenu plus audacieusement et plus volontairement « construit » au

XXe siècle dans le climat que crée la rencontre avec l’Art nègre.

5. LE CUBISME

Paul Cézanne énoncera théoriquement, ce qui a été interprété plus tard comme les paroles d’un prophète : "Traitez la nature par le cylindre, la sphère et le cône". (Notons qu’il ne parla pas de cube – mais cela était contenu dans son idée de construire à l’aide de volumes simples).

Le terme Cubisme vient du critique d’art Louis Vauxcelles qui en 1908 parla de « petits cubes » pour décrire une œuvre de Braque. La seule pensée de Cézanne n'aurait pas pu produire le Cubisme, sinon l'artiste aixois aurait été (peutêtre) le premier cubiste. En effet, le Cubisme pour être réalisé requiert une perception claire de la "pleine tridimensionnalité". Cette condition est fondamentale au jeu pictural ou sculptural et ainsi qu’aux recherches formelles ulté-

(4). Andrew Meldrum, Stealing beauty, 15 Mar 2006, 10.14 GMT, https://www.theguardian. com/artanddesign/2006/mar/15/art, (consulté le 19/02/2022) rieures qui découlent de son application. Et c'est le choc de l'Art africain qui en fut le détonateur.

(5). Oliver Roberts, Stealing Beauty, https://www. timeslive.co.za/sunday-times/lifestyle/2013-0421-stealing-beauty/, 21 avril 2013, (consulté le 25/03/2022).

(6). Emile Maurice, From the art achive: Picasso in South Africa, 12/12/2012, http://www. apc.uct.ac.za/apc/projects/have-your-say/ art-archive-picasso-south-africa, (consulté le 23/05/2022).

6. POLÉMIQUES SUR LE CUBISME ET SA RELATION AVEC L'ART AFRICAIN

6.1. PRÉTEXTE

Un scandale a eu lieu lors de la présentation de l'œuvre de Picasso dans la plus grande exposition sur le peintre espagnol réalisée en Afrique : "Picasso And Africa". D'après Laurence Madeline, curatrice du Musée Picasso, ce fut "la première exposition au monde à se concentrer sur l'influence de l'Art africain sur l'œuvre de Picasso. »(4)

6.2. LE POINT DE VUE D'UN SUDAFRICAIN NOIR

"Dans une lettre adressée à un journal, Sandile Memela, qui fut à l'époque le Porte-parole du Ministère des Arts et de la Culture déclara : "Aujourd'hui, la vérité éclate : Picasso n'aurait pas été le génie créatif renommé qu’on connait s'il n'avait pas volé et réadapté l'œuvre d'artistes [africains] anonymes. Il semble y avoir un programme clandestin qui présente Picasso comme quelqu'un qui aimait tellement l'Art africain qu'il a fait tout son possible pour le révéler au monde. Mais il n'est qu'un des nombreux produits de l'inspiration et de la créativité africaines qui n'a pas eu le courage d'admettre son influence sur sa conscience et sa créativité."(5)

6.3. LE POINT DE VUE DE SUDAFRICAINS BLANCS

Ce point de vue s'exprime : – sur un ton paternaliste, distributeur de bons et de mauvais points : "Plutôt que de placer Picasso sur le banc des accusés en tant que plagiaire, une vision sûrement plus appropriée et plus mûre de l'affaire Memela est simplement qu'il a assimilé l'art africain par « osmose culturelle », ou acculturation, de la même manière que les artistes noirs africains ont absorbé la tradition occidentale des beaux-arts"(6).

– ou sous l'aspect d'une pétition de principe, sans argumenter, prenant la scénographie de l'exposition comme la validation même de l'affirmation que Picasso n'a pas "copier" l'Art africain. Marilyn Martin, conservatrice de la Iziko South African Gallery (le musée Iziko d'Afrique du Sud, à Cape Town) affirma, en réponse à l'opinion de Memela : « Picasso n'a jamais copié l'art africain, c'est pourquoi cette exposition n'associe pas une œuvre africaine spécifique à un Picasso ».

Dans la citation qui précède, en effet, l'expression "voler l'art" employée par Memela devient interchangeable avec celle de "copier l'art". Il est intéressant de noter cet élargissement du champ sémantique de l’« appropriation », autre terme que nous aborderons plus tard.

7. DISCUSSION

7.1. COPIE ET VOL VERSUS INSPIRATION

Nous pensons que Marilyn Martin adopte une position eurocentrique dans le cadre de cette discussion. Un contexte formé par la situation d'hégémonie culturelle occidentale. Il y a ici une confrontation entre deux positions situées géographiquement et historiquement, et mieux encore, sociologiquement. On peut y objecter que la conservatrice de la Iziko South African Gallery est sud-africaine, donc géographiquement africaine, certes. Mais son attitude montre qu'elle ne prend pas fait et cause pour la communauté africaine au préjudice de laquelle la confiscation des biens culturels s'est faite. La raison "évidente" de son attitude est qu'elle est blanche - et que précisément, l'histoire même de la présence de sa communauté en Afrique du Sud lui interdit de considérer l'attitude de Picasso comme relevant d'une possible usurpation. En effet, reconnaitre l'occupation blanche de l'Afrique du Sud comme une prise de possession par la force, la rangerait du côté de Memela, du moins politiquement.

Cette approche antagonique met en scène : un Africain spolié d'une part, une personne d'ascendance européenne, d'autre part. La position de Marilyn Martin est celle bien connue du déni, par l'usage d'un langage mesuré, qui prend des précautions oratoires parce qu'il veut se positionner comme scientifique et neutre, et donc inattaquable. C'est la même posture, mais sur un ton nettement plus paternaliste, qu'adopte Emile Maurice.

Cependant, Marlyn Martin semble contredite par le principe même de l'exposition dont le titre et la scénographie montre bien l'intention de révéler un parallèle entre des œuvres d'art africaines et celles de Picasso. D’ailleurs, Laurence Madeline (curatrice du Musée Picasso) note : "L'exposition a été organisée pour montrer la relation étroite entre les deux [l'Art africain et l'œuvre de Picasso], en particulier dans ses études et ses dessins. Les masques et sculptures africains sont regroupés au centre de la galerie, entourés de Picasso. L'œil est attiré de l'un à l'autre, et les parallèles sont évidents"7).

De plus, au contraire de ce qu'affirme la conservatrice Marilyn Martin, les œuvres de Picasso démentent son affirmation. En effet, des rapprochements avec des œuvres africaines précises montrent l'origine même de certains travaux de Picasso. A ce sujet, Andrew Meldrum note, citant la conservatrice du Musée Isiko : "[Marilyn] Martin rappelle que, vers la fin de sa vie, Picasso s'est entouré d'œuvres africaines dans son atelier. Il n'a cessé de s'en inspirer : un an avant sa mort en 1973, Picasso réalise Musicien, une peinture à l'huile au visage féroce et au graphisme puissant, à l'image des masques africains Grebo qu'il possédait"(8).

Notons que dans l'article de Andrew Meldrum « Stealing beauty » du 15 mars 2006 d'où est extraite la précédente affirmation, il est révélé que l'exposition devait à l'origine présenter des œuvres d'art africaines de la collection de Picasso mais que ce projet avait été abandonné en raison de la fragilité de ces dernières. On peut penser que vu qu'elles lui appartenaient, ces œuvres n'avaient sans doute pas échappé à son goût de les recopier en en exagérant les effets, comme souvent. Elles auraient sans doute révélé, si elles avaient fait partie de l’exposition sud-africaine, d'intéres- santes ressemblances avec l'œuvre du peintre.

7.2. QUAND PEUT-ON PARLER DE PLAGIAT ?

En principe, en art plastique, le terme de plagiaire n'est pas employé. On parle généralement de "faussaire" quand l'artiste qui copie fait passer une réplique pour l'œuvre authentique.

La copie est permise pour des raisons d'étude voire pour une reproduction à but commercial, mais souvent en usant de dimensions différentes de l'original et sans signer l'œuvre du nom de son auteur originel.

On parle aussi de pastiche quand on peint "à la manière de", en imitant le style d'un artiste ou d'une école connue.

Cependant, il existe une attitude qui consiste à s’approprier quelques traits caractéristiques des œuvres d'un artiste en les mettant en avant comme s’ils avaient été constitutifs de sa propre recherche plastique. Cela arrive parfois entre deux artistes dont l'un jouit d’une certaine réputation mais pas d'une grande imagination, ou qu'il connait le retentissement qu'aurait un type d'art original qu'il a « découvert » mais qui ne jouit encore d'aucune publicité dans les réseaux de la reconnaissance que sont les galeries, les musées, les ventes aux enchères, les biennales, les livres d'art, etc.

On peut en effet, parler d'usur- pation dans ce cas. L'exemple de Picasso se rapprocherait de cette dernière attitude, même s'il ne s'appropriait pas des éléments de style d'un artiste identifiable par un nom.

Il faut ajouter cette précision : sans doute que Picasso ne faisait pas usage des traits caractéristiques d'une œuvre d'un artiste en particulier, mais son œuvre référait à celui de peuples, de cultures particulières dont les objets culturels ne jouissaient pas, du fait du préjugé colonial, d'un prestige équivalent à celui de l'art sacré que pratiquaient par ailleurs tous les artistes de la Renaissance occidentale. Puisqu'il y a une manière d'invalider la qualité esthétique des œuvres d'art africaines, en arguant qu'ils sont des objets de culte. D'ailleurs, ceci n'est pas vrai de tous les objets qui se retrouvent à la suite de la spoliation coloniale en Occident.

7.3. PLAGIAT OU DÉTOURNEMENT ARTISTIQUE ?

Si donc on ne peut pas parler de plagiat dans son sens strict, peuton évoquer une pratique de "détournement" artistique ?

On parle de détournement quand une chose, sans toujours faire l'objet d'une modification de son intégrité est présentée dans un autre contexte qui lui confère un autre sens.

L'un des détournements les plus connus dans l'histoire de l'Art moderne est la fameuse "Fountain" de

Marcel Duchamp, qui est un urinoir présenté dans le cadre d’une rencontre de la Société des artistes indépendants de New York (1917). Il semble que personne n'y avait vraiment prêté attention puisqu’on ne pouvait imaginer que ce fût une œuvre d'art. L’objet ne fut pas exposé. La publicité qui en a été fait ensuite souleva la question de la caution que pouvait apporter un contexte artistique pour valider un objet qui ne relevait pas nécessairement de l'art. Sur un plan sémiotique, l'objet devenait artistique puisqu'il était intégré, comme à l'intérieur d'un champ sémantique, dans un cadre qui désignait les objets comme "artistiques" (même si « Fountain » ne fut pas à l’époque considérée comme une œuvre d’art). Ce cadre pouvant être une galerie ou en l'occurrence un groupe d'individus décidant de ce qui relève ou non de l'art. L'œuvre de Picasso, précisément celle de sa période cubiste qui dé- marre officiellement(9) en 1907 avec Les Demoiselles d'Avignon et qui s'achève en 1909, est-elle une illustration du détournement artistique (ou non) de l'Art africain ? On ne peut être catégorique sur cette question puisque le modèle, ou référent, qui permet à Picasso de peindre ne relève pas de la peinture et de sa sémantique propre. C'est généralement une œuvre sculpturale. Picasso en choisit des aspects qui rendent sa peinture efficace et lui confère son caractère expressionniste. Ce côté parfois angoissant ou déformé qui rend son œuvre cubiste reconnaissable. Nous sommes donc en présence d'une certaine acception du terme détournement, puisqu'il s'agit de partir d'une œuvre qui relève d'un champ culturel, symbolique et géographique différent et d'en étendre le contexte plastique.

Le glissement est facile entre « détournement artistique » et détournement tout court. C'est en cela que le propos de Memela illustre bien une certaine acception du terme et du processus d'appropriation culturelle par Picasso d'objets qui transcendent le champ culturel, symbolique et géographique dont son œuvre antérieure était tributaire.

Certes, l'on peut considérer que les propos de Memela sont excessifs. Mais, il faut considérer leur contexte : il prend une position clairement politique pour faire entendre plus qu'il ne veut dire, puisque les arrangements oratoires de la langue de bois semblent avoir ruiner l'accession véritable de son peuple (le peuple noir d'Afrique du Sud) au bien-être matériel et l’avoir empêché de faire autorité sur le plan du discours culturel.

7.4.

COPIER-COLLER DÉCOMPLEXÉ.

Picasso collectionne depuis 1907 des objets africains et océaniens. Il est même décrit comme un « collectionneur compulsif » par Yves Le Fur. Ce dernier qui fut le commissaire de l’exposition Picasso Primitif (Musée du Quai Branly, Paris, 28 mars-23 juillet 2017) af- firme que l’artiste ne copiait pas les œuvres d’Art africain, il cherchait à comprendre comment elles fonctionne et les transposait dans ses œuvres(10).

Pourtant devoir s’expliquer sur cette question montre bien qu’il existe encore dans l’opinion publique le sentiment que l’œuvre de Picasso aurait un problème de reconnaissance de dette à l’endroit de l’Art africain. Il n’est pas anodin de noter que la question est soulevée non par un Africain mais un journaliste « blanc », sur une chaine de télévision française.

Ça voudrait dire qu’il existe un certain état de conscience dans le monde occidental qui permet de comprendre que l’Art africain a été déterminant dans le succès de

Picasso. Cela permet, en outre, de trouver assez étonnant que tout le mérite aille uniquement à l’artiste occidental dont on connait la célèbre boutade : « L’Art nègre ? Connais pas ». Un mot d’esprit qui a pour but de présenter le peintre espagnol comme le génie qui a su comprendre cet art qui ne serait rien sans lui, la star, l’illuminé. Alors que c’est sans doute l’inverse qui permet d’éclairer ce qui fait le génie qu’il est devenu. Lui dont le talent était indéniable mais le génie encore latent jusqu’à sa rencontre avec cet « Art nègre » qui le révéla à lui-même et au monde.

C’est le propre de la création artistique d’opérer la transposition du modèle dans une matière quelconque après qu’on a compris sa logique ; ou encore, pour en mieux comprendre la logique. Tant il est vrai que dessiner ou peindre c’est apprivoiser, domestiquer. C’est dans cette mesure qu’il convient d’admettre que Picasso copiait l’Art africain et ce d’autant plus naturellement qu’il ne soupçonnait pas que des œuvres « anonymes » ressortissants de territoires conquis pouvaient être revendiquées par qui que ce soit. De plus, l’appropriation par lui des traits caractéristiques de l’art de « peuples primitifs » était un acte de possession qui continuait la logique coloniale que personne ne remettait vraiment en question.

Quand Picasso interprétait une toile de Vélasquez ou de Manet, il ne pouvait pas dire que ce fut autre chose qu’une interprétation – même si l’œuvre ainsi créée était son œuvre. Cette reconnaissance, les cultures africaines n’en bénéficiaient pas, en dépit du fait que l’auteur des Demoiselles d’Avignon s’en inspirait de la même manière.

Parmi les nombreuses notations explicites de l’Art africain dans l’œuvre de Picasso, nous choisissons d’en évoquer deux :

– Les Demoiselles d’Avignon, l’une de ses toiles les plus célèbres dont la forme des personnages doit beaucoup à l’Art africain. Ce tableau est une véritable révolution dans l’œuvre du jeune Picasso qui se recherche à l’époque. Il commençait à se distancier de l’art académique, mais les œuvres de la Période bleue et rose ne semblaient pas assez bousculer les frontières de l’art académique.

Pour la première fois, Picasso pense être en possession de ce qui va dynamiter les normes de la représentation occidentale.

Les Demoiselles d’Avignon réfèrent aux prostituées de la rue d’Avigno de Barcelone. Le tableau avait déjà fait l’objet de plusieurs études. Cependant, la visite que fit l’artiste au Musée ethnographique du Trocadéro lui permit de donner son allure définitive à cette œuvre.

Notons que dans cette œuvre, l’astuce qui consiste à représenter un œil de face sur un visage de profil artiste britannique reconnaissable à ses déformations de visages offre d'assez curieuses évocations de masques Pende, comme on peut aisément le voir ici. L'Art africain fut vraiment l' "objet fétiche" des artistes européens d'avant-garde. ne relève pas de l’illumination inédite du génie de la peinture occidentale au XXe siècle, puisqu’on la trouve à perte de vue dans l’art égyptien. Cependant, c’est l’explication que Picasso en donne dans le contexte du Cubisme qui « parait » novatrice : il considère que rendre la face et le profil dans une proposition instantanée, c’est évoquer le volume. Et même là, il n’est pas sûr que Picasso invente une manière particulière de concep- tualiser la tridimensionnalité par le recours à cette astuce de représentation.

En effet, le dessinateur égyptien en instituant cette sorte de sténographie du volume n’était pas dupe. Il voulait penser le volume dans l’épure, trouver le moyen de retranscrire sur un plan un objet tridimensionnel. Quand on connait la sophistication du savoir égyptien, une telle chose va de soi. Il faudrait tout de même faire remarquer ici que l'Égypte est à la base du nombre d’or, de la notion de canon, voire des bases de ce qui deviendra la sculpture grecque dont le fameux « miracle » est une bien médiocre mystification.

Notons dans Les Demoiselles d’Avignon que les odalisques ont des formes anguleuses comme les statues africaines. Mais un détail attire particulièrement notre attention : le personnage accroupi

MASQUE D'ÉPAULE NIMBA

BAGA, GUINÉE

Haut. 124.5 cm et vu de dos dans le coin droit en bas a une drôle de nez tordu. C’est le même que celui de certains masques Pende. Cela nous permet de questionner avec pertinence ce qu’il y aurait de si révolutionnaire dans cette toile souvent regardée comme l'acte fondateur de l’Art moderne, la naissance ex nihilo du génie absolu de l’art européen, le surgissement d’un artiste qui, paradoxalement, pour être vraiment novateur a dû emprunter ses astuces voire ses formes à l’Art afri- cain.

– la sculpture représentant Marie-Thérese Walter (reprise en image) – qui fait partie d’une série de portraits de cette jeune femme réalisés par l’artiste espagnol. Cette œuvre semble avoir été inspirée directement par un masque d’épaule Nimba Baga de Guinée dont Picasso avait fait l’acquisition dans les années 1920, d’après William Rubin (Collection Michel Périnet, catalogue, Christie's, Paris, 23 juin 2021).

Cependant, nous avons choisi de comparer le portrait de Marie-Thérese Walter à une autre sculpture, nous inspirant du choix adopté par Carolina Sanmiguel : un masque Lulwa (RD Congo) de type Nvondo dont le nez en bec d’oiseau descend du sommet du front. Ce n’est pas seulement un nez busqué comme c’est le cas dans le masque Nimba Baga, ici le nez prête son allure proéminente à tout le haut de la tête avec lequel il se confond. Le choix porté sur ce type d’œuvre s’explique quand on observe les traits du modèle. En effet, Marie-Thérese Walter a un type de nez qui descend droit du front. Picasso avait donc trouvé dans l’Art africain l’œuvre qui, tout en ne l’imitant pas, pouvait le mieux évoquer cet aspect de la physionomie de son amie.

En copiant l’art de la tradition occidentale, Picasso utilise le pastiche dans une verve un peu provocatrice voire burlesque. Cependant, son rapport à l’Art africain est bien souvent celui de la citation. Puis de proche en proche, quand il en a assimilé le mode opératoire, il l’applique pour disséquer la forme puis la recomposer en imitant parfois l’aplomb des statues africaines et la solidité de leur structure. Comme le dit Yves Le Fur, Picasso a été en quelques sortes à l’école des « grands maitres de l’Art africain et océanien ». Il n’a pas trouvé nécessaire de l’admettre avec fierté à l’instar de générations d’ar- tistes ayant imité, admiratifs, les chefs-d’œuvre de l’Art renaissant au cours du voyage rituel en Italie. Le « nègre », comme la femme qu’on possède de force, n’avait pas droit à son respect. Pour bien comprendre cette attitude, il faudrait la comparer avec celle du colon qui raconte l’épopée coloniale comme s’il eut été le seul acteur du développement, sans donner au moins la part d’une reconnaissance égale à ces Africains qui montaient à plus de 100 mètres sur des échafaudages pour construire les cheminées d’usines ou qui descendaient avec le même risque dans les entrailles de la Terre pour en extraire l’or, le cuivre ou le diamant qui faisaient la richesse de l’État colonial. L’Homme noir est simplement barré de l’Histoire, nié en tant qu’acteur et réduit au statut d’outil dans les mains du « Blanc » qui trans- forme le monde.

Un bel exemple de construction de type "cubiste" fréquent dans l'Art africain, lequel servit en quelque sorte d'étalon au travail de Picasso. On voit ici comment la bouche est rendue expressive par la construction d'un "boitier buccal" plaquée de façon orthogonale au plan du visage. Ce procédé clairement architectural peut en effet évoquer des parties en saillie de certains bâtiments. C'est par des astuces radicales de ce genre, et d'autres plus subtiles, que l'Art africain a inspiré le Cubisme et les expressions littéraires comme celui souvent employé par l'historien de l'art Jean-Louis Paudrat : "pleine tridimensionnalité".

On voit très bien par leur facture (au sens étymologique : du lat. factura, façon, manière de faire) que les deux masques émanent du même peuple (Dan). La sculpture naturaliste ne pouvant se permettre cette syntaxe de volumes abstraits et cette construction architectonique, elle ne disposait par conséquent pas des moyens expressifs pour s'affranchir de la picturalité qu'engendre le fondu des membres. La continuité de ces derniers ne pouvait permettre les brusques ruptures qui permettent l'expression vigoureuse des volumes. Au point que l'on a parfois l'impression que certains volumes sortent de leur espace pour s'imposer fortement à notre regard, et d'autres, à l'opposé, invitent notre imagination à pratiquer des coupes nettes dans la matière. Notre regard est donc convoqué de manière dynamique à participer à la vie des formes.

8. APPROPRIATION CULTURELLE

8.1. APPROCHE DÉFINITOIRE DU CONCEPT

Le concept d'appropriation culturelle peut être envisagé selon plusieurs perspectives. Nous nous limiterons à celle qui intéresse notre étude.

Cette expression, souvent évoquée par la communauté noire des États-Unis d'Amérique, désigne le fait que la communauté blanche dominante s'empare de certains aspects de la culture noire dominée pour s'en servir à son profit : – soit pour faire accéder ces éléments à un plus haut niveau de prestige sans avoir permis à ces mêmes aspects culturels de bénéficier de la même reconnaissance lorsqu'ils apparaissent dans le contexte afro-américain, – soit parfois pour dénigrer ces traits caractéristiques de la culture afro-américaine. Dans le deuxième cas, on se souvient du Minstrel

(11). Arlin Cuncic, What is Cultural appropriation ?, https://www.verywellmind.com/what-is-cultural-appropriation-5070458, dernière modification 15/03/2022, (consulté le 25/03/2022) show qui est une façon de se moquer de la race noire en utilisant le grimage des peaux blanches en noir, et sa tendance autoexotique qui consista à pousser les Noirs à se grimer en noir pour que leurs spectacles jouissent d'un bon accueil du public blanc. (Notons la brutalité inouïe de cette dernière pratique).

(12). Kjerstin Johnson, Don't Mess Up When You Dress Up: Cultural Appropriation and Costumes, 25/10/2011, https://www.bitchmedia. org/post/costume-cultural-appropriation, (consulté le 23/03/2022).

8.2. APPROPRIATION CULTURELLE

COMME SIGNE DE LA DOMINATION D'UN GROUPE SUR UN AUTRE

Pour bien cerner la notion d'appropriation culturelle, il faudrait se tourner vers la psychologue Arlin Cuncic et l'écrivaine Kjerstin Johnson :

La première dit que " L'appropriation culturelle fait référence à l'utilisation d'objets ou d'éléments d'une culture non-dominante d'une manière qui renforce les stéréotypes ou contribue à l'oppression et ne respecte pas leur sens original ou ne donne pas crédit à leur source. Cela inclut également l'utilisation non autorisée d'éléments de leur culture (leur robe, leur danse, etc.) "(11).

Kjerstin Johnson, quant à elle, affirme que l'appropriation culturelle "est aussi un acte [...] dans lequel quelqu'un qui ne subit pas cette oppression est capable de « jouer », temporairement, un autre «exotique», sans subir aucune des discriminations quotidiennes auxquelles sont confrontées les autres cultures"(12).

Il ressort de la pensée de ces deux auteures que l'appropriation culturelle n'est pas un simple échange culturel ou un jeu anodin sur l'exotisme et l’autoexotisme. Il s'agit d'une exploitation de l'image de la culture d'autrui pour jouer de son caractère exotique dans le cadre d'une structure de domination culturelle d'un groupe sur un autre. Par conséquent, l'appropriation culturelle dessine la structure du pouvoir, elle rend visible les rapports de domination. C'est dans ce sens qu'une mise en scène en apparence ludique peut être blessante pour la culture dominée, voire être considéré comme une usurpation culturelle quand celle-ci jouit d'une considération méliorative une fois adoptée par le dominant qui monopolise les instances de la validation et de la valorisation ainsi que les moyens de la publicité.

Cette date montre bien que Picasso commença à s'inspirer de l'Art africain bien avant Les Demoiselles d'Avignon (1907). Le Métropolitan Museum of Art classifie ce travail dans le "protocubisme". Pour la petite histoire, Picasso commença ce tableau dans la continuité de la "Période rose" mais insatisfait de son visage, il y peignit un masque africain, et pour finir, il trouva un compromis entre les deux styles. Nous rapprochons ici ce fragment du tableau de Gertrude Stein avec le masque Pende Mbangu pour montrer le traitement similaire des méplats purs de la peau qui semblent par conséquent figés dans une sérénité éternelle de statue. Observez aussi la clarté avec laquelle se démarque le nez dessiné de biais comme dans la statue Pende pour en souligner la troisième dimension. Pour marquer l'enlevure du nez sur le plan du visage, Picasso ajoute une ombre portée à la forme plane de celui-ci qui est vu de profil sur une tête de face. (Cela rappelle certaines astuces 3D encore en vigueur aujourd'hui, qui usent de raccourcis perspectifs extrêmes pour faire saillir certains motifs). De cette manière cette incongruité voulue de la représentation est compensée par une astuce naturaliste. Ce qui met le spectateur dans une sorte de doute ou de malaise optique qui est la saveur particulière du tableau. L'Art africain obtenait spontanément cet effet de forte prégnance du volume par l'application d'une parfaite technique qui assurait la perception vigoureuse de la troisième dimension.

9. CONCLUSION

L'œuvre de Picasso n'est sans doute pas une copie exacte de l'Art africain mais à l’évidence, comme nous montrent ses nombreux dessins faits sur base de l’Art africain, il a beaucoup copié l’art du Continent noir pour en comprendre l’esprit, de la même manière que la plupart des grands artistes européens s’acquittaient du devoir d’aller en Italie pour parfaire leur formation en copiant littéralement Michel-Ange et les chefsd’œuvre de la Renaissance – ce fut par exemple le cas de Rubens. Le déni que l'artiste manifeste dans sa boutade "L'Art nègre ? Connait pas", est le signe même de l’appropriation culturelle. Dans la mesure où :

– l'inspiration, voire la copie partielle des œuvres, ne bénéficie pas de sa part de la moindre gratitude vis-à-vis des cultures sans lesquelles l'aventure culturelle de Picasso et de ses pairs n'aurait sans doute jamais eu lieu.

– le contexte où Picasso rencontre l'Art africain est celui de la confiscation du patrimoine culturel africain dont une partie était exposée au musée ethnographique du Trocadéro depuis la fin du XIXe siècle.

– la célèbre phrase de Picasso semble dire que Picasso serait devenu « Picasso » sans l'Art nègre puisque son génie transcende toute forme d'art. Ce qui est faux sur le plan factuel, puisque l'Art nègre a donné à l'œuvre de Picasso sa principale caractéristique reconnaissable, au-delà de la période classique du Cubisme. On pourrait dire que l'Art africain a été la plus grande chance de cet artiste qui, autrement aurait épuiser le thème de la tauromachie et des saltimbanques ou se serait peut-être perdu dans certains compromis qui auraient annulé toute valeur distinctive à son art.

– l'assertion selon laquelle l'œuvre de Picasso révèle l'Art africain au monde, est à comprendre dans le contexte où le monde est centré sur l'Europe. Il serait irrespectueux, en effet, comme on le voit dans certains propos, de dire que Picasso apprend aux Africains leur propre art. C'est une pratique insolente qui consiste, comme dans l'exploitation des richesses naturelles du Continent noir, à revendre à l'Afrique ces propres richesses après qu'elles ont été transformées en Occident. C'est cette attitude qu'exprime Marilyn Martin : "Picasso s'est inspiré de l'Art africain et maintenant les artistes africains vont s'inspirer de Picasso. La boucle est bouclée"(13)

P. Tankama

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