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Propriété APRÈS LES PALAIS, LES ARABES DU GOLFE LORGNENT L’IMMOBILIER COMMERCIAL

Saoudiens en tête, les dignitaires des pays du Golfe s’entichent des belles demeures autour du Léman depuis de nombreuses années. Mais leurs dirigeants brillent par leur absence. Pour leurs placements, ils se concentrent sur l'immobilier commercial de rues bien situées.

Les Saoudiens aiment s’établir à Genève. En mars 2021, un financier saoudien a déboursé plus de 8 millions de francs pour acquérir notamment une splendide villa à

Anières. En septembre, une Saoudienne issue d’une richissime famille a reçu en donation cinq immeubles dans le quartier de Plainpalais. Et, la veille de Noël, un homme d’affaires de Djeddah a racheté un luxueux appartement à Vandœuvres, pour plus de 6 millions de francs.

Mais, comme l’achat de résidences secondaires leur est très difficile, l’appétit des hommes d’affaires du Golfe se tourne désormais vers l’immobilier commercial. Des Saoudiens examinent ces jours une offre dans les Rues Basses.

Place du Molard ou rue Pierre-Fatio, de beaux immeubles appartiennent déjà à des familles saoudiennes.

Lex Koller Comme le rappelle Giovanni Rossi, avocat suisse basé à Dubaï, «la Lex Koller limite effectivement l’intérêt des investisseurs du Golfe aux seuls immeubles en Suisse destinés à l'exercice d'une activité économique (bureaux, hôtels, centres commerciaux, etc.) ou à des résidences secondaires dans les stations de ski». Il faut bien différencier, poursuit-il, les achats immobiliers effectués par les représentations diplomatiques de ceux effectués par des particuliers ou des investisseurs. En Suisse, seules les représentations étrangères peuvent acquérir des biens pour leurs propres besoins. «Elles ne pourraient pas, par exemple, acheter des immeubles et les louer. Ces résidences jouent un véritable rôle diplomatique et sont souvent très luxueuses», ajoute Giovanni Rossi.

«Ces résidences jouent un véritable rôle diplomatique et sont souvent très luxueuses»

Rue Pierre-Fatio, à Genève. Les Saoudiens possèdent le numéro 1. R. Rossier

L’attrait est toujours très fort pour les investisseurs de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis, du Qatar ou du Koweït pour ce genre d’objets et notamment pour des raisons de sécurité, de protection contre l’inflation et la possibilité de transmettre le bien immobilier à leurs descendants, note encore cet avocat. «Je trouve que l’intérêt au cours de ces vingt dernières années pour des investissements dans l’immobilier commercial a nettement augmenté (surtout dans les grandes villes du pays comme Genève et Zurich), détaille Giovanni Rossi, contrairement à l’appétit pour des résidences secondaires, tant en Suisse qu’en France voisine, qui est plutôt constant.» En mars dernier, le Koweïtien Zaid Al Refai, déjà propriétaire des murs de l’Hôtel Montana, à Genève, a racheté l’Hôtel des Alpes pour 10 millions de francs. Depuis de nombreuses années, des palaces appartiennent à des dignitaires du Golfe, à l’exemple à Genève de l’Intercontinental, du Crowne Plaza ou du Fairmont (ancien Kempinski) qui serait cependant en train d'être vendu. A Lausanne, Katara Hospitality, détenu in fine par QIA (Qatar Investment Authority), le bras financier de l’émirat, possède depuis plus de six ans le Royal Savoy, Katara dominant par ailleurs deux autres palaces suisses, le décoiffant Bürgenstock à Lucerne et le Schweizerhof à Berne.

Attraits de la région lémanique Depuis des lustres, la dynastie des Saoud s’est entichée des bords du Léman. Pour plusieurs raisons: une température agréable en été pour ces monarques fuyant les mois les plus torrides de leurs pays, un sentiment de sécurité, des cliniques renommées, des avocats et des gérants discrets pour faire fructifier leur fortune. C’est juste après la première crise pétrolière, celle des années 1973-1975, que les rois d’Arabie saoudite, devenus ri- >>

La place du Molard, à Genève. Une famille saoudienne possède l'immeuble abritant le café du Centre. R. Rossier L’hôtel des Alpes racheté par un Koweïtien. R. Rossier

chissimes grâce au pétrole dont le prix avait rapidement flambé, découvrent les charmes de la Suisse. Le pays est alors contrôlé par le «clan des Sudaïri», les sept frères descendant de Hassa bint Saad Al-Sudaïri, considérée comme l’épouse favorite des 17 femmes du roi Abdelaziz Ibn Saoud (1880-1953), fondateur de l’Arabie saoudite en 1932. Comme le roi actuel Salman, Khaled faisait partie de cette tribu, adorant habiter dans des palais. En juin 1978, il inaugure à Genève la mosquée du Petit-Saconnex, en présence du président de la Confédération helvétique Pierre Aubert. Trois ans auparavant, son frère alors prince héritier, Fahd, avait acheté une grande parcelle dans le canton, à Pregny-Chambésy. Mais, avec les années, il est devenu encore plus gourmand. En octobre 1978, le secrétaire personnel de Fahd va voir à Riyad l’ambassadeur suisse André Maillard pour que le souverain soit autorisé à acquérir une propriété de 1900 m2 située à Saint-Moritz, à proximité de l’hôtel Carlton. Fahd voulait se rapprocher des résidences d’autres dignitaires et milliardaires, le shah d’Iran, l’Aga Khan et la famille Onassis. L’ambassadeur Maillard suggère au Conseil fédéral d’accepter la requête car «la famille Saoud peut, quand elle le désire, exercer une influence décisive sur l’utilisation des ressources financières de son pays». Mais, dans sa lettre désormais déclassifiée, le malin diplomate ajoute que «nous n’avons pas intérêt non plus à céder trop facilement. Au contraire, le prince devrait retirer l’impression que notre consentement a été difficile et que nous lui accordons une grande faveur»! Enrichi rapidement grâce aux pétrodollars, le roi Fahd achète des propriétés à tour de bras, et construit un palais à Collonge-Bellerive (lire encadré). En septembre 2013, la princesse Latifa, l’une des filles du roi Fahd, a aussi été séduite par le coteau de Cologny en achetant pour 57,5 millions de francs une vaste propriété de 18’800 m2 autrefois possédée par un ancien président de la Confédération, le Genevois Gustave Ador. En août 2021, cette résidence est rachetée pour un montant similaire par le banquier Jacob Safra.

Retombées économiques Calme, luxe et volupté: ces incursions estivales ont de tout temps fait le bonheur des commerçants de la région. De nombreuses légendes urbaines circulent encore sur les événements locaux liés à ces royaux déplacements, de la privatisation de grands magasins à l’assèchement des flottes de berlines de location en passant par des factures astronomiques pour les traiteurs, fleuristes, jardiniers et palaces. Autant de retombées économiques en or massif. L’unique fois où il a habité son palais de Collonge-Bellerive, en 2002, le roi Fahd était accompagné de 500 personnes, en incluant les courtisans, les gardes et le personnel soignant. La bataille pour attirer en Europe le nouveau roi d’Arabie saoudite, Salman ben Abdul-Aziz al-Saud, le dernier du «clan des Sudaïris», promet

«Le prince [Fahd] devrait retirer l’impression que notre consentement a été difficile et que nous lui accordons une grande faveur»

André Maillard, ancien ambassadeur suisse à Riyad

Le Royal Savoy, à Lausanne, a été rénové à grand frais par les Qataris. Royal Savoy

Le domaine de Sans-Souci, à Versoix, propriété de l'émir du Qatar. R. Rossier

d’être rude. Pour l’heure, il semble préférer la Côte d’Azur et, surtout, le Maroc.

Héliport pour MBZ Si les Saoudiens ont jeté leur dévolu sur Genève, les dignitaires des Emirats préfèrent la France voisine. Prince héritier des Emirats, Mohammed bin Zayed bin Sultan Al-Nahyan, plus connu sous le nom raccourci de MBZ, possède un splendide palais garni de jardins à la française en haut d’une colline surplombant Annemasse. Dans l’opulente commune de Vétraz-Monthoux, qui est pour la ville haut-savoyarde ce que Cologny est pour Genève, le lac en moins. Mais MBZ y dispose d’un avantage rare: la possibilité de s’y rendre en hélicop- >>

Qui possède le plus grand terrain?

L’Arabie saoudite et le Qatar sont les pays du Golfe à dominer de très vastes parcelles. A Collonge-Bellerive, le palais de l’ancien roi Fahd, construit en 1984 et rénové en 1996, s’étend sur quelque 22'000 m2. Mais le dignitaire boudait son palais genevois, estimant qu’il n’était pas suffisamment vaste pour accueillir les 400 à 500 personnes qui l’accompagnaient au moment de son firmament. Il ne l’a occupé qu’une seule fois, en 2002, trois ans avant sa mort. Une de ses veuves a hérité du domaine. Lors de sa rénovation, un projet de construction d’une dizaine de villa aux alentours, pour créer une sorte de «cordon de sécurité» autour du palais avait déclenché la polémique. Les Saoudiens s’étaient irrités car ils avaient offert de grosses compensations pour l'abattage des arbres, dont la revitalisation du ruisseau de la Bistouquette, à Plan-les-Ouates. Son frère, feu le prince héritier Sultan, est aussi propriétaire d’une grande maison à Cologny, s’étendant sur 17'000 m2 et gardée par deux dragons dorés menaçants et, de manière plus prosaïque, par une société privée. En 2017, une crise politique éclate entre le Qatar et l’Arabie saoudite, Riyad étant fâché par les accointances trop visibles entre Doha et Téhéran, l’Iran étant son ennemi numéro un régional. A Genève, les propriétés occupées par le royaume saoudien et l’Etat du Qatar sont de grandeur similaire. Riyad possède plus de 24'000 m2 à Pregny-Chambésy pour héberger sa mission diplomatique alors que Doha a déboursé 47 millions de francs en 2009 pour acquérir plus de 22'000 m2 à Cologny. Mais, en 2015, le royaume saoudien complétait son patrimoine immobilier par un rachat d’une parcelle de 7250 m2 à l’Organisation internationale du travail, pour la coquette somme de 26 millions de francs. Mais en mettant dans la balance les 45'509 m2 possédés par le Qatar aux portes de Versoix, Doha peut, à quelques mois de l’ouverture du Mondial de football au Qatar, bomber le torse.

Manoir possédé par une des branches de la famille Saoud, route de Lausanne, près de Genève. R. Rossier L’entrée du palais du roi Fahd, à Collonge-Bellerive. La propriété s’étend sur quelque 22'000 m2. R. Rossier

tère! Car le maître des lieux a déposé en été 2018 une requête peu commune: la construction d’un héliport au cœur de sa propriété s’étendant sur deux hectares. Raison invoquée? Besoins de sécurité et contraintes protocolaires. Car l’arrivée dans la région d’un dignitaire d’aussi haut rang agit comme un coup de pied dans la fourmilière de tous ceux qui espèrent récolter les miettes de ses largesses. Quand il débarque, la police est sur les dents. Tout est fait pour que le monarque goûte en toute quiétude aux charmes de son palais. En juillet dernier, MBZ a séjourné à Vétraz, louant aussi pour tout l’été les 200 chambres du Novotel d’Annemasse et du Mercure de Gaillard.

Ouverture au public? Si les propriétés françaises sont régulièrement habitées par ces monarques, ce n’est pas le cas du palais du roi Fahd, à Collonge-Bellerive. Impossible non plus de le visiter. Cette commune abrite pourtant de beaux objets immobiliers, à l’exemple du Château de Bellerive (classé au niveau national), récemment racheté par une des filles du président du Kazakhstan. «Les propriétés du Château de Bellerive et de la résidence dite «Palais du roi Fahd», étant des demeures privées, le Conseil administratif ne se prononce pas sur la question de leur ouverture au public qui reste de l’ordre de l’initiative privée», souligne la secrétaire générale Nathalie Girard Besson. Autre rive, autre discours. Appartenant au Qatar, le domaine de Sans-Souci, à Versoix, a été ouvert au public il y a quinze ans à l’occasion d’une journée du patrimoine. L’actuelle maire, Jolanka Tchamkerten, s’en souvient encore et estime «qu’il serait fort appréciable de profiter de ce genre d’événements pour que la population puisse visiter des bâtiments remarquables et à hauteur historique». Ce qui révèle une différence de mentalité entre des dignitaires qataris libéraux et des familles souveraines saoudiennes plus conservatrices. Roland Rossier

Une clientèle très aisée

Les milieux immobiliers font les yeux doux à la clientèle du Golfe. Car cette région abrite de plus en plus de millionnaires (HNWI dans le jargon anglo-saxon, soit High Net Worth Individuals). Selon une étude de Knight Frank datant de 2020, le monde arabe s’enrichira de 330'000 nouveaux millionnaires d’ici à 2025. Selon les enquêtes, les Emirats arabe unis (EAU) regrouperaient entre 60'000 et 100'000 personnes disposant d’au moins un million de dollars en cash. La fourchette de cette population aisée se situerait entre 56'000 et 60'000 en Arabie saoudite, entre 37'000 et 45'000 au Qatar et entre 29'000 et 45'000 au Koweït. Or, cette population rêve souvent d’acquérir un nouveau logement. La frange des richissimes est encore plus friande de nouvelle maison: plus d’un quart des UHNWI («u» signifiant «ultra»), dont la fortune nette dépasse 30 millions de dollars, auraient aimé devenir propriétaires en 2021, pourcentage grimpant à 31% s’agissant des ressortissants du monde arabe. Reste à savoir si cette population sera séduite par la Suisse. Selon l’étude de Knight Frank, elle préfère le Royaume-Uni, les Etats-Unis, l’Espagne, la Turquie et les Emirats eux-mêmes. Les citoyens de ce pays sont cependant plus nombreux à découvrir Genève. Entre 2011 et 2019, le nombre de nuitées dans les hôtels genevois concernant ces habitants est passé de 49'000 à 73'000 (de 74'000 à 101'000 pour les Saoudiens, de 19'000 à 22'000 pour les citoyens du Koweït). Mais c’est le nombre de ressortissants du Qatar qui a connu la plus forte progression, en doublant au cours de cette période (de 15'500 à 31'000).

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