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Les notions communes

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Les Grâces

Les Grâces

Il est possible également que le groupe ne prenne pas du tout, une mauvaise rencontre en somme, où l’affect triste prédomine. Il se fait pourtant que les gens restent ensemble. Ils trouvent sans doute encore suffisamment de joie et, malgré sa peine, chacun dans son coin se « raisonne » (« On vient de commencer, on ne va pas arrêter tout de suite »), se culpabilise (« Je dois tenir mes engagements jusqu’au bout »). Ce n’est pas forcément une erreur car, comme nous l’avons vu, dans ce régime de connaissance, tout peut changer très vite. Par exemple, un groupe préparant l’occupation d’un bâtiment vide se trouve dans un agencement « réunions » qui attriste. Le fait de concrétiser ce projet peut transformer radicalement l’agencement et produire de la joie. On ne peut pas le savoir à l’avance, il faut le faire. Cependant, si après trois occupations et autant de délogements, le groupe est encore affecté tristement, il serait peut-être temps de se poser l’une ou l’autre question : cela vaut-il la peine de poursuivre ensemble ? Que faut-il modifier ou agencer autrement pour arrêter de s’ennuyer ? Le danger est grand de laisser se perpétuer une situation où dominent les passions tristes. Nous sommes déjà dans une impuissance relative face à ce qui nous arrive, seulement capables de sentir les affects. Mais que ce senti se transforme en ressenti, et nous voilà plongés dans l’enchaînement des passions tristes. D’abord la tristesse qui glisse vers la haine : « Si quelqu’un commence à avoir en haine une chose aimée, de façon que l’amour soit entièrement aboli, il aura pour elle, à cause égale, plus de haine que s’il ne l’avait jamais aimée, et d’autant plus que son amour était auparavant plus grand. [6] » Puis surviennent l’aversion, la moquerie, la crainte, le désespoir [7]… Ce danger est en quelque sorte redoublé par un autre, celui de toutes les traces durables qui affectent un corps. Nous ne sommes pas seulement momentanément tristes mais la tristesse s’imprègne dans notre corps : lentement, une fêlure silencieuse s’y déploie. Une fixation s’opère alors : « Une partie de ma puissance est toute entière consacrée à investir et à localiser la trace, sur moi, de l’objet qui ne me convient pas. […] C’est autant de ma puissance qui est diminuée, qui m’est ôtée, qui est comme immobilisée. [8] » Comme on dit, il va falloir du temps pour s’en remettre.

LES NOTIONS COMMUNES Revenons à notre groupe de tout à l’heure et supposons que celui-ci « marche », qu’il produit plus de joie que de tristesse. Il est, nous l’avons dit, dans une ignorance des « causes » qui produisent cet affect-là, à la merci de mauvaises et de bonnes rencontres. Actuellement donc, un affect de joie enveloppe son impuissance. Mais comment peut-il sortir de ce ballottement et commencer à comprendre ces causes externes qui l’affectent ? Par des « notions communes » ou « idées adéquates », nous dit Spinoza, c’est-à-dire en entamant un travail de repérage de ce qui lui convient ou disconvient. « Quand je suis sortie de la réunion (ou de l’action) de l’autre jour, j’ai senti une énergie active circuler entre nous ; il nous faudrait comprendre ce qui s’est passé, repérer les agencements qui rendu possible l’augmentation de notre puissance. » Selon le deuxième régime de connaissance de Spinoza, nous tentons de sélectionner et de composer les rapports qui conviennent avec les nôtres : « Je remarque que telle chose, dans tel contexte, est bonne pour moi. » Nous sélectionnons donc un ou plusieurs rapports qui se composent avec l’un ou l’autre des nôtres, c’est-à-dire que nous trouvons par l’expérience dans quelles situations nous devons nous mettre pour agencer des affections joyeuses et en tirer les conséquences. L’une d’elles, a contrario, est de fuir au maximum les rapports qui ne nous conviennent pas.

Petit à petit, par l’expérience, je fabrique des « notions communes » et celles-ci se construisent à partir des affects de joie. Ceux-ci sont en quelque sorte des tremplins : même si je suis toujours en partie séparé de ce que je peux, ils n’agissent pas moins comme augmentation de ma puissance. Il nous faut partir de là, nous dit Spinoza, et jamais des passions tristes. Nous construisons donc des « notions communes » (ou adéquates) à partir de ce qui se compose avec nos rapports et non de ce qui les décompose ou les détruit. Autrement dit, on n’effectue pas la sommation de nos tristesses avant de commencer à penser à des idées adéquates. Se présentent alors à nous des points de méthode : « Vous partez des passions joyeuses, augmentation de la puissance d’agir ; vous vous en servez pour former des notions communes d’un premier type, notions de ce qui avait de commun entre le corps qui m’affectait de joie et le mien. Vous étendez au maximum vos notions communes vivantes et vous redescendez vers la tristesse. Mais cette fois-ci, avec des notions communes que vous formez pour comprendre en quoi tel corps disconvient avec le vôtre… [9] » Tâtonner et expérimenter les agencements qui conviennent. Ça peut rater, ce qui n’est pas grave ; il faut alors réessayer autrement. Et, si cela foire, évitons d’en tirer de grandes conclusions ou de se lamenter : « On a déjà essayé, ça ne marche pas. » Reprendre plutôt là ou l’on s’est arrêté, sélectionner un affect de joie et modifier l’éclairage, l’ambiance, le temps imparti, la position des gens dans la salle, la manière dont se distribuent les rôles, la façon d’intervenir dans l’espace public… Construire en somme de nouveaux modes d’existences. Pour voir si cela fonctionne, le critère est relativement simple : on se sent dynamisé, on rigole davantage, le désir circule dans le groupe. « Et là petit à petit s’esquisse comme une espèce de début de sagesse, qui revient à quoi ? À ce que chacun sache un peu, ait une vague idée de ce dont il est capable, une fois dit que les gens incapables, c’est des gens qui se précipitent sur ce dont ils ne sont pas capables et qui laissent tomber ce dont ils sont capables. Mais demande Spinoza, qu’est-ce que peut un corps ? Ça ne veut pas dire un corps en général : mais le mien, le tien, de quoi il est capable ? C’est cette espèce d’expérimentation de la capacité. Essayer d’expérimenter la capacité, et en même temps la construire, en même temps qu’on l’expérimente. [10] » >> Pour prolonger autour de la composition des rapports, lire Rôles et Artifices ; et sur la proposition spinozienne relative aux affects comme critères d’évaluation, lire Autodissolution. [1] Le Robert, « Dictionnaire historique de la langue française », Paris, 2000 [2] Que ce soit au niveau d’un individu ou d’un groupe, c’est bien la question de la puissance, des rapports, des rencontres et des compositions qui nous intéresse ici. De ce point de vue, nous ne distinguons pas l’un et l’autre niveau. [3] G. Deleuze « Spinoza et le problème de l’expression », éd. de Minuit, Paris, 1968, p.218 [4] « L’éthique juge des sentiments, des conduites et des intentions en les rapportant non pas à des valeurs transcendantes mais à des modes d’existence qu’ils supposent ou impliquent » et « Il n’y a pas de bien ni de mal dans la Nature, il n’y a pas d’opposition morale, il y a une différence éthique », idem « Spinoza et le Problème de l’Expression » p.248 et 249 [5] G. Deleuze « Spinoza, philosophie pratique », éd. de Minuit, Paris, 1981, p.35

[6] Spinoza « Ethique », éd. Flammarion, Paris, 1965, p.170 [7] Le cas « paradigmatique » du déchaînement des passions tristes dans un groupe est le moment où éclate les conflits qui annoncent la scission. [8] G. Deleuze, « Spinoza, cours à Vincennes, 20-01-81 », www.webdeleuze.com, p.69 [9] G.Deleuze, « Spinoza, Cours à Vincennes du 24-01-78 », webdeleuze.com ; p. 17 [10] idem, p.75

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