Pour Clara. Nouvelles d'ados. Prix Clara 2019

dos, Six a es, lum six p ivers n six u Laissez-vous emporter par ces six nouvelles vers la Chine ancestrale, une cité futuriste, le métro parisien, une forêt imaginaire, l’enfer syrien, un café bondé.

Suivez des personnages hauts en couleur, tendres, bavards, taiseux.

Palpitez au rythme profondes, incarnées.

d’écritures

virevoltantes,

Ces jeunes auteurs ont entre 15 et 17 ans et font déjà preuve d’un talent affirmé. Ils expriment avec subtilité, grâce et enthousiasme leur intérêt et leur questionnement sur le monde qui les entoure.

Lisez-les.

Ce prix a été créé en mémoire de Clara, décédée subitement à l’âge de 13 ans des suites d’une malformation cardiaque.

Destiné aux adolescents qui, comme elle, aiment lire et écrire, il est décerné par un jury présidé par Erik Orsenna et composé de personnalités du monde des lettres et de l’édition.

La vocation du prix Clara est caritative.

Les bénéfices de la vente de ce livre seront versés à l’Association pour la recherche en cardiologie du fœtus à l’adulte (ARCFA) de l’hôpital Necker-Enfants malades.

Couv-POUR CLARA.indd Toutes les pages

France TTC 10

€

Graphisme et illustration de couverture : Laurence Ningre.

Ils nous offrent leur regard affûté et sans concession sur une époque, la nôtre.

30/09/2019 10:34

Publié avec le concours de la Fondation d’entreprise La Poste www.fondationlaposte.org

© Fleurus, Paris, 2019, pour l’ensemble de l’ouvrage. www.fleuruseditions.com ISBN : 978-2-2151-6758-7 MDS : 592924 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n°49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, modifiée par la loi n°2011-525 du 17 mai 2011. »

Sommaire

9 Alice Lafon--Verroest Gaius 45 Léo Riehl Direction Étoile 75 Inès Valade Et si c’était nous 105 Ethel Bellaïche Attention, danger 117 Jeanne Pion Le vent dans les arbres 171 Zoé Littardi La dernière phrase du livre

Alice Lafon--Verroest

Gaius

Il m’est plus facile de m’asseoir devant une page blanche pour y coucher des personnages fictifs, que pour y rédiger des mots me concernant. Je ne sais trop que dire, sinon que l’écriture fait, depuis aussi loin que me porte ma mémoire, partie de moi. J’écrivais des histoires à 6 ans, à 10 ans, à 15, et j’en écris aujourd’hui, avec une passion enrichie par mes progrès et par le soutien sans faille de mes proches, et d’extraordinaires professeurs…

La genèse de l’histoire qui suit serait bien difficile à retracer ; comme beaucoup de ses semblables, l’idée originale s’est composée d’un ensemble de pensées fugitives et de détails observés, prenant progressivement forme, occupant de plus en plus d’espace dans mon esprit, et débordant finalement sur la page où elle y fut jetée pratiquement d’un jet.

Le plaisir de la lecture est bien différent de celui de l’écriture, mais j’espère qu’il l’égalera…

Bob Sagway retira sa veste rembourrée en entrant

dans la salle commune surchauffée. Il la jeta négligemment sur le dossier d’une chaise à roulettes. Un élément de plus dans le désordre ambiant n’avait rien d’exceptionnel ; mais le soupir irrité du quadragénaire chauve et, comme à l’accoutumée, mal rasé, était un signal plus alarmant. Le garde forestier, faisant face à son équipe, posa les poings sur ses hanches, à la manière d’un père s’apprêtant à faire un sermon difficile et agaçant. Trois paires d’yeux se posèrent sur lui, immédiatement attentives. Sans leur accorder de « bonjour », Bob, avec le ton clair et direct qui lui était propre, déclara : – On est bien emmerdés.

Joanna Corker posa sa grosse tasse de café sur le bureau, rayé et surchargé de papiers entassés, qui lui servait de siège. Elle ne fit pas remarquer que Bob, en entrant, lui avait fort abruptement coupé la parole.

Calmement, elle le dévisagea de la tête aux pieds afin d’évaluer l’étendue du problème ; sa conclusion fut qu’il était de taille.

– Développe, requit-elle d’un ton monocorde.

11

Alice Lafon--Verroest Il s’avança résolument vers la machine à café – unique équipement méticuleusement maintenu en état de marche – et, tout en se servant, poursuivit, grinçant : – La compagnie envoie un gars aujourd’hui pour faire un repérage du terrain.

L’atmosphère de la pièce se tendit de façon palpable.

– Encore mieux, ajouta Bob : l’un d’entre nous va devoir lui servir de guide.

Le silence tomba comme une chape de plomb sur ­l’espace poussiéreux. Dents serrées, l’homme se retourna, tasse en main. Il survola du regard ses trois collègues. Un pli soucieux, rare signe d’émotion, s’était formé entre les sourcils de Joanna. Roger Baltes était bouche bée, yeux larges et incrédules. Bob n’avait pas partagé son espoir – après tout, le projet de construction n’était pas nouveau – mais ne comprenait que trop bien son inquiétude.

Quant au dernier membre de son public mécontent, c’était celui qui méritait toute son attention. Raide, pâle, poings serrés à en faire blanchir les jointures, il était l’image même de la colère difficilement contenue – rendue plus impressionnante par son extrême rareté.

Son expression ne contenait nulle trace du sourire rêveur ou de la sagesse distante qui l’habillaient de coutume. Bob était trop prudent pour le provoquer volontairement. Affrontant les yeux bouillonnants de l’homme, il dit : 12

Gaius – Tu vas devoir t’en charger, Gaius.

Le regard de l’interpellé se fit plus ombrageux encore.

– Me fais pas ces yeux ! s’exclama Bob. Je les ai pas réclamés, ces cons…

L’autre, en réponse, le gratifia d’un hochement de tête récalcitrant.

– C’est vrai, fit Joanna, crispée. Tu es notre seule chance.

– Parfait, réagit le concerné.

Son sarcasme n’avait rien d’humoristique. La situation ne prêtait pas à rire.

Jack Wyat était d’humeur déplaisante bien avant d’arriver au parc. Il s’était disputé avec sa femme au petit-déjeuner, avait au passage renversé son café sur sa chemise fraîchement repassée ; son GPS l’avait mené au mauvais endroit, rallongeant notablement son trajet et le mettant en retard, chose qu’il haïssait par-dessus tout. Une fois arrivé à destination, il se sut loin d’être au bout de ses peines. Il dut abandonner sa voiture, dont les roues commençaient à s’embourber dans un chemin amolli par l’hiver pluvieux que la région venait de traverser. La distance entre l’entrée du parc et la cabine de ceux qui le gardaient fut amplement suffisante pour couvrir de boue ses chaussures vernies – dont le choix lui apparaissait désormais 13

Alice Lafon--Verroest particulièrement stupide. Jack Wyat s’était de plus préparé à des difficultés diplomatiques ; sa première vue de l’équipe l’attendant confirma toutes ses craintes.

Il n’était pas le bienvenu – chose qui n’avait aucune importance, sinon celle de rendre sa journée encore un peu plus déplaisante.

La vérité, c’était que Jack pensait moins au parc naturel dont la compagnie qu’il représentait se proposait de raser une large portion, qu’à sa femme enceinte à laquelle il aurait voulu présenter ses excuses avant de partir. Il n’avait pas envie de se trouver ici, pieds dans la boue, dans une tenue inadaptée à l’extérieur, et plus encore à la marche, face à quatre individus dont les regards peu amènes lui hurlaient déjà qu’il valait mieux pour lui qu’il tourne les talons, regagne sa voiture et parte. Au fond, il ne demandait rien de mieux, mais le travail à faire demeurait à faire ; le sens du devoir le poussa non seulement à se poster fermement devant son comité ­d’accueil, mais aussi à tendre une main diplomatique, accompagnée de son sourire le plus charmeur.

– Jack Wyat, ravi de vous rencontrer.

Hélas, le charisme qui ne lui faisait jamais défaut ne l’aida pas ; quatre visages hermétiques se présentant à lui. Jack déglutit discrètement. Un soulagement passager le traversa lorsque sa main fut serrée par un homme d’une quarantaine d’années, qui respirait une 14

Gaius autorité aussi spontanée qu’affirmée (il devina qu’il s’agissait de Bob Sagway, celui avec qui les négociations se faisaient) ; mais le malaise qui l’étreignait depuis qu’il était descendu de voiture – non, depuis que le parc était apparu dans la vitre avant de cette dernière – ne se dissipa pas. Il chercha l’origine de ce malaise, la sensation lui étant désagréable autant qu’inhabituelle ; il crut retracer au moins une partie de celle-ci au regard appuyé de l’un des gardes forestiers. Un jeune homme, plus jeune que Jack, très grand, aux traits agités par une émotion mystérieuse, et pourtant assez compréhensible pour être hostile. L’homme au costume élégamment taillé fut incapable de rencontrer ses yeux – et moins encore de comprendre ce qui, dans ce visage gracieux à la lisière de l’âge adulte, pouvait lui inspirer une crainte si viscérale.

Jack se concentra tout entier sur le meneur du groupe.

– Je m’en doute bien, disait laconiquement Bob Sagway, en réponse à sa présentation.

Celui qu’on percevait comme un envahisseur se força à sourire.

– Ravi de vous rencontrer, fit-il, avant de se rendre compte qu’il se répétait.

Il se racla la gorge, gêné. Son interlocuteur le dévisageait, comme un grand-père observerait ses petits-­ enfants immatures. Jack n’aimait pas cette sensation 15

Alice Lafon--Verroest non plus. Les deux autres gardes forestiers, un homme et une femme, maintenaient leur posture quasi ­guerrière. L’agent aurait désespérément souhaité se trouver n’importe où, sauf ici.

– Inutile de vous retarder, dit Bob Sagway avec la plus feinte des politesses. Vous êtes ici pour visiter le terrain, oui ?

Jack acquiesça, se sentant coupable d’un crime inconnu.

– Nous allons vous laisser à votre travail, grinça l’autre. Gaius sera votre guide, ajouta-t-il.

Ce faisant, il désignait le jeune homme qui produisait sur l’agent un effet si étrange ; et celui-ci sentit ses tripes se resserrer, l’espace d’un instant. Il ne put ­que hocher la tête, muet.

Bob Sagway s’éloigna brièvement des autres, entraînant Gaius à sa suite.

– Attention ! conseilla-t-il au jeune homme.

– Tu vas me demander d’être diplomate ? siffla ce dernier.

L’autre observa, admirateur, l’harmonie apparente de son collègue, que sa connaissance de l’homme démentait.

– On n’en est plus là, grogna Bob. 16

Gaius Gaius ne répondit pas. Il n’avait pas besoin de mettre des mots sur son accord pour le rendre clair.

– Vas-y au moins mollo au début… mais montre-lui, souffla Bob avant qu’ils ne se quittent.

Il n’obtint qu’un mouvement indistinct.

L’homme mûr avait la gorge serrée lorsqu’il suivit des yeux les deux silhouettes s’éloignant, l’une connue mais à jamais mystérieuse, l’autre étrangère à son monde dans un costume irisé qui n’y avait pas sa place. Joanna et Roger s’avancèrent de part et d’autre de lui, attentifs au même spectacle, et, pour une fois, silencieux. Seulement après que les deux hommes avaient disparu à ­l’intérieur du véhicule tout-terrain, qui devait les transporter pour une partie du chemin, se permirent-ils de tourner les talons et de retourner à ­l’intérieur, et ce sans échanger un mot à propos de ce qui venait de se produire, et de ce qui se produirait peut-être.

Nerveux, ajustant sa position sur le siège passager du véhicule, Jack se racla à nouveau la gorge, en jetant des coups d’œil furtifs au conducteur.

– Alors, hésita-t-il, Gaius, c’est ça ?

– Oui. Le paysage se mit lentement en mouvement, derrière les vitres.

– Juste Gaius ?

17

Alice Lafon--Verroest – Oui. – Jack, marmonna celui-ci.

– Jack, répéta Gaius.

Il regardait la route. Il était là, et pourtant, l’intrus avait l’impression de voir l’habitant d’un autre monde.

Le trouble de Jack s’accentuait, mais la peur reculait.

Comme hypnotisé, il scruta le profil de Gaius. Ce dernier avait des cheveux d’un brun clair, dans lequel jouaient les quelques rayons de soleil qui perçaient le feuillage de plus en plus épais, et qui ondulaient jusqu’au milieu de son cou. Son visage se dessinait par assez de courbes pour lui conférer une impression de douceur, et assez d’angles pour forger cette dernière d’acier ; dans ­l’ensemble, et malgré ses vêtements banals, il évoquait plus à Jack une couverture de magazine de mode qu’un garde forestier. Les manches de sa chemise à carreaux étaient retroussées et révélaient des avant-bras athlétiques ; les doigts enroulés autour du volant étaient longs et gracieux. Mannequin ou statue grecque ?

– Est-ce le parc, que vous êtes venu regarder, ou moi ?

L’autre n’avait pas parlé fort. Sa voix était basse et paisible, telle une traduction humaine du chant d’une brise estivale dans les feuilles d’arbres. Pourtant, Jack sursauta violemment. Virant au rouge, il se hâta de fixer son regard sur la fenêtre et la nature qu’elle 18

Gaius révélait. Il n’avait pas manqué, cependant, le petit sourire qu’esquissait l’autre homme.

Ce qui, d’abord, avait constitué une fuite, se mua en une nouvelle fascination. La verdure sauvage et luxuriante que traversait la petite route vibrait de vie et de puissance. Plus les yeux de Jack s’y perdaient, plus il sentait son mystère l’envelopper. Il vivait dans le centre-ville. Il n’avait pas de jardin. Et il n’avait pas souvenir – dans aucune randonnée, dans aucune excursion, dans aucune virée campagnarde – d’avoir déjà ressenti pareil envoûtement.

– Vous n’êtes jamais venu, dit Gaius.

Son intervention surprit encore son passager. Ce qui aurait pu être une question n’en avait pas l’intonation ; néanmoins, Jack fit un signe d’assentiment, tout en évitant de détourner le regard du paysage.

– Vous ne connaissez pas cet endroit, reprit la voix douce et chantante, mais vous savez que vous allez le détruire.

Une honte brutale étreignit la gorge de l’agent.

– Ce n’est pas moi qui le détruirai, marmonna-t-il.

L’excuse était plus que minable, il le savait. L’autre n’y réagit pas. Silencieux, il semblait à peine remarquer la présence de son passager.

Alors que le véhicule progressait, la route semblait se rétrécir. Le terrain s’élevait peu à peu, se faisait plus 19

Alice Lafon--Verroest pentu. En prêtant attention, Jack croyait presque ressentir la légère succion du sol boueux, ses tenta-

tives de retenir les roues en mouvement. Le contraste entre cette viscosité froide et la splendeur de la végé-

tation qui allait sans cesse en s’épaississant le caressa du même malaise que lui inspirait Gaius. Ce fut ce

sentiment déplaisant qui le poussa à reprendre la parole, pour penser à autre chose :

– Depuis combien de temps travaillez-vous ici ?

La réponse mit longtemps à venir. Rendu curieux par

cette attente, Jack se permit un nouveau regard en

direction du conducteur. Ce dernier ne montrait plus l’ombre d’un sourire.

– Longtemps, articula-t-il finalement.

Inexplicablement perturbé, Jack hocha la tête méca-

niquement. Il sentait que poursuivre son questionne-

ment ne lui apporterait pas de résultats désirables ; pourtant, il ne put s’en empêcher.

– Et c’est intéressant ?

L’autre lui jeta un coup d’œil étrange.

– Oh oui, fit-il, semblant possesseur d’un savoir qui

échappait à son interlocuteur. Je ne me suis jamais ennuyé.

– Vous aimez ça ? demanda encore l’agent.

20

Gaius Cette fois-ci, les yeux de Gaius se posèrent sur lui avec l’intensité d’un brasier, la puissance inexorable d’un trou noir.

– Je n’existe pas sans ce parc, dit-il.

Jack ouvrit la bouche, la referma. Il avait soudain oublié de quelle manière s’y prendre pour former des mots. Lorsqu’il s’en souvint, il ne trouva toujours rien à dire. Alors, il n’osa plus piper mot.

Le chemin, de plus en plus escarpé, se faisait manifestement plus difficilement praticable par le véhicule large. Ce dernier, secoué par les brusques irrégularités du terrain, et ce malgré la conduite prudente et agile de Gaius, ralentit progressivement avant de s’arrêter.

Le conducteur éteignit le moteur, décrocha sa ceinture et ouvrit sa portière, sous le regard étonné de Jack.

Le remarquant enfin, Gaius, recourbant légèrement le coin de ses lèvres, lui lança : – À partir de là, c’est à pied qu’on avance.

Il n’attendit pas pour se mettre en mouvement, d’une démarche rapide et confiante. L’agent cligna des yeux et lui emboîta le pas tant bien que mal dans son costume inadapté. En quelques minutes, ses chaussures neuves couvertes de boue martyrisaient déjà ses pieds, protestant contre le rythme auquel elles n’étaient pas accoutumées.

21

Alice Lafon--Verroest – J’aurai pitié, lança Gaius, railleur. Nous ne quitterons pas le chemin.

Jack ne put s’empêcher de soupirer de soulagement.

– Pas plus que nécessaire, compléta l’autre.

Roger, alors que Bob avait le dos tourné, s’approcha de Joanna, et lui chuchota : – Tu crois qu’il s’est rendu compte de quelque chose ?

La femme ne lui accorda pas un coup d’œil. Poursuivant l’activité qu’elle avait en cours, elle ne marmonna qu’un distrait « Qui donc ? » qui n’avait rien de convaincant. Impatient, Roger insista : – Wyat, l’agent, qui d’autre ? Tu crois qu’il a déjà vu un truc ?

Joanna haussa les épaules, feignant le détachement.

– S’il n’a encore rien vu, déclara-t-elle, ça ne va pas tarder.

– Il faut que vous compreniez, disait Jack, que la décision de raser une partie du parc remonte à bien plus haut que nous. Il n’y a rien que l’on puisse faire.

Il n’obtint aucune réponse du dos de son guide, qui progressait devant lui avec quelques mètres d’avance.

Mais il préférait regarder ce dos plutôt que la masse végétale qui écrasait toujours davantage le chemin qui 22

Gaius s’amincissait, ce qui l’inquiétait sans qu’il sache pourquoi. Alors, il hâta le pas, tentant de rattraper l’autre et continua à parler.

– Tout est signé, les sous-traitants sont engagés, la plupart des travaux ont déjà été payés… ça nous dépasse, tout ça.

– Alors que faites-vous là ? aboya Gaius.

Jack fut brièvement heureux de ne pas voir son expression, à ce moment-là.

– Mon travail, dit-il simplement.

– Mais vous ne pourriez pas les faire changer d’avis ?

Il serra les poings et se força à être franc.

– Pourquoi le voudrais-je ? Je ne vois rien dans le terrain, pour le moment, qui puisse justifier une annulation de la construction.

– Qu’allez-vous construire ?

La rage froide qui s’infiltrait petit à petit dans les questions de Gaius fit frissonner Jack, mais le poussa dans le même temps plus vivement à la vérité. Leur rythme accéléré accompagnait celui de leur marche, et, déjà essoufflé, il éprouvait une certaine difficulté à répondre rapidement.

– Une grande surface, et son parking – et le reste du parc restera un espace vert.

– Une question de chiffres, n’est-ce pas ? gronda Gaius.

23

Alice Lafon--Verroest L’agent déglutit et acquiesça, bien que l’autre ne puisse pas le voir.

– Il y a simplement trop peu de visiteurs ici, reconnut-il. Et on manque d’espace, on a besoin de commerces.

Son guide s’arrêta net ; ne s’en rendant pas compte assez vite, il lui rentra dedans avant de reculer, intimidé par le regard qui le foudroyait brusquement.

– Les chiffres n’ont aucun pouvoir ici, M. Wyat.

Le moment demeura en suspens, et l’interpellé ne respirait plus.

Finalement, Gaius le libéra en se détournant.

Ils reprirent leur chemin. Jack se laissa perdre dans la contemplation des feuillages jusqu’au moment où il s’immobilisa, le souffle coupé. Une ombre avait filé, là, sous ses yeux – une ombre étrange, et non l’un de ces mouvements naturels du soleil entre les branchages.

– Qu’y a-t-il ? s’enquit Gaius.

Curieusement, il semblait plus intrigué qu’irrité.

– Rien, souffla Jack.

Il recommença à marcher. Ses pieds s’alourdissaient sous la boue accumulée.

Le temps s’écoula lentement ; plusieurs fois, Jack remarqua cette même ombre furtive et inquiétante.

Il ne s’arrêta plus. Il ravala systématiquement sa peur irrationnelle et suivit son guide. Alors qu’ils avançaient, un grondement sourd se fit plus distinct. L’agent 24

Gaius s’était assez renseigné pour savoir dans quelle direction ils avançaient. Il avait même vu une ou deux photos des chutes d’eau. Elles semblaient belles. Son humeur n’était probablement pas à les apprécier, mais il présuma que ce n’était pas d’une grande importance.

Ils n’avaient toujours pas formulé un mot de plus lorsqu’ils parvinrent enfin aux chutes. L’eau dévalait les rochers jusqu’à venir se fracasser en contrebas ; la rivière se poursuivait, farouche et rapide. La chute n’était pas si haute, mais elle n’en impressionna pas moins Jack, comme tout ce qu’il avait vu jusqu’à présent. Un nouveau frisson hérissa son échine, lorsqu’il crut voir l’ombre, à nouveau, filer derrière les gouttes. Il ralentit, mais Gaius fit de même quelques instants plus tard. Ils s’approchèrent encore, encore, encore de l’eau bouillonnante. Le guide jeta un regard en arrière : – On va traverser.

Jack ravala ses protestations. L’autre le mena jusqu’à la pierre humide ; là, l’agent remarqua ce que l’on ne pouvait pas voir à une plus grande distance : un espace raisonnablement large entre la surface rocheuse et l’eau, où il était possible de traverser. Ils étaient à plusieurs mètres au-dessus du niveau de la rivière, et la petite falaise offrait le support nécessaire pour marcher sans trop de déséquilibre.

25

Alice Lafon--Verroest Gaius s’engagea là sans la moindre hésitation ; Jack fut plus récalcitrant, mais se prit en main et emboîta le pas à l’autre. Dos contre la paroi froide, ils avancèrent, pas à pas, de profil, vers le vert que discernait encore Jack à travers la brume humide des chutes. Chaque pas faisait tressauter son cœur, la peur de glisser et de chuter.

Soudain, alors qu’ils n’en étaient qu’à la moitié du parcours, Gaius s’arrêta. Jack faillit en perdre l’équilibre et serra mâchoire et poings pour maintenir un certain contrôle sur son angoisse. Il n’eut pas le temps de poser de questions ou de s’irriter ; son guide s’était remis en mouvement, non pas dans le sens attendu, mais pour s’enfoncer dans la paroi rocheuse : après un instant de surprise, Jack remarqua pour la première fois l’ouverture sombre qui existait à cet endroit. C’était une fente, à peine assez large pour laisser passer leurs corps.

Avant de disparaître complètement, Gaius lui jeta un coup d’œil et lui fit signe de le suivre. Jack n’en avait pas une envie débordante ; il avait beau plisser les yeux et scruter les ténèbres, il était incapable de discerner ce qui les attendait de l’autre côté de la brèche. Que pouvait-il y avoir dans la falaise elle-même ?

Perplexe, cependant, la peur de demeurer seul le poussa finalement à s’engouffrer dans le passage.

Il suivit aveuglément pendant quelques secondes le 26

Gaius son des pas de Gaius, résonnant dans l’espace qu’il ne connaissait pas. Risquait-il de heurter une paroi à tout moment ? Gaius, enfin, avait ralenti son allure. Jack ne savait pas trop s’il devait en être soulagé. Le sentiment lancinant d’étrangeté, qui le tenaillait depuis longtemps déjà, s’accroissait à un degré véritablement inquiétant. La pierre, sous ses semelles, ne lui donnait plus tout à fait la sensation de la pierre ; ce n’était pas non plus un duvet de mousse qui amortissait ses pas.

L’écho que projetait leur avancée lente s’étalait comme une flaque de cambouis. Jack avançait dans une tache d’encre.

Après une durée indéterminable, le noir glissa progressivement vers la grisaille. La sortie se profilait, avec la silhouette de Gaius en son centre.

– On y est, dit ce dernier.

Jack frissonna à nouveau. La voix de l’autre lui semblait différente, il ne savait trop en quoi – une tonalité inconnue, une note plus rugueuse dans la mélodie, une touche de sauvagerie qui n’était pas là auparavant.

Ils quittèrent la caverne pour retourner à la verdure, et leur chemin reprit. Mais quelque chose avait changé, Jack le perçut immédiatement. Ce n’était pas uniquement cette différence subtile dans la démarche de Gaius, ou la tension accrue des muscles de ses bras ; 27

Alice Lafon--Verroest c’était la forêt elle-même qui respirait différemment.

Quelque chose dans le ciel et sa teinte, lorsque les branches contorsionnées le laissaient apparaître.

Quelque chose dans le silence étouffant, anormal, brutal. Jack n’entendait pas un oiseau, pas un insecte, là où mille bruits avaient échappé auparavant à son attention. Les couleurs des troncs n’étaient plus tout à fait les mêmes, réalisa-t-il. Celles des feuilles non plus. Puis il remarqua les étranges traces rouges qui parcouraient le ciel.

Il avait la sensation d’un ralentissement dans leur marche – ou plutôt, elle se faisait plus difficile, malgré l’absence d’obstacles. Ses jambes lui semblaient plus lourdes. Et la peur, de fantôme menaçant, se fit matérielle et effroyable…

Une nappe de béton coula autour des poumons de Jack et s’y solidifia, enserrant les organes dans un étau impitoyable. Il s’était immobilisé, comme brutalement enchaîné par des liens invisibles et hostiles.

Les bords de son champ de vision s’érodèrent à la manière d’une photographie usée par le temps, sombrèrent peu à peu dans un flou vide et ténébreux.

Tout devenait noir. Il ne distinguait plus rien. Cette nature dont la splendeur inquiétante l’avait, plus tôt, fasciné, n’était à présent qu’une masse écrasante, un ennemi inexorable et cruel.

28

Gaius – Jack.

La voix le saisit alors qu’il dérivait, l’arracha à un danger indéfinissable, mais réel. Des mains, sur ses épaules, fermes et absolues dans leur appel, l’ancrèrent dans le présent, hors du brouillard terrible qui l’avait entouré – mais ce fut avec panique que Jack s’accrocha aux pupilles envoûtantes de Gaius.

– Que… qu’est-ce que ? bégaya faiblement l’agent.

L’autre arborait une expression qui comportait une once de regret où triomphait une résolution glaçante.

– Je vous l’ai dit, fit-il froidement. Les nombres n’ont aucun pouvoir ici.

Yeux exorbités, Jack émit un petit cri qui n’était qu’une onomatopée informe. Gaius soupira sombrement.

– Vous ne comprendrez pas, si vous ne voyez pas.

– Ici ? Voir quoi ? couina l’agent.

– Pourquoi vos nombres n’ont aucune importance, gronda Gaius – et Jack n’entendait plus un homme, il entendait un fauve menaçant. Pourquoi nous avons besoin de vous.

L’agent ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit, mais il n’avait rien à dire, ou simplement trop de choses pour être capable d’en formuler une seule sans qu’un flot informe et confus ne se déverse de ses lèvres.

– Suivez-moi, ordonna enfin Gaius.

29

Alice Lafon--Verroest S’il dégageait auparavant de l’autorité, ce n’était rien en comparaison de celle qu’il exsudait à présent ; et Jack lui obéit avec plus d’empressement encore. Peutêtre n’était-ce que son imagination, mais l’autre lui semblait plus grand – alors que lui-même se sentait plus petit. Il osait à peine regarder autre chose que le dos de son guide. Le chemin était beaucoup trop étroit pour qu’ils puissent le parcourir côte à côte. En périphérie de son champ de vision, Jack distinguait des tentacules sombres et visqueux qui s’apparentaient à des branches, et, bien que non croyant, il pria, au plus profond de lui-même, pour que tout cela ne soit que le fruit d’une soudaine folie de sa part.

Un frisson écœurant le parcourut, lorsqu’il entendit d’inintelligibles cliquetis en provenance des broussailles. Il refusa de regarder – les motifs de la chemise de Gaius occupaient, seuls, toute sa concentration – mais ne put s’empêcher d’y porter attention alors qu’ils se poursuivaient. Ils pouvaient venir d’animaux ou d’insectes ou d’autre chose – et Jack grimaça à l’idée qu’il pouvait admettre l’existence d’une autre chose, et plus encore en imaginant ce que cette autre chose pourrait être. Les cliquetis tendaient vers de sinistres gargouillements, et semblaient les suivre pas à pas – jusqu’à ce que Gaius siffle, par-dessus son épaule : – Restez près de moi.

30

Gaius Jack pressa l’allure. Presque collé contre son guide, il trouva, à sa grande surprise, que marcher se faisait plus facile lorsqu’il s’approchait de Gaius. C’était comme si le sol cherchait, consciemment, à s’accrocher à ses pieds, à peser sur ses semelles, mais craignait trop Gaius pour poursuivre sa malice près de ce dernier.

Les cliquetis continuaient et un sifflement déplaisant résonnait dans les tympans de Jack. Il ne regardait toujours pas les ombres qu’il longeait, mais sentait leur présence, leur attention portée sur lui. Il ne regardait pas le ciel non plus, mais le peu de lumière qui lui permettait de distinguer son guide était rouge et malsaine. Il avait du mal à le penser, car le penser, c’était déjà l’admettre, et l’admettre était terrifiant – mais comment le nier ? Ils n’étaient plus dans le parc dont ils avaient commencé la visite. Les chutes étaient une sorte de passage, comment pouvait-il en être autrement ? Ils étaient ailleurs.

Soudain, Gaius s’arrêta net. Jack fut alors forcé de décrocher son regard de ses larges épaules, et, regardant au-dessus d’elles, il s’étouffa dans l’air pesant qu’il respirait.

Gaius se tenait devant eux.

Un autre Gaius. Qui fixait le premier droit dans les yeux, un sourire tordu déformant son visage, une satisfaction malicieuse écrite sur chacun de ses traits. Ce 31

Alice Lafon--Verroest que, sous l’éclairage maladif, Jack ne remarqua pas immédiatement, c’était ses yeux – loin de l’étrange beauté de ceux auxquels l’agent s’était accoutumé, ils étaient d’un noir pâteux et sinistre. Tout aussi incompré­hensiblement attirants, ils ne partageaient cependant pas une once de la douceur mélancolique des premiers. Ils brillaient de l’étincelle de la lame d’un scalpel affûté, prêt à tuer.

– Un étranger, s’amusa la chose. Il fallait oser.

– Il faudrait oser plus encore, lança Gaius d’un ton implacable, pour le toucher en ma présence.

La chose pencha la tête de côté, une réflexion glaçante semblant traverser son esprit. Ses paupières amincirent un moment son regard, comme s’il évaluait la situation. Dans ces instants de silence pétrifiant, Jack remarqua ce qui lui avait jusqu’alors échappé : ils avaient quitté le mince sentier pour déboucher sur un espace plus large auquel il ne donnerait pas le nom de clairière. Le ciel écarlate semblait s’y abattre comme un lourd rideau de théâtre, et le sol y ressemblait au goudron encore peu sec, si ce dernier pouvait s’agiter d’un frissonnement imperceptible. Et dans ce décor cauchemardesque, le pire vint lorsque Jack discerna la source des cliquetis qui les pourchassaient encore.

– C’est vrai, susurra la chose.

32

Gaius L’agent l’entendit à peine : il fixait les formes monstrueuses qui les cernaient, les gueules avides qui paraissaient n’attendre qu’un signe de leur maître, qui poursuivit : – Tu es assez désespéré pour l’amener jusqu’ici.

Jack voulait reculer, mais il sentait que s’éloigner de Gaius serait une erreur fatale. Il n’avait jamais tendu vers le manichéisme, et pourtant, voyant luire les yeux de la chose, il n’y vit que le mal le plus pur. Mielleux, l’autre poursuivit : – Explique-moi pourquoi ton désespoir ne serait pas un bon signe ?

– Rien n’a changé, gronda Gaius.

La chose sourit.

– Rien encore, peut-être.

– Rien ne changera.

Le sourire s’élargit.

– Tu as toujours mal menti.

Les créatures s’avancèrent, à l’unisson, et la menace n’aurait pu être formulée plus clairement.

– Alors, fit la chose, la mine pensive, redis-moi pourquoi je ne devrais pas oser, moi aussi ?

Jack avait bougé juste suffisamment pour pouvoir observer le profil de Gaius. Il distingua alors le sourire arrogant, prêt à l’affrontement, de ce dernier, et devina aisément que ce n’était qu’une façade, ce qui lui apprit 33

Alice Lafon--Verroest que la chose n’avait pas tort. Le mensonge venait difficilement.

– Parce que tu connais les conséquences, déclara Gaius.

Sur ce, il se détourna, et commença à s’éloigner, attrapant au passage le bras de Jack pour le forcer à le suivre.

Ce dernier ne comprenait pas ce qui s’était passé, ce qui se passait, mais s’il y avait bien une chose dont il était intimement convaincu, c’était que la chose ne les laisserait pas s’en aller paisiblement.

Pourtant, alors que chaque millimètre les rapprochant des créatures qui avaient jusqu’à présent attendu, stoïques, derrière eux, lui glaçait le sang et accroissait son appréhension, Jack fut ébahi de les voir s’écarter pour les laisser passer. Il ne sut résister à la tentation de jeter un coup d’œil en arrière ; l’entité lui adressa un rictus sanglant, et Gaius l’entraîna fermement vers le sentier ténébreux qu’ils avaient quitté.

Ils marchèrent en silence, la tension était palpable.

Son guide ne lâcha plus Jack, qui n’aurait su admettre à quel point il lui en était reconnaissant. La tension était plus que palpable, l’atmosphère elle-même semblait faire tout ce qui était en son pouvoir pour s’alourdir. Ils ne le dirent jamais, mais tous deux attendaient que les cliquetis les pourchassent à nouveau, 34

Gaius et passent à l’attaque. Pourtant, seul un silence malaisé répondit à leur anxiété.

– Explique, siffla enfin Jack.

Lentement, Gaius acquiesça, sans ralentir une seconde ; à nouveau, Jack choisissait de se focaliser sur lui seul, pour ne pas se dissoudre en une flaque ­d’effroi et de scepticisme.

– Où est-on ?

– Le vrai parc, dit Gaius. Celui que je suis le seul à voir.

– Celui qui te ressemble, qui est-ce ?

– Moi, répondit Gaius. L’Autre (Jack entendit la majuscule), c’est l’autre facette de moi. Comme ce parc est l’autre facette de celui où tu es arrivé.

– Et toi, souffla Jack, qui es-tu ?

Après un battement, son guide lui lança : – Je suis le parc.

– Tu n’es pas humain.

Ce n’était plus une question, mais Jack aurait préféré que ce le soit ; son omission d’une inflexion interrogative lui indiquait qu’il avait déjà accepté cette vérité, une vérité qu’il aurait largement préféré ignorer.

L’entité lui jeta un rapide coup d’œil.

– Perspicace.

Jack serra les dents, et se tut.

Quand ses oreilles l’alertèrent, il les ignora tout d’abord. Gaius fut plus intelligent, et, se tendant 35

Alice Lafon--Verroest brutalement, s’immobilisant une seconde, il se remit en mouvement, à une allure qui n’avait plus rien de semblable à celle qu’il avait jusqu’à présent adoptée, comprit Jack. Rapide comme l’éclair, il agrippa la taille de l’agent, avant de courir – mais il ne courait pas, il volait, car à pareille vitesse, il était inconcevable que ses pieds aient le temps de toucher le sol. Jack, emporté par sa force irrésistible, ne sentait que l’air poisseux qui freinait leur avancée. Mais il entendait les cliquetis, et ses yeux exorbités tournés vers l’arrière virent les monstrueuses créatures qui les talonnaient gagner du terrain.

Tout alla trop vite pour lui. L’éclat morbide des griffes stria son champ de vision, un cri guttural dans son effroi lui échappa, et un bond final le plongea dans les ténèbres. Son hurlement résonna autour d’un espace aux ténèbres insondables, aux limites indéterminables, et, soudain, la lumière l’aveugla, le froid impitoyable des chutes d’eau l’agressa, et l’eau l’attaqua comme une gifle, avant de l’entourer tout entier. Il voulut respirer, s’étouffa, agita ses membres de manière désordonnée jusqu’à remonter à la surface.

Il toussa, recracha une gorgée d’eau, secoua la tête pour repousser un rideau de cheveux trempés, et ouvrit les yeux : il faillit pleurer de soulagement lorsque tout ce qu’il vit fut la verdure sublime au charme de laquelle 36

Gaius il avait, plus tôt, commencé à succomber. Les chutes grondaient, à quelques mètres de lui. Frénétiquement, il chercha à s’approcher de la rive : il y vit Gaius, déjà hissé hors de l’eau, qui lui tendait la main.

Allongé dans la boue, cherchant à reprendre sa respiration, il regarda les cimes des arbres s’agiter, et lorsque Gaius s’agenouilla à côté de lui, il les imagina se pencher à l’unisson ; puis, il songea que ce n’était peut-être pas uniquement le travail de sa fantaisie.

– C’était réel ?

L’homme qui n’en était pas un acquiesça gravement.

– J’ai failli mourir, c’est ça ? souffla Jack.

Il reçut encore un signe d’assentiment.

– Pourquoi ?

– Il ne peut pas me détruire, je ne peux pas le détruire.

Mais aucune règle ne s’applique à qui nous amenons avec nous.

– Pourquoi ? répéta Jack.

Gaius le dévisagea pesamment.

– Parce que tu devais le voir. Tu devais comprendre.

– Pourquoi ? geignit Jack, et l’autre soupira : – Je suis cette forêt. Si vous la rasez, je disparaîtrai avec elle. Alors, tout l’équilibre sera détruit et l’Autre sera libre.

L’humain se redressa brusquement, un haut-le-cœur de panique dans la gorge.

37

Alice Lafon--Verroest – Cette forêt deviendra comme la sienne ? s’écria-t-il.

Le regard de Gaius était plein de pitié, lorsqu’il répondit : – Pas seulement cette forêt. Tout. Il n’y aura plus personne pour le retenir.

Alors, il se pencha, agrippa les épaules de Jack, et, leurs visages à tout juste quelques centimètres de distance, gronda : – Tu dois les empêcher de le faire, Jack. Tu dois nous sauver.

Muet, hébété, l’autre hocha la tête.

Bob, Joanna et Roger attendaient, en ligne nette et tendue, devant leur cabane. Ils les virent arriver de loin, et Jack les repéra à la même distance, en partie émerveillé à la vue d’autres êtres humains. Alors que, d’une foulée égale à celle de Gaius, il avalait les mètres, il distingua de mieux en mieux leurs traits crispés, déchiffra leurs postures fermes mais anxieuses ; il comprenait enfin leur hostilité initiale.

Enfin ils se firent face et se toisèrent de plus près. Jack inspira profondément, dévisageant tour à tour chacun des gardes. La crainte mêlée de condescendance qu’ils lui inspiraient à son arrivée n’avait plus aucun sens.

Roger Baltes le regardait avec un espoir inquiet mais franc. Bob Sagway et Joanna Corker avaient la même 38

Gaius expression impitoyablement ferme. Tout cela suffisait à faire peser une lourde responsabilité sur les épaules de l’agent.

Mais, plus que tout, ce fut le regard profond de Gaius, qui s’était rangé à leurs côtés, qui le poussa à affirmer, à promettre, avec une véhémente sincérité, une urgence qu’il saisissait à présent : – Je vais tout faire. Et plus encore, s’il le faut.

L’autre hocha la tête, et, avec la grave innocence du sage, lui dit : – Il le faut.

Puis, passé un instant songeur, l’entité tendit une main que Jack serra après un moment, la gorge serrée par l’émotion.

– Merci.

Il n’aurait su dire qui, d’eux deux, avait prononcé ce mot.

Ils l’escortèrent jusqu’à l’entrée du parc. Sa voiture l’attendait sagement. Il se tint un moment immobile à côté de sa portière, avant de se permettre de l’ouvrir et d’entrer dans le véhicule.

Jack s’arracha avec peine de l’image de Gaius, adressa un signe d’au revoir aux trois autres et mit en marche le moteur. Son grondement familier le fit sursauter et il attendit un instant avant que ne ralentissent les 39

Alice Lafon--Verroest battements de son cœur : la normalité lui était devenue étrangère, il attendait quelque traîtrise.

Enfin, lentement, il fit démarrer la voiture. Les roues se mirent en mouvement, et Jack savait bien que c’était la route qu’il fallait regarder – mais, dans le rétroviseur, les yeux de Gaius rencontraient encore les siens.

Inévitablement, la distance s’accroissant les rendit indiscernables, fit se rapetisser la silhouette quelque temps plus tôt si intimidante, l’écrasa par les règles de la perspective, et, enfin, au détour du premier virage, la végétation, comme un voile, avala Gaius. Jack cligna des yeux, et s’efforça de se concentrer sur ce qui était devant lui. Il serrait fiévreusement son volant, étreint par la mission qui était devenue la sienne, par la résolution de la mener à bien. Il appuya sur l’accélérateur.

L’étrangeté et l’angoisse étaient encore comme accrochées à ses vêtements, à sa peau même, et il savait que rien n’était fini.

Jack Wyat échoua.

Il conduisit au-dessus des limitations de vitesse jusqu’aux bureaux de ses supérieurs, perdant ainsi plusieurs heures de sommeil et points sur son permis ; ces derniers étaient fermés depuis longtemps, et il dut rentrer chez lui. Arrivant, crasseux, épuisé, hébété dans le décor familier, il se surprit à toquer sur les murs pour 40

Gaius vérifier leur matérialité. Il fut plus surpris encore de trouver sa femme, assoupie dans leur lit. Il n’avait pas eu la moindre pensée pour elle, depuis ce qui lui semblait être plusieurs éternités.

Il prit une douche et se sentit plus léger ; il s’allongea discrètement aux côtés du corps qu’il connaissait si bien, et un bref soupir lui échappa. Il n’avait jamais apprécié le confort de cette chambre, jamais à ce point.

Il sourit, un instant, puis le souvenir de la menace qui pesait au-dessus d’eux tous lui revint, comme si un immeuble s’écroulait sur lui. Il dormit peu, il dormit mal, et le lendemain, dit à peine bonjour à sa femme avant de fondre vers les bureaux, à nouveau.

Jack Wyat échoua.

On l’écouta à peine, et ce qu’on écouta fit rire. Il insista, on l’ignora. Il insista encore, on le musela. Il insista toujours, on le menaça de licenciement, et il se tut. Que pourrait-il faire s’il n’avait même plus la maigre position et le petit pouvoir qui étaient aujourd’hui les siens ?

Il se promit de continuer à essayer, à combattre par des moyens plus détournés, plus subtils, plus stratégiques ; mais chaque jour, l’urgence s’estompait, le souvenir se faisait plus bancal, et il commença à douter. Avait-il vraiment vu tout ce qu’il croyait avoir vu ? Comment pouvait-il si facilement, si rapidement renoncer à sa rationalité ? Comment cela pouvait-il être autre chose 41

Alice Lafon--Verroest qu’une hallucination enfiévrée ? Ce mystérieux personnage n’était-il pas qu’un simple homme ? Un homme charismatique, probablement, très charismatique, qui avait réussi par un procédé habile à manipuler Jack. Peut-être Jack s’était-il laissé influencer par l’étrange attirance qu’il avait éprouvée à son égard ? Certainement avait-il été drogué, d’une manière ou d’une autre. On l’avait persuadé que le sort du parc déterminerait celui du monde entier, n’était-ce pas là une monumentale absurdité ? Les gardes forestiers avaient tout intérêt à mettre en œuvre pareille tromperie : c’était leur seul espoir de ne pas perdre leur emploi. À chaque sourire de sa femme, avec laquelle il s’était réconcilié, Jack oubliait un peu plus le magnétisme de Gaius, et avec lui, ses implorations et ses avertissements.

Alors, peu à peu, Jack cessa de se battre. Lorsqu’il apprit le début des travaux, une vive pointe d’inquiétude revint le mordre – et s’il avait commis une terrible erreur, en jetant l’éponge ?

On rasa la portion prévue du parc, on anticipa la construction des bâtiments. Jack passa quelques nuits blanches… mais rien ne se produisit. Alors, peu à peu, il retrouva sa tranquillité, s’en voulut pour la naïveté dont il avait fait preuve et relégua au passé Gaius, sa 42

Gaius beauté étrange et son regard hypnotique. Peu à peu, il commença à rire de son ancienne panique.

Jack Wyat avait échoué, mais cela lui était tout à fait égal.

Un matin, un frisson soudain l’arracha au sommeil. Il ouvrit les yeux, et un sursaut brutal le secoua lorsqu’il remarqua l’homme qui se tenait penché au-dessus de lui. Jack laissa échapper un cri apeuré, et une vague de terreur s’abattit sur lui alors qu’il reconnaissait le corps, les traits de Gaius. Cette panique se fit effroi, quand il comprit son erreur : ce n’était pas Gaius. La noirceur de ses yeux révélait son identité véritable, et ce qui s’apprêtait à commencer.

L’Autre sourit à Jack.

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