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III. LES FORMES URBAINES ET ARCHITECTURALES AVANT ET APRES
1960
1. Une architecture entre tradition et modernité
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L’architecture vernaculaire de la région : le cas des « stazzi »
Le Nord de la Sardaigne et plus particulièrement les provinces de Sassari et d’Olbia, furent, pendant longtemps, parmi les régions les plus pauvres de l’île. Principalement associée aux activités d’élevage et d’agriculture – bien que les terres rocailleuses ne permettent pas toujours une culture fertile – cette zone regorge d’édifices traditionnels qui lui confèrent une identité architecturale et culturelle forte. Les littoraux, encore très peu exploités avant la seconde moitié du XXème siècle, ne présententpas de formesd’habitat particulier. Les maisons traditionnelles, représentatives de l’architecture vernaculaire de la région se trouvent plutôt dans les terres, là où l’on habitait et où l’on cultivait.
Un des éléments les plus typiques, et celui que l’on retrouve de manière récurrente sur tout le territoire de la Gallura40 est le « stazzo ». Ce bâtiment de petite taille est caractéristique de l’architecture ruro-pastorale du Nord-Est de la Sardaigne. Sa volumétrie s’exprime par une forme simple, généralement rectangulaire sans étage, comprenant une seule et unique pièce, parfois deux. La forme de la toiture est systématiquement la même : une toiture à deux pentes, capable de résister aux intempéries. Il n’y a que très peu d’ouvertures et ces dernières sont de petites tailles. On retrouve généralement la porte d’entrée sur le long côté et les pignons restent aveugles.
Les matériaux utilisés pour sa construction sont ceux que l’on trouve à proximité, c’est-à-dire de la pierre de granit, souvent recouverte d’un enduit en argile à l’intérieur. Il arrivait parfois que les extérieurs soient blanchis à la chaux par la suite. Son apparence austère reflète le mode de vie simple des habitants de la région, où l’aspect pratique domine sur l’esthétique.
Certaines de ces maisons ont évolué au fil du temps et des besoins des habitants. En effet, on remarque parfois l’ajout de pièce supplémentaires - de stockage par exemple - sur les pignons, créant ainsi une volumétrie plus complexe que celle d’origine. Il existe également des stazzi qui s’élèvent sur un étage. Ces derniers ont donc un statut particulier et sont appelés « palazzu »41 . Ce mot deviendra par la suite « palazzo » qui signifie « palais ».
Figure 6 : Vue d’un palazzu, Luogosanto, Gallure, photographie contemporaine (En ligne in Live in Sardegna, www.liveinsardegna.com, consulté le 02 décembre 2022)

Figure 7 : Vue sud-est du Palazzu di Baldu, Sardaigne, photographie contemporaine (Unicity S.p.A., Patrimonio Culturale Sardegna, Virtual Archaeology, in www.virtualarchaeology.sardegnacultura.it, consulté le 21 novembre 2022).

Figure
Ces maisons sont pour la plupart assez isolées, mais il peut parfois arriver de retrouver des regroupements de plusieurs d’entre-elles dans un même secteur proche. On appelle cela une «cussorghia». Il s’agit en réalité d’un rassemblement de plusieurs familles de bergers et d’agriculteurs qui forment entre eux une sorte de communauté avec une hiérarchie bien définie pourlestâches quotidiennes. Celaleurpermet une plus grandeproduction mais aussi unpartage de leurs différents savoir-faire.
A partir des années 1960, simultanément au lancement du projet de la Costa Smeralda et donc au début du processus dedéveloppement de la région, les stazzi perdent peuà peu leur fonctions rurales et deviennent des bâtiments résidentiels. L’une des principales raison de ce changement de statut est l’abandon de l’activité agricole et pastorale et à l’accroissement de l’activité touristique.

Réinterprétation de l’architecture traditionnelle au service du projet
Conscients de la présence de ce patrimoine architectural et afin de minimiser l’impact visuel de nouvelles constructions à venir, les architectes chargés de la conception de Porto Cervo s’inspirent de ces édifices ruraux. Ces derniers vont en quelques sortes être l’une des inspirations de l’écriture architecturale du projet. Cependant, étant lié à une économie très pauvreetgénéralement réduitàuneformelaplussimplequ’ilsoit,le stazzo danssonexpression exacte n’est pas le modèle idéal pour répondre aux besoins du projet de la Costa Smeralda. C’est pourquoi les architectes, comme Luigi Vietti par exemple, s’en inspirent mais veillent tout de même à le réinterpréter afin de s’adapter au programme mis en place pour le projet. Ainsi, on remarque de nombreuses similitudes avec les stazzi lorsque l’on observe les différents bâtiments réalisés à partir des années 1960 sur les littoraux de la Costa Smeralda
L’architecte Luigi Vietti, accompagné de l’Aga Khan, effectue en amont un voyage dans le nord de la Sardaigne afin de relever ce patrimoine architectural existant et de s’en imprégner avant de concevoir les plans de Porto Cervo. Ce voyage leur permet de mieux appréhender le paysage et ses composantes - aussi bien naturelles que construites – afin de proposer une solution respectueuse et vertueuse dans le cadre du projet. Vietti va d’ailleurs fonder toute sa réflexion autourdu dessin architectural, c’est-à-direuneélaborationpartant d’uneéchelleplutôt rapprochée, puis va élargir cette pensée au grand territoire seulement dans un second temps42 .
Ainsi, lorsque l’on observe la volumétrie et l’implantation des constructions imaginées par Luigi Vietti - entre autre – pour la future ville de Porto Cervo, on peut remarquer plusieurs éléments qui reprennent l’identité des stazzi. En effet, les nouveaux bâtiments ne s’élèvent pas au-dessus de la garrigue (soit environ environ 4-5 mètres de haut) et s’inscrivent dans la pente du site43. Ils s’adaptent aux vues qu’offre le grand paysage et sont donc souvent tournés vers la mer. A l’image du stazzo traditionnel individuel, Vietti imagine des constructions en bandes ou groupé par îlot, ce qui permet de densifier l’espace et faire ville44. Malgré cela, et grâce à un jeu de décalages vis-à-vis de la rue, le front de mer bâti ne prédomine pas sur la nature environnante. L’imbrication de ces petits volumes crée un dessin pittoresque qui semble faire référence aux villages traditionnels. La présence des toitures à deux pentes renforce encore davantage ce désir de s’intégrer au paysage et de reprendre les codes de l’architecture locale.
42 D’après CAPPAI Alessandra, « [...] a Porto Cervo si parte dal dettaglio architettonico », In La costruzione dello spazio turistico nella costa smeralda, cit., p.8 43 Voir Figure 9. 44 Voir Figure 10
Figure 9 : La ville de Porto Cervo dans le paysage valloné, Sardaigne, carte postale, 1966 (En ligne in www.delcampe.net, consulté le 24 novembre 2022).

Figure 10 : Le port de Porto Cervo vu d’en haut, Sardaigne, carte postale, 1984. (En ligne in www.delcampe.net, consulté le 24 novembre 2022).

Outre la volumétrie, la matérialité des façades fait également écho à ce patrimoine vernaculaire. Les nouvelles constructions sont réalisées comme celles d’autrefois avec des assemblages de pierres sèches. On retrouve également de nombreuses maisons recouvertes d’enduit blanc à la chaux45, comme c’est le cas pour certains stazzi.
Tout cela contribue donc à entretenir, dans l’imaginaire collectif de l’époque, cette idée d’une destination idyllique, une sorte de paradis à l’écart des grandes villes, dans un écrin de verdure et un cadre paisible. On y réinterprète les formes traditionnelles, avant tout par respect pour le paysage mais aussi dans le but d’accentuer l’idée de dépaysement que l’on veut promouvoir.
2. L’apparition de nouvelles urbanités et centralités
Etat des lieux de la viabilité de la région à
Partir Du Lancement Du Projet
La ville de Porto Cervo est une ville relativement récente dans l’histoire de l’urbanisation de la Sardaigne puisque sa construction débute dans les années 1960, après la signature du Consortium de la Costa Smeralda Comme évoqué précédemment, les membres fondateurs accompagnés par les architectes, dont Luigi Vietti, souhaitent implanter cette nouvelle station balnéaire dans une région jusqu’à lors très peu desservie en réseaux routiers et donc très peu accessibles. Si l’on veut y construire des complexes hôteliers et autres infrastructures pour les touristes, il faut donc donner l’accès à tout ce territoire.
La première étape de ce processus de planification urbaine consiste à équiper tout le secteur d’un nouveau réseau de voies viaires et donc réaliser en priorité les travaux liés à la viabilité Les territoires en bord de mer sont reliés aux agglomérations les plus proches par une route en forme de boucle qui longe la côte. Cette route est l’axe principal qui débute à Cugnana au Sud et remonte vers le Nord en passant notamment par Portisco, Caprioccioli, Cala di Volpe, Golfo Pevero et se finissant au niveau de Porto Cervo46. L’objectif de cette unique route est de desservir en réseau tous les futurs centres villes qui composeront l’ensemble du projet. Depuis Porto Cervo, il est ainsi possible de rejoindre Arzachena et Capriccioli en moins de trente minutes ou bienmême Olbia en moins d’une heure. Cette artère qui longe lacôte constitue donc la base du projet de planification et d’implantation des nouvelles centralités tout au long des littoraux du nord de la région. Ce n’est que par la suite que l’on élabore le dessin du réseau secondaire, propre à chacune de ces nouvelles centralités.

Comme cela est visible entre 1955 et 196847 , un second réseau de voieries vient se raccrocher àla routeprincipale qui dessert toutes les villes. Ce réseausecondairepermet d’accéder au cœur des villes et de se rapprocher de la côte. Contrairement à l’axe principal qui reprend les caractéristiques de la voie rapide, c’est-à-dire deux voies dans les deux sens de circulation, les routes au sein des villes sont plus étroites. Il s’agit de voies d’une largeur n’excédant pas les 6 mètres. On retrouve également par endroit des ruelles au profil encore plus étroit puisqu’elles ne font que 4 mètres de largeur48 46 Voir figure 12 47 Voir figures 13 et 14. 48 D’après GELSOMINO Giovanni, “Costa Smeralda 1962-2012”, cit., p.91.

Figure 13 : Le réseau viaire autour de Porto Cervo, photographie aérienne, 1955. (En ligne in www.sardegnageoportale.it, consulté le 3 octobre 2022).
Figure 14 : Le réseau viaire autour de Porto Cervo, photographie aérienne, 1968 (En ligne in www.sardegnageoportale.it, consulté le 3 octobre 2022).


Etude de la morphologie urbaine de la ville de Porto Cervo
Pour chacune des futures villes composant le projet, un plan de développement par étape fût instauré afin de réaliser les interventions dans un ordre bien précis. Ce plan de développement est le suivant49 :
1) Viabilité principale et secondaire (Viabilità principale e secondaria)
2) Lotissements et viabilité interne (Lottizzazioni e viabilità interna)
3) Services : lignes électriques, aqueducs, lignes téléphoniques, services portuaires (Servizi : eletrodotti, acquedotti, , linee telefoniche, servizi portuali)
4) Zonage côtier et interne (Zonizzazione costiera ed interna)
5) Zones et centres d’hébergement (Zone e centri alberghieri)
6) Zones et centres d’attractions (Zone e centri di attrazione)
7) Villages pour pêcheurs (Villaggi per pescatori)
8) Zones et centres sportifs (Zone e centri sportivi)
Le fait d’organiser comme cela les interventions permet d’assurer le bon déroulement du projet et de fonctionner par séquences à diverses échelles. Ainsi, la viabilité principale (1) concerne l’ensemble du secteur de Monti di Mola et permet de créer une continuité à l’échelle de tout le territoire. Cette intervention constitue donc un travail à grande échelle. En revanche, dès que l’on passe à l’étape numéro (2), qui correspond à la création des lotissements et à la viabilité interne, l’échelle d’intervention est plus rapprochée et il faut répéter le processus pour chaque ville. C’est donc également le cas pour Porto Cervo.
Dans cette partie, nous analyserons la morphologie urbaine de Porto Cervo à travers différents aspects : l’organisation de la voierie interne, la délimitation du parcellaire et des interventions et l’implantation du bâti au sein des nouvelles parcelles. Tout d’abord, concernant l’organisation delavoierie,onremarqueunehiérarchieentrel’extérieuret les abordsdelaville, et l’intérieur. Nous allons ici nous intéresser à l’organisation interne, lorsque l’on quitte la voie rapide et que l’on entre au sein de la ville elle-même. Une fois à l’intérieur du centre, les voies ne suivent pas un dessin précis, ni orthogonal ni avec une géométrie particulière. Elles traversent le territoire de manière organique pour desservir les terrains en hauteur mais aussi descendre jusqu’à la plage. Ainsi, la voierie s’adapte avant tout à la morphologie du site et arbore une forme sinueuse qui suit les masses rocheuses, la végétation existante et les courbes
49
D’après GELSOMINO Giovanni, “Costa Smeralda 1962-2012”, cit., p.91 de niveaux50. L’objectif étant d’impacter au minimum le paysage existant. Chacune de ces routes est aussi prévue pour desservir les différents lots prédéfinis durant cette même étape.
Figure 15 : Coupe paysagère du Golf de Porto Cervo (GERLAT Simone, La Costa Smeralda : Il mito e il modello, cit., planche 1, p.23.)

Figure 16 : Courbes de niveaux autour de la ville de Porto Cervo, carte topographique (En ligne in Sardegna Geoportale, www.sardegnageoportale.it, consulté le 5 octobre 2022).

En parallèle du dessin des voies, il est question de définir où l’on va pouvoir construire. Cette étape va de pair avec celle du réseau viaire puisque l’une doit s’adapter à l’autre et vice-versa. Malgrécela,quelquesédificessont construitsponctuellementavant quelesplansdelotissement soient établis de manière définitive51. C’est par exemple le cas de quelques villas privées et d’un hôtel, dont la construction commence avant que les parcelles soient dessinées Ces quelques interventions indépendantes devront donc s’intégrer dans le plan parcellaire qui sera dessiné ultérieurement.
Aussi, par la suite, chaque parcelle devra être définie par plusieurs critères afin de mieux structurer le territoire et éviter l’étalement organique du bâti52. Ces critères sont les suivants : être plus ou moins reliée au nouveau réseau de voies, bénéficier de larges espaces extérieurs et enfin, avoir toujours un point de vue panoramique tourné vers la mer. Il est primordial que chacun des futurs habitants ou potentiels touristes puissent avoir un accès facile vers son lieu de résidence mais aussi de ce dernier vers la plage. Dans cette organisation, le port devient le noyau central de la conception et tous les autres éléments urbains gravitent autour de ce dernier. Enfin, la répartition au sein des parcellaires suit le modèle établi par Luigi Vietti, reprenant son interprétation de l’architecture vernaculaire de la région. C’est-à-dire que l’on retrouve, dans la majeure partie des cas, des logements en bandes avec une volumétrie rythmée par des jeux de reculs, d’avancée, de renfoncements, de balcons, terrasses ou loggias… Cela permet d’affirmer l’aspect pittoresque que l’architecte souhaite mettre en exergue. L’objectif est que la ville s’apparente à une village de pêcheurs traditionnel d’où le choix de ces bâtiments assemblés entre eux par petits groupements sans pour autant sembler trop denses. Afin de s’insérer davantage dans le paysage, le bâti en bande suit des formes organiques, qui semblent répondre à la ligne du littoral mais aussi à la topographie du site. Ainsi, on remarque généralement des formes arrondies, en arc de cercle pour la plupart. Cela permet de recréer des petites centralités et espaces collectifs au sein de la ville. C’est par exemple le cas de la place principale située au niveau du port. Cette dernière reprend la forme de l’arc de cercle s’ouvrant vers la mer53 et accueille nombreux commerces, restaurants et autres activités Sa forme en anneau en fait un lieu de rencontre au cœur du noyau actif de la ville.
51 D’après CAPPAI Alessandra, L’architettura turistica di Vietti, cit., p.88 52 Voir figure 17. 53 Voir figures 18 et 19

Figure 18 : Vue aérienne de Porto Cervo, carte postale, 1973 (En ligne in www.delcampe.net, consulté le 11 décembre 2022)

Figure 19 : Vue de la place principale, Porto Cervo, carte postale, 1981 (En ligne in www.delcampe.net, consulté le 11 décembre 2022)

3. L’évolution
de l’architecture individuelle et collective Analyse des complexes touristiques collectifs : le cas des hôtels
Après la mise en place de la viabilité et la définition des différents zonages, le plan de planification prévoit des espaces dédiés à la construction de complexes touristiques collectifs et notamment de nombreux hôtels. Il en existe deux types : les hôtels de grande taille, appelés
« Grand Hôtel » et ceux de taille plus réduite, appelés « Hôtel Club »54. Cela annonce d’ores et déjà le but final qui est double : être en mesure d’accueillir de nombreux touristes mais également deproposerdes prestations dequalitépourrépondreauxbesoins delaclientèlevisée. Ces complexes hôteliers doivent donc comprendre un certain nombres d’infrastructures pour les activités et les loisirs telles que des piscines, des terrains de tennis ou parfois de golf, des salles de cinémas, des magasins... Ils sont généralement implantés au sein de larges espaces verts afin d’accueillir ces équipements sportifs.
A l’image de l’ensemble du projet, les constructions hôtelières se doivent de respecter le paysage et de s’y intégrer du mieux que possible55. Selon leur emplacement et la topographie dela zone d’implantation,leshôtels peuvent sedéveloppersous différentes formes. Soit unseul élément monolithique, soit plusieurs blocs individuels disposés les uns à côté des autres ou juxtaposés à une structure principale. L’ensemble est généralement complexe puisqu’il est constitué d’une multitude de formes imbriquées. Ce processus d’imbrication permet dans un premier temps de répondre aux contraintes du site mais sert également à évoquer l’esprit du village traditionnel, à renvoyer une image pittoresque du lieu en reprenant les codes d’une architecture spontanée Certains de ces hôtels ont également connus divers agrandissements ou extensions au cours des années, ce qui accentue encore davantage leur aspect hétérogène.

Au sein de ces édifices, on retrouve généralement des formes organiques, des murs courbes, des arches, des arcades, des voûtes,des piliers à sectioncirculaire...Les espaces dedistributions sont de longs couloirs aux formes douces, situés au centre des étages et constituant un dédale à travers ces long édifices complexes. Les pièces de vie, celles dédiées aux touristes telles que les chambres ou les espaces de détente et de restauration sont orientées vers le paysage et s’ouvrent généreusement vers ce dernier. C’est par exemple le cas dans l’Hôtel Cervo56 et l’Hôtel Cala di Volpe57 construits dans les années 1960. Ces deux hôtels figurent parmi les premiers construits du projet et font donc office de modèle par la suite Ils reprennent les principes évoqués précédemment comme les lignes courbes, les formes irrégulières, les longs espaces de distribution, le cadrage vers l’extérieur58… Les ouvertures suivent cette idée d’hétérogénéité puisqu’elles varient d’une façade à l’autre, ou parfois même sur une seule et même façade.59 Des dispositifs sont mis en place afin d’offrir les meilleures vues tout en se protégeant du soleil. En effet, les espaces extérieurs sont couverts, ou en retrait. La plupart des balcons sont en réalité des loggias. Cela permet d’offrir des espaces extérieurs ombrés et agréables, ainsi que d’optimiser le confort thermique en été.
En ce qui concerne les matériaux utilisés pour la construction, l’objectif est de se rapprocher au plus des techniques traditionnelles et vernaculaires, tout en apportant les savoir-faire contemporains. Aussi, la structure principale est faite de murs porteurs en pierre et en béton. Les planchers sont également en béton. Les façades sont quant à elles recouvertes de briques enduites, parfois à la chaux blanche, parfois de diverses couleurs. Les cloisons intérieures sont en pierre ou en brique, elles sont aussi recouvertes d’un enduit blanc à l’aspect rustique. Les toitures sont de grandes dalles de béton inclinées, recouvertes de tuiles. Les menuiseries et cadres de fenêtres sont en bronze et certains cadres décoratifs sont en bois.60
56 Hôtel construit à Porto Cervo entre 1960 et 1963, imaginé par Luigi Vietti, Jacques Couëlle et Michele Busiri Vici.
57 Hôtel conçu par l’architecte Jacques Couëlle à Porto Cervo, en 1963
58 Voir figures 21A et 21B.
59 Voir figures 22A et 22B.
60 D’après Ministero per i Beni e le Attività Culturali, Direzione Generale per l’Architettura e l’Arte Contemporanee, per le province di Sassari e Nuoro avec Università Degli Studi Di Sassari,Facoltà di Architettura, Dipartimento di architettura e pianificazione, pour “Architettura e territorio dal dopoguerra ad oggi nella Sardegna Settentrionale.”, En ligne in architetturecontemporanee.beniculturali.it
Figure 21A et 21B : Hotel Cala di Volpe, vues intérieures, photographie contemporaine (ph. Stefano Ferrando, 2018).




Figure 22A et 22B : Hotel Cala di Volpe, vues extérieures, photographie contemporaine (ph. Stefano Ferrando, 2018).
Figure 23A : Jacques Couëlle, Plan d’une villa de l’Hotel Cala di Volpe.
Figure 23B : Luigi Vietti, Plan d’une villa de l’Hotel Cervo (1969, Architecture Française, 325, in CAPPAI Alessandra, La costruzione dello spazio turistico nella costa smeralda, cit., p.9)

Exemples et caractéristiques de l’habitat individuel dans la région
Les constructions de type collectif ne sont pas les seules à voir le jour à partir des années 1960. En effet, l’habitat individuel est lui aussi fortement impacté par les transformations qui s’effectuent dans la région à cette époque. De nombreux architectes italiens, mais aussi d’autres nationalités, s’intéressent au nord de la Sardaigne et construisent des villas privées sur la côte et dans les terres. Bien que l’on note la présence de maisons d’architectes dans la région avant les années 1950-1960, les cas étudiés dans cette partie appartiennent tous à la seconde moitié du XXème siècle et sont donc contemporains au projet de création de la Costa Smeralda. Ils sont tous deux situés près des côtes.

A l’origine, la plupart de ces villas individuelles sont destinées à une occupation partielle dans l’année, il s’agit donc plutôt de villégiatures balnéaires, de maisons de vacances. Elles sont donc conçues pour un public aisé. Puisqu’il s’agit d’habitation individuelle privée, leur implantation est moins dense et règlementée que celle des complexes hôteliers et on en retrouve de manière plus parsemée tout au long de la côte et parfois même plus à l’intérieur des terres. Elles sont construites sur des terrains plus dissimulés et donc généralement moins accessibles du grand public.
Le premier cas que nous allons étudier est celui d’un villa de vacance à Arzachena, ville située à une vingtaine de minutes de Porto Cervo, vers l’ouest. Il s’agit en réalité de deux maisons voisines, construites sur le même terrain et imaginées par l’architecte Marco Zanuso61 en 1962. Ceprojetestappelé« Casa per vacanze ad Arzachena »,cequisignifie« Maisonpourvacances à Arzachena ». Ces deux édifices d’apparence très simples sont en réalité assez complexes Depuis l’extérieur, il s’agit de deux maisons de forme cubique, très peu ouvertes si ce n’est que paruneseulegrandeouverturequi fait également officed’entrée.Ces deux blocsmonolithiques sont construits en pierre sèches et rappellent ainsi les constructions nuragiques62 présentes sur l’île depuis de nombreux siècles. Leur matérialité ainsi que leur forme leur permettent de se fondre dans le paysage. Malgré cette insertion au sein de la nature environnante, l’essentiel du projet setrouve àl’intérieur. Eneffet, une fois passécet épais périmètreextérieurquasi aveugle, on rentre dans une cour centrale, à l’abri des regards mais aussi du vent, qui est le lieu principal de vie du projet. Les pièces fermées telles que les chambres sont disposées au quatre coin du plan carré afin d’en libérer le centre. L’intériorité du projet requestionne la manière d’habiter et créé un espace de rencontre central, intime et singulier en son cœur, tout en permettant d’apprécier et de respecter les caractéristiques naturelles remarquables du lieu.
61 Marco Zanuso est un architecte et designer italien, né en 1916 et mort en 2001 à Milan. Il étudie à l’Ecole Polytechnique de Milan et réalise la plupart de ses œuvres durant la période de l’après-guerre.
62 Les Nuraghe sont des constructions verticales en pierre, sorte de tour conique tronquée, apparue environ 2000 ans av. J-C en Sardaigne et sont caractéristiques du patrimoine architectural sarde. Ils peuvent appartenir à un complexe plus grand, formant ainsi des complexes nuragiques, pouvant faire office de forteresse ou tout simplement de lieux d’habitation.
Figure 25A, 25B et 25C : Marco Zanuso, Villa de vacances, Arzachena, 1962, vues. (Abitare, n. 34, 1965, p.29).



Figure 26 (à gauche) : Marco Zanuso, Villa de vacances, Arzachena, 1962-1964, plan (Abitare, n°34? 1965, p.29).
Figure 27 (à droite) : Roberto Menghi, Casa Franchetti, 1969-1970, plan (Abitare, n°97-98).


Le second cas concerne une villa cette fois-ci située à Olbia, à environ une trentaine de kilomètres de Porto Cervo. Il s’agit d’un projet de Roberto Menghi63 réalisé entre 1969 et 1970. Ce projet se nomme « Casa Franchetti ». Ici, en plus des formes géométriques à angles droits, on retrouve également des formes circulaires. A l’image de la villa imaginée par Marco Zanuso, Roberto Menghi recrée une sorte d’intériorité au centre du projet, sans pour autant mettre à distance le paysage. En effet, la villa est composée de plusieurs éléments individuels, espacés de manière régulière et identique, laissant entrevoir le paysage vers toutes les directions64. De plus, les fenêtres en bandeau offrent des vues vers l’extérieur en cadrant la nature environnante. Ces différents blocs forment entre eux un ensemble homogène qui s’adapte à la topographie du terrain et permet de créer un lien fort entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’architecture et le site sur lequel elle s’implante.

Ces deux projets ont pour point commun l’intérêt qu’ils portent au paysage et à la nature présente sur le site. En effet, dans la plupart des cas, c’est la nature qui prime sur l’architecture et c’est le site qui influence les grands principes du projet. L’objectif des architectes est de préserver la végétation et de la mettre en valeur. Ils établissent ainsi un nouveau langage architectural, visant à créer un lien fort entre l’intérieur et l’extérieur, ce qui n’existait pas auparavant65. C’est aussi le cas pour les complexes collectifs, dont la conception priorise l’ouverture sur des espaces extérieurs, comme des balcons, loggias, terrasses ou vers les grands parcs au sein desquels ils s’implantent et qui place ainsi la nature au centre de la réflexion.
63
Roberto Menghi, né en 1920 et décédé en 2006 à Milan, est un architecte et designer italien. Il est diplômé de l’Ecole Polytechnique de Milan. Il a enseigné l’architecture à l’Université de Venise et de Milan.
64 Voir figure 27
65 Les maisons traditionnelles (Cf. « stazzi ») ne sont que très peu ouvertes vers l’extérieur. Les ouvertures sont de petites tailles et peu nombreuses. Ce lien intérieur/extérieur n’est pas au centre de la conception architecturale vernaculaire.
CONCLUSION : MULTIPLICATION DU MODELE, TOURISME ET INFLUENCES
La multiplication du processus : le cas de Porto Rotondo
Dans la même dynamique que celle portée par le projet de Porto Cervo, d’autres villes balnéaires voient le jour dans le nord de la Sardaigne à partir des années 1960. C’est par exemple le cas de la ville de Porto Rotondo. Cette ville est située à une vingtaine de kilomètres au sud de Capriccioli et une quinzaine de kilomètres au nord d’Olbia. La ville naît sous l’initiative de deux frères vénitiens, Nicolò et Luigi Donà dalle Rose66 , au printemps 1964. Le projet de Porto Rotondo n’est pas de la même ampleur que celui de Porto Cervo, cependant il commence lui aussi par la construction d’un hôtel et les objectifs finaux sont similaires. Plusieurs architectes, artistes, sculpteurs sont contactés, sous la direction des deux frères en charge du projet, pour faire de cette ville un lieu d’architecture et d’art. Aussi, Alessandro Pianon67, Andrea Cascella68, Mario Ceroli69 ou encore Emmanuel Chapalain70 prennent part au projet. Les éléments majeurs de ce projet et ceux qui constituent l’emblème de la ville sont l’église de San Lorenzo, le campanile et la place San Marco, imaginés par Andrea Cascella ainsi que le théâtre, réalisé par Marco Ceroli. L’étude urbaine et l’implantation des maisons du centre-ville, notamment celles situées autour de la place San Marco, sont prises en charge par l’architecte Alessandro Pianon. Tous ces éléments sont imaginés au sein d’un parcours allant progressivement du cœur de la ville vers la mer.
A l’échelle urbaine comme à l’échelle architecturale, la ville de Porto Rotondo reprend le modèle établi pour l’ensemble de la Costa Smeralda. On retrouve ainsi des constructions basses, recouvertes d’enduit à la chaux, qui s’inscrivent dans le paysage, articulées en plusieurs blocs joints les uns aux autres, formant des rues au dessin organique, s’élargissant par endroit pour créer des places circulaires, s’ouvrant dès que possible vers la mer ou vers le paysage environnant. Ces différents places sont des points clés qui ponctuent le parcours au sein de la ville et qui constituent des lieux de rencontres et de vie, aussi bien pour les habitants que pour les touristes, comme c’est aussi le cas à Porto Cervo.
66Nicolò et Luigi Donà dalle Rose sont les deux frères fondateurs de la ville de Porto Rotondo.
67 Alessandro Pianon, né à Venise en 1931 et mort en 1984, est un designer et architecte italien. Il a étudié à l’école d’architecture de Venise.
68 Andrea Cascella, né à Pescara en 1919 et mort en 1990 à Milan, est un céramiste, peintre et sculpteur italien. Il est directeur de l’Académie des Beaux-Arts de Brera. Il exposa notamment à la Biennale de Venise et au musée Guggenheim à New York.
69 Mario Ceroli, né à Castel Frentano en 1938, est un sculpteur, peintre, créateur d’objet et scénographe italien. Il étudie à l’Institut d’Art de Rome.
70 Emmanuel Chapalain, né en Bretagne en 1965, est un artiste français. Il réalise « Le Sentier de l’Art » de la ville de Porto Rotondo en 2007.
Le public visé, la place des locaux et leur impact sur la conception du projet
L’objectif des membres du Consortium de la Costa Smeralda est d’ouvrir ce projet à l’Europe et plus particulièrement aux riches familles susceptibles de venir séjourner en Sardaigne pour des vacances, sans avoir besoin de se déplacer à des milliers de kilomètres de chez eux. En effet, après avoir découvert ces terres aux caractéristiques naturelles remarquables en plein cœur du bassin méditerranéen, l’Aga Khan et ses associés décèlent un fort potentiel pour le tourisme d’élite. Par exemple, bien que l’accès vers ces terrains rocailleux et vallonnés semble assez compliqué depuis les terres, il était plus facile de se projeter avec une population en mesure de s’y rendre par avion ou bien même en yachts, rejoignant ainsi leslieux les plus privés et donc prisés directement par la mer, ce qui n’était pas donné à tout le monde. Cette approche visant à attirer un tourisme d’élite va d’ailleurs guider l’ensemble du projet puisque les infrastructures mises en place sont d’abord pensées pour répondre à une clientèle d’exception. Effectivement, il est primordial que les villes qui voient le jour à cette période bénéficient d’un grand nombre d’activité et de loisirs. C’est pourquoi, tout au long de la côté, on retrouve de nombreux hôtels avec piscines, bars, restaurants aux chefs étoilés, yacht clubs, beach clubs, terrains de golf, de tennis, de basketball et autres équipements sportifs, magasins de luxe, théâtres, cinémas, etc… Le tout pour parfaire ce sentiment d’un lieu de plaisance raffiné, alliant qualités naturelles et confort haut de gamme.

Certains services et infrastructures sont mis en place pour les habitants mais ils sont de nature différente et s’adressent plutôt à des usages quotidiens. En effet, on note la présence d’églises ou de chapelles, de pharmacies, de marchés et épiceries artisanales. A l’échelle du plan général, certains noyaux sont prévus pour accueillir l’activité des pécheurs, quelques écoles, des habitations résidentielles pour la population locale ou encore des postes de police. Malgré cela, le projet n’est pas toujours perçu d’un bon œil par les locaux. En effet, le nouveau statut qu’occupe la région, les populations étrangères qui s’y rendent ainsi que les partis pris architecturaux mis en place peuvent poser question. En ce qui concerne les habitudes locales, elles sont intégrées de manières ambigües au projet. Certains nouveaux centres sont qualifiés de villages de pêcheurs mais sont malgré tout destinés à des fins touristiques. Ce sont dans ces villages que l’on prévoit de loger une partie de la population locale au même titre que certains touristes, leur offrant ainsi une vision plus authentique du lieu, notamment par la présence de l’artisanat local et de ports de pêche pittoresques. La juxtaposition de ces usages, aux antipodes les uns des autres, amène à un rejet du projet par une partie des habitants de la région.
Un langage
architectural méditerranéen plutôt que sarde ?
L’écriture architecturale du projet semble puiser son inspiration dans les formes traditionnelles de la région, notamment les « stazzi » et pourtant s’en éloigne lorsqu’elle tend à se rapprocher de l’imaginaire collectif, de l’île inventée que l’on souhaite créer. Un écart s’installe entre la théorie du projet et sa mise en pratique. En effet, les codes de l’architecture vernaculaire sarde semêlent enréalité àdes influences provenant d’autres régions dubassinméditerranéen comme les îles Cyclades, les Baléares, la côte Amalfitaine ou bien même quelques villages de la côte d’Azur. Cela crée alors une sorte de mélange, de fusion – voire confusion - entre différents styles architecturaux, tous issus de territoires côtiers ou insulaires autour de la Méditerranée.
Ainsi, le projet de la Costa Smeralda reprend les codes de l’architecture sarde et sa culture mais pas seulement. Il comprend de nombreuses inspirations qui vont au-delà des côtes de la Sardaigne et qui contribuent à le faire basculer dans une nouvelle dimension, une dynamique qui n’existe pas encore à l’époque de sa conception. En ayant pour double objectif d’attirer une part très ciblée de la population et avant tout de respecter le paysage, il fallait apporter une réponse unique et inédite, en réinventant les codes traditionnels et en transcendant la réalité.
C’est pour cela que l’on peut considérer, avec tous ces facteurs, qu’il ne s’agit non pas d’un simple projet de réinterprétation contemporaine de l’architecture traditionnelle du nord de la Sardaigne mais plutôt d’une pure création, l’invention d’un lieu imaginaire.