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Battre la mesure avec raffinement

Interview: Pascal Grolimund, texte: Judith Brandsberg

Lena-Lisa Wüstendörfer est l’une des rares femmes à exercer la profession de chef d’orchestre. Mais ce n’est pas le seul aspect marquant sa singularité. Elle a en effet fondé le Swiss Orchestra et se produit avec lui dans toute la Suisse, pour mieux faire connaître au public la musique des compositeurs classiques suisses. Nous avons retrouvé LenaLisa à Z urich au «Bar am Wasser» le temps d’une interview – le choix d’un établissement servant un bon café était important pour elle. Elle nous a raconté les coulisses de la direction d’un orchestre et ce qui l’a amenée à exercer ce métier autour d’un verre d’eau, avant de poursuivre cette entrevue autour d’un excellent café et d’un morceau de cheesecake.

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9e symphonie de Beethoven au Casino de Berne.

 Le Swiss Orchestra présente des trouvailles suisses à la Tonhalle Maag de Zurich.

Comment êtes-vous devenue cheffe d’orchestre? Vous auriez également pu jouer comme musicienne dans un orchestre? La musique est très tôt devenue ce qui compte le plus pour moi dans la vie. J’ai ainsi commencé jeune à jouer de la flûte, du piano et du violon. Lorsque j’assistais à des concerts, je me suis aperçue que le son d’un orchestre me fascinait véritablement – et je me suis demandée si ce son était malléable et de quelle manière. Et c’est ainsi que j’ai voulu diriger un orchestre. Durant mes études de musique – encouragée par les autres étudiants –, j’ai osé franchir le pas et m’inscrire pour suivre une formation de chef d’orchestre. Et j’y suis arrivée! Ce travail m’apporte une grande satisfaction et de la joie lorsque je travaille un morceau pour orchestre avec d’autres musiciens. En tant que cheffe d’orchestre, j’ai trouvé ma place au sein de cette structure.

Quelles sont les caractéristiques d’un chef d’orchestre, quelles capacités doit-il posséder? Un chef d’orchestre doit assurer une parfaite harmonie de l’ensemble. Cela veut dire qu’il doit veiller à ce que le bon instrument joue au bon moment et à ce que les différents groupes au sein de l’orchestre soient parfaitement coordonnés les uns avec les autres. En tant que chef d’orchestre, il faut aussi surtout interpréter et donc moduler les paramètres de manière à ce qu’il y ait une adéquation entre l’espace disponible et les informations reprises sur une partition. Si les musiciens devaient déterminer cela eux-mêmes, ce processus serait très long et soumis à de nombreuses discussions. Car chacun a sa propre représentation de la manière dont le morceau doit être joué. Le chef d’orchestre reprend donc cette tâche afin de parvenir rapidement à un consensus. Le défi ne consiste pas seulement à présenter les choses de manière claire, il faut également convaincre.

La manière d’interpréter la musique en tant que chef d’orchestre est quelque chose de très personnel. Un autre chef d’orchestre ferait dès lors jouer le même morceau de manière tout à fait différente? Oui, c’est en quelque sorte la même chose que pour un metteur en scène. Prenons par exemple une pièce de théâtre de Shakespeare montée par cinq metteurs en scène différents. Il s’agit toujours de la même histoire avec le même texte. Mais il y a tellement de choses qui ne sont pas définies dans un script. C’est la raison pour laquelle ces pièces seront interprétées de différentes manières. Quand cinq chefs d’orchestre interprètent un morceau de musique, c’est la même chose. Mais j’essaie au final de me représenter la musique comme le compositeur aurait luimême voulu la jouer, selon moi.

Dans quelle mesure le chef d’orchestre est-il important? Plus un orchestre est grand et plus un morceau est complexe, plus il est important

«En tant que cheffe d’orchestre, je dois être capable d’interpréter.»

d’avoir un chef d’orchestre. Un plus petit orchestre dont les membres se connaissent et qui dispose de suffisamment de temps peut fonctionner sans chef d’orchestre. Cela ne signifie pas toutefois que l’orchestre n’a plus de direction. Dans ce cas, c’est généralement le premier violon qui exerce cette fonction. Il dirige donc l’orchestre avec ses mouvements et signes du regard.

Comment le métier de chef d’orchestre a-t-il été inventé? Il existe des chefs d’orchestre depuis le XIX e siècle. Quand la composition des or-

chestres s’est agrandie et que les morceaux de musique se sont complexifiés, le premier violon ne pouvait plus à la fois jouer, diriger et contrôler l’orchestre. Il était donc nécessaire de se spécialiser. Et c’est ainsi que le rôle du chef d’orchestre est apparu afin de permettre une meilleure coordination de l’ensemble des musiciens. Comme le chef d’orchestre pouvait mieux se concentrer sur l’interaction, le niveau de l’orchestre s’est amélioré, permettant de nouveau l’interprétation de morceaux encore plus complexes. Ces évolutions se sont donc stimulées mutuellement.

Le sujet à l’honneur dans ce magazine porte sur «la mesure, le contrôle et la régulation dans les bâtiments». Dans quelle mesure peut-on faire un parallèle avec votre activité et l’orchestre? Ce sont également des facteurs importants pour un orchestre. Lors des répétitions, je

contrôle la mesure au sein de l’orchestre, j’indique quand tel ou tel extrait de la partition doit être répété ou quelles parties de l’orchestre doivent faire l’objet d’une attention particulière. Pendant le concert par contre, je donne l’impulsion. Car comme pour une horloge, l’interaction de toutes les composantes revêt une énorme importance – et c’est ce que je règle. Enfin, la qualité de la musique est aussi mesurable, parce que les tons et les rythmes doivent être coordonnés.

Est-ce que vous composez vous-même un orchestre ou est-ce que vous le reprenez tel quel? Tout dépend de la nature de l’engagement. Pour le Swiss Orchestra, que je dirige, j’ai une grande influence sur la composition de celui-ci. Par contre, quand je suis cheffe invitée, je n’ai aucune influence à cet égard. Comment les nouveaux membres de l’orchestre sont-ils recrutés? Par le bouche-à-oreille parfois. En règle g énérale, les places vacantes sont par exemple publiées sur le portail du Schweizer Musik z eitung. Le processus de sélection se déroule en plusieurs phases. Pour permettre une évaluation la plus objective possible, les candidats jouent d’abord derrière un rideau – ce qui n’est toutefois pas possible pour moi en tant que cheffe d’orchestre, plaisante Lena-Lisa. Quand un(e) musicien(ne) est sélectionné(e), son engagement commence par une période d’essai d’un an, pour voir si l’entente au sein de l’équipe se passe bien – trois mois ne suffisent effectivement pas.

Une entreprise se compose de plusieurs départements et chefs. Est-ce la même chose pour un orchestre? Les cordes d’un orchestre symphonique sont réparties en différents registres, avec chaque

A propos de la personne

Lena Lisa Wüstendörfer Née en 1983 à Zurich, Lena-Lisa Wüstendörfer a étudié le violon et la direction d'un orchestre à la Hochschule für Musik de Bâle ainsi que la musicologie et l’économie à l’Université de Bâle, où elle a obtenu son doctorat. Elle a approfondi ses études de chef d’orchestre auprès de Sylvia Caduff et Sir Roger Norrington. Elle a également été la cheffe d’orchestre assistante de Claudio Abbado.

Lena-Lisa Wüstendörfer est la directrice musicale du Swiss Orchestra et la directrice artistique du Bach Chor Bern. Elle est demandée à travers le monde comme cheffe invitée. Ses engagements l’ont conduite à se produire avec des orchestres prestigieux tels que l’orchestre symphonique de Lucerne, l’orchestre de chambre de Zurich, l’orchestre

philharmonique de Thaïlande, l’orchestre d’opéra et muséal de Francfort, le Musikkollegium Winterthur, le Philharmonia Pomorska, le Camerata Schweiz, le Basel Sinfonietta, le Sinfonietta Bern, l’Orchestre symphonique du Jura ou le Zakhar Bron Festival Orchestra. Parallèlement à ses activités musicales, LenaLisa Wüstendörfer est également l’auteur de publications sur l’histoire de la réception et de l’interprétation musicale, en particulier sur Gustav Mahler et Felix Weingartner. fois un premier interprète et un premier interprète suppléant. Le premier interprète est en même temps le premier violon et par conséquent la personne avec le rang le plus élevé parmi les musiciens de l’orchestre. Il y a aussi plusieurs fonctions et niveaux de hiérarchies pour les vents. Une telle organisation augmente l’efficacité.

Avez-vous le trac de temps à autre? La prestation sur scène est déjà quelque chose de particulier. Lors des représentations, je suis toujours très concentrée. Je ressens bien sûr un léger frisson. Cependant, il me faut aussi un certain taux d’adrénaline, sinon il y aurait de quoi s’inquiéter. Il est important pour moi de savoir

«L’interaction de toutes les composantes est très importante.»

 La musique est ce qui compte le plus dans la vie de Lena-Lisa Wüstendörfer.

 Chaque chef d’orchestre a sa propre gestuelle.

La qualité de la musique est mesurable, parce que les tons et les rythmes doivent être coordonnés. Est-ce que vous avez un rituel particulier avant les concerts? Le jour d’un concert, une fois réveillée, je vérifie si ma tenue pour le soir est bien repassée. Comme je dépense beaucoup d’énergie durant le concert, je mange un plat de pâtes comme les sportifs – mais je m’octroie aussi un peu de chocolat (rires).

Que se passe-t-il lorsque vous faites une erreur? Il peut m’arriver effectivement de commettre une erreur – mais cela arrive très rarement lors d’un concert.

Vous est-il déjà arrivé de ne pas être applaudie? Il y a eu en effet une situation lors de laquelle nous n’avons pas reçu d’applaudissement. C’était en Thaïlande lorsque nous avons joué, avant le début du concert, la marche royale, qui est obligatoire. J’ai été très surprise, mais je me suis aperçue qu’en réalité, le public n’avait pas l’autorisation d’applaudir – c’est un rituel particulier chez eux. J’ai ressenti toutefois une impression particulière lorsque je suis sortie de la salle de concert sans applaudissement. Une fois le début du concert, l’atmosphère a totalement changé. Après l’ouverture, nous avons reçu des applaudissements chaleureux, le concert instrumental a été très applaudi et à l’issue du concert symphonique, la salle s’est enflammée comme pour un concert de musique pop. Il y a donc eu une réelle gradation tout au long de la soirée, nous sommes en effet passés d’aucun applaudissement à des acclamations frénétiques!

Y a-t-il des différences spécifiques entre les musiciens de différents pays? J’ai autrefois dirigé un concert en Bulgarie en tant que cheffe invitée. Au départ, je voulais, comme je le fais habituellement, donner une certaine liberté à l’orchestre, mais j’ai rapidement remarqué que cela ne fonctionnait pas, car il était habitué à un leadership transactionnel. J’ai donc dû me montrer plus directive et dire qui devait jouer quoi. Et au final, cela a très bien fonctionné. De toute manière, il est toujours important de s’adapter lorsque l’on officie en tant que chef invité.

Le chef d’orchestre bat la mesure avec sa baguette. Est-ce que les gestes sont identiques chez tous les chefs d’orchestre ou est-ce que chacun y apporte sa touche personnelle?

«J’aimerais interpréter la musique comme l’aurait souhaité son compositeur.»

Je pense qu’il en va de même que pour l’écriture. Nous écrivons tous les mêmes lettres, mais elles diffèrent quelque peu d’une personne à l’autre. Les chefs d’orchestre ont leur propre style, leur manière à eux de battre la mesure avec leur baguette. Il est toutefois très important d’être authentique. Par conséquent, je ne peux pas modifier mon «écriture», sinon ma façon de diriger l’orchestre ne serait plus crédible.

Un chef d’orchestre peut-il diriger tous les orchestres? Quand un chef d’orchestre maîtrise son domaine, c’est-à-dire quand il a une bonne technique gestuelle, il peut effectivement diriger n’importe quel orchestre.

Concours

A gagner: 4 × 2 billets pour un concert du Swiss Orchestra dans un lieu à choix (voir la liste ci-dessous). Pour assister à l’un de leurs concerts, il suffit d’envoyer un e-mail avec en en-tête «Concours Swiss Orchestra» à redaktion@eco2friendly.ch (merci de préciser l’adresse). Les quatre premiers e-mails reçus remporteront deux tickets.

Dates de concert:

29.03.2020 Andermatt Concert Hall 31.03.2020 Tonhalle Maag Zurich 02.04.2020 Martinskirche Bâle 05.04.2020 Casino Montbenon Lausanne

Plus d’infos sur: https://swissorchestra.ch/ konzerte-tickets/

Aucune correspondance ne sera échangée au sujet du tirage au sort. Tout recours est exclu. Quand est-il de la relève pour les chefs d’orchestre? Nous n’avons absolument aucun problème de ce type dans notre branche, la concurrence est rude.

Qu’est-ce qui vous aide à déconnecter et à faire le plein d’énergie? J’aime lire des polars et regarder la série «Tatort». Je suis toutefois rarement devant la télévision le samedi soir. Je me trouve en effet souvent dans le train et je profite alors de ce moment de calme pour regarder une émission (elle sourit). J’aime aussi aller voir des concerts d’autres styles musicaux.

Vous êtes actuellement en tournée avec le Swiss Orchestra. Qu’est-ce que cela signifie pour vous? Je suis très heureuse du succès rencontré avec le Swiss Orchestra depuis le début. La Suisse est connue pour de nombreuses choses, mais très peu pour sa symphonie. Les compositeurs suisses classiques et romantiques sont jusqu’à présent restés dans l’ombre. Le Swiss Orchestra veut remettre ce répertoire à l’honneur. Nous nous produisons dans différentes villes avec des instrumentalistes de premier ordre de la jeune génération et montrons toute l’ingéniosité de la musique orchestrale suisse. Nous alternons les compositeurs suisses inconnus avec de grands classiques comme Beethoven, Mozart ou Brahms. Durant le concert, je raconte des anecdotes sur l’histoire de la musique suisse et ses morceaux. La présence suisse et l’accent placé sur la programmation de la «symphonie suisse» r endent le Swiss Orchestra unique. J’en suis d’autant plus heureuse étant donné que ce projet est une véritable réussite et que les critiques dans les médias sont très positives.

Quels sont vos souhaits et objectifs? Mon souhait est de poursuivre l’aventure avec le Swiss Orchestra et de nous produire à l’étranger afin de promouvoir la musique suisse. Faire une tournée en France ou à Paris serait véritablement un rêve et l’Elbphilharmonie est également sur notre bucket list. Pour le moment, je me réjouis de cette tournée en Suisse. Elle sera inaugurée à Andermatt avec Heinz Holliger. Ce sera une soirée particulière pour moi, car je suis fascinée par le fait qu’en Suisse, nous ayons une salle de concert au milieu des montagnes. Ce concert figure presque encore plus haut sur ma liste que celui à l’Elbphilharmonie.

Une tâche intéressante pour la cheffe d’orchestre: la préparation des partitions.

 Atmosphère détendue lors de notre entretien au «Bar am Wasser» de Zurich.