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le jeu : le cas du Maroc
L’Enseignement de la poésie à travers le jeu : le cas du Maroc
Salma FELLAHI Université Chouaib Eddoukali, El Jadida, Maroc
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Introduction
Notre analyse tend à dénoter que la poésie est actuellement dénigrée au Maroc ; à l’image de « l’Albatros » de Baudelaire, « les ailes de géant » du poète font peur, ne sont guère bien perçues et sont brisées au « milieu des huées » 35 . Le texte poétique n’est assurément plus valorisé comme il se doit et ce, dès l’école primaire.
En effet, les enfants, absorbés par les nouvelles technologies, généralement mal utilisées, rejettent de plus en plus la poésie. Ces technologies ne sont par ailleurs pas l’unique problème qui l’ait « désacralisée » ; les méthodes d’enseignement usitées dans la majorité des établissements ne sont pas toujours adéquates. Par conséquent, la beauté formelle et sémantique du texte n’interpelle pas l’apprenant. Il est donc urgent d’opter pour des pédagogies novatrices qui privilégient le jeu.
Dans cette perspective, notre étude sera constituée de deux axes. Le premier évoque très brièvement les problèmes liés à l’assimilation de la poésie au primaire et au secondaire. Le second propose des solutions qui s’appuient sur des démarches où le jeu - verbal, théâtral et sonore - est un outil qui pourrait être fructueux au niveau de tous les cycles. Ainsi, en plus de la poésie ancienne qui devrait être enseignée moins
35 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Paris, Ebooks libres et gratuits, 2003, p.17.
théoriquement, les textes poétiques français déclamés comme le Slam 36 et les poèmes du Melhoun marocain 37 seraient intéressants à découvrir et aideraient le jeune récepteur à aimer et à comprendre la poésie pour qu’il puisse l’inscrire dans une approche interculturelle, intertextuelle et multidisciplinaire quand il atteint la Faculté.
1.L’assimilation de la poésie au Maroc : problèmes et pratiques
Si jadis le poète était perçu comme étant un être « supérieur », un « artisan » de la langue, capable d’opérer des rapprochements surprenants entre les thèmes, les mots et les sonorités, la société marocaine d’aujourd’hui, hantée par les nouvelles technologies, semble dévaloriser le barde. Effectivement, bien que la poésie ait toujours été présente dans la culture marocaine : proverbes, chansons poétiques populaires anciennes, rituels religieux, sa richesse - thématique, formelle et linguistique - est désormais « désacralisée », laissant donc place à des chansons et à un langage quotidien esthétiquement pauvres. Plus encore, quand on est poète ou qu’on « poétise » la vie, on est considéré comme étant anormal ou légèrement « fou », disent certains.
De ce fait, il est urgent de trouver des solutions afin de sauver cet art qui agonise. Mais avant d’en venir aux solutions, exposons succinctement les problèmes et les pratiques qui ont
36 C’est le poète américain Marc Smith, né en 1986, qui est à l’origine du Slam. Son but était de rendre les lectures de poèmes moins élitistes et moins théoriques. Une grande liberté formelle est donc donnée aux interprètes qui respectent toutefois les règles de base pour que poésie soit. Les premières manifestations du Slam apparaissant en France en 1995. Mais ce n’est que dans les années 2000 que cette poésie orale, urbaine, déclamée librement (parlée, chantée, rythmée ou pas) dans des espaces publics (cafés, rues, bars, théâtres) ou sur internet, connaît son essor, notamment grâce aux slameurs Grand Corps Malade et Souleymane Diamanka. 37 Le Melhoun marocain est une poésie populaire orale, officiellement née aux alentours du XVe siècle à Tafilalt, qui tend à transmettre à travers un discours imagé et un langage poétique, les préoccupations de l’être et les états d’âme du cheikh (barde du Melhoun). Assimilé à la notion de «partage», le Melhoun est généralement déclamé dans des lieux intimes ou publics, accompagné ou pas d’instruments musicaux.
engendré le déclin du langage poétique dans la société marocaine. Précisons au même moment que nous ne prétendons pas révolutionner le système ; nous tenons essentiellement à démontrer que la poésie doit renaître sans cesse afin que le langage des hommes redevienne « chair et sang » comme l’assure si bien George Jean : « Je ne tiens pas à passer pour le prophète naïf d’une fausse révolution qui dirait que l’on peut sauver le monde de la misère et l’injustice, et les enfants du malheur, par la poésie. Mais je crie que sans poésie la transformation du monde est impossible, parce que l’imagination n’est plus capable de rêver sa survie et de transgresser les routines. À l’école, pour l’enfant, la poésie est là, doit être là pour déranger, pour faire apparaître tout à coup que le langage des hommes peut devenir chair et sang, et surtout capable, selon le sens étymologique du mot poésie, de faire que l’impossible soit possible. »38
La poésie doit en effet avoir une place prépondérante à l’école dès le primaire. Or, sa présence dans les manuels scolaires est relativement accessoire. Et bien que certains livres proposent des activités ludiques où l’on suggère de « chanter » le poème, l’analyse reste globalement sommaire ; l’on ne fait pas toujours appel à la relation qui existe entre la poésie, le théâtre, la musique et la peinture ou si c’est le cas, cela se fait d’une manière peu approfondie, ce qui explique la nonchalance des jeunes. En effet, si la poésie était aussi bien valorisée et minutieusement étudiée, le niveau des étudiants de la première année universitaire n’aurait pas été aussi faible et ils n’auraient pas ignoré son origine, ses buts et ses règles.
Lorsqu’il s’agit de la forme par exemple, l’apprenant estime que le décompte des syllabes est sans intérêt, alors que cette activité serait captivante si la transmission se prêtait à des activités vivifiantes ; compter les syllabes devrait ressembler à un jeu et non à une corvée. À cet égard, il serait plaisant
38 Georges Jean, Pour une pédagogie de l’imaginaire, Paris, Casterman, 1976. [Disponible en ligne sur https://docplayer.fr/28457739-Pourquoi-et-commentintroduire-la-poesie-a-l-ecole.html].
d’examiner la forme du poème en prenant en compte son aspect aussi bien thématique que musical car qu’est-ce la poésie sinon un texte oral jadis chanté et accompagné d’instruments musicaux tels que la lyre ?
Toutefois, le but n’est pas d’inciter l’apprenant à chantonner et à mémoriser machinalement les vers mais à retenir les images, les jeux sonores et les constructions syntaxiques à travers des activités à la fois théoriques et ludiques, et ce, pour rehausser son bagage cognitif, langagier et culturel.
2. Le jeu verbal, sonore et scénique, des outils d’apprentissage judicieux 2.1. Le Slam, une poésie moderne fructueuse
La maturité de l'homme est palpable à travers le sérieux qu’il avait au jeu quand il était enfant39 disait Nietzsche : nous avons eu l’occasion de tester cette « théorie » avec nos étudiants à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines d’Aïn Chock de Casablanca. En effet, nos tentatives pédagogiques nous ont démontré que tout être peut facilement se revêtir de cette concentration infantile mais sérieuse si l’occasion lui est donnée de comprendre la poésie ludiquement, notamment si elle est contemporaine car il s’y sent plus proche.
Dès lors, des déclamations poétiques de Souleymane Diamanka40, poète et slameur moderne, ont été écoutées et comparées avec la poésie classique. Soulignons que les chansons de Diamanka ont fait l’objet d’une étude linguistique.
Dans Écrire à haute voix41, Julien Baret, spécialiste de la poésie orale, a décrypté le langage poétique employé par cet interprète tout en dévoilant qu’il emprunte son esthétique aux troubadours et aux bardes romantiques français.
39 Friedrich Nietzsche,1898, Par-delà le bien et le mal, Paris, Gallica, p. 85. 40 D’origine Sénégalaise, Diamanka est notamment auteur d’un album de « Spokenword » et d’un recueil de poésie écrit avec John Banzaï intitulé J’écris en français dans une langue étrangère, Paris, Les Éditions Complicités, 2007. 41 Julien Barret et Souleymane Diamanka, Ecrire à haute voix, Rencontre entre un poète et un linguiste, Paris, L’Harmattan, 2012.
Contre toute attente, les jeux de mots, les jeux sonores et les images usités par Souleymane Diamanka ont été positivement reçus ; « Muse amoureuse », un de ses titres, a été analysé dans le but de démontrer que la poésie n’a pas disparu et que certaines interprétations modernes reprennent les thématiques et les formes de la poésie des siècles passés où la femme est une muse dont la présence est incommensurable : Une muse pose nue dans une métaphore Et métamorphose son poète en peintre Elle plonge dans un bain parfumé En empruntant au printemps sa propre empreinte Toi qui me regardes dans les yeux Ce soir tu seras cette muse Comme une étoile danseuse sensuelle et en sueur Au cœur d’une chorégraphie voluptueuse. 42
En choisissant les deux termes : « muse » et « amoureuse », Diamanka revisite une tradition ancrée dans la culture européenne ; l’inspiration et le désir sont corrélés pour que création poétique soit. En ce qui concerne la forme, « Muse amoureuse » est une ode à l’amour et à la poésie où la musique n’est pas l’unique art visible. Ce texte pourrait être représenté en tant que pièce théâtrale, opérette ou ballet.
Les vers « Toi qui me regardes dans les yeux / Ce soir tu seras cette muse / Comme une étoile danseuse sensuelle et en sueur / Au cœur d’une chorégraphie voluptueuse » (v.5-8), en témoignent. Il est également possible que cette poésie déclamée fasse l’objet de créations picturales. Il serait dès lors enrichissant de créer un atelier d’arts plastiques où la poésie serait étroitement liée à la peinture : « Une muse pose nue dans une métaphore/ Et métamorphose son poète en peintre » (v.1,2) pour que l’apprenant puisse ouvrir son esprit, être motivé et devenir créatif.
42 Ibid., p. 47.
Les textes de Souleymane Diamanka ne peuvent par ailleurs être appréhendés qu’au lycée et à la faculté car leur thématique suppose la présence d’une certaine « maturité » que les jeunes de six à seize ans n’ont pas encore atteint. Autrement dit, afin de préparer l’enfant à une analyse approfondie où la poésie classique et moderne se croisent, il est primordial de le familiariser avec des textes poétiques courts et abordables tels que les comptines, les fables françaises ou les récits poétiques oraux marocains traduits tels que les chansonnettes et les « qasaîd » (poèmes) populaires qu’il faut lui expliquer à défaut de l’obliger à les retenir mécaniquement sans les assimiler.
Pour ce faire, deux démarches principales sont à suivre. La première s’inscrit dans un cadre scolaire. La seconde est parascolaire et nécessite la création d’ateliers hebdomadaires ou bimensuels animés par des bardes en activité et des chanteurs qui donnent une importance capitale au jeu verbal, sonore et scénique. Ceci motivera l’élève et lui permettra d’interagir au lieu de recevoir trop d’informations sémantiques et formelles très vite oubliées. C’est ainsi que le pédagogue pourra sensibiliser son récepteur à la beauté du langage et aux préoccupations de l’Être. Pour que cela soit possible, il est indispensable de prendre en considération l’aspect culturel du pays. Il serait à cet égard intéressant d’intégrer des poèmes marocains, traduits en langue française - au Primaire, au Secondaire et à l’Université - et ce, pour lui faire aimer la poésie, quelle que soit son origine.
Ayant soutenu une thèse de doctorat sur La Poétique du Melhoun marocain 43 en 2016, nous plaidons pour l’enseignement de quelques « qasaîd » du Melhoun au niveau de tous les cycles. Bien que certaines expressions et termes d’arabe dialectal ne soient pas évidents à traduire en langue
43 Salma Fellahi, La Poétique du Melhoun marocain, Allemagne, Noor publishing, 2017.
française, nous estimons que les traductions de Fouad Guessous44 peuvent faire partie du programme.
D’ailleurs, et pour n’en citer qu’un,« L’Abeille/Nehla », poème politique de Thami Mdaghri45 (19e siècle) figure dans un manuel de 4e, type mission : Chante, chante, ô Chama la bienveillante ! Ô remède des remèdes des tourmentes ! Amuse-toi ma chérie et fredonne ! Cueilles les fleurs pendant que tu bourdonnes ! Tu es de royal sang et de descendance ! Le monde entier reconnaît ton éminence.46
En d’autres termes, en plus de la poésie moderne française, nous proposons des poèmes marocains d’origine orale où le langage et la forme de la « qasida » du Melhoun sont purement poétiques. Nos propositions reposent donc sur des approches interdisciplinaires, interculturelles et intertextuelles transmises à travers le jeu.
Ainsi, dès le primaire, les poèmes qui intègrent la notion de la théâtralité telle que « Le cerbère de Aouicha/Harraz Aouicha»47 de Mekki Belkorchi48 (19e siècle) pourraient être étudiés afin d’attirer l’attention de l’enfant :
44 Ancien banquier et écrivain depuis peu, Fouad Guessous a traduit une centaine de qasaîd, contribuant ainsi à faire connaître ce pan du patrimoine marocain aux francophones tout en rendant hommage aux grands poètes et interprètes du Melhoun. 45 Thami Mdaghri est un « cheikh » du Melhoun (poète) qui vécut sous le règne du sultan Moulay Abderrahmane (1822-1859) et mourut en 1856. Ami du prince poète Sidi Mohammed Ben Abderrahmane avec lequel il fit ses études aux Quaraouine, leur relation était si intense que le sultan a jugé bon de les séparer en exilant Mdaghri à Marrakech. 46 Hélène Potelet, Français, Livre unique, 4e, Manuel de l'élève adapté au programme marocain, Paris, Hatier, 2011, p. 248. 47 Fouad Guessous, Anthologie de la poésie du Melhoun marocain, Douze siècles de la vie d’un royaume, T.I, Rabat, Akadimiyat Al Mamlaka Al Maghribia, 2008, pp. 400-403.
Ma belle lui dit : « Mais quel chantre ﻱﺯﺍّ ﺮﺣﺎﻳﺐﻳﺩﺃﺦﻴﺷﺍﺬﻫ :ﻮﻟﻮﻘﺗﺎﻬﻴﻓﻊﻤﺴﻧ Sublime, fais-le entrer, qu’il entre ! ﻞﺧﺪﻳﺎﺑﺍﺩ
Sur le champ ! Je n’admets pas d’excuses, ﻡﻼﻛﺍﻰﺘﺣﺎﻴﻠﻋﺪﻳﺰﺗﻻ Qu’il nous distraie et que la gaieté fuse ! » ﺭﺎﻬﻨﻟﺍﺍﺬﻫﺎﻨﺣﺮﻔﻳﺇ Il lui rétorqua : « Ô ma demoiselle, ﺭﺎﻔﺸﻟﺍﺩﻮﺳﺎﻳﺎﻬﻟﻝﺎﻗ Je n’admets point que ton ombre il décèle, ﻚﻟﺎﻴﺧﻲﻓﻑﻮﺸﻳﻪﻴﻓﻦﻣﺎﻧﺎﻣ Ce cheikh ne mettra pas les pieds ici !» ﺮﺼﻘﻠﻟﻞﺧﺪﻳﺎﻣ Ma belle lui répondit: ﺮﺒﺣﺎﻳﻊﻤﺴﺗﻮﻟﺖﻟﺎﻗ -« Ne sais-tu pas qu’en ce pays précis, ﺏﺮﻐﻟﺍﻲﻓﺎﻨﺣﺍ Les chanteurs et les femmes sont unis. ﺎﺴﻨﻟﺍﻭﺦﻴﺸﻟﺍ Lorsque la fête les réunit. ﺎﺴﻠﯖﻟﺎﻓﺍﻭﺎﺧ Ne te moque pas de lui, qu’il entre! ﻮﻨﻋﺐﺸﺨﺗﻻ Fais-toi bienveillant à son encontre.
Et sors lui souhaiter la bienvenue ». .ﺎﺒﺣﺮﻣﻮﻟﻞﻗﺝﺮﺧ
L’on privilégierait alors un jeu - théâtral, rythmique et thématique - qu’on pourrait comparer avec la poésie des troubadours où l’amant doit braver les obstacles pour atteindre le cœur de sa bien-aimée.
Notons que « Le cerbère » est un sujet de prédilection qui a été repris par les chanteurs tel que le groupe « Nass El Ghiwane » et les scénographes, dramaturges marocains ; Abdeslam Chraïbi et Tayeb Sadiqi avaient en effet collaboré pour donner forme à une pièce de théâtre nommée « Le cerbère de Aouicha» dans les années soixante49 .
La pièce reproduit les péripéties narrées dans la « qasida » de Belkorchi ; elle relate l’histoire d’un homme noble ayant quitté l’Arabie en quête d’amour au Maghreb. Lorsqu’il est
48 Originaire d’Azemmour, ce poète conteur aveugle connu également sous le nom de Ould Ouajou, est mort à Larache en 1934. Il fut tailleur avant d’être atteint de cécité. Il a notamment enrichi son œuvre de poèmes et de contes à caractère satirique où il décrit les déboires de la société. 49 Abdeslam Chraibi, « Harraz Aouicha/ Le cerbère de Aouicha » de Mekki Belkorchi, Pièce de théâtre, Théâtre Mohammed V, 1971. Disponible sur <https://www.youtube.com/watch?v=iBRuUQiKUCYk>.
arrivé à Azemmour, une belle jeune fille prénommée « Aouicha » qui était promise à un autre homme lui est « offerte ». Celle-ci ne tarda pas à être enfermée dans le palais de l’acariâtre cerbère dans le but d’être éloignée de celui qu’elle aime. C’est ainsi que l’amoureux transi, auquel on a « volé » la dulcinée, va rapidement user de toutes les ruses pour la libérer. Parmi ses stratagèmes, nous retrouvons les déguisements, technique très usitée dans le théâtre.
Cette pièce rassemble aussi des éléments poético-musicaux qui rappellent l’opéra et les comédies musicales européennes. D’ailleurs, le dramaturge contemporain Mohammed Zouhair l’a réadaptée le 11 février 2011 au Théâtre Mohammed V de Rabat. Et c’est dans une atmosphère moderne et gaie qu’il a revisité une thématique poétique marocaine populaire assez ancienne ; des chants et des danses ont été interprétés par des comédiens tels que Moulay Tahar du groupe musical « Jil Jilala » et Imane Reghaye. Soulignons que Zouhir a également fait partie de la distribution en jouant le rôle du valet libérateur de la jeune femme captive.
Ce souffle contemporain est la preuve que l’art oral poétique marocain est immortel à condition qu’on le revisite pour l’ancrer dans le patrimoine culturel immatériel. Toutefois, les représentations et les réadaptations des textes du Melhoun à la télévision ou au théâtre ne sont pas suffisantes pour perpétuer cette culture orale ; l’immortalisation n’est possible que si les « qasaid » sont intégrées dans les établissements scolaires et universitaires.
En dehors de la poésie amoureuse, et pour rementionner le thème politique évoqué précédemment avec l’exemple de « L’Abeille/Nehla »50, d’autres poèmes pourraient familiariser le récepteur avec l’histoire de son pays.«L’Etoile/Nejma » d’Issaoui Fellous51 (20e siècle) en témoigne :
ﻭﺭﺎﻘــــــﺴﺑﺔﻤـــــــﺠﻨﻟﺍﺯﻮــــــــﺤﻧﺎﻣﺪﺑﻻ ﺭﺎـــــــــــــﻗﻮﺗﺮﻴﻐــــــــﺑﺍﺝﺍﺪﻟﺍﻝﺎـــــــﻗ
50 Hélène Potelet, Op. cit, p. 248. 51 Issaoui El Fellous a vécu à Fès où il est décédé en 1956. Ses poèmes sont souvent empreints d’élans patriotiques et nationalistes où la métaphore et le symbole sont omniprésents.
ﺭﺎﻬــــــــﺻﺍﺏﺮﺤﻠﻟﺎﻤﻫﺩﻮــــــــﻨﺟﺍﻱﺪﻨﻋ ﻭﺭﺎـــــﺛﺍﻊــــــــﻄﻘﻳﺩﺎﻛ ﺍﺝﺍﺪﻟﻰﻠﻋﻯﻮﻫﺍﻭ
ﺭﺎــــــــــــﻬﻧﺍﻭﻞﻴــــــــﻠﻓﺍﺏﺮﺤﻟﺍﻝﺎﻁﻮﻟ ﺭﺎـــــــــــــﺘﺑﻒﻴــــــــﺴﺑﻲﻀﻟﺍﻡﺎــــــــﻗ . 52ﻡﺎﻁﺯﻲﺑﺮﺣﺱﺭﺎﻓﻥﻮﻜﻳﺍﺔﻳﺮﺤﻟﺍﺩﺍﺭﻦﻣ ﻢﻴﻬﺒﻟﺎﺑﺍﺪﻧﻰﻏﻮﻠﻟﻲﻀﻟﺍﻥﺎﻄﻠﺳﺝﺮﺧﺍﻭ
Et la nuit s’exprima : « Il est vital de protéger l’étoile d’une mort certaine, Au cas où la guerre, de jour comme de nuit Ne cesse de se propager sur nos terres ! Mes soldats seront des gardiens exemplaires ! Mais le jour rappliqua aussitôt et feint de tuer la nuit avec brio.
La liberté, captive du roi lumière, N’a désormais que son courage pour déclarer la guerre. (Notre traduction).
Dans ce poème, nous assistons à un dialogue entre le jour qui représente le colonisateur, et la nuit qui symbolise le Maroc, une nuit qui a perdu son étoile, connotation de la liberté :
ﻡﺎﻛﻻﺮﺑﺎﺳﻲﻓﻮﺑﺭﺎﺤﺗﺍﺔﻤﺠﻨﻟﺍﻦﺴﺣﻦﻋ ﻢـــﻴﻬــﺒﻟﺍﻲـﻀﻠﻟﻯﺮـــﺟﺎﻣﺭﺎﻀﺣﺎﻳﻮﻌﻤﺳ
ﻡﺎـﻤﻬــﻟﺎﻳﺎـﻧﺮﺒﺧﻚـﻴﺒﺷﺍﻮــــﺳﺎﻧﻮﻟﻮـﻟﺎﻗ
ﻢﻳﺰﻳﻭﺭﺪﻬﻴﻛ ﻰﻔﺠﻟﺍﻦﻣﻮﻧﺰﺣﻯﻮﻗﻞﻴﻠﻟﺍﻭ . 53ﻡﻮـــــﻨــــﻟﺍ ﺮــــــــــــﺠـــــــــﻫﺍﻭ ﻲــﻨــــﻋ ﺎــﻔــﺧﺍﺔــﻤــــﺠـــﻨـﻟﺍﻢـــــﻬﻟﻝﺎـﻗ
Oyez bonnes gens ! Écoutez l’histoire de la belle et noble étoile ! [...] La nuit, dans l’affliction, plongée, Emit des proses sur ce sentiment amer prolongé ! On lui demanda alors ce qu’elle avait. Elle répondit que son étoile avait disparu
18 Fouad Guessous, op.cit., pp. 388-391. 53 Abdessamad Belakbir, Chîr Al Melhoun, Addahira Wa Dalalatouha, Marrakech, Sebou, 2010, p. 262.
La laissant, sans sommeil, perdue. (Notre traduction).
Ce type pourrait être comparé avec la poésie française engagée, puis joué en tant que pièce théâtrale, que comédie musicale ou qu’opérette. La séance peut, par exemple, s’ouvrir sur une activité d’écoute sur un fond musical afin de détendre et de motiver les apprenants à reprendre les propos qui y sont véhiculés à travers un jeu de rôle où la forme épouse le contenu ; le paraverbal sera étroitement lié à un verbal où les rimes, les allitérations, les assonances et les figures de style sont mises en évidence.
En d’autres termes, qu’il s’agisse d’un poème classique et moderne français ou d’une « qasida » traduite, tout poème se doit d’être découvert dans une ambiance qui se prête à un jeu musical, verbal et théâtral qui rappelle « la chanson de geste ». Ce n’est qu’après cette découverte que l’étude stylistique et théorique est envisageable.
Conséquemment, la poésie sera réhabilitée si bien que les étudiants de l’Université auront la capacité d’analyser les œuvres poétiques complexes et d’élaborer des commentaires composés et comparés vu que l’art poétique leur sera facile d’accès, et le problème du rejet ne se posera plus. En effet, l’élaboration d’un commentaire minutieux sera aisée car le vocabulaire et les contraintes poétiques formelles ne constitueront plus de barrières cognitives. L’apprenant sera en même temps capable d’émettre des rapprochements avec les occupations et les préoccupations de son siècle.
Conclusion
En somme, l’enseignement de la poésie ne doit en aucun cas se faire traditionnellement. Pour que le jeune y soit sensible, il convient de la lui faire découvrir à travers un jeu verbal, sonore et scénique, tout en prenant en considération ses sensibilités, l’époque et le milieu socioculturel dans lequel il évolue. Et ce, dans le but de faire de la poésie un outil référentiel -
pluridisciplinaire et interculturel - utilisé à l’école comme ailleurs.
Rappelons que les corpus que nous avons proposés ne veulent aucunement dire que la poésie classique sera rayée. Bien au contraire, il s’agit plutôt de la vivifier en optant pour une nouvelle méthodologie fructueuse où le classique rejoint le moderne grâce au jeu qui est le meilleur « remède » contre l’une des « maladies » de ce siècle : l’insensibilité à la poésie et à la beauté du langage qui permettait jadis de faire passer un message ou des états d’âme communs plus intensément.
Ainsi, que ce soit au niveau du premier cycle, du second ou du troisième cycle, l’enseignement de la poésie au Maroc doit privilégier la production personnelle et la réactivité de l’apprenant pour qu’il soit partisan d’un échange passionnant dans lequel il est à la fois récepteur et « co-auteur ». C’est ce que peut souhaiter tout être de bonne volonté.
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