"Demi-frère" d'Olivier Ka - extrait

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doado Olivier Kademi-frère noir

Illustration de couverture : © Marta Orzel © Éditions du Rouergue, 2022 www.lerouergue.com

Nez rouge et dent cassée 2022, roman dacodac (ill. Charles Dutertre)

Du même auteur au Rouergue Janis est folle 2015, roman doado noir Les chroniques d’Hurluberland - Volume 1 2016, roman dacodac Les chroniques d’Hurluberland - Volume 2 2017, roman dacodac Loukoum mayonnaise 2018, roman doado Les chroniques d’Hurluberland - Volume 3 2020, roman dacodac Journal d’un chien de campagne 2021, roman dacodac (ill. Charles Dutertre)

Olivier Ka demi-frère

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chapitre 1

Le fourgon est garé tout au fond du parking, le nez vers la forêt. C’est un engin fatigué, rouillé, dont le bleu d’origine vire à présent au gris sale. La porte latérale, elle, n’est pas de la même couleur que le reste, elle s’est décrochée un jour et a dû être remplacée par une autre, dénichée dans une casse. Ça n’est pas le même bleu. On pourrait presque le prendre pour une épave, si ce n’est les rideaux qui pendent aux fenêtres, jaunes à rayures orange. Et les oursons en peluche qui occupent tout le dessus du tableau de bord, tournés vers l’extérieur, comme une armée de doudous en première ligne, observant la route à travers le pare-brise. Il n’y a pas d’autre véhicule à la ronde. Raison pour laquelle sa propriétaire a choisi cet endroit. Cela fait déjà quatre jours qu’elle l’a stationné là, aux abords de la forêt. Quatre jours, c’est déjà beaucoup. En général, elle ne reste pas plus de trois nuits au même endroit, pour ne pas se faire trop remarquer. Où qu’on aille, au bout d’un moment, il y a toujours quelqu’un pour vous

6 demander ce que vous fichez là. Un garde-champêtre, un randonneur, un voisin, un chasseur, un paysan. Ou pire : un Depuisflic.quatre jours, pourtant, Laureline n’a vu personne, et personne n’est venu la déranger. Un bon coin, ce parking en bordure de forêt, pas loin des monts de Lacaune. Une bonne région, le Tarn, en automne, pour se trouver un petit coin tranquille. Laureline vit sur la route depuis deux ans. Depuis qu’elle est devenue majeure et qu’elle possède son permis de conduire. Elle n’est pas vraiment en rupture avec sa famille, mais elle se fiche pas mal de ce que peuvent penser ses parents de la manière dont elle mène sa vie. Le climat, à la maison, était pesant, lourd, poisseux. Laureline a ressenti très tôt le besoin de partir, de respirer un autre air. Et d’explorer le monde à la vitesse de son vieux véhicule. Elle a travaillé deux étés afin de mettre de l’argent de côté et se payer elle-même ce fourgon aménagé, au kilométrage élevé mais dont le moteur ne montre aucun signe de fatigue.Sesparents vivent en Bretagne, Sud-Finistère, dans un petit pavillon sans charme, même pas au bord de la mer. Elle n’a jamais aimé l’endroit. Ni les gens qui le peuplent. Ni la lumière, ni la pierre grise des maisons, ni le kouign-amann. Du plus loin que remontent ses souvenirs, Laureline a toujours rêvé de déménagements. Elle s’était juré, une fois adulte, de ne pas avoir d’endroit fixe à elle,

Quand elle a annoncé à ses parents qu’elle avait l’intention de vivre dans une camionnette, et de travailler juste ce qu’il fallait pour alimenter son train de vie, leur petit monde s’est effondré autour d’eux. Ils ont pris sa décision pour un échec personnel. Ils ne sont pas parvenus à lui donner des repères, une stabilité, un équilibre, non. Ils n’ont réussi qu’à donner naissance à un être à la dérive. Son père a dit : « C’est de la folie », et sa mère : « Tu n’en as toujours fait qu’à ta tête. » Elle est partie un matin, après le petit-déjeuner, en disant simplement au revoir, comme si elle allait rentrer le soir même. Elle n’est pas retournée en Bretagne depuis ce jour. Elle leur donne tout de même des nouvelles, de temps en temps. Elle a envoyé un selfie de sa nouvelle tête quand elle s’est coupé les cheveux, qu’elle porte à présent courts, à la garçonne. Une tignasse couleur miel qui, depuis qu’elle l’a taillée, fait ressortir les taches de rousseur qui constellent son visage. Le soleil s’est couché derrière les collines. La pénombre gagne, comme si elle débordait de la forêt pour envahir le parking. Ça donne presque l’impression que la végétation se referme sur elle-même, qu’elle encercle l’endroit pour le mettre sous cloche, le temps que la nuit passe. Laureline accélère le pas.

7 pas de demeure, pas de racines. Elle ne voulait être de nulle part. De passage, uniquement. Poser, en permanence, un regard neuf, vierge, sur les choses et les gens. Se sentir étrangère, sans lien.

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Il aboie, une seule fois, sans quitter la portière des yeux.C’est étrange, il ne fait jamais ça. D’habitude, il tourne en rond, pressé que sa maîtresse le rejoigne et lui ouvre. Cette fois-ci, il est à l’arrêt, concentré sur quelqueLaurelinechose.sent son cœur s’accélérer. Une crainte se développe immédiatement en elle, celle d’une visite.

Les portières de son fourgon ne ferment plus et elle n’a qu’une seule peur, que l’on en profite pour lui voler le peu qu’elle possède. Il y a des enflures partout, se ditelle. Même ici, au bout de nulle part. La jeune femme serre les dents. Rufus gémit d’impatience. Oui, il s’est passé quelque chose pendant leurEnabsence.retenant son souffle, Laureline ouvre la portière. Rufus bondit à l’intérieur en aboyant. Il saute sur le lit, malgré l’interdiction d’y poser ses pattes boueuses. Aussitôt, une forme bouge, indistincte dans la pénombre. Le cœur de Laureline manque un temps. L’aboiement du chien se fait plus urgent, plus menaçant.

Rufus l’a devancée, comme toujours. C’est un grand chien mou, aux bajoues pendantes et aux oreilles bringuebalantes, qui, malgré son allure débonnaire, possède une étonnante foulée. Il a déjà atteint le fourgon et patiente devant la porte latérale, assis.

Après quelques heures à arpenter les chemins forestiers, c’est enfin le moment de retrouver son antre, son refuge, le ventre de sa camionnette, et de s’y blottir.

Qui est là ? hurle Laureline, sans oser monter dansEllel’habitacle.serrenéanmoins les poings, prête à se battre s’il le faut. Du coin de l’œil, elle cherche un bâton, ou n’importe quoi d’autre pour se défendre, mais elle ne trouve rien. Rufus ne cesse d’aboyer. La forme s’est recroquevillée tout au fond du lit, contre les portières arrière. À cause de Rufus, Laureline ne peut voir de quoi il s’agit, un homme, une femme, un enfant… ou un ours.Rufus, ça suffit ! Descends ! Le chien continue de gueuler en direction de l’intrus.Arrête, maintenant ! Descends ! Il recule, la queue droite, les oreilles encore plus basses que d’ordinaire, tendu. Laureline l’attrape par le collier et le force à quitter le lit. Il en descend maladroitement et s’affale sur le sol. Tout au fond, tassé contre la paroi, il y a bien quelqu’un.Vousêtes qui ?! explose Laureline. Qu’est-ce que vous faites là ?! Il s’agit d’un adolescent. Mince, les cheveux en bataille, le visage crasseux. Et les yeux immenses, débordants de Qu’est-cepeur.que tu fais là ?! s’égosille Laureline. Qu’est-ce que tu fous chez moi ?! Le garçon regarde le chien, il tremble. Laureline s’approche. Son visage n’est pas seulement sale, mais

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La jeune femme le regarde plus en détail. Il doit avoir une quinzaine d’années. Son visage trahit l’anxiété et, en même temps, il y a de la douceur dans son regard. Il s’est blessé à la pommette et au front, de larges traînées marron s’étalent sur la moitié droite de sa figure. Il a les joues creuses, son sweat et son jean sont déchirés.

10 également maculé de sang séché. Et il est terrifié. D’un coup, la colère de la jeune femme retombe. Comme si un bouchon avait sauté, évacuant hors de ses veines toute l’adrénaline qui vient de s’y déverser. N’aie pas peur, dit-elle. J’ai pas peur, affirme l’adolescent d’une voix chevrotante. J’ai peur de rien.

Tu t’es perdu ? T’as fugué ? Il ne répond toujours pas. Comment tu t’appelles ? Il ne bouge pas, ne parle pas, se contentant de fixer Laureline dans les yeux. S’il ne lui avait pas déjà parlé, la jeune femme aurait pu croire qu’il ne la comprenait pas. Mais ça n’est pas le cas, puisqu’il lui a répondu. Il sait donc D’accord.s’exprimer.Tuvas commencer par sortir de mon lit. L’adolescent ne réagit pas. Tu m’as entendue ? Sors de mon lit immédiatement ! Il laisse passer quelques secondes puis se met en mouvement. Il quitte le lit, se redresse. Laureline sort

Qu’est-ce que tu fais là ? répète Laureline. Le garçon reste muet.

Les dernières lueurs du jour filtrent timidement entre les feuilles rousses des arbres. Dans peu de temps, on n’y verra plus rien. Laureline prend une bouteille d’eau, un torchon, et les tend à l’inconnu. Tiens, décrasse-toi un peu.

Alors que l’adolescent s’essuie la figure, ruinant le torchon qui est en train de changer de couleur, Laureline crache : Putain, on peut jamais être tranquille ! La nuit est tombée et l’étrange garçon n’a toujours rien dit. Laureline ne connaît ni son nom, ni la raison pour laquelle il s’est réfugié dans son fourgon. À l’observer ainsi, muré dans le silence, posant sur Laureline ses grands yeux clairs, l’expression neutre et le regard absent, la jeune femme en arrive vite à la conclusion qu’il n’a pas toute sa tête. Après s’être débarbouillé, il reste assis dans l’herbe, à attendre, tout simplement.

Laureline lui pose régulièrement les mêmes questions : « Comment tu t’appelles ? D’où viens-tu ? » Mais il ne répond pas. Ben mince, je fais quoi, moi, avec toi ? demandet-elle.

du véhicule et le garçon la suit à l’extérieur. Rufus vient coller sa truffe contre ses mollets, entre ses cuisses. Laureline le laisse faire. L’adolescent protège son entrejambe, comme si le chien risquait d’y planter ses crocs.

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