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Patrick Chamoiseau « Faire de sa vie une beauté dans tous les sens du terme »

PATRICK dialogue CHAMOISEAU

« FAIRE DE SA VIE UNE BEAUTÉ DANS TOUS LES SENS DU TERME »

Trente ans après son prix Goncourt pour Texaco, cet écrivain majeur de la Caraïbe, principalement connu pour son travail sur la langue créole, interroge la question de la transmission dans le monde contemporain. propos recueillis par Catherine Faye

Un éclaireur. C’est le mot qui vient à l’esprit à l’évocation de Patrick Chamoiseau. En perpétuelle reconnaissance sur les chemins de la langue, de l’état poétique et de la mémoire, ce natif de Martinique explore sans trêve les tissus de l’humain, la texture du monde. Sa douceur, que l’on pourrait qualifier de primordiale, répond inlassablement à ce sourire qui le caractérise. Comme une révérence joyeuse, un combat paisible, pour nous dire l’intime et le politique, la pensée et les émotions, dans des textes inclassables, à la fois sensibles et puissants. Une manière d’aller au rêve et d’élargir nos horizons. Maintes fois récompensé, cet écrivain engagé dans de grandes causes humanitaires, dont la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, s’est essayé à tous les genres. Si son premier roman, Chronique des sept misères, témoignait, en 1986, de la destruction d’une culture par l’irruption du rationalisme, Le Vent du nord dans les fougères glacées, paru en octobre dernier, se lance sur les traces improbables du dernier conteur créole. Dans ce récit d’un convoi en marche vers les mornes, où s’est retiré le maître de la parole, il sonde les secrets de l’invisible, le mystère de l’esprit de création. Un cheminement initiatique, à l’aune d’une quête de connaissance et d’une véritable rencontre esthétique. Où l’état poétique devient la clé. Rencontre.

AM : Qu’avez-vous gardé des choses de l’enfance ?

Patrick Chamoiseau : Tous les artistes ont gardé de manière très active des dimensions fondamentales de l’enfance. Leur cheminement psychoaffectif est toujours singulier. C’est ce que j’appelle un état poétique, c’est-à-dire une capacité d’interrogation, de curiosité, d’émerveillement. De révérence, dirais-je, envers ce qui existe. Rester du côté poétique est une vertu que l’on peut cultiver, en ne rompant pas avec l’enfant que l’on a été. Dans Antan d’enfance, Chemin d’école et À bout d’enfance, j’explique pourquoi je suis devenu écrivain, et non philosophe, musicien ou dessinateur de bande dessinée, car j’avais mille projets dans la tête. D’abord, je me suis trouvé embarrassé entre une langue créole, qui constituait la base de mon imaginaire sensible, et le français, que je découvrais à l’école, avec la civilisation occidentale. Cette tragédie linguistique est à la base de ma sensibilité. Par ailleurs, j’étais le dernier d’une famille de cinq enfants, avec une frustration et un état désirant, comme je l’appelle, qui s’accompagnaient de longues périodes de solitude. C’est là qu’une intériorité s’est développée. J’ai le souvenir d’un enfant hypersensible et émotif, très observateur des forces de l’invisible et de la nuit, puisque j’ai été très tôt réceptif au monde des contes créoles. Aujourd’hui, je suis à la fois éloigné de cet enfant et, en même temps, très proche de lui par ce que j’appelle « l’athlétisme émotionnel, sensitif et imaginatif ».

Y a-t-il un épisode déterminant par lequel vous êtes entré dans le monde des livres ?

À l’époque, comme nous n’avions pas de bibliothèque, ma mère cachait les livres dans une caisse de pommes de terre. Elle y entassait tous les prix d’excellence rapportés par mes frères et sœurs : de beaux ouvrages illustrés. Peu lettrée, elle avait un rapport à l’école et aux livres très sacralisé. Elle voulait que ses enfants réussissent. Le livre était l’objet même de la base de la connaissance. Un jour où j’étais seul à la maison, j’ai découvert cette boîte à trésors. J’ai ouvert le premier livre, au-dessus de la pile, et je me suis plongé dans les illustrations, car je ne savais pas lire. C’était Alice au pays des merveilles. Dès lors, les livres sont devenus mes amis de solitude, je trouvais du plaisir dans leur compagnie, et dès que j’ai eu accès à la lecture, ils sont devenus déterminants. Le grand classique de Lewis Carroll m’a donné la clé du merveilleux des contes créoles. Germinal, de Zola, m’a ouvert les yeux sur ma propre réalité familiale, le côté social, les petites gens, les petits héroïsmes. La Trilogie marseillaise, de Pagnol, m’a apporté une dimension que l’on trouve chez le conteur créole des plantations esclavagistes : le rire et l’ironie. Enfin, je lisais tout ce que ma mère rapportait à la maison : romans-photos, policiers, romans d’amour, agendas, magazines. Ma formation littéraire a donc été spontanée. Sans hiérarchie. À quel moment devenez-vous un écrivain ?

Le passage à l’écriture s’est fait simplement, à travers l’admiration et le mimétisme. Dans mes rédactions, je « faisais » du Lamartine, du Pagnol… Jusqu’à ce que je prenne enfin mon autonomie. Et que je trouve ma vraie parole. Et puis, je déclamais, surtout La Légende des siècles, de Victor Hugo. C’est de là que me vient cette cadence en alexandrins dans mes textes. Mais j’ai beaucoup tardé avant de dire : je suis écrivain. J’avais un tel émerveillement pour ce qui avait déjà été fait en littérature que j’avais du mal à m’inscrire dans cette tradition-là. Je me déclarais plutôt marqueur de parole ou guerrier de l’imaginaire, pour resituer un petit peu mon travail dans une réalité créole

« L’état poétique est une capacité d’interrogation, de curiosité, d’émerveillement. De révérence envers ce qui existe. »

américaine, mais aussi pour ne pas me prendre au sérieux. Je pense d’ailleurs qu’être écrivain est un état, une manière d’être. Et j’ai plutôt tendance à me déclarer artiste. J’ai d’ailleurs toujours la tentation de la sculpture, de la peinture ou de la musique. C’est très fort, très puissant en moi. D’où écrivez-vous ?

Lors de ma crise d’adolescence, au moment où l’on cherche à se définir, s’est produite une rencontre extraordinaire. Mon grand frère, qui se passionnait autant pour les mathématiques que pour la poésie, avait un rituel, chaque matin. Devant la fenêtre, il saluait le lever du soleil en déclamant des vers de Césaire : « Et voici par mon ouïe tramée, de crissements / et de fusées, syncoper des laideurs rêches, / les cent pur-sang hennissant du soleil, / parmi la stagnation. » Cette rencontre avec la poésie césairienne m’a rapidement conduit au Cahier d’un retour au pays natal, où j’ai découvert les problématiques du racisme, de la colonisation, de la minoration de l’homme noir. C’est lorsque j’ai fait ma négritude que mon écriture est devenue plus consciente, en signant le point de départ d’une activité artistique plus proche des réalités. Mais le point le plus déterminant a été la rencontre avec Édouard Glissant. Il m’a offert tout le reste : l’univers que j’explore, mon esthétique, ma boîte à outils en ce qui concerne la pratique littéraire. Dès lors, à qui vous adressez-vous ?

J’écris pour moi-même, c’est mon lieu intime, mon lieu secret. Si l’œuvre d’un artiste ne lui sert pas d’abord à lui, je ne vois pas à qui ça peut servir. C’est la clé. L’écriture m’a permis de clarifier un certain nombre de désordres émotionnels, de sensibilités, d’images qui me traversaient l’esprit, tout une activité intérieure, assez chaotique, que j’ai régentée de cette manière-là. Chacun de mes livres me sert généralement à explorer une question que je me pose. Et comme ma situation, mes interrogations sont celles d’un être humain, elles peuvent toucher d’autres personnes. Ainsi, en accédant à mon expérience personnelle, mes lecteurs s’en nourrissent pour avancer dans leur propre expérience. Vous dites que l’instant création demande une catastrophe inaugurale. À quel moment l’écrivain est-il au bord de la falaise ?

L’instant création est un moment mystérieux. Cela commence à l’instant où surgit la première phrase, toute une galaxie, voire un trou noir, qui aspire et contracte une densité. Cette résultante d’un moment émotionnel permet de se libérer, car, comme disait le philosophe Gilles Deleuze, l’angoisse de l’écrivain ne provient pas de la page blanche, apparemment vide.

Au contraire, c’est parce qu’elle est pleine de tout ce qui a déjà été dit, écrit, pensé. Toute la difficulté est donc de sortir de là. Dès lors, on entre dans une situation émotionnelle, le moment catastrophe, qui vous libère. Le peintre Francis Bacon racontait qu’avant de se mettre à peindre, il restait devant sa toile, prenait un pinceau, n’importe lequel, une couleur, et faisait une tache. Juste un geste. De la même manière que l’on écrirait n’importe quelle phrase, sans savoir d’où elle vient. Puis, il essayait de comprendre ce que la tache lui inspirait. Cette tache n’était pas une forme, il n’y avait pas d’intention. Survenait alors une espèce de libération totale, qui mobilisait à la fois des énergies du corps et de l’esprit. C’est à ce moment-là que l’on est dans l’instant création. Un grand artiste est d’un courage esthétique immense. William Faulkner disait qu’il mesurait la qualité de ses textes à l’intensité de leur échec. Lorsqu’on a une vision, c’est comme lorsqu’il y a de la foudre dans la nuit. On voit tout un paysage Aux côtés de l’écrivaine Gisèle Pineau et du penseur Édouard Glissant, en 2009. qui s’éclaire, puis l’obscurité revient, enfin, pendant des années, on est à la recherche de ce paysage que l’on a entraperçu. Cela détermine-t-il la justesse, le vrai ? Le premier jet d’écriture capture une sensation, une image, une émotion, une vague perception, quelque chose de pas très clair. C’est une sorte de bond dans l’inconnu. Parfois, quand j’essaie de me relire, j’ai du mal à comprendre ce que j’ai voulu dire. Il faut du temps pour trouver un peu le trésor que l’on a ramené. J’ai toujours été préoccupé par ce moment mystérieux de la création. Dans tous mes textes, on voit l’écrivain au travail, il y a toujours le « je suis dedans » et le « je me regarde en train d’écrire ». Car il y a dans l’acte d’écrire une dimension totale. C’est une alchimie complexe, où le créateur se trouve en face de ce que j’appelle le réel, qui est la totalité de l’existant, et tout l’invisible, l’inexplicable et l’impensable de l’existant. Mais comme

le dit Kundera : « Les romanciers qui sont plus intelligents que leur œuvre devraient changer de métier. » Alors, c’est cela le propre de l’œuvre d’art : elle n’apporte pas de réponse, mais ouvre des fenêtres sur la complexité des situations existentielles et les états du monde. Gilles Deleuze a dit : « Seul l’acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes. » Que pensez-vous de cette réflexion ?

Cela rejoint tout à fait la situation esclavagiste. Une période où le monde ancien allait se déchirer et où l’on allait voir triompher le capitalisme-monde, sous les valeurs de la colonisation, de l’esprit de conquête, de domination, d’exploitation de l’humain et de la nature. C’est une période très intéressante, parce que c’est un moment fondateur, exactement comme ce que nous vivons aujourd’hui. Au temps de l’esclavage, de cette déshumanisation profonde, il y avait la révolte, la résistance des nègres marrons, mais également ceux qui ne quittaient pas la plantation et qui pratiquaient une sorte de marronage profond, par la créativité. Celui qui va assumer ce combat, c’est le conteur. Lorsqu’un Africain arrive dans une plantation, il trouve la langue de l’esclavage, celle qu’il doit apprendre pour exécuter les ordres et accepter la vie dans laquelle on le plonge. Cette langue est une arme de domination. Une mort symbolique. Mais le conteur va l’utiliser pour contester et résister de manière secrète, profonde. Par la puissance de sa création, par laquelle il est plus facile de s’opposer à l’ordre esclavagiste, le créole va devenir une langue vivante, à travers laquelle le captif peut se réhumaniser. En quoi cela rejoint-il ce que nous vivons aujourd’hui ?

Avec l’effondrement de la nature, le changement de métabolisme de la planète, le basculement de l’imaginaire, plongé dans l’écosystème numérique, la toute-puissance de l’intelligence artificielle, les progrès de la connaissance du cosmos et les accélérations technoscientifiques, il faut trouver de nouvelles voies. Devant tous ces défis, il y a une urgence de transmission, mais en même temps, une impossibilité de transmission, puisque notre monde est fini. Reste l’esprit de création, à l’aune de ce que le conteur véhicule. Qui permet de se dépouiller, de se débarrasser et de renaître à autre chose. Ce courage existentiel et esthétique, qui distingue les artistes, est porté par l’état poétique. Tous les êtres humains ont cette compétence de l’esprit, mais ils la perdent s’il n’y a pas de stimulation esthétique. Il est donc important de retrouver le contact avec l’œuvre d’art, non pas dans la consommation culturelle qui nous caractérise, mais en retrouvant la métabolisation, qui permet une rencontre véritable. Ce fameux moment qui déclenche en soi une sorte de

surgissement de la beauté, repousse les limites de ses petites réalités et refonde les bases de sa sensibilité, de sa conscience, en augmentant ses capacités de connaissance. Et il faut transmettre cela immédiatement à nos enfants, qui vont vivre un monde que nous ne pouvons pas imaginer. Faire de sa vie une beauté dans tous les sens du terme. C’est ce qu’il y a de plus vital, de plus essentiel, de plus déterminant pour eux. Bartleby, le héros de la nouvelle éponyme de Herman Melville, répète inlassablement : « Je préférerais ne pas. » Que vous évoque cette histoire de désobéissance et de résistance passive ? Par une simple formule, le scribe Bartleby se dresse contre un système. C’est tout le processus de marronage intérieur, qui peut se produire face aux normes qui nous sont imposées. Et qui peut mener à un effacement de Bibliographie sélective ◗ Le Vent du nord dans les fougères glacées, Seuil (2022) ◗ Baudelaire jazz, Seuil (2022) ◗ Texaco, Gallimard (1992) soi. Il y a d’ailleurs dans l’acte de création un moment très particulier, où l’on se reconstruit soimême et où l’on peut disparaître. En examinant le processus du système des plantations et de la traite esclavagiste, j’ai cherché les premiers créateurs et je me suis demandé si l’esprit de création ne commençait pas dès le bateau négrier, au moment où tant d’esclaves, hommes, femmes et enfants, se jetaient par-dessus bord. Beaucoup avalaient leur langue ou se suicidaient, plutôt que d’être réduits à ce qui leur était imposé. N’y a-t-il pas là une sorte de foudre de beauté humaine, qui fait que l’esprit de création est le lieu même d’une destruction ? Il est en effet possible que le refus total d’une domination, que la construction de soi, passe par un anéantissement de soi. Une photo en noir et blanc d’un paysan tenant en bride une bête de somme illustre votre dernier ouvrage. Rien qu’en regardant cette photo, j’ai pu construire l’univers qui est déployé dans Le Vent du nord dans les fougères glacées. Le

personnage m’a toujours fait penser à un conteur. Un Africain, donc, peut-être né sur la plantation, et réduit en esclavage. Un nègre des champs, qui travaille jusqu’au coucher du soleil, et qui trouve la force de se retrouver avec les autres le soir. Quand j’ai rencontré les derniers vieux conteurs de Sainte-Marie, en Martinique, c’étaient des personnages tout à fait ordinaires, des gens de la campagne, pas spécialement cultivés ni lettrés, au sens où on l’entend généralement. Mais lorsqu’ils se mettaient à parler, ils devenaient des géants, des maîtres de la parole. Avec une puissance, une grâce et une autorité considérable. Dans le mystère du conteur créole, il y a donc, au départ, l’insignifiance, la normalité, la surnormalité. Comme cet homme sur la photo, qui revient de son jardin, comme aurait fait n’importe quel conteur de la belle époque des veillées mortuaires. Toute l’année, il plante des ignames, récolte des choux, coupe de la canne, traîne des mulets, mais pendant qu’il fait tout cela, contrairement aux autres, il cultive son imagination. Dès que j’ai su que je voulais explorer la question de la transmission, je me suis totalement appuyé sur ce personnage pour construire Boulianno, le vieux conteur. Il était pour moi la quintessence d’une situation ordinaire dans la vie rurale de la Martinique et le point de départ de celui qui devient un maître de la parole. Vous y évoquez la nuit dans les plantations, comme un espace d’effacement des réalités et des certitudes encombrantes. Ce n’est qu’à ce moment-là que le conte peut advenir ?

La tradition antillaise disait qu’on ne pouvait conter correctement que la nuit. Le jour, on était inscrit dans le travail servile et donc dans l’ordre de la domination esclavagiste, alors que la nuit effaçait la maison du maître, les plantations : on ne travaillait pas, le maître n’était pas là, on était entre nous. Avec cet effacement de l’ordre symbolique, l’autre élément important était la présence de la mort, très fréquente, étant donné la rudesse du travail. L’irruption de la mort réelle dévoilait la mort symbolique, dans les consciences individuelles, comme si l’on déchirait un voile, et on se rendait compte qu’on était presque déjà mort, qu’on pouvait à tout moment être avalé par elle. Alors, rassemblés, on se collait les uns aux autres, lors de grandes veillées pour essayer collectivement de s’opposer à elle et rester du côté de la vie. Celui qui assumait ce combat, en captant l’espace de liberté créé par la nuit et en répondant à l’injonction de la mort symbolique, c’était le conteur. Lorsque la nuit avait déjà fait la moitié du travail, que l’illusion flottait dans les grands arbres et que les flambeaux décomposaient les ombres, l’instant création pouvait se déployer. Et la mort était vaincue par la puissance du conteur. Dans Baudelaire jazz, vous écrivez : « Le rythme est une mesure sans limites. Cette mesure, de la plus lente à la plus débraillée, ouvre aux démesures. » À quelles démesures pensez-vous ?

Une création est toujours une démesure. Avec le travail de Rimbaud, peut-être de Lautréamont, nous voyons bien que la norme poétique a été emportée dans une démesure. Glissant lui-même disait que la véritable esthétique contemporaine était une démesure de la démesure. Mais la véritable démesure se produit dans cette déchirure des bateaux négriers à travers l’Atlantique, et dans ce que l’on peut appeler l’inhumain dans les systèmes de plantations. À partir de là, il fallait donc la démesure de la parole, de la narration des conteurs. Les derniers que j’ai pu voir en Martinique pouvaient passer des heures et des heures à parler, dans un fleuve narratif. Un ensemble total, où ils chantaient, mimaient, maniaient des silences, dansaient, au son des tambours. Ceci ne correspond pas à l’histoire littéraire européenne, donc à celle du roman, et rejoint les narrations primordiales que tous les peuples ont connues. C’est dans cet esprit que j’ai construit mon dernier livre : un organisme narratif, qui échappe à la forme et à l’idée que l’on peut se faire du roman. Dans cet entrelacement d’écriture et d’oralité, j’ai gardé l’idée de fleuve narratif primordial et de construction complexe de la narration. S’il était un espace de la joie, du rire et du détachement, quel serait-il pour vous ?

Un matin, j’ai eu une expérience un peu extraordinaire, où l’on se réveille, comme ça, dans un état poétique plus fort que d’habitude, avec une espèce de gourmandise pour la lumière du jour ou le paysage qu’on regarde, sensible à cette magnificence. Et puis, j’ai entendu deux petits oiseaux qui sautillent de branche en branche, qui ont l’air de se battre et en même temps de chanter. Il y avait tellement de joie et de bonheur dans ce petit jeu des oiseaux, que j’ai compris que s’il y avait une angoisse de vivre, il y avait aussi la joie de la vie. Fondamentalement, la vie est joyeuse. C’est pourquoi l’esprit de création est une manière joyeuse d’affronter à la fois l’angoisse de vivre et l’inévitable de la mort. Cet état poétique est ce que j’appelle la révérence en face de l’existant. Et je crois que c’est le lieu de la joie. ■

« La tradition antillaise disait qu’on ne pouvait conter correctement que la nuit. Le jour, on était inscrit dans le travail servile. »

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