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THYLACINE ARTISTE ÉLECTRO ET GLOBE-TRO EUR

William Rezé, dit Thylacine, est une figure de la musique électronique, qui compose ses morceaux autour de sons qu’il capte lui-même en Sibérie, en Argentine ou en Scandinavie...

T te A. Bloch, phot C. Chabert, T. Garnier

Rien ne prédestinait William à la musique électronique, lorsqu’il a commencé le saxophone, à 6 ou 7 ans. Sans raison particulière d’ailleurs : « Je me rappelle juste que j’ai testé une fois, et que j’ai trouvé ça cool de réussir à sortir un son. » Et même, dans un premier temps, sans grande conviction : « J’avais un vieux professeur et au-delà de La Panthère rose, ce n’était pas très fun. Mais à un moment, j’ai pris des cours dans une autre ville, avec un prof beaucoup plus jeune et branché musique contemporaine. Sinon, j’aurais peut-être abandonné. » Arrivent les premiers stages d’improvisation jazz : « Je n’avais pas du tout le même niveau que les autres. On leur donnait le nom d’une gamme et hop, ils pouvaient improviser dessus. Moi, je ne comprenais pas du tout de quoi on parlait, mais bon, à l’oreille, je trouvais des trucs. » Avec des copains, il se lance ensuite dans le rock « festif » : « Une super expérience. J’ai commencé à enregistrer, à faire de la scène et, surtout, à composer mes propres parties. » De l en aiguille, il atterrit aux Beaux-arts d’Angers : « Je suis entré sur concours, un peu au blu , même si je faisais beaucoup de dessin et de gra ti. J’ai un cursus un peu étrange, parce que je sortais d’un lycée agricole, bac scienti que option écologie. Je suis passionné de nature, je pensais que j’en ferais mon métier, et que la musique resterait un loisir. Mais c’était l’inverse. » Un détour qui a laissé des traces : ylacine, c’est le nom d’une espèce animale a priori éteinte depuis quasiment un siècle, et surnommée loup de Tasmanie. « Les Beaux-arts, ce n’est pas juste une école, c’est vraiment un mouvement de pensée. Il faut commencer par faire table rase de ce qu’on pense être beau et intéressant. » Là-bas, il s’éprend de musique expérimentale, bercé par des pionniers comme Philip Glass ou Steve Reich. Dans la veine de la musique aléatoire, l’un de ses projets de l’époque consiste à projeter des portées vierges sur le dos d’un camarade qui a des grains de beauté, et de jouer la partition ainsi obtenue : « Ça marchait bien, c’était chouette, mais en parallèle, j’avais aussi besoin de faire une musique plus naturelle, plus intuitive. De ressentir une émotion et de la transmettre. » Il n’est alors pas encore branché électro, même s’il avait déjà accroché, plus jeune, avec les albums de Moby. Il met le doigt dans l’engrenage lorsqu’il découvre DJ Shadow, Massive Attack... et plus largement le trip-hop : « Il y avait des racines rock qui m’ont permis de comprendre cette musique, puis de faire progressivement la transition vers la musique électronique pure. » Il dégote un petit sampler pour faire des rythmes et jouer du saxo dessus. « Et puis, avec, j’ai fait des trucs de plus en plus mélodiques, et j’ai ni par avoir un clavier midi. J’ai passé beaucoup de temps à essayer d’apprendre à m’en servir avec des tutoriels sur Youtube... » Il découvre ainsi la liberté de composer seul, d’être « son propre chef d’orchestre ». Quant à la bougeotte qui deviendra sa marque de fabrique, elle découle d’un simple constat : « Quand on compose ses premiers morceaux, on le fait avec une espèce de facilité naïve. Parce qu’on a passé tellement d’années à ne pas composer qu’on a plein de trucs à raconter et à expérimenter. Mais au bout d’un moment, on perd ce truc-là... » Il comprend alors que c’est changer d’air qui lui permet de retrouver l’inspiration : « Je me suis beaucoup questionné sur le processus créatif, parce que ça me rendait fou de passer deux semaines sur un morceau et de me dire à la n que c’était nul. Et je me suis rendu compte que je travaillais bien dans le train. On est dans sa bulle, il y a le paysage qui dé le, tout un contexte que je trouve chouette. J’ai cherché les trajets les plus longs et je suis tombé sur le Transsibérien, qui m’évoquait en plus une forme de mélancolie qui me parlait d’un point de vue musical. » Ce voyage donnera l’album Transsiberian (2015). Un bazar sans nom à monter : « Je suis devenu complètement obsessionnel sur ce projet, qui reposait sur un point A, un point B, un temps limité, et un compositeur qui n’a rien d’autre à faire que composer. » Il prend nalement ses quartiers dans ce train mythique, à bord duquel il parcourt plus de 9 000 kilomètres en une douzaine de jours. Pour documenter le périple sur Internet, dans une optique qui se situe à mi-chemin entre le carnet de voyage et le making-of, il embarque un réalisateur et un ingénieur du son. Mais aussi une traductrice : « Elle nous a ouvert énormément de portes. À la base, je voulais faire juste l’aller-retour, mais nalement, on a fait plein de stops pour aller rencontrer des gens. » Outre les sons du train, il moissonne ainsi, jusqu’au n fond de la Sibérie, toutes sortes de chants traditionnels : « Après, je rentrais dans le train avec cette matière incroyable et je composais à partir de ça. Si j’étais resté au concept de base, je pense que j’aurais fait quelque chose d’assez chiant. Il y aurait eu quelques morceaux intéressants, mais bon, à un moment donné, la taïga à perte de vue pendant des jours... » Ce qui est surprenant, c’est qu’à la base, il n’est pas emballé par les samples : « Aller choper des petits bouts de truc sur Youtube, pour mettre un son d’ambiance d’Inde au début d’un morceau composé à Paris... Ce n’est pas du tout une critique du travail de certains, mais personnellement, ça ne m’intéresse pas trop. Sauf que là, j’enregistrais les sons qui m’entouraient pour raconter une histoire, une expérience sensorielle. » Il ne prête alors aucune attention au sens des chants qu’il capte : « Je ne suis ni chanteur, ni auteur, donc je n’ai pas ce rapport au texte qu’ont certains. Je traite vraiment les voix comme des instruments, pour aller chercher des mélodies, des intentions... » Une position qui a un peu évolué dans l’intervalle, pour cause de guerre en Ukraine : « Tout ce que j’ai enregistré en Russie, je l’ai fait traduire depuis, parce qu’à un moment, il faut quand même se poser la question de ce qu’on raconte, et ne pas risquer de tomber dans un truc de propagande. » Le buzz prend : « Pour moi, c’était juste un projet comme ça, mais les gens m’ont demandé où je comptais aller après. »

Ce sera l’Argentine et le Chili, pour l’album Roads vol. 1 (2019). À bord d’une vieille caravane Airstream de 1972, transformée artisanalement en studio d’enregistrement ambulant. Avec comme point culminant le désert d’Atacama, qui se trouve justement être le plus haut du monde. L’année suivante, pour le volume 2, il met le cap sur les îles Féroé, au large du Danemark : « Ils me parlaient tout le temps de leurs grottes, où ils organisent même des concerts. Donc j’y suis allé, comme ça, sur un Zodiac, avec des petits micros scotchés pour ne pas qu’ils tombent à l’eau. J’ai juste fait 20 minutes d’impro au saxo en jouant avec la réverb’. » Ce qui donnera le morceau Alda (vague, en féroïen). Entre ces deux opus, il compose également Versailles (2019), dans le château du même nom, autour de sons de clavecins, craquements de parquets et autres complications horlogères : « J’ai vraiment vécu cette expérience comme un voyage, alors que j’avais juste traversé le périph. Un voyage dans le temps. » Il en fait d’ailleurs un autre pour l’album Timeless (2020), composé en plein con nement, coincé, plus ou moins volontairement, dans un chalet des Alpes suisses. Il revisite ainsi les plus grands classiques, de Satie, ylacine est aussi un projet alliant musique et image : « Dès le départ, je me suis rendu compte que la musique que je faisais fonctionnait bien à l’image. J’ai d’abord fait des vidéos un peu expérimentales, par exemple en laissant tourner la caméra dans un métro ou au bord d’une autoroute. » Depuis, William a composé plusieurs BO, notamment celle de la série OVNI(s), dont l’action se déroule au tournant des années 1970 et 1980. Pour retrouver le son de l’époque, il s’est enfermé pendant plusieurs semaines dans un musée du synthétiseur, à Fribourg (Suisse), une caverne d’Ali Baba du nom de SMEM : « Au départ, je ne voyais pas trop ce que je pouvais apporter à ce projet, parce que je n’ai pas trop la culture de cette période-là. Mais ça m’a vraiment amusé, et ç’a donné quelque chose dont je suis très content. » Ponctuellement, des mini- lms accompagnent aussi les sorties de ses titres. Le plus spectaculaire à ce titre est sans doute le clip du titre War Dance (2018), tourné en Ukraine : « C’était déjà la guerre dans le Donbass. Un réalisateur avec lequel j’avais travaillé tournait un documentaire et il a remarqué que, quand les soldats s’emmerdaient, ils faisaient des sortes de chorégraphies avec les tanks. Ça l’avait beaucoup questionné sur cette espèce d’esthétisation de la guerre, très présente dans l’imaginaire russe et ukrainien. » Ces images, à l’esthétique e ectivement fascinante et dérangeante à la fois, ont failli ne jamais être tournées : « On a eu beaucoup de mal à avoir les d’autorisations, c’était vraiment très compliqué à monter... » Elles sont entrecoupées de scènes tournées dans un hôpital ukrainien, ainsi que d’une sublime chorégraphie mettant en scène un soldat en fauteuil roulant. Évidemment, l’ensemble a acquis encore plus de force ces derniers mois : « Depuis un an, tout le monde me reparle de ce clip. Et ç’a été compliqué de voir que beaucoup de personnes avec lesquelles on a travaillé se sont retrouvées depuis dans des situations vraiment compliquées. »

Beethoven, Mozart ou Fauré : « Quand j’ai terminé, je me suis dit que j’allais me faire dégommer par les puristes mais, à la surprise générale, pas du tout. C’était sympa de voir qu’il y avait une ouverture aussi dans l’autre sens. » Depuis, il a sorti 9 Pieces (2022), autour du concept de puzzle. Concrètement, c’est une sorte de compilation de morceaux issus de plusieurs projets : « Je trouvais ça intéressant de voir comment des morceaux qui n’étaient pas nés pour être ensemble pouvaient cohabiter. » De fait, plutôt bien, car ils se « colorent » les uns les autres. Par exemple, le fameux Versailles, lorsqu’il arrive après Night Train (2021), composé comme son nom l’indique dans un train de nuit (un Paris-Nice), évoquerait presque une loco lancée à pleine vapeur. Ces di érents projets, on peut aussi les retrouver en live : « Au début, c’était un peu un accident, dans le sens où je ne fais pas du tout des morceaux taillés pour la scène. Je compose chez moi, des trucs assez intimistes. » Et pourtant, nouvelle révélation : « Dès les premiers concerts, j’ai vu que j’avais encore plus de liberté qu’en jazz ou dans des groupes. » On est à des années-lumière de l’image qui, parfois, colle un peu à la peau de la musique électronique, à savoir celle d’un DJ qui se contente d’appuyer sur un bouton et de secouer la tête. D’ailleurs, « je ne suis pas du tout DJ, je ne sais pas mixer les morceaux entre eux. Mon challenge, c’est d’essayer de montrer ça, les prises de risques, les improvisations... C’est devenu vraiment important, et je m’ennuierais si je devais jouer les morceaux de la même manière tous les soirs. C’est ça, le live ». Ponctuellement, il est accompagné d’un pianiste, ou fait intervenir son saxo, bien sûr, ainsi que des instruments plus exotiques, glanés au l de ses périples, comme le duduk, le baglama ou le charango. En ce printemps 2023, il poussera le concept un peu plus loin encore, avec une (petite) série de dates où il sera accompagné d’un orchestre philharmonique.

Outre le fameux projet symphonique, il s’apprête désormais à se lancer dans une tournée d’une vingtaine de dates en Europe, qui se poursuivra en juin 2023 aux États-Unis. Et puis, il sera sans doute grand temps de ressortir sa caravane Airstream de la grange de sa cousine : « Je suis en train de ré échir à la destination du prochain voyage, j’espère que ce sera pour le début de l’année prochaine.»

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