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Aux origines de la musique
Leurs intrications entre le chant et la musique instrumentale sont telles que nous n’essayerons pas de répondre à la question de la préséance de l’un ou l’autre, incapables que nous sommes de la résoudre. Au travers de cet ouvrage, c’est plutôt à un voyage aux origines de la musique instrumentale que nous vous convions. Un voyage qui mènera aux sources de la musique. Ces à ces sources que nous pensons que les percussions occupent un rôle aussi primordial qu’essentiel. Nombre de paléontologues situent l’origine de la musique avant l’avènement de notre espèce Homo sapiens, cette antériorité remontant a minima aux Néandertaliens. Pourtant, lorsque l’on se réfère à l’art pariétal, ce ne sont ni des sons ni des instruments qui éveillent nos esprits, mais des fresques rupestres, à l’instar de celles qui ornent les grottes de Chauvet, de Lascaux ou de Cosquer. Alors que les arts que cultivaient nos ancêtres étaient loin de se limiter à la peinture pariétale, ils s’adonnaient aussi à la musique, aux chants et à la danse. L’homme préhistorique vivait dans un univers empli d’expériences sonores. C’est l’exposition à cet environnement qui mènera nos ancêtres à l’invention d’instruments, pour reproduire les sons de la nature, honorer leurs totems, accompagner leurs danses, etc. Les fouilles archéologiques fournissent la première preuve de l’existence d’instruments préhistoriques. En évaluant leur ancienneté, gardons à l’esprit que les rares spécimens qui nous sont parvenus en font bien partie ; soit en raison de la durabilité du matériau utilisé dans leur fabrication : os, pierre, poterie ou métal, soit parce qu’ils ont été conservés dans un milieu les préservant. Il est pourtant certain que les premiers hommes disposaient d’une gamme de matériaux plus vaste à partir desquels ils ont pu créer des instruments de musique. L’homme de la Préhistoire est mû par le but de préserver sa vie et celles de son clan. Ce dernier offre une protection
contre les animaux sauvages, une aide dans l’organisation de la chasse et la possibilité de se reproduire. Nos ancêtres étaient nomades, ce qui exclut la possession d’objets ou d’instruments lourds ou de grandes tailles. Préhistoriens, archéologues et musicologues s’efforcent de retrouver, de recréer l’instant originel où naquit la musique. Dans le Jura allemand proche de Stuttgart, l’archéologue Suzanne Münzel, dans les années quatre-vingt-dix, met au jour des fragments d’os de mammouths et d’oiseaux qui, une fois reconstitués, révèlent qu’ils sont perforés et qu’ils ressemblent à des flûtes. Ces ossements, datés de l’Aurignacien, ont plus de 35000 ans. Forts de cette découverte, paléontologues, musicologues et acousticiens explorent désormais les sites de fouilles avec un autre « esprit», (Goblot, 2020). Des ossements perforés en guise de flûte, voici qui exige une maîtrise avancée de technologies déjà très élaborées. Cette complexité, qui nécessite à tout le moins de maîtriser la technique de la perforation, permet d’inférer qu’il ne s’agit certainement pas là du premier instrument utilisé par nos aïeux. Il doit exister des instruments faisant appel à des technologies plus primitives. Pourquoi ne retrouve-t-on pas d’instruments de conception plus simple et antérieurs à ces flûtes? Comme le rhombe par exemple, constitué d’une simple pièce de bois ou d’os allongé et plat, sculpté ou peint, voire les deux, décoré d’ornements sacrés sur chacune de ses faces, que l’on fait tournoyer dans les airs au bout d’une corde.
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Rhombe aborigène australienne
Cet aérophone est sans aucun doute un des plus anciens instruments de musique connus, bien que les plus anciens découverts à ce jour, dans la grotte de Lalinde, en Dordogne, ou en Amazonie, ne soient datés que de 17000 à 25000 ans. Le rhombe se retrouve chez tous les peuples premiers : au Congo, c’est le nar’a kwei, mais on le trouve aussi en Amérique : c’est l’aige chez les Bororo d’Amazonie, ual ual chez les Apaches ou l’imillutaq des Inuits. En Océanie, c’est l’hevehe pour les Papous, le puurorohuu chez les Maori, le peer boor egah ou tjurunga pour les aborigènes (Nouvelle-Guinée, Nouvelle-Zélande et Australie) où il est associé à la chasse ou à des rituels. En France on appelle le rhombe diaoul en Bretagne et burrumbe en Gascogne. Le rhombe est parfois lié à des rites de passage (tribus amérindiennes) ou d’initiation (Irian Jaya). Le rhombe sert également d’épouvantail à fauves et à éléphants. Selon Barbara Glowczewski, anthropologue et ethnologue française, spécialiste des aborigènes d’Australie, le rhombe serait associé à la fertilité «dans la mythologie masculine des Pitjantjatjara (tribu aborigène qui vit aux abords de l’Ayers Rock), les héroïnes Aknarintja, femmes mythiques, conçoivent sans hommes grâce au son des rhombes qu’elles détiennent». Là encore, l’association de bois ou d’os avec des technologies de perforation et la maîtrise du tressage pour les cordes paraissent trop complexes pour faire du rhombe l’instrument originel. Il doit exister des instruments plus rudimentaires encore. Mais où et quels sont-ils? Une des pistes envisagées pour expliquer ce mystère ne réside-t-elle pas dans le fait que nombre d’instruments, notamment des percussions, sont réalisés à partir de matériaux organiques qui ne résistent pas ou mal à l’usure du temps, à l’instar du bois, de coquilles, de fruits ou de peaux? Ces matériaux étant vulnérables à l’usure du temps,
la quête de ces instruments n’est-elle pas que chimère? À la lumière de dernières découvertes dans la connaissance des us et coutumes de nos ancêtres, ne devrions-nous pas persévérer et reconsidérer nombre d’artefacts préhistoriques avec un regard nouveau?
Les lithophones
Dans les collections du musée de l’Homme à Paris dormaient des pierres cylindriques polies qui avaient été trouvées le plus souvent isolées au moment de leur découverte. Ces monolithes cylindriques, au nombre de vingt-trois, mesurant entre quatre-vingts centimètres et un mètre de long, avaient été étudiés et répertoriés en tant que pilons à céréales subsahariens. En en reprenant l’étude, Érik Gonthier, paléomusicologue et chercheur au CNRS, pose sur eux un œil nouveau et conclut qu’il est impossible pour un individu d’utiliser ces pierres pour piler du grain. Ces supposés pilons sont beaucoup trop lourds pour être utilisés des heures durant. Sans a priori il les étudie, cherche, se passionne et trouve… Leur analyse morphologique révèle des propriétés acoustiques jusque-là insoupçonnées. Érik Gonthier les fait tinter, perçoit un son empreint d’harmoniques mais quelque peu atténué, comme assourdi. Lui vient alors l’idée de placer ces pierres sur des coussinets, comme nos ancêtres eurent pu en fabriquer en entassant des feuilles, par exemple. Et là, miracle, le tintement devient mélodieux. Érik Gonthier découvre qu’en frappant les pierres sur leur fût ou leurs extrémités, chacune produit, non pas une note, mais bien deux notes distinctes, aussi cristallines l’une que l’autre. Ces pierres originaires de Côte d’Ivoire sont rebaptisées « lithophones ». Chaque lithophone est unique, en ce sens qu’il a sa propre sonorité et ses propres notes, avec de grandes différences de tonalité. Datées d’il y a 25000 ans, ces vingt-trois pierres sont à ce jour les plus anciens lithophones manufacturés connus.
La découverte d’Érik Gonthier a permis de réévaluer et requalifier de nombreux objets préhistoriques. Des fouilles ont mis au jour d’autres types de lithophones : laminaires, ils se composent de séries de lames de tailles et d’épaisseurs distinctes, vraisemblablement disposées au gré du musicien, et composant une sorte de gamme. Si les lithophones nous mènent aux percussions, ils ne sont pas moins le fruit du travail de l’Homme. La technologie et le temps de polissage de ces pierres en font des instruments encore complexes. Ne pourrions-nous pas nous aventurer plus loin encore dans la simplification de la manufacture d’instruments? Nos aïeux connaissaient-ils les propriétés sonores des phonolithes? Ces minéraux sont composés d’une roche magmatique d’origine volcanique. De couleur sombre dans le cas des phonolithes noires du Teide (Tenerife), elles se présentent parfois sous des teintes allant du gris au verdâtre. Cette roche tire son nom du son clair qui retentit quand on la frappe. Il semble que des phonolithes aient été utilisés comme lithophones dès le Néolithique. Les propriétés de cette pierre en font un excellent conducteur sonore, elles sont d’ailleurs exploitées au Moyen Âge dans la construction d’édifices.
Lithophone

Les voûtes de la salle de l’écho de l’abbaye du XIe siècle de la Chaise-Dieu (France) sont construites en phonolithes. La propriété du conducteur acoustique de cette pierre permettait au confesseur de maintenir les lépreux à une dizaine de mètres de distance. Mais cette digression nous a fait faire un bond dans l’Histoire, revenons à nos ancêtres. Minéral rare et parcimonieusement réparti sur la planète, le phonolithe à grenats n’est présent que sur l’île d’Ua Pou, dans l’archipel des Marquises, en Polynésie française, au Brésil, en Éthiopie et en Europe dans le Massif central. Le premier instrument se devant d’être à la fois simple et universel, l’énigme de son origine ne peut ni faire appel à des techniques de fabrication élaborée ni à l’extraction ou l’échange d’un minéral rare. Ne devrions-nous pas, tout comme les chercheurs, élargir notre horizon et trouver plus simple encore? Et si nous commencions là où tout commence… à la maison et dans les lieux fréquentés là par nos ancêtres, leur habitat? C’est la démarche du musicologue Iégor Reznikoff, professeur émérite de l’Université de Paris Nanterre. S’il explore et redécouvre les grottes, c’est – pour emprunter son expression – «avec les oreilles » qu’il les étudie. Les recherches de Reznikoff ont révélé les propriétés sonores insoupçonnées de plusieurs grottes, comme celles d’Isturitz et d’Oxocelhaya dans la vallée de l’Adour, Pyrénées, France. Il a réussi à démontrer qu’il existait une corrélation positive entre l’emplacement de peintures pariétales et la résonance des parois. Cette découverte ouvre la voie à une toute nouvelle exploration des sites d’habitation et de fréquentation de nos ancêtres.