Magazine Palais #31

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ANNE IMHOF

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ALVIN BALTROP, MOHAMED BOUROUISSA, EUGÈNE DELACROIX, TRISHA DONNELLY, ELIZA DOUGLAS, CYPRIEN GAILLARD, THÉODORE GÉRICAULT, DAVID HAMMONS, EVA HESSE,

19 € (FR) / 20 € (BE, IT, GR, SP) 28 CHF (CH) / £ 19 (UK) / $ 24.99 (USA)

PALAIS 31 MAGAZINE DU PALAIS DE TOKYO


PALAIS 31 Le magazine du Palais de Tokyo The magazine of the Palais de Tokyo www.palaismagazine.com E contact@palaismagazine.com Rédactrice en chef invitée, Guest Editor-in-Chief Anne Imhof Directrice de la publication, Publisher  Emma Lavigne Rédacteur en chef, Editor-in-Chief  Frédéric Grossi Éditrice, Editor  Camille Mansour Assistant éditorial, Editorial Assistant Renaud Gadoury Traducteurs, Translators  Jeanine Herman, Cyril Le Roy, Ian Monk Le studio d’Anne Imhof a contribué à ce numéro / Anne Imhof’s studio contributed to this issue Joie Iacono (Éditrice image et productrice créative / Image Editor and Creative Producer) ; Moritz Nebenführ (Éditeur et conseiller auprès d’Anne Imhof / Editor and Advisor to Anne Imhof)

PALAIS est édité par, is published by : Palais de Tokyo SAS, 13 avenue du Président Wilson, F-75116 Paris, T +33 1 4723 5401 www.palaisdetokyo.com

Publicité, Advertising  Mazarine Culture, 2 square Villaret de Joyeuse, F-75017 Paris, T +33 1 5805 4970 www.mazarine.com Contacts : Amélie Cames, Françoise Meininger, Carole Nehmé Diffusion, Distribution PALAIS est diffusé en France et à l’étranger. / PALAIS is distributed internationally. Liste et coordonnées des diffuseurs / List and contact details of distributors : www.palaismagazine.com Abonnements et ventes en ligne, Subscriptions and online orders www.kdpresse.com / www.palaismagazine.com Imprimé en Union européenne par, Printed in European Union by  D’Auria Printing spa, S. Egidio alla Vibrata (TE), Italie, Italy Dépôt légal à parution, imprimé en juin 2021 ISSN 1951-672X / ISBN 978-2-84711-134-7 © Palais de Tokyo et les auteurs, 2021 © Adagp (Paris), 2021 pour les œuvres de ses membres Design graphique de la couverture, Cover graphic design Zak Group Photographie, Photography  Nadine Fraczkowski p. 8 : Eliza Douglas en répétitions dans / in rehearsals for Anne Imhof, Natures Mortes (2021) Photographie / Photography : Nadine Fraczkowski Courtesy de l’artiste / of the artist et / and Palais de Tokyo.

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NATURES MORTES CARTE BLANCHE À ANNE IMHOF

p. 28 Vagues et lys par Jean-René Étienne p. 40 Anne Imhof interviewée par Vittoria Matarrese p. 50 Eliza Douglas interviewée par Vittoria Matarrese p. 78 Clair-obscur par Emma Lavigne

p. 86 Anne Imhof : Nature morte live par Catherine Wood p. 104 Après la beauté par Paul B. Preciado p. 132 Palais-fantômes – La joie sans l’espoir par Laurence Bertrand Dorléac p. 273 Un palais de fragments par Renaud Gadoury p. 286 Mauvaises herbes par Hugo Vitrani


p. 100 Anne Imhof: Stilled Life by Catherine Wood

p. 28 On Waves and Lilies by Jean-René Étienne p. 46 Anne Imhof interviewed by Vittoria Matarrese p. 54 Eliza Douglas interviewed by Vittoria Matarrese p. 78 Chiaroscuro by Emma Lavigne

p. 118 After Beauty by Paul B. Preciado p. 132 Palais-Phantoms – A Joy Without Hope by Laurence Bertrand Dorléac p. 273 A Palace of Fragments by Renaud Gadoury p. 286 Weeds by Hugo Vitrani

NATURES MORTES Carte blanche à Anne Imhof Avec / With Anne Imhof, Alvin Baltrop, Mohamed Bourouissa, Eugène Delacroix, Trisha Donnelly, Eliza Douglas, Cyprien Gaillard, Théodore Géricault, David Hammons, Eva Hesse, Mike Kelley, Jutta Koether, Klara Lidén, Joan Mitchell, Oscar Murillo, Eadweard Muybridge, Cady Noland, Precious Okoyomon, Francis Picabia, Giovanni Battista Piranesi, Sigmar Polke, Paul B. Preciado, Bunny Rogers, Sturtevant, Yung Tatu, Paul Thek, Wolfgang Tillmans, Rosemarie Trockel, Cy Twombly, Adrián Villar Rojas Commissaires, Curators Emma Lavigne, Vittoria Matarrese Directrice de la production, Production Director Lisa Seantier Assistante curatoriale, Curatorial Assistant Margaux Gillet Chargées de production, Production Managers Capucine Borde, Pauline-Alexandrine Deforge Chargées des performances, Performances Managers Alice Giudicenti avec / with Licia Demuro, Chloé Fricout Responsables de la régie des expositions et audiovisuelle, Head of Installation and Audiovisual Registrars Emmanuel Debriffe, Laurent Guy Régisseurs d’exposition, Installation Registrars Alexandre Barth, Benjamin Mathia Régisseurs audiovisuels, Audiovisual Registrars Wilfried Julien, Jord Le Dortz assistés de / assisted by Tom Lefort Régisseur performances, Performances Registrar Elias Graïri Ingénierie sonore, Sound Engineering HAL for Art, Guillaume Couturier, Pierrick Saillant Responsable de la régie des œuvres et des salles, Head of Registrars and Artworks Care Stéphani Hab Régisseur des œuvres, Registrar Pauline Prénat assistée de / assisted by Sarah Gratadour Artiste, Artist Anne Imhof Musique, Music Eliza Douglas Directrice de production, Production Manager Paola Ravagni Architecture et supervision de l’exposition, Exhibition Architecture and Supervision sub Installation sonore, Sound installation Eliza Douglas, Anne Imhof Production musicale, Music Production Eliza Douglas et / and Ville Haimala Mixage, Mixing Ville Haimala Production musicale additionnelle et assistant, Additional Music Production and Assistance Tim Roth Agent d’artiste, Artist Manager Nadja Rangel Éditeur, Editor Moritz Nebenführ Productrice de, Producer to Anne Imhof Joie Iacono Assistant peinture, Painting Assistance Seth Pick Équipe, Team Viviana Abelson, Paul Arámbula, Luis Einhauser, Michael Lasch, Petra Wagner Photographie, Photography Nadine Fraczkowski Auteur, Writer Paul B. Preciado Réalisateurs, Film Directors Lola Raban-Oliva, Jean-René Étienne Direction graphique, Graphic Direction Zak Group

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ÉDITO EDITORIAL Après avoir assiégé le pavillon allemand avec son chef-d’œuvre Faust récompensé par le Lion d’or à la Biennale de Venise en 2017, Anne Imhof prend possession de l’ensemble du Palais de Tokyo, pour composer une œuvre totale et polyphonique. Elle y fait fusionner l’espace et les corps, la musique et la peinture, ses œuvres et celles de ses complices, l’artiste Eliza Douglas et la trentaine d’artistes invités..Formée à la Staatliche Hochschule für Bildende Künste de Francfort, l’une des plus prestigieuses écoles d’art en Allemagne, et immergée dans la scène musicale et nocturne de la ville, Anne Imhof s’est imposée en une dizaine d’années comme une figure majeure de l’art contemporain au travers d’une œuvre radicale. Au sein de l’architecture du Palais de Tokyo mise à nu, dont elle exhume la fragile ossature et dont elle révèle la topographie, elle inscrit un labyrinthe de verre qui démultiplie et génère de nouvelles perspectives. Des points de fuite, des béances invitent à plonger dans l’obscurité, jusqu’aux entrailles du Palais de Tokyo, son underground. Empreinte de la part d’ombre du spleen baudelairien, du romantisme noir des artistes – de Goya à Géricault, de Piranèse à Delacroix – investissant le monde des spectres et de l’occulte, en un désenchantement provocant et festif qui évoque Rimbaud et sa Nuit de l’enfer, l’œuvre d’Anne Imhof réveille les mythes et les peurs. Celles de l’alchimiste Faust qui contracte un pacte avec le diable, celles d’une société aliénée surveillée par drone. Des objets inanimés, des fleurs fanées, des bougies consumées, des canettes au liquide qui s’évapore, sollicitent tous les sens et rappellent que si la nature morte trouve son origine dans le thème de la vanité religieuse, cette représentation allégorique du temps qui passe et de la mort peut aussi être une célébration du vivant et s’affirmer comme la matrice où l’art conjugue les pulsions de vie et de mort, de jouissance et d’angoisse, de mélancolie et d’énergie. Les poings levés (en allemand, Faust signifie « poing »), les corps arqués, les âmes damnées font vibrer ces énergies souterraines libérées. L’architecture, transfigurée par l’artiste en un palais de glaces, devient l’espace où les temporalités se télescopent, où, à travers les jeux infinis de reflets, d’apparition et de disparition, se construit un espace intermédiaire entre l’intérieur et l’extérieur, et où de nouvelles images émergent. Comme dans l’œuvre alchimiste de Sigmar Polke pour lequel l’art n’est pas une forme achevée mais en perpétuel devenir, et à l’image de sa magistrale série Axial Age (2005-2007), où la peinture se fait architecture et scène, l’exposition d’Anne Imhof est une forme en mouvement, instable, irriguée par les corps. L’artiste invite à parcourir l’intervalle entre le vivant et le non vivant, l’ombre et la lumière, le passé et le présent, l’immobilité et l’action, l’intensité et le désenchantement, et à inventer sa libre trajectoire au sein de cette vaste scène ouverte et hors limite. Hantée par la peinture, le cycle fugace de la vie et les déflagrations du temps présent, elle compose ces Natures Mortes – memento mori de l’ici et maintenant – où la vie tapie dans l’obscurité est prête à jaillir.

After laying siege to the German pavilion with her masterpiece Faust, for which she was awarded the Golden Lion at the 2017 Venice Biennale, Anne Imhof has taken hold of the entirety of the Palais de Tokyo to create an all-embracing, polyphonic work. Here, she fuses space and bodies, music and painting, and her own works with those of accomplices—the artist Eliza Douglas and thirty other guests. After training at the Staatliche Hochschule für Bildende Künste in Frankfurt—one of Germany’s most prestigious art schools—, while immersed in the city’s club and music scene, Anne Imhof has established herself over a decade as a prominent figure in contemporary art through her radical work. Within the bare structure of the Palais de Tokyo, stripped down to its fragile carcass with its topography exposed, she sets up a glass maze which multiplies and generates new perspectives. Vanishing points and gaps are an invitation to diving into the darkness, down to the entrails of the Palais de Tokyo, to its underground. Tinged by shades of Baudelairian spleen, and by dark romanticism of artists—from Goya to Géricault, from Piranesi to Delacroix—investing the world of spectres and the occult, in a provocative, festive disenchantment that brings to mind Rimbaud and his Night in Hell, Anne Imhof’s works awaken myths and fears. The fears of Faust, the alchemist who contracted a pact with the devil, or the fears in an alienated society watched over by drones. Inanimate objects, wilted flowers, burned-down candles or cans of evaporating liquid stimulate all our senses. They are a reminder that while the origin of still lifes lies in the theme of religious vanities, this allegoric depiction of passing time and death can also be a celebration of the living. It can stand as the affirmation of a matrix in which art conjugates the impulses of life and death, pleasure and anxiety, melancholy and energy. Raised fists (in German, Faust means “fist”), arched bodies and damned souls make these liberated, subterranean energies vibrate. The architecture, transfigured by the artist into a glass palace, becomes a space in which temporalities collide, and, through an infinite play of reflections, apparitions and disappearances, it constructs an intermediary space between the interior and the exterior, from which new images emerge. As in the alchemical work of Sigmar Polke, for whom art is not a completed form but one in perpetual progress, and in his magisterial series Axial Age (2005-2007), in which painting becomes an architecture and a stage, Anne Imhof’s exhibition is an unstable form in motion, irrigated by bodies. The artist invites us to walk the space between life and nonlife, darkness and light, past and present, stillness and action, intensity and disenchantment, and to freely trace our own path across this vast, open scene. Haunted by painting, the fleeting cycle of life and the disruptions of the present moment, she composes therein her Natures Mortes [still lifes]—memento mori to the here and now—where life is lurking in the darkness, ready to spring out.

Emma Lavigne Présidente du Palais de Tokyo

Emma Lavigne President of the Palais de Tokyo

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CONTRIBUTEURS CONTRIBUTORS

Anne Imhof vit et travaille entre Berlin et New York. Après avoir étudié à la Städelschule (Francfort), elle réalise en 2013 sa première exposition personnelle Parade à Portikus (Francfort). Depuis, ses œuvres ont été montrées au Castello di Rivoli (Turin, 2020-2021), à l’Art Institute de Chicago (2019), à la Tate Modern (Londres, 2019), à la Hamburger Bahnhof (Berlin, 2016), à la Kunsthalle Basel (2016), au MoMA PS1 (New York, 2015) et au Carré d’Art – Musée d’art contemporain (Nîmes, 2014). Elle a également participé à de nombreuses expositions collectives et festivals notamment au MMK Frankfurt (2019 ; 2014), Tai Kwun (Hong Kong, 2019), La Biennale de Montréal (2016), Centre Pompidou (Paris, 2015) et au Palais de Tokyo (Paris, 2015). Elle a représenté l’Allemagne à la 57e Biennale de Venise en 2017 où elle a remporté le Lion d’or pour la meilleure participation nationale avec sa performance Faust. Elle a également remporté l’Absolut Art Award (2017) et le Preis der Nationalgalerie (2015). L’exposition Natures Mortes au Palais de Tokyo est sa première exposition d’envergure en France. lives and works between Berlin and New York. After graduating from the Städelschule in Frankfurt, she held her first solo exhibition, Parade, at Portikus (Frankfurt) in 2013. Since then, her work has been shown at Castello di Rivoli (Turin, 2020-2021), Art Institute of Chicago (2019), Tate Modern (London, 2019), Hamburger Bahnhof (Berlin, 2016), Kunsthalle Basel (2016), MoMA PS1 (New York, 2015) and Carré d’Art—Musée d’Art Contemporain (Nîmes, 2014). She has also participated in numerous group exhibitions and festivals, in particular at MMK Frankfurt (2014; 2019), Tai Kwun (Hong Kong, 2019), the Montreal Biennial (2016), Centre Pompidou (Paris, 2015) and the Palais de Tokyo (Paris, 2015). She was chosen to represent Germany at the 57th Venice Biennale in 2017, where she was awarded the Golden Lion for best national participation for her performance Faust. She was also awarded the Absolut Art Award (2017) and the Preis der Nationalgalerie (2015). The exhibition Natures Mortes at the Palais de Tokyo is her first major exhibition in France.

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Laurence Bertrand Dorléac est historienne de l’art, commissaire d’exposition, éditrice et écrivaine. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages, notamment L’Art de la défaite. 1940-1944 (1993) et Pour en finir avec la nature morte (2020). Elle préside le comité scientifique du Festival de l’histoire de l’art. Depuis mai 2021, elle est présidente de la Fondation nationale des sciences politiques. is an art historian, curator, editor and writer. She is the author of numerous books, including Art of the Defeat: France 1940-1944 (2008, originally published in French in 1993) and Pour en finir avec la nature morte (2020). She presides the scientific committee of the Festival de l’histoire de l’art. Since May 2021, she is Chairperson of the Fondation nationale des sciences politiques.

Eliza Douglas est une artiste plasticienne, performeuse, compositrice et musicienne. Ses œuvres ont été présentées à l’occasion d’expositions personnelles notamment au Jewish Museum (New York, 2018), Schinkel Pavillon (Berlin, 2017), Nassauischer Kunstverein (Wiesbaden, 2017) et Museum Folkwang (Essen, 2017). Elle signe la composition musicale originale de l’exposition Natures Mortes et a conçu, avec Anne Imhof, l’installation sonore. is a visual artist, performer, composer and musician. Her work has been presented in solo exhibitions at the Jewish Museum (New York, 2018), Schinkel Pavillon (Berlin, 2017), Nassauischer Kunstverein (Wiesbaden, 2017) and Museum Folkwang (Essen, 2017), among others. She composed the original soundtrack for the exhibition Natures Mortes and, together with Anne Imhof, designed the sound installation.

Jean-René Étienne est réalisateur et écrivain. is a film director and a writer.

Renaud Gadoury est auteur et commissaire d’exposition indépendant. Il étudie actuellement en histoire et théorie des arts à l’École normale supérieure (Paris). is an author and independent curator. He is currently studying art history and theory at the École Normale Supérieure (Paris).

Emma Lavigne est présidente du Palais de Tokyo et co-commissaire, avec Vittoria Matarrese, de l’exposition Natures Mortes d’Anne Imhof. is President of the Palais de Tokyo. She co-curated, with Vittoria Matarrese, Anne Imhof’s exhibition Natures Mortes.

Vittoria Matarrese est directrice de la programmation des arts performatifs au Palais de Tokyo et co-commissaire, avec Emma Lavigne, de l’exposition Natures Mortes d’Anne Imhof. is Director of Performing Arts Department at the Palais de Tokyo. She co-curated, with Emma Lavigne, Anne Imhof’s exhibition Natures Mortes.

Paul B. Preciado est philosophe. Il a publié récemment Un appartement sur Uranus (2019) et Je suis un monstre qui vous parle (2020). Il a été curateur des programmes publics de la documenta 14 (Athènes, Cassel) en 2017 et commissaire de l’exposition de Shu Lea Cheang au pavillon de Taïwan lors de la 58e Biennale de Venise en 2019. is a philosopher. His recent publications include An Apartment on Uranus (2019, originally published in French) and Can the Monster Speak? (2021, originally published in French in 2020). He was Curator of Public Programs of documenta 14 (Athens, Kassel) in 2017 and curated Shu Lea Cheang’s exhibition at the Taiwan Pavilion for the 58th Venice Biennale in 2019.

Hugo Vitrani est commissaire d’exposition au Palais de Tokyo où il a initié le programme d’arts urbains Lasco Project. is a curator at the Palais de Tokyo where he has initiated the urban arts program Lasco Project.

Catherine Wood est Senior Curator, International Art (Performance) à la Tate Modern (Londres) où elle dirige notamment le programme de performances. Elle a été co-commissaire, avec Isabella Maidment, de l’exposition et de la performance Sex d’Anne Imhof en 2019. is Senior Curator, International Art (Performance) at Tate Modern (London) where she directs the performance program. She co-curated, with Isabella Maidment, Anne Imhof’s exhibition and performance Sex in 2019.



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ANNE IMHOF INTERVIEWÉE PAR VITTORIA MATARRESE


VITTORIA MATARRESE — Pouvez-vous me parler du rôle de la musique et du son dans votre vie ? Je sais que vous collaborez encore aujourd’hui avec des membres des groupes dont vous avez fait partie… ANNE IMHOF — Je me suis impliquée dans la musique depuis l’âge de 19 ans. Je vivais à cette époque au sein d’une communauté dans un quartier difficile de Francfort. Le salon, même s’il ressemblait plutôt à une salle de boxe, est devenu mon studio autant pour la musique que pour la création artistique. J’ai emprunté du matériel à des amis, dont une guitare. Faire de la musique était un moyen de créer qui ne me causait pas d’anxiété, à travers lequel je pouvais tisser des liens et passer du temps avec les autres. Nadine [Fraczkowski] et moi nous sommes rencontrées alors que nous avions toutes les deux une vingtaine d’années. Nadine avait en permanence un appareil photo avec elle et prenait beaucoup de photos, principalement documentaires, y compris de moi, de nos amis et de notre vie de petite ville. Elle rêvait de devenir photographe de guerre et de parcourir le monde. J’étais en train d’abandonner mes premières études d’art et nous avons monté un groupe. On s’est appelée Die Töchter aus gutem Hause [Les jeunes filles rangées] d’après le livre de Simone de Beauvoir, que je venais de lire. J’avais beaucoup d’envies, mais je ne savais pas comment arriver là où je voulais être, et je m’énervais parce que tout ne se passait pas immédiatement et simultanément. Devenir artiste a toujours été mon rêve, mais je voulais aussi jouer du punk rock et je m’entraînais pour devenir professionnelle de sports de combat. Je manquais profondément d’amour-propre. Cela a fini par me rendre très anxieuse et en colère. Je ne pouvais pas du tout supporter l’autorité et je m’acharnais à penser que j’étais déjà presque morte, alors que j’avais tout juste 23 ans. VM — Comment Eliza Douglas a-t-elle commencé à collaborer avec vous ? AI — Nous nous sommes rencontrées lors d’un événement à Berlin en 2015 où j’ai joué un court set. Nous sommes tombées amoureuses le jour même et elle nous a rejoints pour Angst l’année suivante. Pour moi, cela a été une expérience époustouflante qui a tout changé. Un nouveau type de collaboration s’est ouvert. Une connexion que je n’avais auparavant connue que dans le domaine de la musique. Sans aucune limite – dans le bon sens du terme. Nous collaborons sur les performances depuis notre rencontre ; Eliza et moi avons réalisé ensemble la musique de Angst, Faust et Sex. C’est Eliza qui a composé la musique pour Natures Mortes. VM — Je sais que votre séjour à Paris a été un moment important pour vous. Que pouvez-vous nous partager sur cette période ? AI — J’ai déménagé de Francfort à Paris en 2014, après avoir terminé l’école d’art et à la suite de ma première exposition personnelle dans une institution, à Portikus (Francfort), réalisée avec l’aide d’amis, dont plusieurs avec qui je travaille encore aujourd’hui. Cette exposition a également marqué la première fois où j’ai exposé une peinture ; une toile de 16 × 9 m suspendue du plafond, que nous avons créée sur place. Les pompiers ont dû venir, car nous avions utilisé des explosifs pour peindre des lignes. La performance ne mettait en scène que des femmes – toutes les personnes avec lesquelles j’étais amie à ce moment-là, y compris celles avec lesquelles je travaillais à l’entrée du Robert Johnson. C’était une parade, incluant trois ânes, des cigarettes et des piles de Red Bull, qui se déplaçait à l’intérieur, sans avancer. Je l’ai intitulée Aqua Leo, d’après les deux mots codés qu’on

utilisait dans le club pour communiquer entre nous : ils signifiaient oui ou non. J’étais alors dans un autre groupe, Beautiful Balance, avec Stefan Tcherepnin et Veit Laurent Kurz. Nous avons joué lors du finissage. Après cela, la musique est devenue de plus en plus présente dans ma pratique artistique. Peu après mon arrivée à Paris, j’ai donné un concert à la fondation Lafayette Anticipations. J’étais épuisée et j’hésitais à faire cette performance. J’étais timide à l’époque, je détestais autant planifier que faire partie d’un quelconque programme. J’étais aussi angoissée de jouer en solo sans le groupe et j’ai hésité jusqu’à la dernière minute avant de confirmer le concert… J’ai joué un set de noise assez franc et, une heure après le début du concert, la police était dehors, alertée par les voisins qui trouvaient la musique trop forte. J’étais furieuse car sur le point de chanter la chanson qui m’emballait le plus, celle que je venais d’écrire. Je me retrouvais là, pendant que les gens se précipitaient dehors à cause de la police. Je me souviens que j’étais tellement en colère que j’ai pris mes affaires et suis partie sans un mot. J’habitais alors dans mon studio à la Cité internationale des arts. Comme je ne connaissais personne à Paris, j’ai recommencé à prendre des cours de boxe et me suis mise à la savate, en m’entraînant presque tous les jours. J’ai travaillé sur une petite exposition au Carré d’art de Nîmes, en peignant de grandes toiles sur le sol de l’atelier, et je développais, à Paris, une performance intitulée Rage… VM — Pourquoi ce titre en particulier ? AI — C’était l’expression de mon état d’esprit, je suppose. Pour moi, c’était aussi lié au désir. C’est aussi à cette époque que j’ai rencontré un grand nombre de personnes avec lesquelles je travaille encore aujourd’hui. J’ai reçu une invitation du MoMA PS1 et je cherchais des danseurs à New York. J’ai rencontré Mickey [Mahar] en ligne, Josh [Johnson], Frances [Chiaverini] et Katja [Cheraneva] qui dansaient avec la Forsythe Company au théâtre national de Chaillot. Nous avons fait de la savate ensemble, je voulais offrir une forme d’entraînement et de pratique de groupe, comme si que nous étions une véritable compagnie… On se promenait dans la ville, on traînait, on errait dans les rues, allant parfois assez loin. Nadine était avec nous, elle s’intéressait à la périphérie de Paris ainsi qu’aux espaces intramuros calmes ou abandonnés. Il y a beaucoup de photos de nous en train d’essayer des parties de la chorégraphie en public. C’est ainsi que nous préparions les pièces. Nous testions des compositions, des constellations. En étant ensemble, puis en se dispersant, en cherchant à se retrouver du regard. Nous sommes aussi allées à la Petite Ceinture (un ancien chemin de fer autour de Paris). Je me souviens que nous sommes tombées sur un tunnel abandonné, envahi par les plantes. C’était comme entrer dans une autre zone. ­F ranziska [Aigner], Lea [Welsch], Olga [Pedan], Nadine et moi y avons passé beaucoup de temps. Des heures et des heures – sans même vraiment parler. Il s’agissait principalement de créer une autre réalité. Une réalité différente qui nous plaisait. Nous avions l’habitude de plaisanter à ce sujet, en appelant ce travail Freedom I, II, III. VM — Performiez-vous dans vos pièces à cette époque ? Comment votre approche de l’environnement sonore s’estelle développée ? AI — Oui, dans toutes mes performances avant Angst, en exécutant à la fois les mouvements et la musique. Habituellement, je donnais un concert avant le début de la performance, puis je trouvais quelqu’un pour prendre la relève ou je créais une boucle, abandonnant mes instruments pour aller performer. Cependant, je dirigeais déjà quand

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ANNE IMHOF INTERVIEWED BY VITTORIA MATARRESE


VITTORIA MATARRESE — Can you tell me about the role of music and sound in your life? I know that you were a bandmate with people you collaborate with to this day… ANNE IMHOF — I’ve been involved in music since I was 19. I was living in a kind of commune in a rough neighbourhood in Frankfurt at that time. The living room became my studio, for both music and art making, though it looked more like a boxing gym. I borrowed some equipment from friends including a guitar. Making music was a means of creating that didn’t make me anxious, that I could connect over with others and spend time with. Nadine [Fraczkowski] and I met when we were both around 20. Nadine had a camera with her all the time and she took a lot of pictures, mostly documentary, including of me and our friends and of our small town life back then. She was dreaming of becoming a war photographer and travelling the world. I was dropping out of my first art school and we started a band. We called ourselves Die Töchter aus gutem Hause [The Dutiful Daughters] after the book by Simone de Beauvoir that I had just read. I was in a state of wanting a lot, but not knowing how to get where I wanted to be and getting angry that it wasn’t all happening instantly and simultaneously. Becoming an artist was always my dream but I also wanted to play punk rock and was training to be a professional fighter. I had a very low self-esteem. This eventually led me to become extremely anxious and angry. I couldn’t handle authority at all and I was relentless in believing I was already almost dead, even though I was just 23. VM — How does Eliza Douglas figure in this? AI — This was all long before I met Eliza. She and I met at an event in Berlin in 2015 where I played a short set. We fell in love that day and she joined us for Angst the next year. For me this was a mind-blowing all-changing experience. A new kind of collaboration was opening up. A connection that I had only experienced in the realm of music before. No limits, but in a very good way. We’ve been collaborating on the performances since we met, Eliza and I wrote music together for Angst and Faust and Sex. In Natures Mortes, Eliza composed the music for the show. VM — I know that your staying in Paris was a very important moment for you. Why, and what can you share with us about that period? AI — I moved to Paris from Frankfurt the year after finishing art school, in 2014. It was shortly after my first institutional solo exhibition at the Portikus in Frankfurt, which I had put on with the help of my friends, some of them with whom I still work together. The show also marked the first time I exhibited a painting. A 16 × 9 m canvas hung from the ceiling. We made it on site. The fire brigade had to come because we used explosives to paint lines on it. The performance piece solely featured women, with everyone I was friends with at the time, including the people I worked the door with at Robert Johnson. It was a parade that included three donkeys, cigarettes and stacks of Red Bull. The parade moved internally but not forward. I titled it Aqua Leo after the two code words we used in the club to communicate amongst each other: they were a stand in for yes or no. I was in another band at the time, Beautiful Balance, with Stefan Tcherepnin and Veit Laurent Kurz and we played a concert at the finissage. After that show I started to involve music into my art practice more and more. Shortly after I arrived in Paris, I played a concert at the Lafayette Anticipations foundation. I was worn out and hesitant about putting on this performance, I was shy at the time, I disliked both planning and being part of some programme. I also felt anxious about playing

solo without the band and I hesitated until the last minute before confirming the gig. I played a pretty straightforward noise set and an hour into the concert the police were outside, alerted by the neighbours who found the music too loud. I was furious as I was just about to sing the song that I was most excited about, the one I’d only just written. There I was, while people were rushing out because of the police. I remember that I was so angry and wound up that I took my stuff and left without a word. The studio at the Cité Internationale des Arts was also where I lived. I didn’t know any people in Paris, so I started taking boxing lessons again and getting into savate, training almost every day. I worked on a small show at the Carré d’Art in Nîmes, painting large canvases on the floor in the studio, and was developing a performance piece called Rage in Paris… VM — Why this title in particular? AI — It was an expression of my state of mind I guess. For me it was also connected to desire. This was also the time I met a lot of the people I still work with today. I had an invitation to MoMA PS1 and I was looking for dancers in New York. I met Mickey [Mahar] online and Josh [Johnson], Frances [Chiaverini] and Katja [Cheraneva] who were dancing with the Forsythe Company at Théâtre National de Chaillot. We did savate together, I was wanting to put on a form of training and group practice, pretending we were a proper company, and that’s what I came up with… We were walking in the city, lingering, roaming the streets, sometimes quite far out. Nadine was with us at that time, she was interested in the periphery of Paris as well as places in the centre that were calm, abandoned. There are many photos of us trying out parts of the choreography in public. This is how we prepared the pieces. Testing composition and constellations. Hanging out, then dispersing, trying to find each other with our eyes. Another place we went to was La Petite Ceinture [Paris’s former circular railway]. I remember us finding an abandoned tunnel that was overgrown with plants. It was like entering another world. Franziska [Aigner], Lea [Welsch], Olga [Pedan] and Nadine and I spent a lot of time there. Hours and hours. We didn’t even talk much. The work was mainly about creating another reality. One that was pleasing to us. We joked about it, calling it Freedom I, II, III. VM — Were you performing in your pieces at that time and how did your approach to music develop? AI — I performed in all of my earlier pieces prior to Angst, doing both the movement material and the music. Usually, I would play a concert before the start of the piece and would then have to find someone to take over or I would create a loop, abandon my gear and start performing. Though I was already mostly directing when we did Deal in New York in 2015 and then again in Paris at the Palais de Tokyo later that year, which is how you and I met. Back then I wrote most of the music for the pieces or at least came up with the melodies we would use. They often turned into these melancholic ballads that were a rather strange pairing for an art performance. Then Eliza got more involved… She would bring her musical background and interests, and her range is quite similar to mine so it was a perfect fit. Her voice is super versatile and strong. When we made Angst, I wrote this song called Dive which is partly based on a Sappho poem that Franziska introduced during rehearsals. It was the most beautiful love poem that I had ever heard. It goes Dive Dive / My Love / Dive and when I sang it over the piano it sounded like Die Die / My Love / Die. I liked that. It mixed with the sound of motorcycles. A musical readymade, a stand in for speed. It’s a sound that reoccurred in Faust and then again in the

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CLAIR-OBSCUR / CHIAROSCURO EMMA LAVIGNE


Horizons renversés, enflammés ; corps fantomatiques émergeant de nuages explosifs ; obscurité miroitante scratchée, libérant le jour au sein de la nuit. Anne Imhof fait disjoncter l’espace-temps. Elle le contracte et l’étire en une partition désynchronisée où les pulsations spasmodiques des corps tentent de s’inscrire dans les rythmes d’un cosmos dont la permanence est illuminée et menacée par des éclipses postatomiques. « J’imagine que deux astres rayonnent à l’extérieur de l’espace d’exposition, l’un en noir et blanc et l’autre en couleurs », confie l’artiste. Elle compose l’exposition Natures Mortes comme un paysage luministe et crépusculaire, où la peinture en expansion, évadée du châssis, se fond avec l’espace, insuffle ses clairs-obscurs à un labyrinthe de verre qui se meut et se recompose au gré des jeux d’ombres et de lumières. Dans sa course, l’astre lunaire en noir et blanc vient nimber de sa lumière froide les laques sombres déposées sur l’aluminium, laissant transparaître en filigrane des lignes lacérant la surface, comme une clé rageuse vient griffer une carrosserie trop rutilante, comme une suture laisse un dessin blanc sur la peau, comme l’écume d’un dernier ressac ou l’amorce d’un nouvel horizon. Il met en branle la houle, les ondes sonores et les ondulations des vagues domptées par la danse serpentine d’une Ondine rebelle qui, en une lutte implacable sans cesse recommencée, fouette les flots, avant qu’ils ne quittent l’écran d’Untitled (Wave) (2021) et ne déferlent dans l’espace. La mer évoque alors ces marées venues du fond des âges, vidées de narrativité et de vie humaine, peintes par Courbet, cet « univers sans l’homme » selon les mots de Baudelaire. Des perchoirs pour des corps en sursis, microterritoires sur lesquels seul un être peut se poser, des plongeoirs de métal surplombant le vide, des chambres de verre, deviennent des îlots où s’arrimer et résister au déferlement d’une modernité liquide qui – tel que l’a analysé Zygmunt Bauman – conduit par sa mobilité à une constante recomposition des identités. Au scalpel, la lumière froide vient disséquer les corps étirés à l’extrême d’individus hypermodernes, rappelant ceux flirtant avec le néant de Wilhelm Lehmbruck ou ceux émaciés de la Nouvelle Objectivité. Ils semblent s’être pour un temps absentés de leur propre corps, s’être vidés d’une partie de leur substance. Leurs voix déterritorialisées, entre mélopées, cris et rires, comme des âmes errantes flottant dans l’espace, glissent sur des rails suspendus dans le vide, rappelant la traversée dans la brume de la funambule se déplaçant sur un câble suspendu dans la nef de la Hamburger Bahnhof à Berlin, pour l’un des trois actes de l’opéra Angst (2016) [en allemand, Angst signifie angoisse]. Ces figures spectrales surgissent au détour d’un reflet, d’un rayon de lumière ou sont saisies sur le vif par des flashs stroboscopiques. Les pulsations lumineuses fragmentent les corps en transe, les dissolvent, confondent les silhouettes et les ombres en une seule masse organique, comme dans l’exposition performative Sex créée en 2019 à la Tate Modern de Londres. Anne Imhof y « suspend la dialectique entre individu et foule, refusant de la résoudre 1 ». Ce corps collectif est alors entrainé dans les trous noirs et les profondeurs de l’espace. En contrepoint, au diapason de la lumière du jour qui pénètre par la verrière zénithale, l’astre solaire éclaire les cavités, révèle les ombres tapies, les puits de lumière auparavant dissimulés, invitant à des illuminations rimbaldiennes et à leur vertige cosmique. La peinture devient flux polyptyque et synesthésique. Dans Untitled (Natures Mortes) (2021) le coucher du soleil impose son rythme sériel

en sept temps, s’inscrit dans la dynamique courbe de l’espace. Il est prolongé par d’autres cycles sonores qui se déploient en lévitation, au plus près du ciel. La peinture se déplie. À la lente sédimentation de l’huile et aux glacis, elle agrège l’espace, la lumière et des écrans de verre parfois tagués de Passage (2021) qui viennent cadrer, dédoubler, altérer la somptuosité de la matière. Soudain, la transparence se fait opacité et absorbe la peinture-mirage. Seule demeure une atmosphère, un condensé de temporalités qui, couche après couche, génère à l’échelle de l’espace une nouvelle image. Georges Didi-Huberman, dans L’Image survivante : Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg 2, souligne la teneur temporelle de l’image, la polyrythmie dont elle est tissée, sa nature paradoxale, sa présence fantomatique et sa capacité de survivance [Nachleben], de vie après la vie. Anne Imhof transforme la peinture en une scène où des temps et des rythmes hétérogènes et dissonants prennent corps ensemble. L’espace et le temps deviennent incertains suivant les fluctuations de l’âme et les déflagrations du présent, comme dans les romans de W. G. Sebald et tout particulièrement Austerlitz, où le héros éponyme passionné d’architecture et obsédé par la ruine à venir des monuments, constate combien « le temps n’existe absolument pas, au contraire il n’y a que des espaces imbriqués les uns dans les autres selon les lois d’une stéréométrie supérieure, (…) les vivants et les morts au gré de leur humeur peuvent passer de l’un à l’autre, et plus j’y réfléchis, plus il me semble que nous qui sommes encore en vie, nous sommes aux yeux des morts des êtres irréels, qui parfois seulement deviennent visibles, sous un éclairage particulier et à la faveur de conditions atmosphériques bien précises 3 ». Entre chien et loup – moment préféré de l’artiste, « quand le contour des choses s’estompe et les couleurs vont en se saturant 4 » –, surgissant de la pénombre comme de la peinture, Deathwish (2021) offre une valse solitaire et infinie. Eliza Douglas, devant un parterre de lys jaunes et sous un clair-obscur sans fin, s’engage dans une dernière danse, dans un fondu-enchainé entre apparition dans la lumière et enfouissement dans l’obscurité, entre vie et mort, rappelant combien, qu’il s’agisse de tableaux vivants ou de natures mortes, la vie transparaît dans toute l’histoire de la peinture. En anglais « nature morte » se dit « still life » [vie immobile]. La peinture d’Anne Imhof s’empare de l’architecture, la dépouille de ses murs. Il n’y a plus de cimaises pour la peinture ; c’est l’architecture qui devient image, palimpseste visuel, atlas condensé, mémoire activée. La peinture infuse et creuse l’espace, y inscrit de nouvelles perspectives, des points de fuite par lesquels on peut s’échapper. Une simple baie libérée du placoplatre qui la dissimulait laisse transparaître la composition du Balcon (1868-69) de Manet, les visiteurs devenant à tour de rôle regardeurs ou acteurs de cette mise en scène à peine esquissée. Une performance collective canalisée par des barres métalliques qui s’enfoncent dans le sol réveille la mémoire du cortège funéraire d’Un enterrement à Ornans (1849-50) de Courbet. Le spectateur est entrainé dans le mouvement sinueux de sa procession, le conduisant au plus près de la tombe, comme s’il en devenait le figurant. L’architecture mise à nue, telle la mariée duchampienne, dévoile son organicité, son métabolisme. La peinture est partout, dans l’escalier où Sturtevant rejoue le Nu descendant un escalier (1912) de Duchamp, à travers sa vidéo Dreams Money Can Buy / Duchamp Nu descendant un escalier (1967) qui souligne combien cette icône de la modernité, grisaille mélancolique, figure aussi une chute, un écroulement de la

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ANNE IMHOF : NATURE MORTE LIVE  CATHERINE WOOD


« Les tours qui se perdent dans les nues, les palais somptueux, Les temples solennels, notre vaste globe, oui, notre globe lui-même, Et tout ce qu’il reçoit de la succession des temps ; Et comme s’est évanoui cet appareil mensonger, ils se dissoudront, sans même laisser derrière eux la trace que laisse le nuage emporté par le vent. » — Prospero, La Tempête, Acte iv Scène i, William Shakespeare (trad. Guizot) Les choses qu’Anne Imhof présente dans ses œuvres récentes – en des arrangements soignés, sculpturaux, ou sous forme d’accessoires pour ses performeurs – évoquent le langage symbolique des peintures de vanités, un genre issu de la nature morte européenne du xviie siècle ayant pour thème le memento mori. Les compositions servaient à rappeler aux spectateurs chrétiens l’absurdité des plaisirs mondains et la fugacité de la vie. Les installations d’Imhof présentent des constellations crépitantes de bougies flambeaux, telles des bougies votives, dont la cire colorée, lorsqu’elles se consument, se liquéfie, se répand et envahit le sol ; des volutes de fumée vapotée au parfum de cerise ou de vanille émanent de bouches ouvertes, s’estompant dans un brouillard artificiel atmosphérique ; des bouquets de roses séchées, enflammées ou attachées grossièrement – comme dans un mémorial – à l’échafaudage vertical. Il y a des bouteilles de bière en verre renversées, parfois brisées, qui répandent leur liquide ; une guitare électrique, appuyée contre des amplis Marshall ; une pipe à eau en forme de crâne, émaillée de bleu, des feuilles à rouler et autres accessoires de fumeur, et un paquet de sucre fin blanc se déversant langoureusement depuis une plateforme surélevée, comme pour marquer la durée de l’œuvre. Ces choses sont réparties, comme les attributs des saints dans les portraits médiévaux, autour des personnages qu’Imhof agence ; des corps, accomplissant des mouvements précis, sont placés dans des espaces architecturaux conçus sur mesure qui découpent et divisent l’espace intérieur grâce à des structures posées sur des piliers ; souvent, des panneaux de verre les séparent les uns des autres. Pourtant, la distinction entre ces choses matérielles – qui sont pour la plupart dans des états perpétuellement instables de désintégration ou de décomposition – et les personnes – qu’Imhof dirige de manière à ce qu’elles apparaissent, souvent, immobiles ou psychologiquement absentes – est volontairement brouillée dans son travail. La confusion entre l’animé et l’inanimé est au cœur des compositions apparemment vivantes d’Imhof. Sous le mouvement des corps chorégraphiés et des états changeants des matériaux, un contre-courant murmure une conscience de l’immobilité ultime – de la mort – alors même que nous suivons la temporalité déployée par l’œuvre. Constituées de performance et de chorégraphie, de musique, peinture, architecture et sculpture, les compositions épiques d’Imhof semblent, en un sens, emblématiques de la tendance prise par l’art contemporain depuis le début des années 2000 à une réinvention de la performance ; le « vivant » en tant que dimension de la pratique des arts visuels. L’essence de l’œuvre est constituée d’une structure événementielle ayant lieu dans le temps et de la présence de corps qui performent. Imhof fait appel à des amis, artistes, musiciens, mannequins, danseurs, qui apparaissent, bougent et chantent dans l’atmosphère chargée de ses installations, inscrites dans une longue durée. Enfin, nous, le public, sommes des participants visibles – témoins, cadre de l’action : une architecture d’attention mobile. Mais Natures Mortes comme Angst, Faust ou Sex, bien qu’en direct, donnent lieu à

une expérience différente de ce qui se passe avec les performances habituelles en tant que telles. Ces œuvres, qui ne sont pas vivantes et ne semblent certainement pas spontanées, ont une nature fondamentalement commémorative. L’œuvre d’Imhof peut sembler évoluer avec le temps – con tempo – mais ce qui la définit est un sens raffiné de la condition mortelle. Bien qu’Anne Imhof travaille avec des formes performatives, il est évident qu’elle pense en peintre et que la peinture reste une ligne directrice de sa pratique : cela transparaît tant dans la présence des peintures comme objets que dans sa conception de la pratique artistique. Après une trilogie d’œuvres, commencée en 2016, dans laquelle l’artiste a développé ses captivants rituels et un langage de l’immobilité mouvante, la direction prise par cette nouvelle œuvre intitulée Natures Mortes révèle quelque chose de fondamental sur ses liens avec l’histoire de la peinture, ainsi que sur la nature de ses œuvres antérieures. Les peintures de vanités sont apparues non seulement sur fond d’émergence d’une nouvelle abondance matérielle dans l’Europe du début du xviie siècle, « u n reflet de richesse » – comme l’a fait observer l’historien de l’art Norman Bryson –, « en retour sur la société qui l’a produite 1 », mais aussi dans le contexte d’un sentiment nouveau de précarité de la vie humaine et d’une remise en question de notre position centrale dans un univers perçu comme toujours plus vaste suite aux découvertes astronomiques de Galilée. Les fonds souvent noirs de ces peintures anciennes rappelaient, d’une part, que l’audelà, en dehors du domaine visible, serait la récompense accordée à l’âme pour une vie vertueuse, mais étaient également une allusion à l’inquiétante inconnaissabilité de cette perception croissante de ce qui existait, là, dehors. La question philosophique de savoir ce que signifiait vivre une petite vie, en tant que personne ou en tant que membre d’une culture ou d’une communauté, face à ces infinis audelàs spirituels et scientifiques, devenait de plus en plus aiguë. C’est une question loin d’être résolue dans le monde contemporain, qui reste pour Imhof une question tangible. Les compositions d’objets élaborées par l’artiste, ainsi que les personnages, disposés seuls ou en groupe, souvent sur des fonds sombres et obscurs, paraissent être des réinventions du thème du memento mori. Ses panoramas et ses piliers suscitent un sentiment de l’épique. Mais le monde d’Imhof – le monde dans lequel elle nous invite – opère également d’incessants changements de perspective, de sorte que la sphère de l’au-delà y est alternativement une sphère que nous recherchons et dans laquelle nous nous situons. Car tout ce que nous avons appris, en cet omniscient début de xxie siècle, en grande partie à travers des objectifs et des écrans, c’est qu’il n’est pas certain qu’il existe réellement un ailleurs vers où aller. La peinture de nature morte offrait au regard un théâtre de choses matérielles dont la compression surnaturelle, transposée en illusion picturale, créait une nette séparation entre le spectateur humain et le domaine transcendant de l’art et, plus encore, une séparation avec l’au-delà. Des anges apparaissent parfois dans les peintures de vanités, médiateurs visibles entre l’humain et le divin, entre l’illusion peinte et l’apparition céleste. Natures Mortes d’Imhof nous rassemble, nous et les éléments animés et inanimés de sa composition, au sein d’un espace liminal unique, bien que découpé. Aux côtés de ses interprètes, de sa disposition d’objets, de tableaux et d’œuvres d’art, nous occupons la même portion d’espace psychologique et architectural, le même intervalle : ici. C’est un espace qui fait s’effondrer le premier et l’arrière-plan : matérialité et vivacité tangibles, conscience refoulée

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ANNE IMHOF: STILLED LIFE CATHERINE WOOD


“The cloud-capped towers, the gorgeous palaces, The solemn temples, the great globe itself— Yea, all which it inherit—shall dissolve, And like this insubstantial pageant faded, Leave not a rack behind.” — Prospero, The Tempest, Act iv Scene i, William Shakespeare The things that Anne Imhof features in her recent work—in careful, sculptural arrangements, or as props for her performers—evoke the symbolic language of the vanitas. The vanitas emerged as a branch of 17th-century European still life painting on the memento mori theme; compositions which served to remind their Christian viewers of the folly of worldly pleasure and life’s transience. Imhof’s installations feature spluttering constellations of tapered candles, like votives, whose coloured, liquifying wax spills and messes onto the floor as they burn down; curls of cherry or vanilla vape smoke that emanate from open mouths, blurring with pumped, atmospheric haze; bunches of dried roses, set aflame or tied roughly—memorial-like—to the vertical scaffolding. There are glass beer bottles tipped over, shedding liquid, and occasionally smashed; an electric guitar leaning against Marshall amps; a skull-shaped, blue enamelled bong, Rizlas and other smoking paraphernalia, and a packet of fine, white sugar poured, languidly, from a high platform, as though marking the time of the work’s duration. These things circulate, like the attributes depicted in Medieval portraits of saints, around the figures that Imhof casts; figures, performing particular gestures, set within specially designed architectural spaces that slice and divide interiors with pier-like elevations, and are often segregated by glass planes. Yet the distinction between those material things—which are mostly in perpetually unsettled states of disintegration or decay—and people—who Imhof directs to appear, often, stilled or psychologically absent—is deliberately confounded in her work. A confusion between the animate and the inanimate is at the heart of Imhof’s apparently live compositions. There is an undertow, beneath the movement of both her choreographed bodies and the materials’ changing states, which whispers of an awareness of the ultimate stillness—of death—even whilst we keep pace with the unfolding flow of the work. Comprising performance and choreography, music, painting, architecture and sculpture, Imhof’s epic compositions seem, in one sense, emblematic of the tendency in contemporary art since 2000, towards a re-invention of performance; “liveness” as a dimension of visual art practice. The work has an extended event structure and the presence of performing bodies at its core. Imhof casts friends, artists, musicians, models, dancers, to appear, move, and sing within the charged atmosphere of her durational installations. And then we, the audience, rove as visible participants—witnessing, framing the action: a movable architecture of attention. But Natures Mortes, like Angst, or Faust, or Sex, whilst live, are experienced differently from a typical notion of performance per se. Not lively, certainly not seeming spontaneous, these works have an overridingly memorial quality. Imhof’s work might appear to move with time—con tempo—but what defines it is an exquisite deathliness. Although Anne Imhof works with live mediums, it is clear that she thinks as a painter, and painting remains a consistent line within her practice: both in the presence of paintings as objects and in her conception of art-making. Coming after her trilogy of works, beginning in 2016, in which the artist developed her absorptive rituals and her ­language of moving stillness, the direction of this new work titled

Natures Mortes—still lifes—reveals something fundamental about her ties to the history of painting, and about the nature of her earlier work. Vanitas paintings emerged not only against a backdrop of new material abundance in early 17th-century Europe, “a reflection of wealth”—as the art historian Norman Bryson observes—“back to the society which produced it,”1 but also in the context of a new sense of the precarity of human life and a questioning of our centrality in an increasingly vast sense of the universe; a result of the astronomical discoveries of Galileo. The often black backgrounds of those historic paintings implied, on the one hand, that the afterlife, outside of this visible realm, would be the soul’s reward for a virtuous life, but also hinted at the disturbing unknowability of an expanding sense of what was out there. The philosophical question of what it meant to live a small life, as a person, or as part of a culture or community, against these infinite spiritual and scientific beyonds was becoming more acute. This is a question that is far from resolved within contemporary life, and a question that, for Imhof, remains palpable. The artist’s compositions of objects alongside individual and group arrangements of figures, frequently set against shadowy, dark backgrounds, appear as reinventions of the memento mori theme. Her panoramas and piers initiate a sense of the epic. But Imhof’s world—the world she invites us into—also effects continuous shifts of perspective, so that the sphere of beyond is one that we alternately seek out and are situated within. For all that we have come to know, in the all-seeing, early 21st century, much of it through lenses and screens, is not clear that there is an elsewhere to travel to. Still life painting offered, for view, a theatre of material things whose otherworldly compression, transposed into painterly illusion, created a clear segregation between the human viewer and the transcendent realm of art, and even more, separation from the afterlife beyond it. Occasionally, angels appear in vanitas paintings as visible mediators between the human and the divine; between painted illusion and heavenly apparition. Imhof’s Natures Mortes gathers both us and the animate and inanimate elements of her composition within a singular, if striated, liminal space. Alongside her performers, and her arrangement of objects, paintings and artworks, we occupy the same bracket of psychological and architectural space, the same interval: here. It is a space that collapses foreground and background: palpable materiality and liveness, and a repressed awareness of death. This is the space of passing images, the space of the shaman, a space of passage. This space is where she invites us to gather, together, to bear witness. Bryson writes about the hyper-realistic depictions of fruits, vegetables, glassware or timepieces in still life painting as “shifters”; objects depicted as transition points between different levels of reality and artifice, often set in “scaenae,” fantasmatic architecture, or seen through glass. “To represent water or fruit through glass is to change the level of their appearance” he writes, “things lose their substance and become image, images of themselves, perfect duplicates.”2 Bryson describes how in the tradition of xenia—still life paintings in Roman banqueting halls—it is the manner in which the paintings represent a threshold that effects the simultaneous “deletion or erasure of the depicted object at the exact moment when depiction takes place” as the paradox of the paintings’ illusionism. The symbols Imhof employs, interchangeable in their shifting states with her alternately flesh-real and ghost-like performers, who are themselves duplicated, multiply on miniature glass-fronted smartphone screens and appear as both refractions and votive effigies, and—in the case of Eliza Douglas—also appear as portrait paintings, made via silkscreen printing. They are an indication of her

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APRÈS LA BEAUTÉ PAUL B. PRECIADO


1 Extérieur, jour Vingt personnes situées dans l’escalier d’accès au Palais de Tokyo, chacune occupant la place d’une colonne déclame une phrase. La beauté est dégoûtante. Il ne s’agit pas d’une déclaration de type manifeste. Il s’agit de la description d’un état de fait. Ou plutôt, une façon de regarder les choses qui les transforme. Cette chanson collective est aussi une ode dédiée aux critiques d’art : la réalisation d’une promesse. Le capitalisme est l’esthétisation du mal, c’est pourquoi ce que nous appelons laid est le beau et ce que nous considérons beau est le laid. La beauté, telle qu’imaginée par le régime patriarcal-colonial, est dégoûtante. La beauté est la continuation de la guerre par d’autres moyens. La beauté est l’esthétisation de la domination : une forme de fermeture politique de notre système perceptif et cognitif. Quand je parle de beauté, je ne fais pas seulement référence à l’objet. Mais aussi au sujet. La beauté n’est pas seulement l’objectivité, c’est aussi la subjectivité. L’insistance de l’art contemporain à dépasser l’objet pour se concentrer sur le sujet n’est pas vertueuse, mais stratégiquement complice de nouvelles formes d’oppression et de contrôle. Si la beauté est « dans l’œil de celui qui regarde », alors l’œil doit être sauvé de la beauté. La beauté de la prétendue complémentarité des sexes est dégoûtante.

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AFTER BEAUTY PAUL B. PRECIADO


1 Exterior, day Twenty people situated in the stairwell leading to the Palais de Tokyo, each occupying the place of a column, declaims a sentence. Beauty is disgusting. This is not a manifesto-type declaration. This is a description of a state of fact. Or rather a way of looking at things that transforms them. This collective song is also an ode dedicated to art critics: the realization of a promise. Capitalism is the aestheticization of evil, that is why what we call ugly is beautiful and what we consider beautiful is ugly. Beauty as imagined by the patriarchal-colonial regime is disgusting. Beauty is the continuation of war by other means. Beauty is the aestheticization of domination: a form of the political closure of our perceptive and cognitive system. When I speak of beauty, I am not just referring to an object. But also to the subject. Beauty is not just objectivity, it is also subjectivity. The insistence of contemporary art on going beyond the object to concentrate on the subject is not virtuous, but strategically complicit with new forms of oppression and control.

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PALAIS-FANTÔMES – LA JOIE SANS L’ESPOIR / PALAIS-PHANTOMS – A JOY WITHOUT HOPE LAURENCE BERTRAND DORLÉAC


« Ce que l’on veut cacher sous la terre, L’âge l’amène à la lumière et il enterre et cache ce qui brille. » — Horace, Épîtres, VI, À Numicius

“Whatever’s under the earth, Time will bring to light, burying and hiding what glitters.” — Horace, Epistles, VI, to Numicius

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Elle est Anne Imhof. — She is Anne Imhof.

Natures mortes / Natures mortes

Le Palais de Tokyo en 1937 Photographie de couverture du numéro 4928 de L’Illustration, 14 août 1937 / Cover picture of L’Illustration, issue 4928, 14 August 1937

Il faut redessiner l’histoire du vivant et du non-vivant. Il faut en finir avec la nature morte. Prononcer son nom une dernière fois, tracer chaque lettre en relief, déposer chacune d’elles sur le sol, installer mille bougies autour, les allumer avant de danser à travers les buissons de lumière. Il faut réveiller les spectres. — We should redraw the history of the living and of the non-living. We should get over the French term for a still life, “nature morte” or literally “dead nature.” Pronouncing it one last time, tracing out each embossed letter, laying out each one of them on the floor, setting up a thousand candles around them, lighting them before dancing through these bushes of light. We should awaken spectres.

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Billy Bultheel et / and Franziska Aigner dans Faust d’Anne Imhof au Pavillon allemand, 57e Biennale de Venise en 2017. Photographie de Nadine Fraczkowski. Courtesy de l’artiste et German Pavilion 2017 / in Anne Imhof’s Faust at the German Pavilion, 57th Venice Biennale in 2017. Photography by Nadine Fraczkowski. Courtesy of the artist and German Pavilion 2017

Lieux / Places N’importe quel lieu ne pourrait pas servir à ces funérailles. Elle a choisi le Palais de Tokyo, en apparence très lisse, un bâtiment à l’« architecture autocratique », disait Amos Gitaï quand il avait expérimenté les lieux en friche en 2011. Comme le Pavillon allemand de Venise restructuré en 1938 selon les idéaux de l’architecture fasciste par Ernst Haiger pour impressionner les foules. Quand elle l’investit en 2017, quatre dobermans gardent les entrées et les jeunes performeurs et performeuses sont séparés de la foule par des cloisons de verre comme si elle voulait maintenir les distances et interdire toute fascination, toute adhésion. Bâti à l’occasion de l’Exposition internationale des arts et techniques de 1937, le Palais de Tokyo est destiné à conserver dans son aile ouest les collections nationales d’art moderne du musée du Luxembourg, et dans son aile est les collections d’art moderne de la Ville de Paris et des expositions variées. Ce qui devait être moderne par les collections est construit par les architectes académiques Dondel, Aubert, Viard et Dastugue choisis parmi cent vingt‑huit projets dont ceux, finalement écartés, de Garnier, Le Corbusier ou Mallet‑Stevens. Son échelle architecturale monumentale et néoclassique était à

la mode à l’époque dans toute l’Europe. En 1937, à Paris, les visiteurs et les visiteuses de l’Exposition internationale pouvaient reconnaître une même rhétorique de la puissance et de la virilité pour le Palais de Tokyo, comme pour les pavillons allemand nazi et soviétique – ces deux derniers dans un face-à-face menaçant. Pour les trois bâtiments, la sculpture monumentale servait de « décoration », elle en rajoutait dans la rhétorique du plus fort. Le projet final du Palais de Tokyo portait le nom de « Clarté », comme quoi, il faut se méfier des apparences. — Not just anywhere could be used for this funeral. She has chosen the Palais de Tokyo, which seems so sleek, a building with an “autocratic architecture,” as Amos Gitaï put it when he witnessed the worksite in 2011. Like the German Pavilion in Venice remodeled and extended according to fascist architectural ideals by Ernst Haiger in 1938 to impress the crowds. When she occupied it in 2017, four Dobermans protected the entrances and the young performers were separated from the audience by glass partitions, as if she wanted to maintain a distance and forbid any fascination or adhesion. Built for the Exposition Internationale des Arts et Techniques in 1937, the Palais de

Tokyo was intended to conserve in its west wing the national collections of modern art of the Musée du Luxembourg, and in its east wing the collections of modern art of the city of Paris, as well as various exhibitions. What was meant to be modern with these collections was constructed by the conventional architects Dondel, Aubert, Viard and Dastugue, chosen among one hundred twenty-eight projects, such as those of Garnier, Le Corbusier or Mallet‑Stevens which were finally turned down. Its monumental and neoclassic architectural scale was fashionable at the time all over Europe. In 1937, in Paris, the visitors to the Exposition Internationale could recognise the same rhetoric of power and virility in the Palais de Tokyo, as in the Nazi German and Soviet pavilions—which faced each other threateningly. For these three buildings, a monumental sculpture acted as a “decoration,” adding to the rhetoric of the strongest. The end project for the Palais de Tokyo was called “Clarté” [or “Clarity”], showing how much appearances can be deceptive.

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STURTEVANT, MUYBRIDGE PLATE #97 WOMAN WALKING (1966) Collage de photographies / Print, collage ; 32,5 × 32,8 cm ; Courtesy Estate Sturtevant (Paris) et / and Galerie Thaddaeus Ropac (Londres / London, Paris, Salzbourg / Salzburg) ; © Estate Sturtevant ; Photo : © Charles Duprat STURTEVANT, MUYBRIDGE STUDY (1966) Photographies noir et blanc collées sur papier noir, crayon / Black and white photographs glued on black paper, pencil 32,3 × 33 cm ; Courtesy Estate Sturtevant (Paris) et / and Galerie Thaddaeus Ropac (Londres / London, Paris, Salzbourg / Salzburg) © Estate Sturtevant ; Photo : © Charles Duprat


STURTEVANT, DUCHAMP NU DESCENDANT UN ESCALIER (1968-1996) Collage de films en noir et blanc / Black and white film clip collage ; 36 × 31 × 3 cm Courtesy Estate Sturtevant (Paris) et / and Galerie Thaddaeus Ropac (Londres / London, Paris, Salzbourg / Salzburg) © Estate Sturtevant ; Photo : © Charles Duprat

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ANNE IMHOF, UNTITLED (2017) Aluminium, acrylique / Aluminium, acrylic ; 300 × 190 × 4,5 cm ; Coll. Pinault Collection (Paris, Venise / Venice) Courtesy de l’artiste / of the artist et / and Galerie Buchholz (Berlin, Cologne, New York) ; Photo : © Ugo Carmeni


WOLFGANG TILLMANS, AN DER ISAR II (2008) Tirage C-print contrecollé sur Dibond, cadre de l’artiste / C-print mounted on Dibond, in artist’s frame 181 × 258 × 6 cm ; Courtesy Galerie Buchholz (Berlin, Cologne, New York)

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ANNE IMHOF, “TRABENDE TRABANTEN / WIR WERDEN WIE IHR SEIN / VERGRABEN IN EURE MÄHNEN AUS KUPFER UND GOLD” (2020) Veste en cuir, crochet de suspension blanc, sucre raffiné / Leather jacket, white hanging hook, refined sugar ; Dimensions variables / Dimensions variable ; Courtesy de l’artiste / of the artist et / and Galerie Buchholz (Berlin, Cologne, New York)


CY TWOMBLY, ACHILLES MOURNING THE DEATH OF PATROCLUS (1962) Huile sur toile, mine de plomb / Oil on canvas, blacklead ; 259 × 302 cm Coll. Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle, Centre Pompidou (Paris), Inv. AM2005-24 © Cy Twombly Foundation ; Photo : © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat

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PAUL THEK, LA CORAZZA DI MICHELANGELO (1963) Céramique, faïence avec craquelures blanches des années 1950, cire / Ceramic, earthenware (faience) with white cracks from the 1950s, wax ; 40 × 30 × 20 cm Courtesy Deichtorhallen Hamburg – Falckenberg Collection (Hambourg / Hamburg) © The Estate of George Paul Thek ; Photo : © Egbert Haneke PAUL THEK, THE TOMB (1967) Vue intérieure / Interior view, Stable Gallery (New York) ; Courtesy Alexander and Bonin (New York) © The Estate of George Paul Thek ; Photo : © John D. Schiff

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WOLFGANG TILLMANS, CAPODIMONTE (1999) Tirage C-print, encadré / C-print, framed ; 30,5 × 40,6 cm Courtesy Galerie Buchholz (Berlin, Cologne, New York)


EUGÈNE DELACROIX, ÉTUDE DE DRAPERIES (XIX E SIÈCLE / 19TH CENTURY) Sanguine / Sanguine ; 22,6 × 18,5 cm ; Coll. Beaux-Arts de Paris (Paris), Inv. EBA761 Photo : © Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais / image Beaux-Arts de Paris THÉODORE GÉRICAULT, ÉTUDES DE NU (XIX E SIÈCLE / 19TH CENTURY) Plume, encre brune / Pen, brown ink ; 22 × 23,2 cm ; Coll. Beaux-Arts de Paris (Paris), Inv. EBA968 ; Photo : © Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais / image Beaux-Arts de Paris

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THÉODORE GÉRICAULT, ÉTUDE D’UNE TÊTE DE CHEVAL ÉCORCHÉE, VUE DE FACE (XIX E SIÈCLE / 19TH CENTURY) Pierre noire grasse et sanguine grasse / Black chalk, sanguine ; 42,6 × 28,8 cm ; Coll. Beaux-Arts de Paris (Paris), Inv. EBA1008-4 Photo : © Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais / image Beaux-Arts de Paris


THÉODORE GÉRICAULT, ÉTUDE D’UN MEMBRE ANTÉRIEUR GAUCHE ÉCORCHÉ, VU DE FACE (1815) Pierre noire grasse et sanguine grasse / Black chalk, sanguine ; 39,7 × 27,6 cm ; Coll. Beaux-Arts de Paris (Paris), Inv. EBA1008-8 Photo : © Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais / image Beaux-Arts de Paris

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MIKE KELLEY, JUTTA KOETHER, KLARA LIDÉN, JOAN MITCHELL, OSCAR MURILLO, EADWEARD MUYBRIDGE, CADY NOLAND, PRECIOUS OKOYOMON, FRANCIS PICABIA, GIOVANNI BATTISTA PIRANESI, SIGMAR POLKE, PAUL B. PRECIADO, BUNNY ROGERS, STURTEVANT, YUNG TATU, PAUL THEK, WOLFGANG TILLMANS, ROSEMARIE TROCKEL, CY TWOMBLY, ADRIÁN VILLAR ROJAS


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