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Avant-propos

Avant-propos Avant-propos

Souvenez-vous de Guerre et Paix : ces dizaines de pages, ordinairement imprimées en italiques, dont nos éditions précisaient : « en français dans le texte original » ! C’est que la haute société russe, depuis le XVIIIe siècle et encore du temps de Tolstoï, avait fait du français sa langue d’adoption, apprise dès l’enfance, que la plupart des aristocrates et des intellectuels parlaient à la perfection. Alexandre Orlov le note en passant : « Si la francophonie avait existé au XIXe siècle, la Russie en aurait fait partie. » Mais voilà, en 1812, que les armées napoléoniennes envahissent la Russie, semant la peur et la désolation, forçant les Moscovites, après l’indécise bataille de Borodino, à incendier leur propre ville, alors presque entièrement en bois, pour priver l’envahisseur de l’abri et des ressources qu’il comptait y trouver ! Ce fut le début de la fin, pour Napoléon et sa Grande Armée, mais aussi, à terme, pour cette si singulière francophilie russe, qui ne sortira pas indemne, on s’en doute, d’une telle agression.

Francophile et francophone, Alexandre Orlov, lui, le demeure. Il fut pendant près de dix ans ambassadeur de Russie en France. Il dirige aujourd’hui le forum franco-

russe dit « Dialogue de Trianon », qui vise à renforcer la coopération entre les sociétés civiles des deux pays. Nul n’était mieux placé que lui pour nous éclairer sur l’état actuel et à venir, vu depuis Moscou, des relations franco-russes. Dans les pages qui suivent, il en retrace à grands traits l’histoire, depuis le XIe siècle jusqu’à nos jours. Il en souligne l’importance, la complexité, la difficulté bien souvent. Ces relations furent longtemps fondées sur des considérations géostratégiques. Quand la France se sentait menacée, spécialement sur son flanc Est, elle cherchait logiquement un allié « à l’autre bout du continent », pour contrebalancer l’inquiétante puissance germanique. Ce fut le sens de l’alliance francorusse, qui dura de 1892 à 1917, avant que la révolution bolchevique ne mette « entre parenthèses les relations franco-russes pratiquement jusqu’à l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle ». Ce dernier, en 1942, célébrant le courage des armées soviétiques, voyait dans l’alliance franco-russe « une nécessité que l’on voit apparaître à chaque tournant de l’histoire». Le fait est que la Seconde Guerre mondiale, malgré le pacte germano-soviétique et le gouvernement de Vichy, avait reconstitué sur le terrain cette même alliance (symbolisée à jamais par les aviateurs du groupe « Normandie-Niemen ») entre la Russie et la part de la France qui se voulait libre. Et que le général de Gaulle, revenu au pouvoir, en 1958, ne cessera de se réclamer d’une Europe qui irait, conformément à sa géographie et à son histoire, « de l’Atlantique à l’Oural ».

On pouvait croire que la disparition de l’URSS nous rapprocherait de ce vieux rêve gaullien. Il n’en fut rien,

bien au contraire. « Les relations entre la France et la Russie connaissent actuellement une phase difficile », constate Alexandre Orlov, au point que les « malentendus », entre nos deux pays, « se multiplient, nourrissant la défiance et même l’hostilité ». Pourquoi ? Vu de France, on accuse volontiers Poutine : son nationalisme (qu’attestent le rattachement de la Crimée à la Russie, en 2014, et l’espèce de « guerre hybride », comme dit Jean-Louis Gergorin, qui en résulte avec l’Ukraine) et son mépris des droits de l’homme seraient la cause principale de cette détérioration. L’ancien ambassadeur semble d’un avis opposé. Poutine, à ses yeux, est « un Européen convaincu», dont la politique « n’est empreinte d’aucune idéologie » mais simplement « guidée par le bon sens », le pragmatisme et la défense légitime des intérêts russes. Les responsabilités, dès lors, seraient plutôt à chercher du côté français. D’abord du point de vue des idées ou de leur déficience : « la campagne, pendant des années, de dénigrement de la Russie dans les médias français a porté ses fruits», si bien que « les Français d’aujourd’hui ne connaissent rien de la Russie et éprouvent une méfiance instinctive pour tout ce qui vient de là-bas ». Ensuite d’un point de vue institutionnel : la France, « en délégant sa politique étrangère à Bruxelles, n’a plus d’autonomie dans les affaires internationales», au point que chez nous, regrette-t-il, « le patriotisme, ciment d’une nation, a laissé la place au cosmopolitisme, destructeur de l’idée même de nation». Et comme l’Europe semble dépourvue de vision stratégique… Enfin, d’un point de vue économique : « l’économie française est dominée par les capitaux américains » et soumise à « l’extra-

territorialité des lois américaines », ce qui entraîne que « paradoxalement, les sociétés françaises souffrent plus des sanctions américaines que les sociétés russes».

Le lecteur jugera. Il suffit à l’Institut Diderot de donner à tous des éléments d’information, de réflexion, de discussion, et l’on verra que celle du 28 avril 2021, quoique courtoise, n’évita pas les sujets difficiles. Personnellement, je suis surtout sensible à l’insistance avec laquelle Alexandre Orlov souligne que la Russie est « un pays européen » (ce n’est vrai que d’un quart de sa superficie mais des trois quarts de sa population), qui fait partie « depuis plus de mille ans de la famille européenne, avec laquelle elle a formé cette civilisation qui est unique au monde et dont nous pouvons être fiers. » Et d’ajouter : « En même temps, notre plus longue frontière terrestre, de plusieurs milliers de kilomètres, est avec la Chine, un autre voisin avec qui nos relations ont leur propre histoire. Nous voulons avoir de bonnes relations avec notre voisin chinois, mais sa civilisation et ses valeurs ne seront jamais les nôtres.»

Cela pose la question des droits de l’homme. Ceux-ci sontils universels, ou bien, au contraire, relatifs aux différentes cultures ? Alexandre Orlov refuse de trancher, ou plutôt voit bien qu’ils sont l’un et l’autre : « Le concept des droits de l’homme diffère d’un pays à l’autre. Il y a certes quelques droits universels, mais le reste est le résultat du cheminement historique et des traditions culturelles de chaque nation. » Cela signifie aussi qu’ils sont évolutifs, et que tout pays, de ce pont de vue, dispose d’une marge

de progression. Alexandre Orlov le reconnaît volontiers, s’agissant de la Russie, comme il souligne que c’est vrai aussi de la France. Au demeurant, la question des droits de l’homme ne saurait à elle seule tenir lieu de politique étrangère. La diplomatie et l’économie ont leurs propres exigences, dont il faut tenir compte. Sur ce point au moins on peut donner tout à fait raison au Secrétaire général du « Dialogue de Trianon » : « La Russie a besoin de l’Europe autant que l’Europe a besoin de la Russie.» C’est ce qui rend le dialogue nécessaire, entre nos deux États, et l’amitié souhaitable, entre nos deux peuples.

André Comte-Sponville

Directeur général de l’Institut Diderot