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* Fleur de cerisier

Cherry Blossom*

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À la mémoire de Karen 29 avril 1974 – 17 avril 2014

Photo de couverture : © Getty Direction : Guillaume Arnaud Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Virginie Gérard-Gaucher Direction artistique : Élisabeth Hebert Mise en pages : Text’Oh !

Fabrication : Florence Bellot Première publication en Grande-Bretagne en juin 2015, par Bloomsbury Publishing Plc, 50 Bedford Square, Londres WCIB3DP Texte © Gwyneth Rees Traduction de Charlotte Grossetête © Fleurus, Paris, 2016 Site : www.fleuruseditions.com ISBN : 978-2-2151-3188-5 Code MDS : 652 509 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »

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Chapitre I Pour être honnête, je me sentais un peu nerveuse à l’idée d’annoncer ma grande nouvelle à Lily. Non que je ne lui fasse pas confiance. Après tout, c’est ma meilleure amie et mon plus fidèle soutien, même si, ces derniers temps, elle semble ne s’intéresser qu’aux garçons, à la mode, aux feuilletons guimauve et encore aux garçons. C’est juste qu’il s’agissait d’une chose tellement importante ! Et les conséquences seraient tellement géantes si elle lâchait un mot, surtout à l’école ! Je veux dire, pas un peu géantes. Géantes à la manière d’une éruption volcanique.

– Vas-y, dis-moi tout, a réclamé Lily en fermant la porte de sa chambre pendant que j’allais m’affaler sur son lit. Je ne l’avais pas vue aussi excitée depuis que je lui avais annoncé que ma mère sortait avec notre professeur d’anglais, M. Anderson.

Ou Leo, comme nous l’appelons maintenant (sauf quand nous sommes à l’école, bien sûr).

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– Je n’arrive pas à croire que vous êtes vraiment partis en vacances avec lui !

Lily a plongé à l’extrémité de son lit, comme elle le faisait quand nous étions beaucoup plus jeunes. Je connais Lily depuis la maternelle. Maintenant que nous sommes plus âgées – Lily a déjà atteint ses treize ans et je les aurai d’ici quelques mois – nous n’avons pas toujours les mêmes cours et nous ne passons plus tout notre temps ensemble à l’école. Mais nous continuons à nous voir en vacances et le week-end.

– C’est trop cool, Sasha, s’est exclamée Lily. C’est bien le truc le plus incroyable qui soit jamais arrivé à un élève de l’école !

– Arrête tes bêtises, ai-je coupé. Lily a tendance à exagérer quand elle s’excite sur un sujet. Et le fait que ma mère et notre professeur d’anglais (celui qui a la réputation d’être très séduisant) aient passé les vacances de Pâques en Grèce ensemble, en présence de mon frère jumeau Sean et moi, était forcément… eh bien… l’événement le plus excitant qui puisse jamais se produire dans notre petite ville, du moins aux yeux de Lily.

– Alors, raconte, m’a-t-elle demandé. N’oublie pas un seul détail. Je parie qu’il est magnifique en maillot de bain, non ?

– Lily ! ai-je protesté en rougissant.

– Tu es consciente que ta mère l’a pris au berceau ? a déclaré Lily. Ne fais pas cette tête ! Ce n’est pas une critique. On n’en revient pas qu’elle se soit trouvé un copain qui a dix ans de moins qu’elle. Ma mère l’admire beaucoup et même ma grand-

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mère a dit « Félicitations » quand ma mère lui a appris que vous partiez en vacances ensemble !

– Il n’a que neuf ans de moins et tu m’avais promis de ne le dire à personne !

J’imaginais soudain toute sa famille partageant l’histoire de ma mère et de Leo avec le monde entier sur Facebook.

– Je croyais que tu voulais juste éviter que l’école soit au courant. Ceci dit, je ne comprends pas pourquoi tu tiens à garder le secret. Il n’y a pas de quoi avoir honte. Après tout, Leo est un parfait MAM !

– Hein ? je l’ai dévisagée avec stupeur.

– Mec Âgé Mignon, a précisé Lily avec impatience.

Lily a une façon gênante de parler des hommes, parfois. La plupart du temps, elle craque pour des pop stars ou des acteurs célèbres, mais de temps à autre, elle a un coup de cœur pour un type inaccessible de la vraie vie.

Je ne crois pas qu’elle craque pour Leo, mais avec Lily, rien n’est jamais sûr à cent pour cent.

– Alors ? a-t-elle répété. Raconte-moi ce qui s’est passé.

– Eh bien… ai-je commencé. En fait, j’ai une nouvelle vraiment énorme, mais maman veut garder le secret pour l’instant.

Je vais te la dire si tu me promets de n’en parler à personne – je suis sérieuse, Lily, à personne. OK ? Ni à ta mère, ni à ta grandmère, ni à ta tante, ni à tes cousins, et encore moins à quelqu’un de l’école.

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– OK, OK, c’est promis, a répondu Lily. Tu sais bien que tu peux me confier un vrai secret.

– Eh bien… Maman et Leo se sont fiancés pendant les vacances.

Lily a poussé un cri.

– Non ! Tu veux dire qu’il lui a fait une vraie demande en mariage ? Est-ce qu’il s’est mis à genoux ? Est-ce qu’il avait déjà la bague ? Dis-moi tout, Sasha – je veux dire, tout ! Oh mon Dieu, c’est hallucinant !

Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, Lily est une vraie reine de la scène. Son deuxième prénom, selon sa mère, c’est « hyperbole » (j’ai dû chercher le mot dans le dictionnaire, mais elle a raison).

En réalité, c’est maman qui a fait sa demande à Leo. Mais Leo a dit oui tout de suite, et il a couru lui acheter une bague dans une petite bijouterie du village de bord de mer où nous logions.

Et maintenant, mon frère et moi allons avoir M. Anderson comme beau-père. Et personne à l’école – absolument personne – n’a le droit d’être au courant. En tout cas, pas avant que Leo ait trouvé le moyen de l’annoncer à notre professeur principal, M. Jamieson.

– Tu sais que Clara est folle de lui, non ? Elle va être tellement jalouse !

– Non, Lily ! Tu as promis de ne rien dire à personne ! ai-je dit d’un ton féroce.

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– Je ne voulais pas dire maintenant, mais les gens finiront bien par savoir, non ? Il y aura un mariage ! Ça ne peut pas se faire en secret, ça.

J’ai murmuré quelque chose d’inaudible. Lily a froncé les sourcils.

– Quoi ?

– Je dis, s’il y a un mariage. On parle de maman, là.

Lily a secoué la tête.

– Quelle pessimiste tu fais, Sasha. Il t’arrive la chose la plus heureuse que tu aies jamais vécue… et il faut que tu fasses tout de suite une tête d’enterrement.

– Je suis réaliste, c’est tout, ai-je répondu en m’échauffant.

Maman n’a jamais eu de chance en amour. Même Granny le dit et pourtant, elle ne croit même pas au destin, à la chance et tout.

– Pas de chance ? Tu veux dire, parce que ton père est mort ?

Lily paraissait vraiment étonnée en prononçant ces mots. Puis elle a ajouté très vite : – Je sais que c’était un gros coup de malchance, mais…

– Il n’y a pas que ça ! ai-je dit. Maman tombe toujours amoureuse des mauvaises personnes ! Tu te rappelles le joueur, David Dabbly ?

– Comment pourrais-je oublier Da-Da ? a rétorqué Lily avec un grand sourire. Elle était spécialement fière du surnom dont elle avait affublé ce type qui passait son temps à emprunter de l’argent à maman pour parier sur les chevaux.

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– Ça n’a pas duré longtemps. Quoi ? Six mois tout au plus, non ? Ta mère n’est pas débile !

– Je sais, mais après, il y a eu Michael Lemarié…

Lily lui avait trouvé ce surnom après coup. Maman avait rencontré Michael quand nous avions neuf ans, Sean et moi (quatre ans après la mort de papa) et nous l’aimions tous vraiment beaucoup. Il avait passé une année entière dans nos vies, puis nous avions appris que s’il s’absentait beaucoup, ce n’était pas pour des raisons professionnelles, comme il l’avait toujours prétendu. Il avait une femme et des enfants dans une autre région. Maman avait été dévastée. Je ne peux toujours pas repenser à cette époque-là sans avoir mal au ventre.

– Je te dis que maman a la poisse pour les histoires d’amour, ai-je insisté. Alors je ne veux pas me faire de films sur Leo trop vite, d’accord ?

Lily a poussé un soupir.

– C’est différent, cette fois. Ça fait un an qu’ils sont ensemble et ils se connaissaient depuis longtemps puisqu’il avait donné des cours de soutien à Sean. Ils ont vraiment eu le temps d’apprendre à se connaître. Sean a confiance en lui, non ?

J’ai fait oui de la tête. Sean adulait Leo. C’était la maîtresse de Sean qui avait encouragé maman à faire appel à Leo pour des cours particuliers. Selon elle, mon frère avait bien plus de capacités scolaires qu’il ne voulait le montrer (j’ai toujours travaillé dur et obtenu de bons résultats à l’école sans avoir besoin de

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soutien – c’est une chose dont maman ne se rend pas assez compte, je trouve.)

Quoi qu’il en soit, grâce à Leo, Sean avait réussi l’examen d’entrée du collège Helensfield (le collège le plus proche de chez nous, situé en bas de la rue) dont Leo est l’un des professeurs d’anglais. Et plus tard, quand Sean avait eu des difficultés en cinquième, maman avait demandé à Leo de revenir l’aider. Elle était de nouveau seule à cette époque et Leo avait pris l’habitude de rester bavarder avec elle devant un verre après la leçon. À présent, mon frère et moi étions sur le point d’attaquer le dernier trimestre de la quatrième, et j’avais du mal à croire que l’histoire entre maman et Leo datait de plus d’un an. C’est assez déroutant de voir votre professeur en robe de chambre, de savoir quelle est sa pizza préférée, et même de le surprendre à embrasser votre mère quand vous les croisez à l’improviste et qu’ils n’arrivent pas à se planquer assez vite. Mais nous avions fini par nous y habituer, et j’étais tellement accoutumée à la présence de Leo à la maison que j’avais même arrêté de remarquer qu’il était beau. Sauf les fois où quelqu’un comme Lily attirait mon attention sur ce point.

– Bon, tu vois, comme d’habitude il n’y a que toi pour être négative, a conclu Lily.

– Il n’y a pas que moi ! Granny s’inquiète aussi, ai-je souligné, en me rappelant combien ma grand-mère avait vu juste en ce qui concernait Michael Lemarié. Ma grand-mère avait dit à ma mère qu’elle devrait peut-être arrêter de chercher l’amour pour 11

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se consacrer entièrement à notre éducation. Sa remarque avait fait l’effet d’une tonne de briques jetées dans une mare, parce que s’il y a bien une chose que maman ne peut pas supporter, c’est l’idée de rester seule jusqu’à la fin de ses jours.

– Ouais, bon, c’est normal qu’elle s’inquiète, s’est impatientée Lily. C’est une vieille dame. Toi, non, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué. Franchement, tu ne pourrais pas être un peu plus gaie et profiter de la vie pour une fois ?

– Je profite de la vie !

– Non. Tu es tellement prudente, Sasha. Tu ne t’aventures jamais en dehors de ta zone de confort.

J’ai poussé un soupir bruyant. J’aurais dû me douter qu’elle allait donner ce tour-là à la conversation. Ça devenait un sujet habituel avec Lily, qui voulait m’inciter à faire plus de trucs en dehors de l’école avec ses nouveaux amis. Très franchement, son insistance commençait à me taper sur les nerfs. Pourquoi fallait-il à tout prix que j’aie les mêmes goûts qu’eux ? J’ai décidé d’essayer une nouvelle tactique.

– Et alors, où est le problème ? J’aime ma zone de confort.

Elle est… elle est… confortable !

J’ai fait un grand sourire pour l’amadouer, mais elle ne s’est pas déridée.

– Écoute, Sasha, a-t-elle poursuivi d’un ton passionné, tu es presque adolescente et tu ne te comportes pas du tout comme telle. Même les vêtements ne t’intéressent pas. Regarde-toi, tu

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as une silhouette de rêve et pourtant tu t’habilles comme… eh bien… comme si tu voulais qu’on ne le remarque pas.

Je l’ai regardée, bouche bée, parce que ça dépassait les bornes, même de la part de Lily.

– Qui a une silhouette de rêve ? a demandé une voix masculine espiègle. J’ai failli mourir de honte en apercevant le frère de Lily, Rafferty – que tout le monde appelle Raffy – qui venait d’ouvrir la porte pour jeter un coup d’œil curieux dans la chambre. Raffy, quinze ans, portait un jean et un t-shirt noir moulant. Je n’ai pas pu m’empêcher de fixer son torse des yeux en pensant qu’il était un peu plus musclé que celui de mon frère. C’est alors que je me suis mise à rougir.

Je me suis levée d’un bond et j’ai attrapé mon grand cardigan informe étalé sur le lit de Lily.

– Il faut que j’y aille, ai-je marmonné. Je n’ai pu me résoudre à passer en courant devant Rafferty, qui continuait à nous observer sur le seuil, d’un air amusé.

– Elle a raison. C’est vrai, tu as une jolie silhouette, m’a-t-il dit avec un grand sourire. Je suis sûre que j’étais rouge comme une tomate, et mes paumes étaient moites. Je veux dire, beaucoup de filles de ton âge ont encore plein de rondeurs de bébé – comme Lily, par exemple.

– QUOI ? s’est écriée Lily en lui jetant une chaussure.

JE TE DÉTESTE ! SORS IMMÉDIATEMENT DE MA CHAMBRE !

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Tandis qu’elle ramassait une deuxième chaussure, je me suis esquivée et j’ai dévalé les escaliers sans regarder derrière moi en criant : – On se retrouve à l’école !

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Chapitre 2 Tandis que je rentrais de chez Lily en serrant très fort mon cardigan autour de moi comme un cocon protecteur, je n’arrêtais pas de penser à la remarque de Raffy à propos de ma jolie silhouette. Pendant les vacances, nous avions surtout fait des visites touristiques, mais nous avions profité de certaines journées chaudes et ensoleillées pour aller à la plage. J’avais porté un bikini jusqu’au moment où un garçon un peu plus âgé que moi avait sifflé en me regardant. Je ne sais pas pourquoi, mais ça m’avait mise très mal à l’aise. Par la suite, j’avais veillé à garder mon tee-shirt tout le temps. Jusqu’alors, je n’avais jamais fait très attention à mon apparence sur la plage. Je veux dire, je n’avais jamais été grosse, et pour le reste, mes formes n’avaient pas encore beaucoup changé, mais le bikini devait en quelque sorte souligner de menus changements, je suppose.

Je n’en suis certainement pas au stade de Lily, qui a déjà ses règles. Quand j’ai laissé entendre à maman que j’avais hâte d’avoir les miennes, elle m’a répondu en riant que ça viendrait 15

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bien assez vite. Elle a eu les siennes à onze ans – comme Lily – alors elle ne sait pas ce que c’est que de devoir les attendre avec inquiétude. Je vais avoir treize ans dans quelques mois, donc ça va forcément arriver bientôt, et ça me stresse énormément.

Comment faire si j’ai mes premières règles à l’école ? Est-ce que tout le monde s’en rendra compte ? Est-ce que ce sera gênant ?

Est-ce que j’aurai mal ? Je fais partie des plus jeunes de la classe et Lily me donne tellement l’impression que je suis un bébé quand j’essaie d’en discuter avec elle. Maman ne m’aide pas non plus. Elle dit que dans la mesure où elle a totalement oublié où elle se trouvait (et ce qu’elle avait ressenti) au moment de ses premières règles, c’était la preuve que l’événement ne l’avait pas traumatisée. Et elle lève les yeux au ciel d’un air agacé quand je lui fais remarquer que certaines personnes effacent de leur mémoire les souvenirs réellement traumatisants de leur enfance.

Tout à coup, j’ai eu froid aux pieds, et j’ai baissé les yeux vers les tongs bleu et argent que je m’étais achetées en Grèce. De retour à la maison, je n’avais pas voulu les mettre au placard, mais j’étais bien obligée de reconnaître qu’à la mi-avril, il faisait beaucoup plus frais chez moi qu’en Grèce.

Un bref instant, je me suis surprise à avoir envie d’être encore en vacances. Nous avions passé les moments les plus heureux qui soient là-bas, avec Leo grâce à qui l’humeur de maman était au beau fixe, et qui nous faisait tous rire. Quand nous visitions des temples grecs et autres sites antiques, il plaisantait sans arrêt

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sur le fait qu’il se croyait dans les aventures d’Indiana Jones, mais sans les vilains méchants.

Maman répétait sans cesse que c’était merveilleux de voir Sean et Leo s’entendre si bien. Maman dit toujours que l’absence d’un père est spécialement difficile pour Sean parce qu’il est privé d’une figure paternelle (nos grands-pères sont morts tous les deux avant notre naissance). J’essaie de ne pas me laisser plomber par l’attitude de maman qui trouve visiblement moins grave que je n’aie pas de père, moi. Son point de vue sur les filles, apparemment, c’est que tout va bien du moment qu’elles ont une mère, le père étant un peu comme une cerise sur le gâteau.

Je sais que maman ne voyait pas beaucoup son père quand elle était petite, non parce qu’il était mort comme le nôtre, mais parce que son métier l’absorbait beaucoup. Mais elle me raconte ça pour sous-entendre que ça n’a pas beaucoup d’importance que je n’aie pas de père, ce qui me fait assez mal, parce que si, c’est d’une importance colossale, surtout quand je vois le père de Lily, si protecteur et si fier de sa fille. Et le manque de compréhension de maman sur ce sujet est juste… eh bien, insupportable. En fait, ça me donne parfois l’impression de ne pas vraiment avoir de mère non plus – en tout cas, pas de mère qui se donne la peine de me comprendre.

En arrivant chez moi, j’ai trouvé maman qui faisait du yoga dans l’entrée. Qu’elle fasse du yoga n’avait rien d’étonnant, mais c’était bizarre qu’elle se soit installée dans l’entrée, à un endroit où tout le monde risquait de lui marcher dessus.

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– Maman, tu trouves que j’ai une jolie silhouette ? lui ai-je demandé, même si je ne suis pas censée lui parler quand elle est dans la position du lotus, les yeux fermés.

Maman, elle, a vraiment une jolie silhouette. Elle est grande et mince – mais pas trop mince, comme elle est prompte à le faire remarquer (elle n’a jamais approuvé tous ces mannequins taille zéro et elle me dit sans arrêt que c’est très important pour une femme d’avoir des courbes). Elle a des cheveux noirs bien raides, un teint pâle et des yeux d’un bleu remarquable. Quand j’étais petite, je trouvais qu’elle ressemblait à Blanche-Neige.

– Tu auras une jolie silhouette, a-t-elle répondu en ouvrant les yeux pour me regarder, quand tu te seras un peu remplie.

– Un peu remplie ?

– Aux bons endroits, je veux dire.

Elle a poussé un soupir et a changé de position sur le sol. Clairement, elle avait la tête à autre chose qu’à sa méditation.

– Pourquoi ? Qu’est-ce que Lily t’a dit au sujet de ta silhouette ?

– Rien… Ça n’a pas d’importance… Maman, depuis quand est-ce que tu essaies de méditer dans l’entrée ?

– Ce n’était pas prévu, Sasha. Je m’apprêtais à téléphoner à ta grand-mère et tout à coup, je me suis dit que ça pourrait m’aider de me mettre au calme d’abord. Mais quand il est question de Granny, je crois que mon angoisse résiste à la méditation !

Elle s’est relevée en souriant de sa propre plaisanterie.

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– En tout cas, tu sais bien, Sasha, que la puberté n’arrive pas au même moment d’une fille à l’autre, et ce n’est pas parce que Lily a déjà…

– Arrête, maman ! l’ai-je interrompue, gênée. Ce n’est pas ça.

C’est…

Mais à cet instant, Sean a fait irruption dans l’entrée et je me suis brusquement tue. Pas question de poursuivre cette discussion en sa présence. Mon frère n’est pas en mesure de comprendre les problèmes de puberté de sa sœur. D’accord, il est assez agréable à regarder, je suppose – comme moi, Sean a les yeux et les cheveux bruns de notre père, et parfois, quand je regarde une photo de papa, j’imagine à quoi Sean ressemblera une fois adulte – mais il est plutôt petit pour son âge. Nous sommes nés prématurés – on dit que ça arrive parfois aux jumeaux – et Sean était le plus petit de nous deux. Aujourd’hui encore, les gens qui ne nous connaissent pas ont tendance à le prendre pour mon petit frère, ce qui le rend fou.

– Tu ne l’as pas encore fait ? a demandé Sean à maman d’un air impatient.

– Est-ce que j’ai l’air de l’avoir déjà fait ? a-t-elle rétorqué sèchement.

– Allez, maman, arrête de procrastiner, a dit Sean.

Elle l’a foudroyé du regard.

– Je n’imaginais même pas que tu connaissais un mot aussi compliqué.

Sean a fait un grand sourire.

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– C’est la faute de Leo. Sa mission actuelle, c’est d’étoffer mon vocabulaire. Allez, maman. Puisque tu en es à annoncer tes fiançailles à Granny, autant te débarrasser du problème tout de suite. Arrête de paniquer. Tout va bien se passer.

Je me suis contentée de le dévisager. Bien ? Est-ce qu’il était fou ?

Comme vous l’avez sans doute déjà compris, Sean et moi sommes très différents. J’ai toujours été la plus raisonnable.

J’aime bien examiner les choses sous toutes les coutures avant de prendre les bonnes décisions. Je déteste m’attirer des problèmes quels qu’ils soient et maman a toujours pu compter sur moi.

Sean, lui, est un peu crâneur. Il aime faire le clown et il sait s’y prendre pour faire rire les gens, même dans les situations difficiles. Contrairement à moi, Sean n’est vraiment pas un anxieux.

Par exemple, si quelqu’un à l’école me fait une remarque vacharde, je suis du genre à le ressasser toute la soirée. Si la même chose arrive à Sean, il traitera son interlocuteur d’idiot (voire pire) et il oubliera toute l’affaire en cinq secondes chrono.

Mais il y a des moments où j’estime qu’il est compréhensible de se faire du souci – et là, c’est le cas. Je veux dire, si vous aviez déjà rencontré ma grand-mère, vous comprendriez parfaitement cette histoire de méditation improvisée. C’est que Granny a toujours une opinion sur tout, et elle croit de son devoir de la partager le plus clairement possible.

Sa réaction au début de l’histoire entre maman et Leo avait été typique.

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– Tu me dis sérieusement qu’il n’a que vingt-huit ans ? Tu as perdu la tête, Annabel ! Il te faut un ami qui puisse tenir le rôle de père auprès des enfants – pas de camarade de jeu !

Aïe !

Alors, oui, j’imaginais bien les propos horribles, offensifs et dépourvus de tact, que Granny était capable de tenir à maman aujourd’hui.

– Le problème, avec Granny, c’est qu’elle est bien trop honnête, ai-je soupiré.

Maman a fait oui de la tête.

– Si seulement elle savait enrober ses opinions dans un peu de sucre, les choses iraient déjà mieux.

C’est moi qui ai fait oui de la tête. Et pourtant, même si tout cela est vrai, je ne voudrais pas que vous preniez ma grand-mère pour quelqu’un de complètement méchant. D’accord, maman et elle se sont toujours beaucoup disputées – surtout à cause du caractère tyrannique de Granny qui croit toujours savoir ce qui est bon pour tout le monde. Mais quand maman n’a pas le moral, elle lui téléphone quand même pour avoir des conseils – avant de se fâcher parce qu’elle lui en sert beaucoup trop. Le fait est que quand maman a un problème, c’est toujours Granny qui lui vient en aide. Elle a, pour ainsi dire, vécu avec nous toute l’année qui a suivi la mort de papa, et elle a aussi passé plusieurs mois à la maison quand maman s’est séparée de Michael. Et je dois admettre que c’était très réconfortant à ce moment-là de croire que Granny savait toujours quoi faire, parce que je ne me 21

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rappelle pas que maman m’ait jamais donné cette impression depuis la mort de papa.

– Maman, tu peux toujours attendre un peu pour l’annoncer à Granny, ai-je suggéré.

– C’est vrai, maman, a ajouté Sean. De toute façon, il n’y a aucune chance qu’elle te félicite. Tout ce qu’elle va faire, c’est pousser des cris et se lancer encore une fois dans son discours sur le « copain-jouet ».

– Merci pour tes conseils, Sean, ça suffira comme ça, a rétorqué maman avec brusquerie. Et tu ferais mieux de bannir l’expression « copain-jouet » de ton vocabulaire, jeune homme. Tu sais l’effet qu’elle a eu sur Leo la dernière fois qu’il t’a entendu l’employer. À ces mots, Sean s’est mis à bouder, comme il le fait à chaque fois qu’on lui rappelle cet épisode. Bien que mon frère se comporte la moitié du temps comme s’il se fichait de tout, quand on le connaît bien, on découvre qu’il y a quelques trucs – et quelques personnes – dont il ne se fiche pas du tout.

Je me suis rendu compte il y a six mois que Leo en faisait partie, parce que mon frère m’a montré une facette de sa personnalité qu’il ne m’avait pas donnée à voir depuis bien longtemps.

Tout a commencé un vendredi soir quand maman est revenue du travail. Nous commencions tout juste à nous rendre compte que maman et Leo vivaient une histoire sérieuse, et Leo passait de plus en plus de temps à la maison.

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– Alors, maman, quel effet ça fait d’avoir un « copain-jouet » ? s’est exclamé Sean sur le mode de la plaisanterie au moment où elle passait le seuil de la porte.

Malheureusement, elle n’était pas seule. Leo se trouvait juste derrière elle et il a affiché un air glacial.

Mon frère a aussitôt rougi jusqu’aux oreilles.

– Pardon, a-t-il marmonné avec la mine de quelqu’un qui a une grosse envie de vomir. C’est à cet instant-là que j’ai compris l’importance qu’il accordait à Leo. Tout le reste de la soirée, Leo a manifesté de la froideur envers Sean. Il est rentré chez lui très tôt et maman en a attribué la faute à mon frère, qui s’est senti encore plus mal. Le lendemain midi, quand Leo est revenu, Sean a fait une tentative plus directe pour l’aborder.

– Je suis en train de faire mes devoirs d’anglais, Leo, a-t-il dit.

S’il te plaît, je peux te poser une question ?

En temps normal, Leo aurait été enchanté de voir mon frère prendre ses devoirs au sérieux. Et il aurait été plus qu’heureux de redevenir quelques instants son professeur particulier.

Mais au lieu de ça, il a regardé Sean d’un air réprobateur.

– Tu devrais essayer d’être plus autonome dans tes devoirs, Sean, a-t-il déclaré d’un ton abrupt. Si tu essayais de rester le derrière vissé sur ta chaise et les yeux fixés sur ta page plus de deux minutes, tu découvrirais peut-être que tu es capable de travailler seul.

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Sur cette cuisante humiliation, Sean a battu en retraite dans sa chambre. Même maman a semblé un peu surprise par la réprimande, mais elle n’a rien dit.

Beaucoup plus tard dans la journée, après s’être détendu et avoir regardé l’un de ses films préférés sur le canapé avec maman, Leo est monté à l’étage pour parler avec mon frère, et les choses se sont arrangées.

Mais cette scène m’avait fait comprendre deux choses que je n’avais pas réalisées auparavant. Premièrement, peut-être que maman avait raison quand elle disait qu’il manquait à Sean une figure paternelle. Deuxièmement, Leo n’assumait visiblement pas les années qui le séparaient de maman. Et nous allions devoir nous interdire toute remarque à ce sujet si nous voulions le garder dans nos vies.

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Chapitre 3 Je ne suis peut-être pas confiante et sophistiquée comme Lily, ni douée pour faire rire comme Sean, mais il y a quelque chose que j’ai toujours su faire, c’est de deviner les sentiments des gens, même quand ils essaient de les cacher. Par exemple, je devine toujours quand le moral de maman est en baisse, ou quand elle a peur tout en faisant semblant d’aller bien, ou quand secrètement elle déteste la personne avec qui elle est en train de parler (et ça arrive étonnamment souvent).

Quand maman a fini par prendre son courage à deux mains pour téléphoner à Granny, et prétendu être déçue qu’elle ne décroche pas, j’ai su qu’en fait, elle était soulagée. Il a fallu que je lui souffle de laisser un message pour demander à Granny de rappeler.

Nous vivons dans la ville où maman a grandi, mais Granny a vendu sa maison quand elle est partie à la retraite, pour s’installer dans un bungalow au bord de la mer. Les choses sont bien

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ainsi, étant donné que mère et fille s’entendent mieux quand elles se voient à petites doses.

– Je sors, a annoncé Sean au moment où maman raccrochait.

– Où ? a demandé maman.

– Au manoir des Cerisiers, a dit Sean.

Maman travaille comme agent immobilier et le manoir des Cerisiers fait partie des biens de sa liste.

– Pourquoi ? a-t-elle demandé.

– Je voudrais prendre de nouvelles photos.

Sean avait l’air un peu fuyant et j’ai eu la quasi-certitude qu’il avait une autre raison.

– Est-ce qu’on a vraiment besoin de nouvelles photos ?

Maman semblait surprise.

– Les cerisiers n’étaient pas encore en fleurs quand on a pris les dernières, et la lumière sur la façade arrière doit être parfaite en ce moment.

– Tu as sûrement raison, a approuvé maman en regardant par la fenêtre.

On peut dire de maman que c’est une excellente professionnelle. Elle aime guetter le beau temps juste avant d’aller prendre en photo la maison qu’elle doit vendre, et elle s’assure toujours que les photos soient à jour. Elle dit que c’est papa qui l’a formée, parce que c’était un passionné de photographie.

Notre maison est pleine de photos de nous bébés, de maman du temps de sa splendeur, ou encore de clichés pris sous des éclairages changeants et spectaculaires : la mer, des arbres, des 26

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paysages du monde entier. Il y a aussi des photos de famille plus anciennes : une du père de maman dans son costume de magicien, une autre où on le voit avec maman, quelques clichés de papa et maman à l’université et une image de Granny adolescente portant un énorme chapeau à plumes.

Bref, dès qu’une nouvelle maison apparaît sur ses catalogues, maman s’y précipite juste après le petit-déjeuner si c’est le moment où le soleil éclaire la façade côté rue, et elle y retourne dans la soirée si la lumière est plus belle côté jardin à cette heurelà. Quand nous étions petits, elle était obligée de nous emmener Sean et moi, et elle nous laissait prendre quelques photos. Sean est devenu très doué et maman se sert parfois de ses clichés plutôt que des siens. Sa patronne n’y voit aucun inconvénient.

En fait, elle a même été la première à dire à Sean qu’il avait dû hériter des talents de papa.

Sean est parti chercher son appareil – un appareil très cher qui avait appartenu à papa et que maman lui avait confié.

Je l’ai observé de près quand il est revenu avec et qu’il a ouvert le tiroir où elle range toutes les clés des maisons à vendre. J’avais toujours le sentiment qu’il tramait quelque chose. Mais quoi ?

– Ne prends pas le trousseau entier, Sean, a demandé maman.

Détache juste la clé du portail latéral – c’est la seule dont tu aies besoin. Et attention à bien refermer en partant.

– C’est bon, j’ai l’habitude, a répondu Sean impatiemment, à l’instant même où le téléphone se mettait à sonner.

– Granny ! nous sommes-nous écriés en chœur.

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Mais un coup d’œil à l’écran d’affichage nous informait que c’était Leo. – Je crois que je vais partir avec Sean, ai-je murmuré, tandis qu’elle décrochait en hochant la tête et j’ai suivi mon frère qui sortait.

Normalement, maman ne nous laisse jamais prendre des photos des maisons qu’elle doit vendre sans nous accompagner.

Mais le manoir des Cerisiers est inhabité depuis la mort de sa dernière propriétaire, il y a deux ans, et il est situé à cinq minutes à pied de chez nous. Et puis, bien sûr, elle ignore totalement que nous avons déjà pénétré à l’intérieur de la maison…

– Tu n’as rien de mieux à faire ? m’a lancé Sean, tandis que je m’efforçais de suivre son rythme avec mes tongs.

– Eh, c’est aussi ma maison, ai-je rétorqué indignée. Ça peut paraître bizarre, mais au cours de ces deux dernières années, je ne sais pas quand exactement, nous avions commencé à nous sentir chez nous au manoir des Cerisiers. Sean avait même fait refaire un trousseau de clés, en cachette bien sûr.

Maman a toujours aimé les maisons, c’est la raison pour laquelle elle est devenue agent immobilier. Je commence à croire que c’est génétique, parce que je suis tombée folle amoureuse du manoir des Cerisiers. Ça paraît fou, hein ? La plupart des filles de mon âge sont dingues d’un garçon, ou de leur poney, ou du chanteur de leur groupe préféré. Mais, stupide ou

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pas, c’est comme ça. Il y a quelque chose dans le manoir des ­Cerisiers qui m’a aimantée, dès le premier regard.

Je n’oublierai jamais la première fois où maman nous a fait entrer à l’intérieur.

C’était pendant les vacances de Pâques, il y a deux ans.

Miranda, sa patronne, lui avait demandé d’aller vérifier si une fenêtre avait été bien refermée. C’était quelques semaines après que maman eut appris la vérité au sujet de Michael Lemarié et elle n’allait pas bien. Elle s’était déjà beaucoup confiée à moi, et une partie de moi-même en était heureuse, parce que ça nous rapprochait. Mais l’autre partie aurait bien aimé en savoir moins, parce que ses propos me faisaient peur, parfois.

Le manoir des Cerisiers était une grande demeure victorienne de trois étages, un peu abîmée. Mais lors de notre première visite, le magnolia du jardin côté rue était en pleine floraison, et en descendant l’allée, je n’avais d’yeux que pour sa magnifique parure d’un blanc rose.

– Il faudra faire élaguer cet arbre, a grommelé maman. Il obstrue la lumière.

Je l’ai regardée avec stupeur, mais sans la contredire, parce que quand le ton n’était pas à la confidence, elle était capable de m’arracher la tête à la moindre provocation depuis sa séparation d’avec Michael.

– Oh, waouh ! s’est exclamé Sean après avoir franchi la porte d’entrée et jeté un coup d’œil dans l’une des pièces de réception.

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Maman et moi l’avons retrouvé en train d’admirer par la fenêtre l’immense parc qui s’étendait derrière la maison, rempli de cerisiers en fleurs.

– Oh, ai-je fait à mon tour en découvrant cette palette de couleurs et ces nuances roses, mauves et crème. Ce spectacle m’a fait sourire et j’ai jeté un coup d’œil à maman avec l’espoir que ça lui remonte le moral.

Elle n’a même pas eu l’air de voir les arbres en fleurs. Elle a dit, avec une expression toujours aussi glaciale : « Bon, ce n’est pas cette fenêtre-ci qui est ouverte. Venez, nous allons inspecter les autres. Mon Dieu, cette maison est déprimante. » J’ai lancé un regard à Sean sans me donner la peine de cacher ma stupéfaction.

– Déprimante ? ai-je murmuré. J’avais plutôt l’impression d’être dans une maison enchantée, un lieu où quelque chose de magique pourrait bien se produire. Un bel encadrement de bois sculpté entourait la cheminée, ainsi que des carreaux de céramique où étaient représentés des oiseaux roses dans un feuillage vert et or. En temps normal, maman se serait extasiée devant ce décor – et le parquet ancien.

Aussi loin que mes souvenirs remontent, elle a toujours imaginé la maison de ses rêves. Maintenant nous jouons tous à ce jeu. Maman veut de larges fenêtres et de hauts plafonds, des cheminées ouvertes, au moins deux vraies salles de bains et un merveilleux et grand jardin. Et à ses yeux, ce sont les maisons victoriennes et édouardiennes qui ont le plus de cachet. Elle 30

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trouve que notre maison ressemble à une petite boîte totalement dépourvue d’âme, et je suppose qu’elle a raison. Notre maison est certainement bien plus petite que celle de Lily et nous n’avons même pas de vrai jardin, tout juste un petit rectangle de pelouse et une cour minuscule. Sean et moi partagions notre chambre il y a quelques années, jusqu’au jour où maman a décidé que nous étions trop grands. Nous avons dû tirer à la courte paille pour savoir qui allait garder la chambre et j’ai perdu. J’ai dû déménager dans ce qui avait été jusqu’alors un débarras où maman stockait son matériel professionnel et plein de vieilles affaires de papa. Sean a gardé notre grande chambre pour lui tout seul, avec un bureau et une bibliothèque à la place de mon lit. Maman a essayé de rendre ma nouvelle chambre agréable – j’ai un lit en hauteur avec un bureau dessous, nous avons peint les murs en bleu ciel et fixé un grand miroir sur l’un d’eux pour agrandir la pièce. Mais on ne peut pas vraiment tenir à deux dans cet espace, et du coup, c’est toujours moi qui vais chez Lily maintenant que nous avons grandi. C’est peut-être pour cela que le manoir des Cerisiers compte tellement pour moi. Il compense totalement le manque de place à la maison.

– Ce parquet pourrait être magnifique s’il était ciré, non, maman ? ai-je dit en lui courant après. On pourrait s’en charger, nous. On pourrait cirer tous les parquets de la maison, si tu veux. Ça t’aiderait peut-être à la vendre.

– Ce n’est pas à nous de le faire, a-t-elle coupé tout en ­poursuivant sa ronde pour vérifier les autres fenêtres du rez-de31

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chaussée. De toute façon, ce genre de détail ne fait aucune différence quand une maison est surévaluée à ce point. Très franchement, je pense que le fils de la vieille dame n’est pas du tout prêt à vendre la maison de son enfance. Si ce n’était pas un ami de Miranda, nous ne perdrions sans doute pas notre temps à la proposer à ce prix-là, mais elle pense qu’il finira par entendre raison et elle ne veut pas rater l’affaire.

– Pourquoi est-ce qu’il ne revient pas vivre ici, s’il aime tellement cette maison ? ai-je demandé. Il pourrait la restaurer complètement et lui redonner très belle allure ! (maman et moi sommes de grandes fans de ces émissions de télé où on voit les gens remettre en état toutes sortes de maisons laissées à l’abandon).

– Miranda m’a dit qu’il était installé au Canada depuis une bonne dizaine d’années. Il est rentré pour l’enterrement de sa mère ; il a fait du tri dans la maison et l’a mise en vente. Selon elle, il a besoin de la vendre, mais il n’est pas complètement prêt à s’en séparer.

J’ai suivi ma mère et j’ai gravi le large escalier victorien bordé par sa belle rampe de bois sculpté, et c’est sur le palier que nous avons découvert la fenêtre ouverte. Dessous, il y avait une charmante banquette en chêne. Je me suis dit que si cette maison m’appartenait, j’y placerais des coussins et je viendrais m’y asseoir chaque fois que j’aurais envie de passer un moment toute seule. Je me suis imaginée en jeune fille de l’époque victorienne, habillée d’une belle robe longue, assise sur la banquette de la 32

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fenêtre, en train de broder ; ou vêtue d’une robe d’apparat faite de dentelle et de la soie la plus pure, en train de dévaler l’escalier vers la salle de bal où m’attendraient mes invités.

D’habitude maman voulait bien nous faire visiter les maisons vides quand nous n’avions pas d’impératif, mais ce jour-là, quand je lui ai demandé si nous pouvions faire le tour, elle voulut rentrer tout de suite.

Et quand nous sommes arrivés chez nous, elle est montée dans sa chambre, où elle a fermé les rideaux avant de s’allonger sur son lit en branchant la radio assez fort pour que nous ne l’entendions pas pleurer au souvenir de Michael Lemarié.

Le lendemain, maman avait préféré rester couchée toute la matinée, et j’ai été vraiment stupéfaite quand Sean m’a annoncé qu’il avait une surprise pour moi. Il avait « emprunté » le trousseau de clés du manoir des Cerisiers.

– On y retourne ? a-t-il suggéré. On pourrait faire une vraie visite tout seuls.

– Oh, Sean, je ne crois pas que…

– Ce sera amusant et on ne fait rien de mal. Allez, viens. Ça vaut mieux que de devoir rester sous le même toit que maman en ce moment. À chaque fois que je rentre à la maison, j’ai l’impression que quelqu’un vient de mourir.

Sean avait raison – c’était assez déprimant d’être à la maison.

– Et si quelqu’un s’en rend compte ?

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– Même si c’est le cas, je crois que personne n’en aura rien à faire. Le propriétaire est à l’étranger, Miranda ne met jamais les pieds là-bas, et maman se fiche de tout, sauf de Michael.

Il a fait un grand sourire avant d’ajouter : – Allez, Sasha. Le manoir des Cerisiers est seul et abandonné de tous. Qui mieux que nous deux pourrait lui donner un peu d’amour ?

Je sais bien que nous n’avions que dix ans à ce moment-là, et normalement, des enfants de dix ans ne sont pas censés explorer une maison vide tout seuls, mais Sean et moi nous faisions déjà plein de choses sans maman et nous avions appris à être très indépendants. Parfois elle était si fatiguée qu’elle en oubliait le dîner. Sean et moi étions devenus assez autonomes pour nous préparer des sandwichs ou faire des omelettes. Il nous arrivait aussi de prendre son portefeuille et d’aller au coin de la rue acheter des frites pour tout le monde. Notre école primaire était tout près, ce qui nous permettait de faire les trajets tout seuls.

Du coup, aller au manoir des Cerisiers sans être accompagnés n’avait rien d’extraordinaire.

Et elle ne s’est jamais rendu compte que nous y retournions souvent.

Au fil du temps, j’avais balayé et ciré tous les parquets ; nettoyé certaines fenêtres, aussi. L’an dernier, j’avais récupéré quelques coussins au magasin caritatif et aménagé la banquette de la fenêtre en un coin douillet. Depuis, l’immense pièce principale était particulièrement belle quand le soleil brillait à travers les 34

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larges fenêtres à guillotine – mais maman ne le remarquait même pas au cours des brèves visites qu’elle faisait pour inspecter les lieux. À présent, nous avions un peu l’impression que le manoir des Cerisiers était à nous.

– Je viens avec toi, ai-je dit à Sean d’un ton ferme. Nous n’étions pas retournés là-bas depuis nos vacances en Grèce et les cerisiers risquaient de ne plus être en fleurs. De toute façon, je ne voyais pas pourquoi il serait le seul à avoir le privilège de faire un tour au manoir.

Sean a répondu par un grognement. Franchement, il commençait à m’agacer. Je déteste plus que tout quand il m’exclut comme ça. Petits, nous n’avions aucun secret l’un pour l’autre et nous étions inséparables. Ce n’est qu’à notre entrée au collège que les choses avaient commencé à changer.

Soudain, il s’est tourné vers moi, l’air inhabituellement grave.

– Écoute, j’ai à te dire quelque chose qui ne va pas te faire plaisir…

– Tu vas bien ? lui ai-je demandé. J’espère que tu n’as pas de problèmes à l’école ? C’est la rentrée qui t’inquiète ?

– Pas du tout. J’ai donné rendez-vous à Zack au manoir des Cerisiers, a-t-il dit.

Je l’ai dévisagé avec des yeux ronds. Zack, son nouveau meilleur copain, avait la réputation d’être un type un peu bizarre. La raison pour laquelle Sean s’était entiché de lui, autant

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que je pouvais en juger, était sa collection de reptiles étranges et autres bestioles rampantes.

– Tu as dit à Zack ? suis-je parvenue à articuler.

– Zack a quelque chose qu’il doit garder secret et je lui ai dit qu’il pourrait le cacher au manoir des Cerisiers.

– Quelle chose ? ai-je demandé. Et d’abord, tu as oublié que le manoir lui-même devait rester un secret ?

– Ne t’en fais pas, Sasha. Zack ne dira rien à personne au sujet de la maison, m’a affirmé Sean en ignorant la première partie de ma question. Écoute, je suis un peu en retard, donc je vais y aller en courant. On se retrouve là-bas.

Il regardait mes pieds en me parlant. Il m’avait vue essayer de courir avec mes tongs quand nous étions en Grèce et il savait que je n’arriverais jamais à suivre son rythme.

J’ai senti la colère bouillonner en moi quand il est parti comme une flèche sur le trottoir. Sean et moi avions fait le serment solennel de ne parler à personne du manoir des Cerisiers, pas même à nos meilleurs amis. Je n’en avais même pas touché un mot à Lily.

J’ai repensé à nos débuts dans la maison, quand nous avions commencé à y faire des allées et venues avec nos propres clés. Je savais bien que nous étions en tort, mais j’avais laissé mon frère me persuader que nous étions comme des gardiens qui protégeaient la maison des squatters et autres visiteurs indésirables.

Pendant très longtemps, nous nous étions rendus au manoir une ou deux fois par semaine, le week-end surtout, mais parfois 36

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aussi après l’école. Pendant les vacances d’été, nous apportions un petit pique-nique, et je lisais sur un tapis dans le jardin, tandis que Sean lézardait sur l’herbe en manipulant son téléphone. Il m’arrivait d’y aller seule – en particulier quand je m’étais disputée avec Lily ou que maman ou Granny me rendait folle.

Il avait toujours fallu faire attention à ne pas allumer de lumières la nuit, ni quoi que ce soit d’autre qui puisse alerter les voisins, mais comme le manoir était une grande maison indépendante entourée d’arbres et d’une haie épaisse, et que personne ne donnait sur le jardin, nous nous étions toujours sentis relativement en sécurité. Bien sûr, nous devions compter sur d’éventuelles visites, mais celles-ci étaient extrêmement rares, et au fil du temps, le manoir des Cerisiers était vraiment devenu notre cachette intime et privilégiée.

Nous y avions trouvé refuge très souvent, jusqu’à une date récente, quand notre propre maison était redevenue un lieu de vie plus joyeux. Nous avions alors cessé de traîner au manoir des Cerisiers aussi souvent, mais il était quand même resté notre secret.

Jusqu’à présent…

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Ouvrage composé par Text’Oh !

Achevé d’imprimer en août 2016 en Italie par L.E.G.O. S.p.A. N° d’édition : 16238 Dépôt légal : septembre 2016

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