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Lettre ouverte

Combattre la Covid-19 sans saper les fondements démocratiques : possible, indispensable et urgent

La semaine dernière, la ministre de l’Intérieur annonçait avoir préparé un projet de « loi pandémie », visant à fournir une base juridique aux mesures adoptées non seulement dans le cadre de cette pandémie, mais aussi pour les éventuelles répliques futures. Tout indique que ce texte va aller dans le même sens que les mesures déjà en vigueur.

Si nous soutenons sans ambiguïtés la lutte contre la pandémie, nous ne pouvons accepter qu’elle soit utilisée à mauvais escient pour restreindre les droits et libertés fondamentaux, surtout si ces restrictions prennent un caractère définitif. C’est précisément le danger des crises : des restrictions qui seraient justifiées par l’urgence sont adoptées mais avec un caractère pérenne.

Il va de soi que cette pandémie pose des défis majeurs à notre pays et nécessite des interventions sanitaires de grande ampleur. Toutefois, dans une démocratie, les citoyen·ne·s ne renoncent pas si facilement à leurs libertés lorsque les mesures prises leur semblent manquer de logique, lorsqu’elles ne sont pas ciblées, proportionnées et temporaires et lorsque tout le monde n’est pas logé à la même enseigne.

Or, la stratégie actuelle comporte trois dangers :

D’abord, pour pouvoir sanctionner quelqu’un, il est indispensable que les interdictions soient claires. Dans le cadre de cette pandémie, des individus ont été sanctionnés sur la base de textes vagues et la créativité des gouverneurs et bourgmestres avait peu de limites : couvre-feux, drones, interdictions de mener des actions de soutien à des travailleurs licenciés… Plus de 200.000 amendes ont été infligées, certaines pour des infractions mineures ou contestables. Or, s’il y a bien quelque chose qui nuit à l'adhésion aux mesures, c’est l’arbitraire.

Un deuxième danger réside dans le fait que le contrôle judiciaire soit négligé au profit de l’exécutif. L’exemple le plus connu est celui des visites domiciliaires. Notre Constitution stipule que le domicile est inviolable et que seul un juge peut autoriser une perquisition, dans des cas exceptionnels. Néanmoins, le gouvernement a déclaré le procureur compétent pour accorder cette autorisation. La marge d’appréciation est large car un procureur n'est pas un juge indépendant et impartial.

Troisièmement, lorsque le politique définit un cadre d’intervention vague et accorde davantage de pouvoir aux autorités répressives, il les encourage à agir de leur propre initiative. L’appel à dénoncer des voisins qui ne respectent pas les mesures entraîne des interventions et des incidents inutiles. Une police qui pense pouvoir se passer de toute autorisation d'un juge et se sent soutenue en ce sens par le politique est un phénomène inquiétant. La combinaison de ces trois tendances fait craindre l'émergence d’une crise démocratique, en plus d’une crise sanitaire.

Les mesures doivent être ciblées, proportionnées et temporaires. Dès que la crise sanitaire s’atténue, les mesures de restriction des libertés doivent être levées. À défaut, on se rapproche dangereusement d’une forme de stratégie du choc, ce phénomène par lequel les gouvernements tirent profit de situations de crise pour introduire certaines mesures que la population est alors prête à accepter, ces mesures exorbitantes subsistant au-delà de la fin de la crise.

La rapidité avec laquelle on porte atteinte à nos droits fondamentaux est tout sauf rassurante. L’instauration d’un climat d’arbitraire et de méfiance rend la société malade et est dangereuse. Ce dont nous avons besoin, c’est de solidarité et de confiance réciproque. Les autorités doivent agir pour assurer le droit à la vie et à la protection de la santé mais tout autant respecter les autres droits fondamentaux des individus : droit à la vie privée, droit à l’inviolabilité du domicile, droits économiques, sociaux et culturels. On ne peut restreindre toute forme d’expression et d’action sociale. En effet, celles-ci permettent aux groupes les plus touchés par la crise du Coronavirus et les moins écoutés de faire entendre leur voix. Quiconque compte abuser de la pandémie de Coronavirus doit s’attendre à faire face à de fortes controverses. n

Signataires :

Thierry Bodson, Président de la FGTB ; Jan Buelens, avocat chez Progress Lawyers Network ; Vanessa De Greef, chargée de recherches FNRS et Vice-Présidente de la Ligue des droits humains ; Christine Guillain, professeure à l’Université Saint-Louis - Bruxelles et responsable du Groupe de recherche en matière pénale et criminelle (GREPEC) ; Christelle Macq, chercheuse à l’UCLouvain et Présidente de la commission Justice de la Ligue des droits humains ; Marie Messiaen, Présidente de l’Association Syndicale des Magistrats ; Pierre-Arnaud Perrouty, Directeur de la Ligue des droits humains ; Céline Romainville, professeure de droit constitutionnel à l’UCLouvain et Vice-Présidente de la Ligue des droits humains ; Diletta Tati, assistante et chercheuse à l’Université Saint-Louis - Bruxelles ; Xavier Van Gils, Président d’Avocats.be ; Felipe Van Keirsbilck, Secrétaire général de la CNE ; Olivia Venet, Présidente de la Ligue des droits humains ; Kati Verstrepen, Présidente de la Liga voor Mensenrechten. 19 janvier 2021

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