Magazine Palais #33

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Dossier

RÉCLAMER LA TERRE — Main theme

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15 € (FR) / 16 € (BE / IT / GR / ES) 20 CHF (CH) / $ 18.99 (USA) / £ 13.90 (UK)

RECLAIM THE EARTH HÉLÈNE BERTIN – CÉSAR CHEVALIER MIMOSA ECHARD LAURA HENNO AÏCHA SNOUSSI A ROOF FOR SILENCE LES 20 ANS DU JARDIN AUX HABITANT·ES JONATHAN JONES



PALAIS 33 Le magazine du Palais de Tokyo The magazine of the Palais de Tokyo www.palaismagazine.com E contact@palaismagazine.com Directeur de la publication, Publisher Guillaume Désanges Rédacteur en chef, Editor-in-Chief Frédéric Grossi Éditrice, Editor Camille Mansour Assistant·es éditorial·es, Editorial Assistants Elisa Berthon, Mathilde Cassan, Renaud Gadoury Conception graphique, Graphic design Helmo avec / with Claire Moreux Traducteur·rices, Translators Ìyá Aláàṣẹ, Karim Chagnon, Jeanine Herman, Cyril Le Roy, Luba Markovskaia, Ian Monk, Callisto Mc Nulty, Philippe Tanguy Le dossier « Réclamer la terre » a été conçu avec Daria de Beauvais. / The “Reclaim the Earth” section has been conceived with Daria de Beauvais. Textes, interviews et contributions visuelles, Texts, interviews and visual contributions : Etel Adnan, Yussef Agbo-Ola, Abbas Akhavan, asinnajaq, Daria de Beauvais, Hélène Bertin, Huma Bhabha, Adélaïde Blanc, Sebastián Calfuqueo, Patrick Chamoiseau, César Chevalier, Emanuele Coccia, Megan Cope, Arturo Escobar, Léuli Eshr āghi, Cédric Fauq, Mylène Ferrand, Barbara Glowczewski, D Harding, Candice Hopkins, Béatrice Josse, Emma Lavigne, Jeanine Leane, Katrina Lewis, Natasha Lewis, Yves Michaud, Liz Munsell, Kate Newby, Daniela Ortiz, Hetti Perkins, Solange Pessoa, Elizabeth A. Povinelli, Tabita Rezaire, Marina Roy, Ariel Salleh, Yhonnie Scarce, Aïcha Snoussi, Thu-Van Tran, Pip Wallis, Hala Wardé, Judy Watson PALAIS est édité par, is published by Palais de Tokyo SASU, 13 avenue du Président Wilson, F-75116 Paris, T +33 1 4723 5401 www.palaisdetokyo.com

Publicité, Advertising Mazarine Culture, 2 square Villaret de Joyeuse, 75017 Paris, T +33 1 5805 4970, www.mazarine.com Contacts : Amélie Cames, Françoise Meininger, Carole Nehmé Diffusion, Distribution PALAIS est diffusé en France et à l’étranger. / PALAIS is distributed internationally. Voir / See : www.palaisdetokyo.com Abonnements et ventes en ligne, Subscriptions and online orders www.kdpresse.com / www.palaisdetokyo.com Imprimé en Union européenne par, Printed in European Union by D’Auria Printing spa, S. Egidio alla Vibrata (TE), Italie, Italy Dépôt légal à parution, imprimé en mars 2022 ISSN 1951-672X / ISBN 978-2-84711-137-8 © Palais de Tokyo et les auteurs, 2022 © Adagp (Paris), 2022 pour les œuvres de ses membres Couverture, Cover : Karrabing Film Collective The Jealous One (2017) ; 29 min 17 s Mermaids, or Aiden in Wonderland (2018) ; 26 min 29 s Courtesy Karrabing Film Collective

Sommaire Contents

p. 11-21 — Mimosa Echard Immanence et eau vive Immanence and Living Water par / by Pip Wallis p. 22-31 — Le Jardin aux habitant·es Vingt ans d’un processus vivant, collectif et artistique Twenty Years of a Living, Collective and Artistic Process par / by Adélaïde Blanc p. 32-39 — Dialogue entre les gestes humains et le souffle des végétaux A Dialogue Between Human Gestures and Vegetal Breathing par / by Hélène Bertin & César Chevalier p. 40-48 — Laura Henno L’Instance du devenir The Instance of Becoming par / by Patrick Chamoiseau p. 172-181 — Jonathan Jones sans titre (territoire originel) untitled (transcriptions of country) Poèmes de / Poems by Jeanine Leane p. 182-191 — A Roof for Silence Introduction de / by Emma Lavigne Interviews de / of Etel Adnan et / and Hala Wardé par / by Yves Michaud p. 192-201 — Aïcha Snoussi Nous étions mille sur la table There Were a Thousand of Us on the Table Interview par / by Cédric Fauq

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Ce numéro est publié à l’occasion des expositions / This issue is published on the occasion of the exhibitions :

RÉCLAMER LA TERRE RECLAIM THE EARTH 15.04 2022 – 04.09 2022 Artistes, Artists : Abbas Akhavan, Amakaba x Olaniyi Studio, asinnajaq, Huma Bhabha, Sebastián Calfuqueo, Megan Cope, D Harding, Karrabing Film Collective, Kate Newby, Daniela Ortiz, Solange Pessoa, Yhonnie Scarce, Thu-Van Tran, Judy Watson Commissaire, Curator : Daria de Beauvais Conseiller·ères scientifiques, Scientific Advisors : Léuli Eshr āghi, Ariel Salleh — HÉLÈNE BERTIN, CÉSAR CHEVALIER COUPER LE VENT EN TROIS 15.04 2022 – 24.07 2022 Commissaire, Curator : Adélaïde Blanc — MIMOSA ECHARD SPORAL 15.04 2022 – 04.09 2022 Commissaire, Curator : Daria de Beauvais — LAURA HENNO GE OURYAO ! POURQUOI T’AS PEUR ! 15.04 2022 – 04.09 2022 Commissaire, Curator : Adélaïde Blanc — AÏCHA SNOUSSI NOUS ÉTIONS MILLE SOUS LA TABLE 15.04 2022 – 04.09 2022 Commissaire, Curator : Cédric Fauq — A ROOF FOR SILENCE 15.04 2022 – 24.07 2022 Conçu par, Conceived by : Hala Wardé En collaboration avec, In collaboration with : Etel Adnan Avec le concours de, With the participation of : Alain Fleischer – Le Fresnoy et / and Soundwalk Collective —

Dossier / Main theme RÉCLAMER LA TERRE RECLAIM THE EARTH

p. 51-59 — Réclamer la terre Reclaim the Earth par / by Daria de Beauvais p. 60-63 asinnajaq (interview avec / with Candice Hopkins) p. 64-67 Sebastián Calfuqueo (interview avec / with Léuli Eshrāghi) p. 68-71 Huma Bhabha p. 72-75 Karrabing Film Collective (texte par / text by Katrina Lewis, Natasha Lewis & Elizabeth A. Povinelli) p. 76-79 D Harding p. 80-83 Solange Pessoa (interview par / by Liz Munsell) p. 84-87 Abbas Akhavan (texte par / text by Marina Roy) p. 88-91 Daniela Ortiz p. 92-95 Thu-Van Tran (interview par / by Daria de Beauvais) p. 96-99 Tabita Rezaire & Yussef Agbo-Ola (interview par / by Daria de Beauvais) p. 100-103 Kate Newby p. 104-107 Megan Cope (texte par / text by Mylène Ferrand) p. 108-111 Judy Watson (interview par / by Hetti Perkins) p. 112-115 Yhonnie Scarce

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p. 117-123 — Les Secrets de l’écologie The Secret Behind Ecology par / by Ariel Salleh p. 124-131 — Éléments pour un dialogue entre cosmo/visions Elements for a Dialogue of Cosmo/Visions par / by Arturo Escobar p. 132-142 — Une nouvelle critique d’art du Grand Océan A New Great Ocean Art Criticism par / by Léuli Eshrāghi p. 143-155 — Une conversation avec Barbara Glowczewski et Elizabeth A. Povinelli A Conversation with Barbara Glowczewski and Elizabeth A. Povinelli

LES 20 ANS DU JARDIN AUX HABITANT·ES PAR ROBERT MILIN 15.04 2022 – 04.09 2022 Avec, With : Olivier Alix, Valérie Ayestaray et / and Jean-Pierre Collard, Mónica Ballivián, Corinne Bechet et / and Didier Lalande, Carole Blouet, Yann et / and Marie Collignon, Mireille Coquille, Sophie Coste, Sally Davies, Béatrice Dubrule, Aaron Janofsky, Maurice Manguin, Luc Ruiz Valette, Marie-Christine Spyropoulos Commissaire, Curator : Adélaïde Blanc — JONATHAN JONES SANS TITRE (TERRITOIRE ORIGINEL) 26.11 2021 – 20.02 2022 Commissaires, Curators : Daria de Beauvais, Alexie Glass-Kantor, Michelle Newton — Voir p. 203 pour les crédits des expositions / See p. 203 for the exhibition credits

p. 156-165 — L’Écoféminisme divinatoire ou la puissance agissante d’une pensée Divinatory Ecofeminism or the Agentic Power of Thought par / by Béatrice Josse p. 166-170 — L’Art des espèces vivantes The Art of Living Species par / by Emanuele Coccia

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Dans la pratique artistique de Mimosa Echard, les éléments issus de la culture pop et du monde du vivant s’articulent en composant des ensembles vibrants et sensuels. L’exposition « Sporal », qu’elle conçoit de manière collaborative et dont la matrice est un jeu vidéo, invite à parcourir les cavités d’un organisme en perpétuelle transformation, inspiré du cycle de vie des myxomycètes. L’environnement psychédélique qui s’y déploie, ponctué de temps de latence, génère un univers métamorphique et onirique, à partir duquel l’artiste repense dans un même élan les liens entre la sexualité et la reproduction.

MIMOSA ECHARD : IMMANENCE ET EAU VIVE par Pip Wallis

J e m’entoure de plantes carnivores et d’animaux légendaires, le tout baigné dans la rude et gauche lumière d’un sexe mythique. Je vais de l’avant de manière intuitive et sans chercher une idée ; je suis organique. Et je ne m’interroge pas sur mes motifs. Je plonge dans la presque douleur d’une joie intense – et pour me parer naissent entre mes cheveux feuilles et ramures 1. — Clarice Lispector, Água Viva Dans le jeu vidéo Sporal de Mimosa Echard, lae joueur·euse se trouve immergé·e dans un organisme monocellulaire où les échanges de fluides déclenchent une perpétuelle transformation : l’absorption de gouttelettes d’eau provoque l’évolution de l’environnement, un hippocampe a besoin des sécrétions des fleurs pour donner naissance à l’océan, un serpent émerge de larmes qui coulent. Ces changements hydrologiques sont le reflet du cycle de sporulation des myxomycètes, une large famille d’environ neuf cents espèces apparues au cours de l’évolution il y a plus de 1,5 milliard d’années. Longtemps classés parmi les champignons, les myxomycètes, qui échappent aux catégories biologiques traditionnelles, sont aujourd’hui considérés comme des protistes, c’est-à-dire des organismes qui ne sont ni des animaux, ni des

plantes, ni des champignons, mais qui cumulent certaines de leurs caractéristiques. Ils peuvent vivre indépendamment sous forme ­unicellulaire, mais aussi s’agréger pour constituer des structures reproductives multinucléées et se déplacer comme un seul corps. Les myxomycètes changent alors d’aspect, et la fonction de leurs parties évolue, se transformant de masses gluantes en tiges dotées de nœuds de fructification. Ces derniers s’ouvrent pour libérer des spores au cours du processus de reproduction, ce qui leur p ­ ermet de cumuler plusieurs centaines de types sexuels par le transfert et la multiplication de l’information génétique au sein de leur cellule unique. À l’instar de ses peintures et sculptures antérieures, avec Sporal, Mimosa Echard fait « une plaidoirie pour le plaisir à prendre dans la confusion des frontières 2 » pour citer Donna Haraway. Les frontières autour des questions d’auteur·rice se trouvent également dissoutes, l’œuvre étant issue d’une collaboration notamment avec la développeuse Andréa et l’artiste, ­écrivain et musicien Aodhan Madden. Pour m’interpréter et me formuler j’ai besoin de nouveaux signes et d’articulations nouvelles en formes qui soient situées en deçà et au-delà de mon histoire humaine. Je transfigure la réalité et alors une autre réalité, rêveuse et somnambule, me crée 3 . Au fil des trois mondes que propose le jeu – le jardin, la chambre à Tokyo et la plage pendant la nuit –, ce qui est en question est la relation non seulement entre vie humaine et non humaine, mais aussi entre matière et cybernétique. L’idée selon laquelle le Réel est véhiculé par la culture pour que nous puissions l’analyser est une position idéaliste qui oppose domaine de l’artificiel et réalité naturelle, comme si la nature était elle-même quelque chose de stable et d’immuable. « L’hypothèse semble être que si un sol n’est pas solide et fixe, alors ce n’est pas un sol – s’il bouge et change, alors il ne pourrait être que la simple représentation d’un sol 4. » Vicki Kirby se fait plutôt l’avocate d’une inséparabilité entre substance et représentation, qui remet en question la causalité dans la relation entre nature et expérience de la nature. Selon cette position, le tissu même de la substance, le fondement de l’être, est un intertexte mouvant, puisque, comme le note Jacques Derrida, « le biologiste » parle aussi d’« écriture […] à propos des processus les plus élémentaires de l’information dans la cellule vivante 5 ». La cellule écrit et est écrite dans un processus continu de coproduction. En envisageant cette relation symbiotique en tant que dispositif matériel et poétique, et en fusionnant le cellulaire et l’imaginaire, le matériel et le virtuel, Mimosa Echard se joue des séparations perçues entre nature et culture. Sporal propose non pas une nature immuable qui est « comme elle est », mais une matière qui se révèle capricieuse et se réécrit en permanence. Les auteur·rices écologistes queer et cyberféministes de la fin du xxe siècle ont montré la portée libératrice de cette dissolution de la séparation binaire entre nature et culture, qui excluait les sujets non masculins dans une vénération indue du naturalisme essentialiste. Même si le potentiel autrefois imaginé comme transgressif des jeux vidéo et d’Internet pour mettre en question les carcans sociétaux et les impératifs économiques ne s’est jamais pleinement concrétisé, le codage et la mise au point d’un jeu vidéo restent néanmoins un acte de poièsis. Le talent d’­A ndréa, qui s’exprime dans la création de l’univers du jeu, la génération des textures

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Créé en 2002 lors de l’ouverture du Palais de Tokyo, le Jardin aux habitant∙es est une œuvre de l’artiste Robert Milin réalisée en collaboration avec des volontaires. Situé le long du centre d’art, ce jardin partagé est organisé en parcelles et fédère quinze jardinier·es amateur·rices autour d’une association. La célébration de ses vingt ans permet, notamment avec une exposition, des rencontres et un livre, de revenir sur ce processus au long cours de transformations mutuelles entre un environnement et ses habitant·es.

LE JARDIN AUX HABITANT·ES VINGT ANS D’UN PROCESSUS VIVANT, COLLECTIF ET ARTISTIQUE par Adélaïde Blanc

Étudier le jardin partagé imaginé par l’artiste Robert Milin en 2002, et tenter de porter un regard sur ses vingt années de vie, implique de considérer les places qui lui ont été attribuées dans le champ de l’art et d’observer son évolution discrète, que son autonomie et un certain oubli dont il a parfois été l’objet ont permise. L’histoire du Jardin aux habitant·es débute en 2001 lorsque le « site de création contemporaine » s’apprête à ouvrir ses portes au Palais de Tokyo. Délaissé depuis 1998, le bâtiment est confié aux commissaires d’exposition Jérôme Sans et Nicolas Bourriaud qui ont pour projet d’en faire un lieu d’expérimentation pour les artistes français·es et internationaux·ales. Pensé comme un espace de proximité, « un corps vivant qui puisse évoluer dans le temps 1 », le centre d’art accueille des pratiques diverses et soutient notamment « des artistes qui ne vivent pas enfermés dans leurs ateliers 2 ». C’est dans ce contexte que Robert Milin est invité à concevoir une œuvre sur un terrain jouxtant le bâtiment.

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L’artiste, qui, depuis plusieurs décennies, met en œuvre des projets fondés sur des rencontres dans des territoires donnés et sur les interactions entre les gens dans l’espace de leur quotidien, exclut par sa pratique la possibilité d’une œuvre qui serait un objet offert à la contemplation des passant·es ou des visiteur·euses du centre d’art. Très vite, il propose de réunir des amateur·rices de jardinage autour de la création et de l’entretien de deux jardins distincts dans le périmètre du site à l’abandon. La conception d’un jardin ésotérique organisé autour d’espèces singulières qui pousseraient en contrebas de l’avenue du Président-Wilson est mise de côté, cette bande de terre étant confiée aux paysagistes Laurent Dugua et Marc Pouzol de l’atelier le balto. Le projet de jardin collectif est quant à lui adopté et sera implanté sur la parcelle voisine de 800 m2, qui longe la rue de la Manutention. Robert Milin s’appuie sur le réseau municipal et contacte une soixantaine d’habitant·es de Paris et de sa banlieue inscrit·es sur liste d’attente pour accéder à un lopin de terre dans la capitale. Sur les trente personnes qui ont répondu à l’invitation et qui se sont retrouvées au Palais de Tokyo pour rencontrer Robert Milin, quinze jardinier·es amateur·rices ont souhaité participer au projet. Aaron, l’un des habitants du jardin, explique quelques années plus tard à l’artiste : « Je pense que je comprenais le principe, mais je ne voyais pas ce que je faisais comme de l’art. […] Je me demandais ce que cela allait donner, mais je trouvais que la présentation que tu avais faite était très intéressante, et puis c’était l’aventure 3 ! » Comme il est d’usage dans les jardins partagés, le collectif s’organise autour d’une association. C’est également la formation en droit de Robert Milin qui l’amène à vouloir donner une assise juridique à cette œuvre qu’il envisage alors comme une « sculpture sociale 4 ». Les statuts de l’association définissent un cadre simple au sein duquel le projet pourra évoluer en toute indépendance. Trois éléments fondent le Jardin aux habitant·es et dessinent les contours de l’œuvre : l’intention d’un auteur, la collaboration de personnes et un lieu ; « l’ensemble constitue une œuvre se déroulant dans le temps et l’espace ». Les quelques principes par ailleurs proposés par l’artiste, et inscrits dans les statuts, définissent le collectif comme une communauté qui ne repose sur aucune identité partagée en dehors d’une appartenance géographique commune. Le dialogue, le respect, la participation aux tâches collectives et l’entretien des quinze parcelles individuelles structurent les activités et fédèrent les participant·es, lesquel·les s’engagent à fabriquer les tuteurs, les abris ou encore les bordures à partir de matériaux récupérés. Aucune obligation de résultat ne sous-tend l’œuvre : c’est l’action combinée d’individus guidés par une vision et d’un groupe organisé autour de travaux communs, qui engendrera la construction aléatoire du lieu. La signature des statuts de l’association entérine en mai 2002 l’émergence d’une communauté singulière constituée autour d’un processus social, végétal et artistique. Dès lors, les jardinier·es nettoient le sol rudéral, ajoutent de la terre arable, aménagent les parcelles et construisent des cabanes où seront abrités les outils. L’activité déployée dans ce petit périmètre d’un quartier que Robert Milin qualifie à l’époque de « peu chaleureux » ne fera que croître. C’est probablement ce contraste entre l’animation du jardin et le peu de vie des rues alentour, entre les matériaux de récupération, les aménagements bricolés et l’architecture bourgeoise de cet arrondissement aisé de Paris qui conduit certain·es observateur·rices de l’époque à y déceler une forme de rupture, voire d’affront.


Robert Milin, Le Jardin aux habitant·es, Maurice au jardin (2019) Photographie d’archive / Archive photograph. CNAP0203. Centre national des arts plastiques. Dépôt au Palais de Tokyo Courtesy de l’artiste / of the artist Photo : Robert Milin

D’aucuns se demandent si Robert Milin a souhaité « faire pauvre dans un quartier chic 5 ». Dans un entretien réalisé en 2004 avec l’artiste 6 , Stephen Wright et Jérôme Sans interrogent ce qu’ils perçoivent comme « les normes et les attentes d’une certaine esthétique populaire » qui émergent à la fois du caractère dit « ouvrier »7 de ce jardin et de sa dissemblance avec le centre d’art contemporain qui l’accueille. Les critiques d’art questionnent la nature « parasitaire » de l’œuvre conçue « en réaction et à partir d’un milieu (social) donné ». À cette qualification qui compare le processus de l’œuvre à celui d’un organisme se développant au détriment d’autres êtres, qui suppose une forme d’infiltration combative dans un milieu à transformer, l’artiste préfère définir sa proposition comme une exploration des « possibilités plastiques et sociales 8 » d’un contexte donné. La réception du Jardin aux habitant·es est aussi liée à des formes de dissonance et d’insubordination, que Robert Milin

a parfois mises en œuvre avec ses projets antérieurs. C’est par exemple le cas lorsque en 1996, il conçoit avec Joao Bento, un retraité amateur de jardinage, un potager installé pendant trois mois au cœur de la capitale du Luxembourg. L’œuvre prend la forme d’un petit jardin privé, habité par quelques poules et lapins, au cœur de l’espace public, dans un quartier central et passant. Elle contraste avec l’uniformité de l’architecture luxembourgeoise autant qu’elle échappe aux codes sociaux et aux usages propres à un centre-ville de capitale européenne. Avec O meu jardim, Robert Milin tente d’introduire une part « d’improvisation » et d’inattendu au sein d’un urbanisme ordonné. Il produit un glissement social temporaire en travaillant avec une personne retraitée d’origine portugaise à qui il propose un espace de loisir au sein d’un quartier d’affaires de Luxembourg. Bien que le Jardin aux habitant·es ait pu être perçu comme un élément surprenant dans l’urbanisme, il ne procède pas d’une

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For the exhibition “Couper le vent en trois,” Hélène Bertin and César Chevalier are pursuing a vinicultural and artistic work, begun several years ago. In this framework, they have constantly examined the practices and knowhow of nursery workers, grafters, vine-growers, vintners, coopers, vat-makers, ceramists, glassblowers, agronomists and dowsers. Thanks to this quest for a connected, unifying practice, they are sharing a holistic vision of wine, through gestures, works and texts.

A DIALOGUE BETWEEN HUMAN GESTURES AND VEGETAL BREATHING by Hélène Bertin and César Chevalier

This dialog ue is the redraf ting of f ive inter vie ws conducted with Fiona Panziera (agronomist-anthropologist), Violette and Jean‑Luc Danneyrolles (seed producers), Blaise Leclerc (agronomist and gardener), Édouard Alasseur (nurseryman of rare and ancient fruit trees) and Hervé Coves (agronomist and mycologist). It is an attempt to compose a new texture of voices, grafting ideas together to create new ones, while conserving the splendour of their knowhow and the integrity of their statements. The object of the discussion is the art of nurturing: agriculture. We have mapped out some reflexions about this discipline and questioned the connections between agricultural practices and sensitivity to the vegetal world. This text is a collection of observations about the vegetation and the human gestures that sculpt our conception of the culture of nurturing. For plants, the notion of parenthood and reproduction is not the same as for animals and humans. For example, both male and female gametes can be found on the same plant. It is also possible to reproduce a tree just by grafting it, without using a seed. Are the numerous faculties for multiplication, which plants p ­ ossess, tools for their adaptation and survival? We can indeed consider the aptitude of plants for grafting as a reproductive resource, but it is above all a human resource that aims at safeguarding a genetic heritage. Grafting is an artificial practice, compared to sowing, which is natural. A graft means being able to reproduce a variety vegetatively, in other words to maintain the genetic qualities of a plant, as opposed to propagation by sowing, which will generate new genetic variations. Plants have two modes of reproduction: sexual reproduction, which is done with seeds, during which there is a genetic cross-fertilisation, and vegetative reproduction, which occurs via rhizomes, cuttings or shoots (as on a tree), and which is more like cloning. For, plants often have the ability to produce a new vegetal clone identical to its genitor. The particularity of reproduction from seeds lies in its crossing and its dispersion through space, as opposed to vegetative multiplication which does not provide the possibility to create a distance from the original individual. So, seeds are the organs that transport and transmit genes for the reproduction of a plant. There are different forms of seed, depending on the families of plants and species. Seeds do not just have a function of crossing and genetic reproduction; they also occupy a territory. They often travel over kilometres, transported by the wind, animals, particularly insects. However, for fungi, there is no sexual reproduction. They ­produce spores that have more or less the same genetic programme as that of the strain they come from. The cap, the visible part that emerges from the soil, is the reproductive element. It is a photocopier. As with seeds, spores have the same ability to move through the air and disperse themselves over several kilometres. For immobile beings, displacement and the occupation of space seem vital. That’s right. With fungi for example, the spores are released when the atmosphere becomes stormy. Fungi are sensitive to atmospheric pressure, the temperature and hydrometry. By transpiring through their caps, they create a little vortex of air that aspires the spores, propelling them up to the forest’s canopy. The rain then produces air movements that lift the spores up into the sky and into the clouds. Afterwards, the spores capture water vapour that forms a droplet around them, before falling: this is what produces rain. During their rise and fall, spores can cross several kilometres. This is an incredible means of dissemination and occupation of space. The dispersion is to avoid pointless competition with their descendance, spread out the chances of

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s­ urvival for their species, but also to adapt to climatic changes by placing their ­lineage in other places whose conditions are better suited. For what reasons have humans felt the need to reproduce certain plants by grafting? In nature, there exist varieties that give fruits that are tastier or larger, for example. So, to conserve these characteristics, they are multiplied by grafting. This is, for example, the case of the varieties of apples that we consume today, which are not as old as all that, since they date from the 17th or 18th centuries. Apples were brought back from Kazakhstan, then a work of selection began, by making grafts and crossbreeding. A graft also has the particularity of keeping the same age as the plant it came from. For example, the graft of an old tree will produce fruit the following year, as opposed to sown fruit trees, which take from eight to ten years to bear their first fruit. It was a tradition to give an orchard to young couples when they married. Grafting made it possible to make the place where they were setting up home rapidly autonomous. The wild plants growing on the terrain were identified (hawthorn, wild plum trees, etc.) and, onto them, were grafted plums coming from an old uncle, the grandmother’s extraordinary apples, the aunt’s pears, and so on. Grafts were used to hand down family treasures, and to allow, in just a few years, their children to have an orchard they could live on. Do seeds have other functions other than dissemination? Epigenetics is talked of as a kind of living memory in vegetation. Do grafts also allow memories to be transmitted? The genes borne by seeds are surrounded by proteins that contain a memory of the formation of the seeds, their environment, the s­ eason during which they developed, etc. This information allows a seed to adapt its metabolism and optimise its acclimatisation. It is a very swift means of adaptation. Genetic mutations also play a role, but over a longer period. A seed conserves the extremely ancient patrimony of the particularities of its species. A graft, too, allows for plants to adapt, via the intermediary of the rootstock. A plant can thus develop resistance to diseases, or the cold… For example, for vines the rootstock helps them tolerate limestone, drought, salinity, etc. Every time we want to sanctuarize a site to safeguard it, we set out to protect what can be seen and what we know, without t­ aking

into account that there is in the soil an incredible quantity of lives in just a few dozen centimetres of earth. Sure enough, everything that can be seen—trees, animals, etc.—­ represents just 0.7% of biodiversity. 99.3% of the genetic biodiversity can be found in the earth. The soil is the specific point for the encounter via gravitation between everything that comes from above and everything that comes from below. It is often forgotten that there are several dozen kilometres of atmosphere above the slightest surface area of the Earth, with an incredible quantity of gasses and lots

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Pour son exposition au Palais de Tokyo, Laura Henno présente un ensemble de films réalisés, depuis 2013, aux Comores et à Mayotte. Dans un réalisme poétique jamais idéalisé, l’artiste livre les fragments d’un territoire contrasté, fissuré par les politiques migratoires et un héritage colonial omniprésent. En captant les vies clandestines de jeunes comoriens « passés » à Mayotte, des bandes d’adolescents qui forment avec leur meute de chiens une communauté d’existences marginales, Laura Henno pointe la dimension créatrice d’une forme de résistance qui s’opère dans des espaces lisières.

L’INSTANCE DU DEVENIR par Patrick Chamoiseau Une obscurité s’est abattue quelque part dans le monde. Elle habite nos jours. Elle inflige à nos nuits ordinaires un surcroît de ténèbres. Elle pèse sur ce que nous avons de plus humain, et nous abîme ainsi. Innombrables sont ceux qui la vivent et en accusent l’impact. Rares sont les personnes qui la devinent. Mme Laura Henno, artiste de ce siècle, relève de cette clairvoyance-là. Être contemporain d’une époque, comme le propose M. ­Giorgio Agamben, ce n’est pas en percevoir les progrès proclamés ou ­adhérer à ses éclats. C’est plutôt en deviner les ombres. Ses gémissements secrets. Ses nébuleuses où fermentent d’insidieuses régressions. C’est là que se joue et se perd, presque à l’insu de tous, une part de ses futurs. Être contemporain de son époque, ce n’est pas non plus être militant agacé, mener les combats nécessaires, se cantonner à faire le siège d’inacceptables urgences : en la matière de l’Art, il existe une sorte de conformisme à le faire, comme une posture qui s’alimente de ce qu’elle dénonce, et qui du coup ne peut rien transcender. Mme Laura Henno ne dénonce rien. Elle ne parle pas simplement de migrations et de migrants, d’humanités échouées dans des lieux désolés, d’adolescences emportées par des houles qui les gobent. L’assigner à cela (même si c’est honorable) serait simplifier la puissance de ce geste artistique qu’elle élabore depuis une décennie. Elle voit plus large, elle « voit » profond. Elle voit l’obscurité régnante. Elle ne fait que nous parler de cela même qu’elle « voit », qui nous habite, et qui grandit en nous, autour de nous, qui fait bouillie de nos vaines libertés, nos avenirs et nos progrès. Elle en explore l’impalpable sillage. Elle « voit » ce qui en résulte et qui s’ouvre « audelà », derrière la vie, derrière la mort, et qui n’épargne personne. Il y a toujours une misère à vouloir expliquer une œuvre de l’Art. Cela revient à refuser une source bouleversante qui peut

s’ouvrir dans nos imaginaires. Expliquer, c’est effacer les ombres et les plis, rompre le contact avec l’œuvre et demeurer en soi, en stérile fixité. Quand l’œuvre est puissante, elle entre en résonance avec ce qui existe comme « devenirs » en nous. D’une manière générale, dans les arcanes d’un atelier, un artiste ne s’explique rien à luimême, sauf à ruminer quelques intentions que son œuvre, quand elle est signifiante, dépasse d’emblée. Dépasse nécessairement. Par son travail dans l’inconnu, il construit ce qu’il est, en ce sens qu’il dépasse ce qu’il y a de mort dans son esprit et dans ses perceptions. Il s’éjecte de ses ombres et devient une lucidité créatrice capable d’atteindre aux éruptions de l’impensable. C’est pourquoi la vision artistique nous est précieuse : elle est la seule à fréquenter – à « voir » au sens démiurgique – ce que nous ne voyons plus, ou mieux : que nous ne pouvons même plus concevoir. En face d’une œuvre de l’Art, si on résiste à toute explication, qu’on expérimente alors le contact avec elle, une « rencontre » peut alors se produire. Cette rencontre est une visite de la Beauté. Et c’est une connaissance. De quoi ? D’un invisible, d’un indicible ou d’un informulable. Ainsi, Mme Laura Henno nous offre avant tout l’accès à un mystère. Un mystère à vivre dans l’aventure de la rencontre. Elle installe en beauté une question informulée, laquelle se déploie dans une composition dont nul ne saurait indiquer la limite. Un essentiel se retrouve désigné sans être dévoilé. Dès lors, notre artiste contemporaine scrute cette obscurité qui règne secrètement. Elle s’avance au-devant de ceux qui la vivent à l’extrême : ces cratères humains qui témoignent des impacts de sa chute parmi nous, ces éjectats qui dérivent en victimes anonymes, dans les interstices de nos villes, de nos frontières, dans les marges de nos quiétudes urbaines. Cette obscurité est une force vertébrale de son œuvre. Son plus grandiose hors-champ. Cela ouvre et baigne ses images. Cela organise leurs lumières, leurs clairs-obscurs, leur fixité spectrale. Cela régente les balises picturales, les simplicités qui font gravures, les continuités qui escortent l’immobile en dérive. Cela hante les contre-jours, les brouillards, les poussières ; confère une touche particulière aux teintes franches et frontales. Quelquefois, cela braille de silence, palpite de bruits étranges, d’appels, de réponses sans écoute, insiste, persiste en se montrant sans pour autant se révéler. Quand le jour est là, que les couleurs s’exposent, l’obscur est encore là, dans les corps, habitant des lenteurs, des paupières, des gestes, des expressions subtiles qui esquissent leurs paysages dans des faces impassibles. Mme Laura Henno ne photographie pas, elle capte des forces, les rend visibles ainsi, et nous dit ce que seul son regard – je veux dire son art – est en mesure de nous confier. En créole, on dirait qu’elle « récite », ce qui désigne pour nous l’invocation sorcière. Notre artiste sait les limites de ces réquisitoires que l’Art le plus souvent déserte. Elle sait aussi que l’obscur ne se raconte pas. Que ce serait le réduire au « récit », cette clarification qui déserte le réel. Elle pratique donc une sorte de « détour », se contentant d’examiner ses stigmates dans la substance humaine. Elle s’intéresse aux forces agissantes. Dans sa vision, ces forces déclenchent des contreforces ; leurs configurations incessantes structurent notre monde et conditionnent nos existences. C’est le propre de l’Art que de les rendre visibles, d’emporter ainsi nos imaginaires vers de

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Sebastián Calfuqueo, Kowkülen (Liquid Being) (2020) Photogramme / Still Vidéo HD, couleur, son / HD video, color, sound 3 min Courtesy de l’artiste / of the artist Photo : Cons Gallardo & Raúl Moncada

asinnajaq, Rock Piece (Ahuriri edition) (2018) Vidéo, couleur, son / Video, color, sound 4 min 2 s Vue de l’exposition / View of the exhibition « ‘O le ua na fua mai Manu‘a », 17.01 – 18.04 2020, UNSW Galleries (Sydney) Courtesy UNSW Galleries Photo : Zan Wimberley

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Réclamer la terre PAR DARIA DE BEAUVAIS

« Réclamer la terre ». Cri de ralliement autant que prise de conscience, cette exposition* trouve son origine dans un constat de sa conseillère scientifique, Ariel Salleh : « Rassembler é ­ cologie, féminisme, socialisme et politiques autochtones signifie renoncer à la vision eurocentrique pour adopter un regard véritablement global 1 . » Un autre point de départ est d’estimer qu’il est aujourd’hui socialement, politiquement et ontologiquement crucial de penser le monde hors de la dichotomie occidentale nature/ culture. Comme l’exprime Philippe Descola : « On peut considérer que la séparation conceptuelle entre la nature et la culture a conduit à ne pas concevoir le milieu environnant comme un enjeu véritablement social, autrement que comme un gisement de ressources à allouer, à s’approprier, à mettre en valeur. […] L’opération qu’il s’agit de faire à présent consiste au contraire à concevoir la destinée des humains et celle des non-humains comme intrinsèquement mêlées 2. » La question d’un rapport de parenté et d’alliance, en remplacement d’un modèle obsolète de subordination et de domination, est posée, car « la Terre n’est ni une réserve naturelle ni une ressource agricole, c’est un écheveau de relations entre minéraux, végétaux, animaux et humains 3 ». Il faut sortir d’un modèle de société capitaliste et extractiviste pour remettre les êtres humains à leur juste place : non pas au-dessus, mais parmi, non pas des individus séparés de leur environnement, mais des « entités relationnelles 4 ». La figure humaine, peu représentée dans l’exposition « Réclamer la terre », l’est toujours en relation avec un écosystème. Rock Piece (Ahuriri edition) (2018), vidéo de l’artiste Inuk asinnajaq [p. 60], retrace les liens entre le corps et la terre, explorant les multiples significations d’un geste cérémoniel tel que la disposition de pierres sur un être humain, symbolisant les cycles de vie et de mort. Pour l’artiste, « nous avons des paysages de la même façon que vous avez des membres de votre famille. Le paysage façonne nos vies, il est connecté à nous autant qu’une personne 5 ». La vidéo Kowkülen (Liquid Being) (2020) de Sebastián Calfuqueo [p. 64], artiste Mapuche du Chili, propose une expérience physique, personnelle et poétique autour de l’eau, des zones humides, lacs, océans, rivières et autres sources vus à la fois comme espaces de vie et comme métaphores pour aborder les concepts de corps, de genre et de sexualité. Ailleurs, les sculptures de Huma Bhabha [p. 68] veillent, elles regardent autant qu’elles sont regardées, réunies comme des totems ou des vigies. L’artiste repense les formes traditionnelles de la sculpture figurative, donnant à voir des personnages anthropomorphes dont l’apparence brute semble parfois altérée ou inachevée, et dont l’échelle souvent monumentale renforce l’intensité.

Ces œuvres permettent de comprendre que le savoir incarné, notamment autochtone, est une forme de sagesse. La question n’est pas de transposer telles quelles dans nos sociétés occidentales les visions autochtones (des Amériques ou du Pacifique) de la nature comme communauté ou famille dont nous serions membres, mais plutôt d’envisager – et respecter – d’autres modes de pensée, d’autres façons d’être au monde. Il s’agit par ailleurs d’éviter de romantiser ou de folkloriser des positions autochtones considérées comme « plus proches de la nature », au risque de les enfermer dans une vision passéiste, voire condescendante : « Ce n’est pas parce qu’un peuple autochtone n’a pas de division entre culture et nature qu’il est plus proche de la nature au sens eurocentrique d’inférieur 6 . » C’est également un sujet de recherche développé par Léuli Eshrāghi, conseiller·e s­ cientifique de « Réclamer la terre », dans le cadre de son travail sur les langues, histoires et formes de savoirs autochtones discréditées tant par le colonialisme que par le « militourisme » (terme conçu par Teresia Teaiwa), qui requièrent souveraineté, réparation, soin et guérison. Le Karrabing Film Collective [p. 72] (fondé en 2012 par les membres aborigènes d’une communauté rurale dans le Territoire du Nord de l’Australie et l’anthropologue étasunienne Elizabeth A. Povinelli) a inventé un espace cinématographique unique et baroque, jouant habilement de la satire et déjouant tant l’histoire officielle que les lois de l’État australien pour défendre leur identité, revendiquer leurs droits et la puissance de leur imaginaire. D Harding [p. 76] porte en ellui l’histoire et l’héritage des Aborigènes du Queensland. Descendant·e des peuples Bidjara, Ghungalu et Garingbal, l’artiste explore les réalités sociales et politiques de ses ancêtres matrilinéaires et de ses familles élargies tout en les inscrivant dans un continuum culturel : les pratiques artistiques contemporaines internationales font aujourd’hui partie de ces héritages. Les œuvres de l’artiste brésilienne Solange Pessoa [p. 80] sont faites de matériaux pauvres et nobles à la fois ; elles ont des qualités organiques et métamorphiques, objets autant prosaïques, anthropologiques que métaphysiques. Son installation Catedral (1990-2003), suspendue en l’air tout en étant ancrée dans le sol, s’inscrit dans une lecture animiste du monde, reconnaissant l’existence d’une force vitale qui anime les éléments vivants comme non vivants, mêlant temps présent et passé ancestral. L’exposition « Réclamer la terre » suit la trace d’artistes qui travaillent autrement la matière dite « naturelle » : bois, terre, plantes, coquillages ou minéraux sont autant de motifs ou de techniques irréductibles à leur simple matérialité. Ce sont des vecteurs

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Huma Bhabha, Receiver (2019) Bronze peint / Painted bronze 250,8 × 45,7 × 63,5 cm Vue d’installation / Installation view, Villa Carmignac (Porquerolles) Coll. Fondation Carmignac (Paris) Courtesy de l’artiste / of the artist & Salon 94 (New York) © Huma Bhabha Photo : Camille Moirenc

D Harding avec / with Jordan Upkett, Wall Compositions from Memory (2018) Ocre sur mur / Ochre on wall Dimensions variables / Dimensions variable Vue d’installation / Installation view, TarraWarra Biennial 2018 « From Will to Form », TarraWarra Museum of Art (Healesville) Courtesy de l’artiste / of the artist & Milani Gallery (Brisbane) Photo : Andrew Curtis

culturels, historiques et politiques que ces artistes s’emploient à revitaliser, en les envisageant à la fois comme médium et comme outil. Certain·es artistes s’intéressent plus particulièrement aux plantes qui reprennent métaphoriquement le pouvoir face à une activité prédatrice. Abbas Akhavan [p. 84] présente un monument aux morts particulier : Study for a Monument (depuis 2013) est dédié à des espèces végétales disparues ou en voie de disparition, originaires des rives du Tigre et de l’Euphrate. Cette région, l’Irak actuel, a considérablement souffert de troubles sociaux, politiques et écologiques au cours des dernières décennies. Sculptées en bronze et agrandies, des fleurs, tiges, feuilles et racines sont répandues au sol, en contradiction avec la verticalité des monuments traditionnels. Disposés sur des draps blancs comme des preuves judiciaires, les fragments de bronze évoquent des éclats d’obus, de grenades ou de lances. Dans sa série The rebellion of the roots (depuis 2020), Daniela Ortiz [p. 88] dépeint des plantes tropicales « séquestrées », selon ses mots, dans des jardins botaniques. Ces plantes apparaissent comme protégées et nourries par les esprits des peuples autochtones victimes du colonialisme européen. Elles trouvent leur propre chemin pour confronter les politiciens et les autorités responsables de ces crimes afin de rendre justice à leur manière. À travers ses tableaux de petit format, l’­a rtiste insuffle un esprit de résistance et appelle au changement politique. Thu‑Van Tran [p. 92] quant à elle imagine une forme de diorama végétal. À la fois archive et espace sensoriel de la nature, cette œuvre présente de manière immersive un ensemble de plantes invasives ou toxiques, résultats d’hybridations, d’évolutions naturelles ou de manipulations humaines. Cet herbier subjectif interroge la cohabitation et l’hybridation de ces plantes, mais aussi les relations que nous entretenons avec elles. L’artiste conçoit un

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­ aysage dans la tradition romantique, pour mieux le détourner et p nous permettre de prendre conscience que nous ne sommes pas « face au paysage » ni « sur terre », mais que, au contraire, nous faisons corps avec elle, créant cette « communauté du sol » dont parlait Rachel Carson, figure à l’origine du mouvement écologiste : « La communauté du sol consiste donc en une toile de vies reliées les unes aux autres ; les créatures vivantes y dépendent du sol, lequel à son tour ne demeure un élément vital du globe que si cette communauté qui lui est intérieure est prospère 7. » Les artistes présenté·es dans cette exposition rappellent un fait : notre mode de vie capitaliste et extractiviste n’est pas viable. Il est temps de « réclamer la terre », de redonner à toutes les formes de vie leur puissance d’agir et de reconnaître le principe d’interdépendance qui régit le vivant. Cette puissance d’agir et cette interdépendance peuvent prendre des formes juridiques : l’Équateur inscrit les droits de la nature dans sa Constitution, la Bolivie adopte une « Loi de la Terre Mère », la Nouvelle-Zélande donne le statut d’entité vivante au fleuve Whanganui, un « parlement de la Loire » est créé en France… Ces nouvelles entités juridiques ont également pour effet de permettre de respecter les droits humains les plus fondamentaux : « Face aux menaces qui pèsent sur la survie de l’humanité du fait de la dégradation généralisée de l’écosystème Terre, il paraît nécessaire de reconnaître comme nouvelle valeur pivot la valeur intrinsèque du vivant et que le droit s’universalise autour de cette valeur 8 . » Par ailleurs, il est temps de mettre fin à une croyance, « celle de l’innovation technologique comme ultime recours », faisant « perdurer le dogme de la croissance et celui de la libéralisation commerciale comme solutions émancipatrices 9 ». Tabita Rezaire,

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Karrabing Film Collective, The Family (A Zombie Movie) (2021) Vue de l’exposition / View of the exhibition « POWER NIGHTS: Being Mothers », 22.10 2021 – 31.07 2022, E-WERK Luckenwalde Courtesy Karrabing Film Collective & E-WERK Luckenwalde Photo : Stefan Korte

Karrabing Film Collective, The Family and the Zombie (2021) Photogramme / Still Vidéo HD, couleur, son / HD video, color, sound 29 min 23 s Courtesy Karrabing Film Collective

avec son centre de guérison Amakaba en Guyane française, et Yussef Agbo‑Ola, avec son cabinet d’architecture et de design Olaniyi ­Studio au Royaume‑Uni [p. 96], imaginent en collaboration une ­a rchitecture contemplative destinée à éveiller notre conscience écologique : Nono: Soil Temple (2022) est conçue comme une entité spirituelle, un espace sacré qui invoque le pouvoir de ­g uérison du sol et invite les visiteurs à prendre des « bains de terre ». Interrogeant nos relations avec le vivant comme le non-vivant, revalorisant les savoirs situés et les expériences invisibilisées, les artistes encouragent à « sentir‑­penser avec la terre 10 », à reconsidérer notre place dans le monde et à changer notre regard sur lui, à « cohabiter plutôt que coloniser ; politiser plutôt qu’objectiver ; réciprocité plutôt qu’extractivisme ; soutenabilité plutôt qu’autoextraction 11 ». Megan Cope [p. 104] (Aborigène Quandamooka) s’intéresse avec Untitled (Death Song) (2019-2022) aux espèces d’oiseaux en voie de disparition. Elle interprète leur chant comme une métaphore du cri de notre planète en danger, nous alertant sur les problèmes environnementaux actuels et le point de non-retour auquel nous arrivons. L’environnement est une source d’inspiration et de création puissante pour les artistes de l’exposition « Réclamer la terre » ; cet environnement peut également être urbain. Kate Newby [p. 100], d’origine néo-zélandaise, travaille de manière artisanale à partir de matériaux d’origine locale ; elle glane des objets et fragments au gré de ses pérégrinations autour du lieu d’exposition. Elle se nourrit des détails les plus intimes, des usages informels de l’espace public aux plus petits accrocs dans l’architecture, brouillant les limites entre intérieur et extérieur. Ses œuvres prennent soin du bâtiment qui les accueille, elles se réapproprient l’espace et réclament une attention particulière.

Le terme Reclaim trouve son origine dans les mouvements militants écologiques et écoféministes des années 1970. Reclaim « signifie tout à la fois réhabiliter et se réapproprier quelque chose de détruit, de dévalorisé, et le modifier comme être modifié par cette réappropriation 12 ». C’est aussi « se rendre capables d’entretenir, de cultiver les interdépendances. […] Reclaim l’intelligence écologique, c’est multiplier les situations où prend sens le fait que les humains sont non “dans la nature” mais de la nature, comme tous les autres êtres 13 ». Né en 1979 en Californie, ­Reclaiming est un mouvement spirituel et politique néopaïen, porté notamment par Starhawk, autrice, militante écoféministe et sorcière wicca. Dans leur introduction à la première anthologie de textes écoféministes, Reclaim the Earth: Women speak out for Life on Earth, une des sources d’inspiration du projet « Réclamer la terre », ­Leonie ­Caldecott et Stephanie ­Leland écrivent : « Nous devons être la voix de l’invisible, de la nature qui ne peut pas parler pour ellemême dans les arènes politiques de notre société 14 . » Plusieurs décennies plus tard, les forces en présence ont évolué, et lors des manifestations pour le climat ou pour les ZAD, le slogan le plus parlant est : « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend ! » L’écoféminisme, envisagé comme une grille de lecture du monde davantage que comme une position purement théorique ou militante, a nourri les recherches et la conception du projet « Réclamer la terre ». Pour Ariel Salleh, c’est développer « une approche holistique contre toutes les formes de domination – de sexe, de race, d’espèce 15 ». Selon elle, « l’écoféminisme est un féminisme dans la mesure où il offre une critique sans concession de la culture patriarcale capitaliste d’un point de vue féminin ; c’est un socialisme parce qu’il honore les damnés de la terre ; c’est un écologisme parce qu’il réintègre l’humanité

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Reclaim the Earth BY DARIA DE BEAUVAIS

“Reclaim the Earth” is a rallying cry, as much as a wake-up call. The origins of this exhibition* can be found in an observation by its ­scientific advisor, Ariel Salleh: “Bringing ecology, feminism, socialism and Indigenous politics together means giving up the Eurocentric lens for a genuinely global one.”1 Another departure point is to consider that it is now socially, politically and ontologically crucial to see the world from outside the Western nature/culture dichotomy. As Philippe Descola has explained: “It might be thought that the c­ onceptual separation between nature and culture has led to not conceiving the surrounding milieu as a genuine social issue, otherwise than as a deposit of resources to be apportioned, appropriated, and appraised. […] The operation that needs to be done right now consists, on the contrary, in conceiving the destinies of humans and of non-humans as being intrinsically connected.”2 By replacing the obsolete model of subordination and domination, the question of a relationship of parenthood and alliance has been raised, because “the Earth is ­neither a natural reserve, nor an agricultural resource, it is a skein of relationships between minerals, plants, animals and humans.”3 We need to leave behind the model of a capitalist and extractive society so as to put humans back into their right place: not above, but among, not individuals separated from their environment, but “relational ­entities.”4 The human figure, which is little represented in the exhibition “Reclaim the Earth,” is always placed there in relationship with an ecosystem. Rock Piece (Ahuriri edition) (2018), a video by the Inuk artist asinnajaq [p. 60], retraces the bonds between the body and the earth, exploring the multiple meanings of a ceremonial g ­ esture, such as the placing of stones on a human being, symbolising the cycles of life and death. For the artist: “The way that we have landscapes is the same way that you have family members. The landscape shapes our lives and is connected to us just as much as a person is.”5 The video Kowkülen (Liquid Being) (2020) by Sebastián Calfuqueo [p. 64], a Mapuche artist from Chile, offers a physical, personal and poetic experience based around water, wetlands, lakes, oceans, streams and other sources, seen at once as life spaces and as metaphors for approaching the concepts of the body, gender and sexuality. Elsewhere, Huma Bhabha’s [p. 68]sculptures keep watch, they observe as much as they are observed, grouped together like totems or lookouts. The artist has rethought the traditional forms of figurative sculpture, presenting anthropomorphic characters, whose crude appearances can sometimes seem distorted or unfinished, and whose often-monumental scale heightens this intensity. These works provide an understanding that embodied knowledge, especially when it is Indigenous, is a form of wisdom. The point is not to transpose, unaltered into our Western societies, Indigenous visions of nature (from the Americas or the Pacific) as a community or family of which we are members, but rather to consider—and respect—other ways of thinking or other forms of being-in-the-world. The aim is also to avoid romanticising or turning into folklore Indigenous positions

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which are seen as being “closer to nature,” with the risk of enclosing them in a backward-looking, or even condescending viewpoint: “Just because an Indigenous people has no division between Culture and Nature does not mean they are closer to Nature in the Eurocentric sense of ‘inferior’.”6 This is also a research subject developed by Léuli Eshrāghi, scientific advisor of “Reclaim the Earth,” as part of their work on Indigenous languages, stories and forms of knowledge that have been discredited both by colonialism and by “­militourism,” (term coined by Teresia Teaiwa) and which are in need of sovereignty, reparation, care and healing. The Karrabing Film Collective [p. 72] (founded in 2012 by Aboriginal members of a rural community in the Northern Territory of Australia and the US anthropologist Elizabeth Povinelli) has invented a unique and baroque cinematic space, playing skilfully on satire and skating around both official history as well as the laws of the Australian State, so as to defend their identity and to stand up for their rights, as well as for the power of the imaginary. D Harding [p. 76] is a bearer of the history and heritage of the Queensland Aboriginal peoples. As a descendent of the Bidjara, Ghungalu and Garingbal peoples, the artist explores the social and political realities of their matrilineal ancestors and of their extended families, while setting them in a cultural continuum: contemporary artistic practices have today become part of these heritages. The works of the Brazilian artist Solange Pessoa [p. 80] are made of materials that are both poor and noble; they have organic and metamorphic qualities, as objects that are at once prosaic, anthropological and metaphysical. Her installation Catedral (1990-2003), suspended in the air, while taking root in the floor, is set in an animist interpretation of the world, recognising the existence of a vital force that animates both living and non-living elements, mingling present time with the ancestral past. The exhibition “Reclaim the Earth” follows the traces of artists who work in a different way with so-called “natural” materials: wood, earth, plants, shells or minerals are all motifs or techniques that cannot be reduced just to their materiality. They are cultural, historic and political vectors that these artists set about revitalising, seeing them both as media and as tools. Some of the artists take an interest more particularly in plants that metaphorically recapture power, when confronted by predatory human activity. Abbas Akhavan [p. 84] is presenting a special kind of war memorial: Study for a Monument (2013-ongoing) is devoted to the species of vegetation that have become extinct, or which are endangered, from the banks of the Tigris and the Euphrates. This region, currently Iraq, has suffered considerably from social, political and ecological disturbances over the past decades. Sculpted in bronze, enlarged flowers, stalks, leaves and roots are spread out across the floor, as opposed to the verticality of traditional monuments. Laid out on white sheets, like legal evidence, these bronze fragments evoke shards of shells, grenades or lances. In her series The rebellion of the roots (2020-ongoing), Daniela Ortiz [p. 88] depicts tropical plants that have been “sequestered,” as she puts it, in botanical gardens. These plants seem to be protected and nurtured by the spirits of Indigenous peoples who have been victims of European colonialism. They find their own way to confront the politicians and authorities who are responsible for these crimes, so as to mete out justice in their own way. In her small-format paintings, the artist injects a spirit of resistance and calls for political change. As for Thu-Van Tran [p. 92], she has imagined a form of vegetal diorama. At once an archive and a sensorially natural space, this work is an immersive presentation of a series of invasive or toxic plants, resulting from hybridisation, natural evolution or human manipulation. This subjective herbarium

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Amakaba × Olaniyi Studio, Nono: Soil Temple (2022) Simulation ; Adaptation en environnement / Environmental Adaptation Lieu / Location : Forêt amazonienne (Guyane française) / Amazon Forest (French Guiana) Courtesy et / and © Olaniyi Studio

Megan Cope, Untitled (Death Song) (17.04 2021) Performance à l’occasion de l’exposition / Performance on the occasion of the exhibition « Fractures & Frequencies », 16.01 – 17.04 2021, UNSW Galleries (Sydney) Interprétée par / Performed by Melanie Herbert, Sonya Holowell, Jonathan Holowell et / and Niki Johnson Courtesy de l’artiste / of the artist & Milani Gallery (Brisbane) Photo : Cassandra Hannagan

not only questions the cohabitation and hybridisation of these plants, but also the relationships we have with them. The artist has conceived a landscape in the romantic tradition, the better to misappropriate it, thus allowing us to become aware that we are not “face to face with a landscape,” nor “on earth” but, on the contrary, we are part and parcel of it, creating that “soil community” spoken of by Rachel Carson (who gave birth to the environmental movement): “The soil community consists of a web of interwoven lives, each in some way related to the others—the living creatures depending on the soil, but the soil in turn is a vital element of the earth only so long as this community within it flourishes.”7 The artists in this exhibition remind us of the fact that our capitalist and extractive lifestyle is not viable. The time has come to “reclaim the Earth,” to give back to all forms of life their power to act and to recognise the principle of interdependency that governs the living. This power to act and this interdependency can take on legal forms: Ecuador has introduced the rights of nature into its Constitution, Bolivia has adopted a “Mother Earth Law,” New Zealand has given the Whanganui River the status of a living entity, a “Loire Parliament” has been set up in France… These new legal bodies also have the effect of creating respect for the most basic human rights: “When confronted by the threats that weigh down on the survival of humanity because of the generalised degradation of the Earth as an ecosystem, it seems necessary to recognise the intrinsic value of the living as a pivotal value and for the law to become universalised around this value.”8 Furthermore, it is time to put an end to the belief in “technological innovation as a last recourse” which “makes lasting the dogma of growth and commercial liberalisation as emancipatory solutions.”9 Tabita Rezaire, with her Amakaba healing centre in French Guyana,

and Yussef Agbo-Ola, with his Olaniyi Studio of architecture and design in the UK [p. 96], have imagined in collaboration a contemplative architecture aimed at awakening our environmental awareness: Nono: Soil Temple (2022) has been conceived as a spiritual entity, a sacred space that invokes the healing power of soil, while inviting visitors to take “earth baths.” By questioning our relationships with both the living and the non-living, by revalorizing situated knowledges and experiences made invisible, the artists are inviting us to “think-feel with the Earth,”10 to reconsider our place in the world and to change our way of looking at it, to “cohabit rather than colonise; politicise rather than objectify; with reciprocity rather than extractivism; sustainability rather than autoextraction.”11 In Untitled (Death Song) (2019-2022), Quandamooka Aboriginal artist Megan Cope [p. 104] has taken an interest in endangered species of birds. She interprets their songs as a metaphor of the cry of our planet in danger, alerting us of the current environmental problems and the point of no-return we are now arriving at. The environment is a powerful source of inspiration and creation for the artists in the exhibition “Reclaim the Earth”; but this environment can also be urban. Kate Newby [p. 100], who is originally from New Zealand, has adopted a craft approach to local materials; she picks up objects and fragments as she wanders around the site of the exhibition. She nourishes herself with the most intimate details, from the informal uses of the public space to the tiniest glitches in the architecture, thus blurring the borders between the inside and the outside. Her works take care of the building that hosts them, they reappropriate the space and call for particular attention. The source of the term Reclaim lies in the militant environmental and ecofeminist movements of the 1970s. Reclaim “means at once rehabilitating and reappropriating something that has been destroyed or

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CANDICE HOPKINS I wondered if we could begin with you introducing yourself and also the kind of work that you make, as an artist. ASINNAJAQ I’m urban Inuk. I have grown up in the suburbs of Montreal. I work in as many mediums as necessary. I love working in film. Film is the love, the deepest in my heart. I also do photography and performance video. And I have my writing. Finally, I curate in the film context and also in a gallery-based context. CH Do you mind sharing a bit more about where your family is from as well and what relationship do you have to that region? A My parents are Carol Rowan and Jobie Weetaluktuk. My father’s family is from Nunavik. We’re from Inukjuak, Nunavik and that’s the land where I feel so happy and soaring. A one way that I think of it is the town with the most beds that I could claim would be Inukjuak. My mom’s family is very mixed, from all over Europe, she grew up in Toronto. CH One of the first videos that I saw of your work [Three Thousand (2017)] delved into the archives, it was a video that was commissioned by the National Film Board of Canada (NFB). And what I realized about that work is that it was very different from typical representations of the North, which really circulated for a long time from an outsider’s perspective. So what that video did for me was create this sense of intimacy, not just with family, but with the archive. I wondered if you wanted to speak more to that work and why you chose to use that older material in that way, and if you were speaking back to typical representations of your region, often through that outside lens. A The incredible thing about the time making Three Thousand was how much thought I was able to steep into the film intentionally, and then with all that intention, how much was returned in interesting realizations back from all that work, just as a surprise. I think that was one of the most amazing things about making it. I knew that the NFB had an archive, and I also knew that they wanted to use it. That gave me the guts to ask them to make it, but I got the idea to make this film mostly as a way of making a document that people could really understand by making it visual. How Inuit got to where we are today. One of the most amazing things in the archive is that even if I don’t look at the name of who made it, and if I don’t see paperwork about why things were made. I don’t have evidence of their intention other than the fact that

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when I watch the clips, I can feel if it’s made for propaganda. I can feel it if it’s made by a fellow Inuk, you can see it. All of those intentions and purposes are visible in the archive. That one tool of filmmaking can be used for all of the purposes. And as much as it can damage people, it can also be a tool for the most beautiful world-building. I think by the way that filmmaking changed over the years, that translated into the film because the intentions changed over time. I didn’t include all of the really hard things to watch in it, but in the archive, you can go from ethnological clips where people’s mouths are being pulled open, and it’s really analyzing people’s bodies. And then in the final clips of my father’s film, Timuti (2012), which was in the archive too. My anaanatsiaq, my grandma, having it be her own son making work with her. That’s how far it travels. CH Rock Piece (2018) travels back and forward in time. I think to me, it’s a performance for the camera. It’s also the intimacy is taken a step farther where it’s creating a deliberate relationship with the land. It’s almost like how far can the body become land. A scholar, Jasmine Neosh, who was recently speaking at Forge Project for a talk called “The Land and You,” had a really good point. She says that as human beings, we’re actually land much longer than we are in the form of a human. And that kind of extended timeframe is something that I think Rock Piece really captured. A With Rock Piece, that’s another work where there are so many layers and some only became revealed to me in time. That’s the most special thing about artwork. The intention with it was really having fun with my friend. We did this action, just playing around and in it, there’s a very spiritually charged feeling and that stuck with me. I think that I took some more friends down to the shore and had to repeat and repeat it because it was so monumental. Maybe it’s not the right word, but it got into my head and I needed to share it with people. I knew that I wanted to make it into something like a video performance, but I had to wait for the right time. Finally, the right time came three years later, and I made it into the video. I was at a residency in Aotearoa with one other filmmaker, Mattias Graham. We were lucky we found an appropriate location, a shore with the right size rocks. It all happened, but I don’t have a personal deep relationship with the location. Everyone’s surprised when they learned the real and geographical location. And once I made it, one of the things that I hadn’t connected at first but was able to connect when I finally re-filmed it, was that depending on the season, historically for Inuit, we would bury people with the rock cairn. That was one of the things that I learned

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and became an important part of it. Another thing that I think I learned maybe just after I did it, was about Inuit origin stories. One of them is that the first babies were pulled from the land. In that way, Rock Piece encompasses birth and death and the cycle of life. That’s one layer. There are so many layers. Another, important layer for me, is mental health and wellness. It’s really amazing to think of all of these things that weigh us down in our daily life as the rocks, and then having the opportunity to let them all fall away. It’s important, to remember in our cycles of life, that we have to continually be letting these things fall off of us because they’re always gathering back on top. CH There was a kind of weight lifted. You do have a feeling that maybe someone has passed away, but then it becomes very clear at the end that it’s actually the cycle of birth or rebirth. I was also thinking about what you brought forward: the idea that we’re of the land, we’re from the land, which implies a kind of kinship or relationality that’s beyond us, beyond us as people. And thinking about how or what is necessary to maintain those relationships. How do we continue to exercise that sense of care, because maybe that sense of care is the foundation for these relations? And how do we extend that to the land, the water, the rocks, for example? It also struck me as almost like a score. I saw it as that relationship to the performance instructions you might think of, of someone like Yoko Ono or an act that others might follow. And I thought that there was a great sense of generosity in that sense of that this could be something for yourself, but also something for others. For others to take part in, for others to perform. A Oh first, I want to say it is a score. The score is called Rock Piece and the words are “Feel the weight of the world; free yourself.” I’m so inspired by Yoko Ono and Fluxism. I think that one thing that’s important to me is, as much as possible, having space for participation in the work. CH In the context of the exhibition “Reclaim the Earth,” I was thinking about the relationship for you and for many others, the climate emergency that is acutely felt in the Arctic region. In the regions closest to the poles, changes in climate are more deeply effective than I feel like anywhere else. A really important case was put forward with regards to the Arctic by Sheila WattCloutier and her collaborators. This was back in 2005, where they were framing the right to be cold as a human right. Together with the Inuit Circumpolar Conference, they lodged a lengthy petition against the United States saying that because the USA is the largest emitter of greenhouse gases the country is essentially committing


human rights violations against Inuit living in the Arctic, but not just Inuit living in the Arctic, also everything that encompasses that ecosystem. Since then, this has been known as “The Right to Be Cold.” I was wondering whether this figures into your work… Why is it important to acknowledge cold as a human right? A Sometimes I feel people are disappointed in me that my work doesn’t seem more political about these things. Sometimes politics are quiet and they’re not always in your face and obvious. I think that I’m sneaky or quiet that way. And the other thing is that I always want to tell people that if there are clear signs of change in climate that are affecting people, like in the Arctic, those effects aren’t isolated to only people of the Arctic. Just because primarily, it’s affecting me right now, doesn’t mean it doesn’t include you in your life and where you’re from because the whole world is one major, huge ecosystem in its own. And then I think, there’s so much to life that’s made in this climate, Arctic and Subarctic, that’s so special and beautiful, and it’s such a valuable landscape. It’s hard to explain. When the land is always explained as being barren and always seen as being snowy and cold and windy and given this idea that there’s nothing in it, but my realization a couple of months ago, the best explanation is for thousands of years, Inuit and Sami and all kinds of Indigenous peoples have lived in these regions and lived hard, but also beautiful and plentiful lives for thousands of years. People can’t live somewhere that doesn’t offer the necessities of life for thousands of years if it doesn’t have it. All of the life in the Arctic, is worthy of long, beautiful lives. The cold gives a life too.

asinnajaq, Rock Piece (Ahuriri edition) (2018) Photogrammes / Stills Vidéo, couleur, son / Video, color, sound 4 min 2 s Courtesy de l’artiste / of the artist

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Sebastián Calfuqueo

LÉULI ESHR ĀGHI Pourrais-tu parler des thèmes majeurs de ton travail sur le genre et l’eau? SEBASTIÁN CALFUQUEO Le Chili est un territoire vraiment singulier, car son histoire coloniale s’avère très complexe. Le pays occupe le territoire de divers peuples autochtones et ces derniers ont vécu de nombreuses expériences de diaspora et de dépossession. Le peuple mapuche a longtemps résisté à l’empire espagnol. Le Wallmapu demeure un territoire transfrontalier, transnational, qui traverse les États-nations coloniaux du Chili et de l’Argentine. Nous menons des luttes de résistance pour le territoire mapuche, pas simplement à titre de territoire ou de propriété privée. Nous concevons cette terre comme une entité dotée d’intelligence, de droits et de relations qui font que tout est lié et essentiel à la vie. Le terme « Mapuche » lui-même se traduit par « peuple de la terre », mais « Mapu » ne signifie pas seulement « terre », c’est aussi « territoire » et « pays ». Nous n’existons que grâce à l’eau. Comprendre cela a été important pour moi, puisque je vis dans un pays où l’eau est considérée comme une marchandise. Depuis 1870, l’État chilien fait office de prolongement de la présence impériale espagnole dans ces territoires. L’État argentin s’est développé à la même époque. Dans les deux cas, le processus colonial s’est traduit par des campagnes militaires : la prétendue pacification de l’Araucanie au Chili et la conquête du désert en Argentine. Le processus a engendré la rupture de l’intégrité territoriale et l’autonomie du

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peuple mapuche. Ce n’est qu’aujourd’hui, depuis l’adoption de la nouvelle Constitution, que nous abordons ces histoires avec la mise sur pied d’un processus de vérité et de réparation. La dictature de Pinochet a été le résultat d’une privatisation débridée : le Chili est le laboratoire du néolibéralisme mondial. Cette dictature a aboli les titres fonciers communautaires, les transformant en propriété privée. C’est ainsi que l’eau est devenue une ressource distincte de la terre. À partir de 1981, Pinochet a créé le Code de l’eau qui en a fait un bien à usage public, mais un bien économique, de sorte qu’elle est devenue une marchandise d’échange et de vente. Ce Code de l’eau a permis la privatisation de l’eau des sources, des bassins versants, des chutes d’eau, de tout ça. Aucune des entreprises de distribution d’eau au Chili n’appartient à l’État. Ce sont toutes des entreprises néocoloniales détenues par l’Italie, l’Espagne, la France et même par la Norvège, dite « verte ». LE Wow ! SC C’est tellement pervers d’épuiser et d’exploiter cette précieuse ressource à un rythme aussi insensé. Nous pouvons avoir des terres, mais si elles ne sont pas assorties d’un droit de propriété sur l’eau, l’eau qui traverse ce territoire ne nous appartient pas. Cela signifie que de nombreuses entreprises d’exploitation forestière ou minière et autres entreprises d’extraction peuvent détruire un biome entier sur un coup de tête. Les impacts de ce modèle de privatisation se font profondément sentir depuis quinze

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à vingt ans, surtout lorsque celui-ci se combine avec les monocultures d’eucalyptus, de pins et d’avocats. Ces plantations, grandes consommatrices d’eau, génèrent un stress hydrique et engendrent la désertification. Des forêts indigènes font partie des endroits où les entreprises d’exploitation forestière sont actives, ce qui les dessèche et empêche toute croissance. L’État chilien a créé la Conadi (Corporación Nacional de Desarrollo Indígena – Société d’État de développement autochtone) pour régir la restitution des terres et des droits de propriété aux Autochtones. Les terres restituées sont peu nombreuses, ce qui montre à quel point ce geste est symbolique et problématique. Le peuple mapuche ne possède que 5 % de son territoire ancestral. L’ampleur de la dépossession est brutale, et notre histoire se caractérise par l’exode et l’appauvrissement. Bien sûr, dans l’Araucanie, la région la plus pauvre, le conflit qui oppose les communautés mapuches aux colons et aux exploitants forestiers chiliens est le plus violent, en particulier dans le cas des entreprises utilisant des noms autochtones comme Arauco et Mininco. Il s’agit d’un dispositif très bien articulé et pervers, un complexe industriel de l’eau. LE Dans cette situation, comment arrives-tu à prendre contact avec le territoire ? La performance te permet d’affirmer ton lien avec ton ­territoire ancestral, n’est-ce pas ? Elle a un pouvoir, mais le contexte de ce travail est-il décolonial ? Est-ce que le fait de parler en langue mapudungun ajoute plus de poids à la représentation dans ce médium ?


SC Mon corps sert de point d’appui à mon travail, mais mon histoire personnelle y contribue tout autant. C’est à travers mon corps que je réfléchis, et il est avant tout un lieu rempli d’histoires de douleur, d’économie et de violence. J’emploie mon corps comme point d’ancrage afin de résister à l’hégémonie raciste dominante en Amérique latine. Mes œuvres sur l’autonomie, la résistance et le pouvoir m’ont permis de constater que mon personnage s’inscrivait dans une série d’œuvres dont Kowkülen (Liquid Being) (2020) [Être liquide]. Cette œuvre représente pour moi une victoire, une émotion, une démarche déterminante. J’ai commencé à me rendre régulièrement sur le territoire et à exposer mes œuvres dans des communautés autochtones en 2016. Depuis, je suis allé·e dans de nombreux endroits que je n’avais jamais eu l’occasion de visiter ou de voir comme j’ai pu le faire. Là où j’ai filmé Kowkülen (Liquid Being) (2020), un violent incident raciste s’est produit quelques mois plus tard. La municipalité et une meute de colons sont venues nous frapper et détruire des biens. Ils sautaient et criaient après nous, les Mapuche. J’avais à peine commencé ma performance que j’ai dû l’interrompre. La police n’a rien fait ; aucune des personnes qui ont violemment attaqué les communautés autochtones locales n’a été inculpée. Il s’agit donc d’un territoire où la violence raciale est répandue, à proximité d’un site d’exploitation forestière. Les conflits politiques y sont également nombreux, tout comme les attaques contre les entreprises d’exploitation forestière. Ces attaques visent uniquement à détruire les camions, les machines et la technologie des entreprises. C’est très intéres-

sant, car il n’y a jamais eu de morts, puisque les Mapuche prennent soin du vivant. Malgré la surveillance étroite dont il fait l’objet, ce territoire est magnifique. J’ai visité cet endroit et réalisé cette performance sur le territoire forestier appartenant à la famille de maon partenaire. Il n’y a pas d’Internet ni d’électricité, rien qui ne vienne de la ville. Dans ce lieu, j’ai commencé à m’affirmer grâce à la rivière qui traverse le territoire. Dans le monde mapuche, nous devons toujours demander la permission à la rivière pour y pénétrer. La rivière constitue également un lieu de purification et elle revêt une signification profonde comme source de guérison. Lors de la plus longue nuit de l’année, les Mapuche se baignent dans les rivières pour purifier leur âme et leur corps. L’histoire de la création du monde mapuche met en scène deux serpents, l’un dans la terre et l’autre dans l’eau. L’un a provoqué des inondations qui se sont répandues dans le monde entier, et l’autre, des tremblements de terre pour que les gens puissent s’échapper et survivre. Pour moi, il s’agit d’honorer les entités qui vivent dans les lacs et les rivières, entre le bien et le mal. Mais chez les Mapuche, l’opposition n’est pas si nette. Ces êtres nous apprennent à être à l’écoute des cycles de la vie. Depuis que je suis jeune, je peux passer des heures et des heures dans l’eau. Lorsque je pénètre un plan d’eau, j’ai l’impression que c’est une belle partie de moi. Dans le monde mapuche, nous disons Yanko, l’esprit de l’eau. Chaque esprit vit dans ses propres eaux. Nous reconnaissons les droits de la nature en tant que sujet, en tant qu’intelligence, et non en tant qu’entité extérieure à nous. Tous ces rapports sont puissants et poétiques

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et témoignent d’une conception autochtone qui s’oppose à la manière coloniale d’appréhender la nature. Plus précisément, pour moi, ce travail consiste à évoquer la présence du paysage dans les corps, en évitant de le circonscrire à un corps individuel, soumis à un regard anthropocentrique. J’ai voulu penser le corps comme étant intimement lié à la nature, à la résistance. C’est essentiel pour moi d’être dans une rivière et de parler avec elle parce que ce dialogue avec la rivière participe également à ma conception de ce lieu. Utiliser la langue mapuche, c’est formidable. Je fais partie du collectif mapuche Rangiñtulewfü qui lutte pour la revitalisation langagière. C’est un geste important pour moi de ne pas traduire tout ce qui se trouve en langue mapudungun dans mon travail ; je veux offrir à notre langue cet espace et cette place qui lui reviennent. Je dirais que la relation entre la dépossession et le savoir va audelà de la conquête du territoire et de la suprématie blanche. L’Argentine pratique une négation raciste de l’identité autochtone, il est donc très important pour nous, Mapuche, d’entretenir des dialogues et des luttes ensemble dans l’entièreté de notre territoire. Propos recueillis en espagnol lors d’une conversation par visioconférence en septembre 2021 et transcrits en anglais par Léuli Eshr ā ghi. Traduction française par Karim Chagnon.

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Huma Bhabha, Receiver (2019) Bronze peint / Painted bronze 250,8 × 45,7 × 63,5 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & Salon 94 (New York) © Huma Bhabha

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Huma Bhabha, The Past is a Foreign Country (2019) Bois, liège, polystyrène, acrylique, huile en bâton, fil de fer, crâne et bande de roulement de pneu déchiquetée / Wood, cork, Styrofoam, acrylic, oil stick, wire, skull, and shredded tire tread 259,1 × 101,6 × 39,4 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & Salon 94 (New York) © Huma Bhabha


D Harding 1 D Harding, Site Surveys / International Standard (2019) Acrylique, pigments séchés et gomme arabique sur verre / Acrylic, dried pigments and gum arabic on glass Vue d’installation / Installation view, 15e biennale d’art contemporain de Lyon / 15th Lyon Contemporary Art Biennale « Là où les eaux se mêlent », 18.09 2019 – 05.01 2020, Usine Fagor (Lyon) Courtesy de l’artiste / of the artist & Milani Gallery (Brisbane) Photo : Blaise Adilon 2 D Harding, Wall Composition in Bimbird and Reckitt’s Blue (2018) (détails / details) Bleu Reckitt, ocre, gomme arabique, socles sur mesure / Reckitt’s Blue, ochre, gum arabic, custom-made plinths Vues d’installation / Installation views, Biennale de Liverpool / Liverpool Biennale « Beautiful world, where are you? », 14.07 – 28.10 2018, Tate Liverpool (Liverpool) Courtesy de l’artiste / of the artist & Milani Gallery (Brisbane) Photo : Thierry Bal 3 D Harding, Three Blue Breaths (2019) Bleu Reckitt appliqué par souffle sur papier pressé à chaud Aquarel Arches 185 g/m² / Reckitt’s Blue applied by breath on 185 gsm hot-pressed Aquarel Arches paper 56 × 38 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & Milani Gallery (Brisbane) Photo : D Harding

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4 D Harding, International Rock Art Red (2020) Hématite et gomme arabique sur socle / Hematite and gum arabic on plinth Courtesy de l’artiste / of the artist & Milani Gallery (Brisbane) Capture d’écran de média social / Social media screenshot, 2020. Photo : Susan Best 5 D Harding, Archive Material (2020-2021) (détail / detail) Bleu Reckitt, ocre rouge, lapis-lazuli, argile, pots en plastique, emballages commerciaux / Reckitt’s Blue, red ochre, lapis lazuli, clay, plastic jars, commercial packaging Dimensions variables / Dimensions variable Courtesy de l’artiste / of the artist & Milani Gallery (Brisbane) Photo : Sam Hartnett 6 Hayley Matthew devant / standing in front of Know them in correct judgement — Gami (2020) de / by D Harding avec / with Hayley Matthew Courtesy des artistes / of the artists & Milani Gallery (Brisbane) Photo : D Harding 7 Sol rouge de Ghungalu / Ghungalu red soil, Woorabinda, Queensland, 2016 Photographie en couleur / Colour photograph Photo : D Harding

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Le bel esprit de résistance de Semira Adamu, qui a été assassinée par la police belge lors de sa déportation, vivra éternellement pour avoir pris soin des palmiers congolais enlevés par Léopold II dans les Serres royales de Laeken. Les noix de coco, nourries de l’esprit anticolonial, deviendront grandes et fortes.

Lors d’une visite officielle aux Serres royales de Laeken, quatre noix de coco chuteront avec splendeur sur le ministre de l’Intérieur belge, qui perdra la vie pour ne plus causer davantage de souffrance aux communautés de migrant·es.

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Daniela Ortiz, The rebellion of the roots (2021) Série en cours / Ongoing series Acrylique sur bois / Acrylic on wood 20 × 30 cm (chacune / each) Courtesy de l’artiste / of the artist & Laveronica Arte Contemporanea (Modica)

Béni soit notre beau palmier nourri par Semira Adamu qui servira la justice anticoloniale avec un doux parfum de coco. La rébellion des racines triomphera longtemps et ne laissera plus aucun autre homme blanc assassiner notre vie.

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paysages disparaît pour laisser place à la dramaturgie et la couleur orange. DARIA DE BEAUVAIS Tes œuvres convoquent généralement la mémoire. Il s’agit dans ton travail, selon Claire Le Restif, « d’introduire sans cesse l’expérience esthétique comme modalité d’une relecture possible de l’Histoire ». Comment construis-tu cela dans ta pratique artistique ? THU-VAN TRAN Il est difficile de dire sur quoi repose une expérience esthétique, c’est un ravissement dont les modalités nous échappent. Un évènement qui tient le plus souvent à peu de choses, une alchimie, une lumière… C’est sans doute davantage une question d’ordre phénoménologique. On peut l’aider à apparaître en ouvrant des brèches formelles, mais je ne pense pas qu’elle puisse être le résultat d’une construction volontaire. La voie d’une subjectivité dans notre rapport à l’Histoire, la recherche du beau comme positionnement éthique, l’émotion contemplative comme facteur d’analyse valide sont pour moi des prédispositions conceptuelles à sa construction. DB Pour l’exposition « Réclamer la terre », tu imagines un panorama végétal inspiré par un plafond peint du Palazzo Grimani à Venise, où s’entremêlent des arbres fruitiers, mais aussi par ta série From Green to Orange. Peux-tu expliciter les ­origines de cette nouvelle recherche ? TVT J’ai tout d’abord été saisie par la beauté de ce plafond peint, envahie d’une émotion que je cherche à retrouver ou à retranscrire depuis lors. Cette fresque végétale m’apparaissait hors du temps présent. L’abondance et la merveille de ce que la nature et l’homme peuvent produire en commun en étaient le sujet. Pure rêverie, pure supercherie ! Si nous devions réellement vivre sous le miroir d’un toit céleste, celui-ci devrait à mon sens refléter des espèces hybrides, à l’image de ce que nous sommes tous : des identités mutantes, forcées à se mouvoir dans un écosystème fragile, instable et parfois autoritaire. La série From Green to Orange, que j’ai initiée il y a maintenant une dizaine d’années, rend compte de cette transformation ; c’est ainsi que le vert des

Thu-Van Tran, From Green to Orange (2014) Photographie, alcool, colorant, rouille / Photograph, alcohol, colourant, rust 133 × 102 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & Meessen De Clercq (Bruxelles / Brussels) Photo : Philippe De Gobert

DB Tu prêtes beaucoup d’attention à la matérialité de tes œuvres. Comment as-tu déterminé la forme que prendrait ce nouveau projet, autant photographie que peinture ou architecture ? TVT La forme originelle du dôme végétal deviendra un panorama, un paysage dans sa tradition romantique. Un certain lyrisme excessif est recherché. Les croyances nous constituent au même titre que l’Histoire ou les mythes, et en découvrant ce dôme à Venise, je me suis posé cette question : où plaçons-nous nos croyances ? Une partie de la réponse serait dans la forme. Je cherche à renouer avec l’aura de la photographie ou de la peinture d’histoire, l’aura du lieu spirituel. Souvent je prends l’exemple du caoutchouc : retracer son parcours, c’est dégager un regard critique, mais c’est avant tout ouvrir un espace onirique, transmettre une expérience formelle, émotionnelle et sensorielle. Et cela n’est possible qu’en confiant à la forme et à la matière des intensités à incarner. Le processus de From Green to Orange est celui d’une lente disparition et d’une réapparition ; une nature luxuriante décline et sur ce déclin renaît dans le feu et la colère. DB À la fois archive et espace sensoriel de la nature, cette œuvre présente un ensemble de plantes invasives ou toxiques, résultats d’hybridations, d’évolutions naturelles ou de manipulations humaines. Comment t’est venu cet intérêt ? TVT Ce que l’anthropologue américaine Anna Tsing appelle désormais la seconde nature, la nature ayant subi les transformations que le capitalisme a infligées à l’environnement, est ce qui m’intéresse ici, ainsi que notre capacité à renaître et vivre sur les ruines. Le matsutaké, justement, est ce champignon capable d’émerger des cendres de Hiroshima 1. L’hévéa, l’arbre du caoutchouc, sera le point de départ de ce paysage végétal mutant. D’autres espèces, comme le gui, le lierre, qui sont par nature des plantes parasites, ou encore le muguet, la fleur de ­laurier rose dont nous connaissons la toxicité depuis des siècles, auront aussi leur place dans cet ensemble. L’hévéa est une espèce hybride ; investir son histoire comme je le fais depuis quelques années, c’est dégager une histoire de la domination de notre monde moderne, révéler les discordes semées durant la période coloniale et ouvrir la voie d’un regard vernaculaire et critique sur son exploitation. Peut-être un signe ou une ironie de l’histoire, le caoutchouc n’a pas existé en Asie du Sud-Est avant l’importation de la graine de l’Hevea brasiliensis (hévéa du Brésil) par des

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marins français arrivés en Indochine au début du xxe siècle. L’hévéa est en réalité une espèce invasive par excellence. Elle se cultive, en effet, par greffe ; dès 1910, les jeunes plants d’hévéa trop fragiles pour survivre dans l’écosystème vietnamien sont littéralement greffés sur de jeunes arbres fruitiers locaux déjà solidement enracinés dans le sol. Le latex va alors petit à petit contaminer la sève de l’hôte jusqu’à le muter entièrement, processus de contamination viable et pérenne, à l’image d’une civilisation qui prend pied sur une autre civilisation, une colonisation. À mes yeux, l’Histoire est empreinte de contaminations, et ces dernières transparaissent dans des éléments concrets comme les végétaux. En réalité, je pense tout autant à l’invasion ou la colonisation que subit notre imaginaire ; cette contaminationlà n’est pas mesurable, et c’est à cette échelle d’intensité que je désire construire l’impact de ce nouveau projet. DB Cet herbier subjectif et immersif est-il une manière d’interroger la cohabitation des plantes, ainsi que les relations que nous entretenons avec elles ? TVT Tout à fait. La notion de toxicité est importante à interroger. Comment hôtes et parasites s’acceptent-ils tacitement ? Comment notre nature contradictoire nous pousse-t-elle vers la toxicité, l’excès, le trop-plein, le nocif ? Dans la culture bouddhiste où j’ai grandi, l’équilibre est une quête, pour autant je n’ai jamais ressenti cet équilibre dans la nature… Lors d’un voyage en Amazonie, j’ai réalisé qu’il existait une nature immuable, puissante, complexe, tellurique et inhérente à la magie de la terre, dans laquelle la vision occidentale du monde n’a pas sa place. C’est seulement lorsque cette nature devient ressource spirituelle et mystique, lieu de mythes et d’imaginaires possibles, que nous dialoguons avec elle. DB De quelle manière intègres-tu ce projet dans ton exploration au long cours de l’histoire coloniale ? S’inscrit-il dans ton intérêt pour les questions d’écocide, dans les contextes colonial ou postcolonial ? TVT Devant les champs de mélancolie et de gris laissés par une quantité immorale de dioxines déversées par l’armée américaine sur les forêts primitives du Vietnam dans les années 1960, que faisons-nous ? Cette attention aux sols et la notion d’écocide ont été tardivement mises en avant. Mais c’est désormais le cas avec, par exemple, le procès historique intenté par la journaliste et militante Tran To Nga contre une ­quinzaine de firmes multinationales de l’industrie agrochimique américaine ayant produit ou

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Tabita Rezaire & Yussef Agbo-Ola

Photo : Amakaba

géologiques et des écosystèmes vivant s. Pourrais-tu nous en parler davantage ?

DARIA DE BEAUVAIS Tabita, tu te considères comme une artiste, une doula, une enseignante de yoga, une agricultrice et une personne en quête spirituelle. Comment toutes ces activités se rejoignent-elles ? Leur point de convergence serait-il l’idée de soin, de guérison ? TABITA REZAIRE Je ne me définis pas vraiment ainsi – ce sont tout simplement des choses que je fais. Je ne suis pas ce que je fais, ou du moins je travaille fort pour me défaire de cette croyance. Fondamentalement, je cherche à faire l’expérience de la source de l’existence. Ce désir m’a poussée à emprunter différentes voies, et chaque fois, mon intimité avec la mécanique de la vie s’est approfondie, que ce soit à travers la naissance d’une œuvre d’art ou encore avec celles d’un enfant ou d’une plante. Je suis émerveillée devant les systèmes et les mystiques qui font danser l’ensemble de la création, et je tente de suivre cette danse. La plupart du temps, j’ai du mal à garder le rythme, mais il y a des moments où j’ai l’impression de chanter avec la vie, comme la vie elle-même. On pourrait dire qu’il s’agit d’une forme de guérison, mais peut-être la guérison n’est-elle qu’un effet secondaire. Ce qui unit l’ensemble de ces vocations, de ces appels à travailler avec la terre, les mères ou les ancêtres, c’est un désir de saisir ce chant et de l’incarner. DB Pourrais-tu nous parler d’Amakaba, le centre pour « la sagesse de la terre, du corps et du ciel » que tu as créé dans la forêt amazonienne de la Guyane française ?

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TR Amakaba est une tentative de répondre à l’appel de mes ancêtres, d’apprendre de la terre, de grandir avec elle, de prendre soin d’elle comme de ses esprits. La forêt nous « défait ». Pour vivre la vie le plus pleinement possible, nous devons nous défaire entièrement. C’est la trajectoire qui est la mienne. Par-delà toute identité. Vers une inclusion radicale des êtres humains, de la terre, des arbres, des pierres, des montagnes, des rivières, des bactéries, des robots, des fantômes, des planètes… C’est un parcours que je veux partager en communauté. Voilà la mission d’Amakaba. DB Tu décrivais autrefois ton travail comme s’articulant autour de trois axes : la technologie, l’érotisme et la spiritualité. Est-ce toujours le cas pour tes recherches actuelles ? TR J’ai une seule forme de recherche : entrer en moi-même. Mon travail en tant qu’artiste est une exploration de cette quête. Ces trois axes, ou la « trinité décoloniale », comme je les désignais à l’époque, demeurent au cœur de ce que je fais. Cela dit, mon rapport à ces termes a évolué, car j’ai approfondi ma réflexion depuis. La technologie, c’est l’outil, le dispositif nécessaire à une plongée en profondeur. L’érotisme, c’est le carburant, l’énergie ou la puissance brute qui nourrit la machine. La spiritualité, c’est la carte. Je ne suis pas certaine de mon analogie, mais c’est quelque chose de cet ordre-là. DB Yussef, tu as créé Olaniyi Studio, à Londres, qui s’intéresse à la façon dont l’art, l’architecture et la recherche anthropologique permettent d’interroger notre expérience des conditions

Tabita Rezaire & Yussef Agbo-Ola

YUSSEF AGBO-OLA Olaniyi Studio s’inscrit en continuité avec ma pratique artistique. Sa mission centrale est d’éveiller la conscience écologique grâce au design, à la collaboration et à l’imagination spéculative. Que ce soit à travers le design architectural, l’art environnemental immersif, la photographie, la science des matériaux, la conception sonore expérimentale ou l’écriture conceptuelle, les expériences formelles réalisées au studio reflètent les liens complexes qui unissent toute une gamme d’univers sensoriels relevant d’échelles et de disciplines variées – sociales, culturelles, politiques ou biologiques. Olaniyi m’inspire à réinterpréter sans cesse des systèmes de savoirs interculturels de plus en plus vastes et l’importance qu’ils accordent à l’environnement. DB Tu as conceptualisé l’idée d’une architecture médicinale. De quelle manière cela se concrétiset-il dans ta pratique ? YAO Je pense que la matière sous toutes ses formes renferme un esprit vivant ou une force de vie qui peut informer, communiquer et se faire comprendre grâce à son symbolisme. En tant qu’architecte travaillant avec la matière, je veux la transformer ou interroger le sens de sa transformation. Ce que je perçois comme médicinal dans mon travail, c’est la force transformatrice de la matière. Lorsque ce processus de transformation est associé à une vision qui invite à faire preuve de déférence envers l’environnement et à réfléchir à son sujet, la pollinisation croisée devient curative sur le plan spatial. Je vois l’architecture sous un angle plus poétique : je conçois des structures qui dansent avec le soleil, déversent des algues dans les rivières, évoluent avec la lune et se décomposent pour nourrir le sol. DB Architect as Shaman découle aussi de l’un de tes principaux intérêts de recherche. Comment ce projet a-t-il vu le jour et pris forme ? YAO Architect as Shaman est un projet de recherche en cours et un livre que j’ai écrit sur différentes perspectives écologistes aux quatre coins de la planète. Au cours de mes voyages, j’ai fréquenté des chamanes du monde entier. Je souhaitais documenter la façon dont ils perçoivent les éléments naturels qui les entourent afin de mettre ces perceptions en contraste avec l’idéologie occidentale, qui conçoit l’environnement comme une entité détachée de l’être humain. Chaque personne que j’ai rencontrée avait ses propres modalités de conscience


environnementale, mais ce qu’elles avaient toutes en commun, c’était l’idée d’une nature incarnée et d’une communication interespèces. Ce sont là des outils importants pour instaurer une forme de conscience environnementale qui serait davantage fondée sur l’empathie. DB Tabita et Yussef, pourriez-vous nous parler de votre projet collaboratif Nono: Soil Temple dans le cadre de l’exposition « Réclamer la terre » ? TR & YAO Après avoir sillonné ensemble les sentiers traversant les profondeurs de la forêt amazonienne, nous nous sommes rendu compte que c’était l’occasion d’exprimer notre lien respectif avec les systèmes dynamiques de la terre. La forêt nous fournissait une multitude de formes, de couleurs, d’odeurs et de sons qui nous reliaient à nos ancêtres et à tous les organismes qui nous entouraient. C’est au cours de cette randonnée méditative qu’est né Nono: Soil Temple. Il s’agit de l’expression architecturale de cette expérience, un parcours à travers la force spirituelle du sol conçu comme émanation architecturale vivante. Un espace de révérence pour les dons de la terre, pour son esprit, pour le terreau que nous sommes.

l’environnement comme une partie de nousmêmes. Nono: Soil Temple est une invitation à développer une intimité avec le sol, à sentir son pouvoir, à entendre son chant, à lui permettre de nous transformer. Nono est un foyer pour l’esprit de la terre et reflète donc une forme de conscience des fruits invisibles que nous espérons récolter sur les plans spirituel, écologique ou politique. Par-delà ce que voient nos yeux, il y a les mondes qui nous regardent. DB Comment avez-vous fait en sor te que l’œuvre fasse appel à tous les sens et que les visiteur·euses vivent une expérience méditative ? TR & YAO À l’intérieur du temple, on flaire le doux parfum de la matière organique en décomposition et de la naissance de millions de micro-­ organismes. On inspire la vie, on expire la mort.

On inspire la mort, on expire la vie. C’est la bénédiction de Nono. En entrant, adressez-vous aux pochettes de terreau, touchez-les, sentez-les, entendez-les : chacune d’elles a une histoire à vous raconter. Si vous portez attention, la pièce tout entière commencera à chanter et à danser. Suivez le sentier qui traverse le temple et recommencez le parcours. Une fois arrivé·e à l’arrière, entrez lentement dans l’espace utérin : le sanctuaire de la terre. Observez humblement. Demandez la permission d’entrer. Prêtez l’oreille pour entendre la réponse. Une fois prêt·e, entrez pieds nus. Touchez doucement la surface du sol. Sentez-le vivre entre vos mains. Allongez-vous lentement. Ensevelissez-vous. Puis abandonnez-vous au pouvoir de la terre. Restez aussi longtemps que nécessaire. Traduit par Luba Markovskaia

Olaniyi Studio, Infinitesimal Architecture Archive 880xi [-Mag:92.33nm], Sample: Soil Iron Extract Frozen in Ice, Dragonfly Wing Fragments, Mica (2021) Tirage C-Print au cristal d’acide palmitique / Palm acid crystal C-Print 274 × 183 cm Courtesy et / and © Olaniyi Studio

DB Considérez-vous Nono: Soil Temple comme une architecture vivante, avec pour objectif d’éveiller la conscience écologique dans un contexte de crise climatique ?

Photo : Amakaba

TR & YAO La terre est la première architecture vivante. La chimie même du sol, avec ses matières organiques décomposées et ses pierres broyées, engendre un rapport de collaboration architecturale entre ses habitants – micro-organismes et insectes – qui favorise l’épanouissement de la vie : celle des plantes, des animaux et des êtres humains. Nous voyons les catastrophes climatiques comme le reflet d’un déséquilibre entre les êtres, de notre incapacité collective à percevoir

Tabita Rezaire & Yussef Agbo-Ola

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Megan Cope, Untitled (Death Song) (2020) Tarières hélicoïdales, barils, cordes de piano, pierres, son / Soil augers, oil drums, piano strings, rocks, sound Instruments conçus par / designed by Megan Cope & Hoshio Shinohara Vue d’installation / Installation view, Adelaide Biennial of Australian Art « Monster Theatres », 29.02 – 08.06 2020, Art Gallery of South Australia (Adélaïde / Adelaide) Courtesy de l’artiste / of the artist & Milani Gallery (Brisbane) Photo : Saul Steed



Yhonnie Scarce, Cloud Chamber (2020) Vue d’exposition et détail / Installation view and detail, « Looking Glass: Judy Watson and Yhonnie Scarce », 28.11 2020 – 08.03 2021, TarraWarra Museum of Art (Healesville) Photos : Andrew Curtis Courtesy de l’artiste / of the artist & THIS IS NO FANTASY (Melbourne)

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Yhonnie Scarce, Thunder Raining Poison (2015) Vue d’exposition / Installation view, « Tarnanthi 2015 », 08.10 2015 – 17.01 2016, Art Gallery of South Australia (Adélaïde / Adelaide) Photo : Janelle Low Courtesy de l’artiste / of the artist & THIS IS NO FANTASY (Melbourne)

Yhonnie Scarce

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Yussef Agbo-Ola est artiste et architecte, fondateur d’Olaniyi Studio. Établi à Londres, ce studio de design innovant interroge la façon dont l’art, l’architecture et la recherche anthropologique peuvent créer des environnements expérimentaux qui remettent en question la façon dont nous vivons les conditions géologiques et les écosystèmes vivants. • is an artist and architect, founder of Olaniyi Studio. Based in London, this innovative design studio questions how art, architecture, and anthropological research can create experimental environments that challenge the way we experience geological conditions and living ecosystems. Abbas Akhavan travaille entre vidéo, sculpture, installation et performance. Né à Téhéran, il vit et travaille à Montréal. Ses œuvres sont souvent qualifiées d’« études » ou de « variations » afin de souligner leur relation spéculative continue à certains matériaux et préoccupations tels que les monuments, les ruines, les jardins et autres paysages domestiqués. • works with video, sculpture, installation and performance. Born in Tehran, he lives and works inMontreal. Akhavan’s works are often referred to as “studies” or “variations” in order to emphasize their speculative ongoing relationships to certain materials and concerns such as monuments, ruins, gardens and other domesticated landscapes. asinnajaq est une artiste, réalisatrice et curatrice Inuk. Elle vit et travaille au Canada. Sondant le savoir autochtone et faisant entendre des voix rendues silencieuses, ses œuvres remontent l’histoire des représentations du territoire circumpolaire pour déconstruire les perceptions communes et erronées du paysage arctique comme une terre gelée et stérile. • is an Inuk artist, film director and curator. She lives and works in Canada. Delving into Indigenous knowledge and giving a voice to those who had been silenced, her works retrace historical representations of the polar circle region, deconstructing the standard, erroneous perception of the Arctic landscape as frozen and sterile. Huma Bhabha pratique le dessin et la sculpture. Née au Pakistan, elle vit et travaille aux États-Unis. Ses figures totémiques, construites à partir de matériaux comme le bronze, le polystyrène, l’argile, le liège ou les déchets de chantier, évoquent autant des formes archaïques, monolithes modernistes, que des monstres de science‑fiction. • practices drawing and sculpture. Born in Pakistan, she lives and works in the United States. Her totemic figures, built from materials such as bronze, Styrofoam, clay, cork and construction scraps, evoke as much archaic forms, modernist monoliths, as sci-fi monsters. Sebastián Calfuqueo est un·e artiste mapuche du Chili, membre du collectif Rangiñtulewfü et du magazine Yene. Par des installations, céramiques, performances et vidéos, son travail fait appel à son héritage culturel afin de proposer une réflexion critique sur le statut social, culturel et politique des Mapuches dans la société chilienne contemporaine ainsi qu’en Amérique latine. • is a Mapuche artist from Chile, member of the Rangiñtulewfü collective and Yene magazine. Through installations, ceramics, performance and video, their work appeals to their inheritance to propose a critical reflection on the social, cultural, and political status of the Mapuche subject in the contemporary Chilean society as well as in Latin America.

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Megan Cope est une artiste Quandamooka, de Minjerribah (North Stradbroke Island) dans le sud-est du Queensland (Australie). Ses installations sculpturales, vidéos et peintures sondent identité, environnement et pratiques cartographiques, constituant des propositions pour de potentiels futurs, en écho au changement climatique, à la propriété foncière et à la migration. • is a Quandamooka artist from Minjerribah (North Stradbroke Island), South‑East Queensland (Australia). Her sculptural installations, video works, and paintings investigate issues relating to identity, the environment and mapping practices; but are also propositions of potential futures alluding to climate change, land ownership and migration. D Harding vit et travaille à Brisbane (Australie) sur les terres des peuples Turrbal et Jagera. Installations, sculptures, peintures ou interventions in situ, ses œuvres portent en elles l’histoire et les héritages culturels des Aborigènes du Queensland, notamment ceux issus des traditions de l’art rupestre. • lives and works in Brisbane (Australia) on the lands of the Turrbal and Jagera peoples. Installations, sculptures, paintings, or site-specific interventions, their works are imbued with the history and the cultural inheritances of Queensland’s Aboriginal peoples including those originating in rock art traditions. Karrabing Film Collective est un collectif du Territoire du Nord (Australie) composé d’une trentaine de cinéastes aborigènes de toutes générations. Iels ont inventé un espace cinématographique unique et baroque, déjouant l’histoire officielle et les lois de l’État australien pour défendre leur identité, revendiquer leurs droits et la puissance de leur imaginaire. • is a collective from the Northern Territory (Australia) composed of about thirty Aboriginal filmmakers of all generations. They have come up with a unique, baroque film corpus, a skillful blend of satire and political/legal subversion in defence of their identity, their rights, and the power of the imagination. Kate Newby est une artiste née en Nouvelle-Zélande, qui vit et travaille aux États-Unis. Elle utilise principalement l’argile et le verre. Fine observatrice du quotidien, elle glane et collecte objets, matériaux et fragments au gré de ses pérégrinations, qu’elle intègre à ses œuvres sculpturales et à ses interventions architecturales, souvent réalisées en dialogue avec les institutions qui l’invitent. • is an artist, born in New Zealand, who lives and works in the United States. She mostly uses clay and glass. A keen observer of daily life, she gleans and collects objects, materials and fragments picked up during her wanderings which she incorporates with her sculptural works and architectural interventions, often undertaken in dialogue with the institutions inviting her. Daniela Ortiz est artiste et activiste. Elle vit et travaille au Pérou. À travers ses œuvres, elle génère des récits visuels dans lesquels les concepts de nationalité, de racialisation, de classe sociale et de genre sont explorés afin de comprendre de manière critique les structures du pouvoir colonial, patriarcal et capitaliste. • is an artist and an activist. She lives and works in Peru. Through her work, she aims to generate visual narratives in which the concepts of nationality, racialization, social class and gender are explored in order to critically understand structures of colonial, patriarchal and capitalist power.

Reclaim the Earth

Solange Pessoa vit et travaille au Brésil. Au-delà de références à la vie organique, sa pratique artistique s’inspire de multiples sources : archéologie, peintures rupestres préhistoriques, artisanat traditionnel, baroque brésilien et poésie. Elle propose un langage particulier pour lire et imaginer le monde. • lives and works in Brazil. Beyond the reference to organic life, her artistic practice draws inspiration from a plethora of sources: archaeology, prehistoric cave paintings, traditional craft, Brazilian Baroque and poetry. She offers a particular language for reading and imagining the world. Tabita Rezaire est une artiste et disciple de la Matrice u.terre.ine. En 2020, elle fonde Amakaba, un centre pour les sagesses du corps, de la terre et du ciel situé dans la forêt amazonienne en Guyane française. Ce lieu de guérison collective tisse des liens entre l’art, la science et la spiritualité pour cultiver et partager les offrandes de la forêt. • is an artist and devotee of the Womb. In 2020, she founded Amakaba, a center for the wisdom of the body, earth, and sky located in the Amazon rainforest of French Guiana. This home for collective healing weaves together art, science and spirituality to harness and harvest the blessings of the forest. Yhonnie Scarce travaille sur la nature politique du verre. D’origine aborigène Kokatha et Nukunu, elle vit et travaille en Australie. Constituées de centaines d’ignames en verre soufflées à la main suspendues au plafond, ses œuvres récentes évoquent des gouttes d’eau inversées et rendent hommage aux victimes humaines et non humaines de la colonisation nucléaire. • works on the political nature of glass. Of Kokatha and Nukunu Aboriginal origin, she lives and works in Australia. Her recent creations made up of hundreds of hand-blown glass yams suspended from the ceiling, evoke inverted water drops and pay tribute to the human and non human victims of nuclear colonization. Thu-Van Tran vit et travaille en France. Sa pratique artistique investit l’histoire comme outil politique, au travers d’expériences plastiques, esthétiques et contemplatives qui permettent sa relecture. Ses œuvres posent la question du déplacement, de l’empreinte et des rapports de forces, par des références souvent liées au contexte colonial du Vietnam où elle est née. • lives and works in France. Her artistic practice explores history as a political tool, through plastic, aesthetic and contemplative experiments that allow its rereading. Her works raise the question of displacement, imprinting and power relations, via references often linked to the colonial context of Vietnam, where she is born. Judy Watson vit et travaille dans le Queensland (Australie). Ses peintures reflètent des conceptions aborigènes du monde, par la recherche et le mélange de références, anciennes et actuelles, à l’histoire de l’Australie. Son processus créatif laisse place à l’accidentel et à l’aléatoire, ainsi qu’aux effets du temps, de l’environnement et des matériaux naturels sur ses œuvres. • lives and works in Queensland (Australia). Her paintings reflect on Aboriginal conceptions of the world, pursue and merge old and new references to Australia’s history. Her creative process leaves room for the accidental and the random, and for the effects of time, environment, and natural material on her work.


Les secrets de l’écologie PAR ARIEL SALLEH

Alors que la modernité – ses politiques, ses économies, ses sexualités – suppose une hiérarchie ancienne qui place l’homme au-dessus de la nature, le titre de l’exposition « Réclamer la terre » rend hommage à un moment unique de l’histoire, dans les années 19701980, où les femmes se mobilisent pour exiger la fin du « désordre de la domination ». Cette posture politique, connue sous le nom de féminisme écologique, se manifeste sur tous les continents en réaction aux dégâts provoqués par la pollution toxique dans les quartiers, l’abattage des forêts et les essais d’armes en territoires autochtones. L’appel général est lancé : « Regardez, la vie sur terre est en danger, on ne respire plus 1. » En France, les femmes se révélent des pionnières du féminisme écologique. Le livre Le Féminisme ou la mort (1974) de la militante Françoise d’Eaubonne constitue sans doute la première déclaration du mouvement ; une autre est apparue avec l’article d’­A nne‑Marie de Vilaine, « La femme et/est l’écologie » (1977), publié dans Le Sauvage. Un demi-siècle plus tard, l’urgence du réchauffement climatique réactualise ces réflexions engagées. En 2016, Émilie Hache publie un recueil de textes écoféministes réunissant des contributions majeures sous le titre Reclaim 2 . D’importants colloques internationaux s’organisent, dont ceux de l’université Paris Nanterre, « Espaces et enjeux des savoirs féministes : réalités, luttes, utopies » en août 2018, et de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et du Centre à Paris de l’université de Chicago, « Femmes, écologie et engagements politiques – du Sud au Nord » en juin 2021. Dans les décennies suivant la révolution féministe, l’obsession eurocentrique de remanier la nature au gré de la volonté de l’homme se poursuit et donne lieu à de nouveaux pillages des terres et des eaux, à des virus artificiels, au changement climatique… la liste est longue. Toutefois, de plus en plus de personnes décrient ces attaques contre la terre, en particulier les voix historiquement marginalisées. Sans surprise, les femmes ordinaires, longtemps confinées à la périphérie domestique de la « civilisation », et les peuples colonisés, relégués à la périphérie géographique, mènent la réflexion sur ce régime mondial mortifère. Pendant des siècles, ces personnes ont été réduites à de simples corps et ont été traitées comme des ressources. Pourtant, face à l’universalisme autoproclamé du maître, les groupes marginalisés disposent d’« autres » façons de voir et d’être. L’exposition « Réclamer la terre » au Palais de Tokyo suscite aujourd’hui une conversation politique sur ces questions. L’une des raisons pour lesquelles la modernité s’avère si destructrice pour le vivant réside dans son ontologie sous-jacente qui s’­a ppuie sur une mythologie où on assigne à l’Homme une valeur (1) et la Nature (0). Les femmes, les peuples autochtones, les enfants et les animaux, étant assimilés à la sphère non

valorisée, sont perçus comme des objets « apparentés à la nature ». Ce ­système de croyances permet à la masculinité eurocentrique de prétendre que tout ce qui est « autre » peut être utilisé et ­éliminé à sa convenance. Avec l’essor du capitalisme, la tendance à la catégorisation et à la quantification a entraîné la réduction de la substance à des unités discrètes ; la nature matérielle et le temps lui-même sont réifiés, voire tarifés. Les déplacements aériens ou encore les transactions bancaires électroniques envahissent l’expérience quotidienne à la vitesse de l’éclair. Les technologies numériques recomposent la conception humaine de la spatialité. Mais lorsque les gens confondent ce monde virtuel avec le réel, leur compréhension de la crise planétaire se cantonne à une linéarité contre-productive. À l’inverse, les cultures autochtones enseignent un savoir incarné qui démontre comment le vivant est lié à travers l’espace et le temps ; une structure d’appartenance qui échappe aux forces de la mondialisation. Pensons à l’agroforesterie, à l’exploitation minière, aux radiations électromagnétiques, où l’objectif est la domination et le contrôle. Ces pratiques ne font que perturber un ­équilibre énergétique naturel complexe et engendrent la dégradation. Le « bon sens » de l’idéologie post-Lumières repose sur plusieurs dichotomies enchevêtrées : – un dualisme historique sexe/genre entre le masculin et le féminin ; – une imposition de ce dualisme sur le continuum naturel des variations corporelles ; – un postulat selon lequel ce qui est créé historiquement constitue du progrès ; – alors que ce qui est créé naturellement est régressif ; – une association de la masculinité avec l’ordre, la rationalité, l’identité ; – une association de la féminité avec le chaos, la folie, la non-identité ; – une identification de l’activité de production avec la sphère publique ; – une identification de l’activité de reproduction avec la sphère privée ; – une valorisation concomitante de la production (1) ; – avec dévalorisation complémentaire de la reproduction (0) 3. Dans une idéologie ou un système de croyances surdéterminé, tous les termes tels que ceux mentionnés ci-dessus forment des équivalences et sont corollaires les uns des autres. C’est ainsi que les rapports de pouvoir se consolident. Chaque fois qu’une proposition est répétée, ses connotations tacites entrent en jeu et en confirment la « justesse ». Une constellation d’idées parallèle à celle qui systématise l’infériorité féminine sert dès lors à « naturaliser l’infériorité » par la race. Si le cogito de Descartes illustre parfaitement les dissociations psychologiques de la culture européenne, la philosophe féministe libérale du xxe siècle Simone de Beauvoir répète le même solipsisme : « L’humanité n’est pas une espèce animale : c’est une réalité

Réclamer la terre

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Yuriyal Eric Bridgeman & Haus Yuriyal, Mero, from Hausman (2012) Photogramme / Still Vidéo trois écrans, couleur, son / Three channel video, colour, sound Courtesy de l’artiste / of the artist & Milani Gallery (Brisbane)

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Yuriyal Eric Bridgeman & Haus Yuriyal, Nulai (2020) Tirage d’archive sur chiffon de coton / Archival print on cotton rag 106 × 126 cm Courtesy de l’artiste / of the artist & Milani Gallery (Brisbane)


Une nouvelle critique d’art du Grand Océan

je pose les questions suivantes. Comment une nouvelle critique d’art issue et pour les nombreux peuples autochtones et diasporiques du Grand Océan pourrait-elle accélérer les transformations profondes des institutions culturelles ? Un tel mouvement serait-il capable d’opérer de manière souveraine par rapport à la critique d’art eurocentrique ? Cette dernière se résume-t-elle simplement à une propagation colonialiste fondée sur l’analphabétisme des histoires de l’art racisées ? Les langues et les écritures coloniales peuvent-elles être racisées par les locuteur·rices et les auteur·rices qui les portent ?

Perspectives sur le contexte Ma relation avec l’exposition « Réclamer la terre » a débuté comme toute relation de travail passionnante et rigoureuse devrait commencer dans le secteur culturel : une synergie intellectuelle dans une douce humidité subtropicale, lors de discussions entre Daria de Beauvais et moi-même ainsi qu’avec nombre d’artistes, de critiques et de commissaires résident·es et venu·es d’outremer pendant la fin de semaine d’ouverture de l’Asia Pacific Triennial 9 à Brisbane, fin 2018. Ensuite pendant la semaine d’ouverture de NIRIN : la 22e Biennale de Sydney au début de 2020, Daria et moi avons partagé de nombreuses conversations sur mes expériences alors récentes d’édition avec l’artiste et commissaire innu·e Camille Larivée du premier recueil de textes en histoire de l’art autochtone du Québec entièrement rédigé en français par des auteur·rices autochtones : D’horizons et d’estuaires : entre mémoires et créations autochtones. D’une certaine manière, le fait de mettre à profit mes relations transocéaniques et ma passion pour les langues autochtones visuelles, signées et verbales d’à travers la planète dans mon rôle de conseiller·e scientifique pour cette exposition est l’aboutissement de mes années d’études, de démarche et de contribution communautaire en tant que personne samoane francophone ayant une expérience vécue de la diaspora et de nos territoires ancestraux dans l’archipel. Le fait de partager ce texte, ou tout autre texte, avec des publics français métropolitains m’oblige à être candide, tout en restant ferme sur les positions que j’adopte par rapport au malaise général dont l’histoire de l’art contemporain, la théorie critique et les sciences humaines en général continuent de souffrir en ce qui concerne la sous-représentation des peuples autochtones francophones. Cette situation s’étend des colonies françaises historiques, telles que les territoires actuellement appelés le Canada, la Louisiane, le Vietnam, le Cambodge, le Laos et le Vanuatu, aux territoires encore contestés tels que l’Uvea, Futuna et Alofi, la Kanaky/Nouvelle-Calédonie, et les cinq archipels aux cultures distinctes actuellement appelés la Polynésie française. Je vous invite à lire au-delà de la hiérarchie raciale, de la domination coloniale et de l’offre intellectuelle stagnante en anthropologie, à lire nos propres peuples dans nos voix, car ces mots sont pour vous en français et en anglais. En tant que commissaire d’exposition francophone samoan·e, mentoré·e et formé·e par des collègues de nombreuses cultures et générations, en tant qu’artiste autodidacte suivant les traces de ma défunte et illustre grand-mère artiste Manō Nātia Fa‘ase‘e Tautua, et en tant que critique qui écrit parce que les oratures et les tatouages riment avec les littératures et la construction des mondes dans ma culture et les cultures voisines du Grand Océan,

« Vasa Loloa » ou « Moana » en ma langue de l’archipel des Samoa, « Lul » en hakö de l’île de Buka au nord de Bougainville, « na Ta » en a tinata tuna de Nouvelle-Bretagne, « Garrigarrang » en pays gadigal de l’est de l’Australie, et « Moananui ā Kiwa » en reo māori de l’Aotearoa/Nouvelle-Zélande ne sont que quelques-uns des concepts relationnels des langues autochtones dont les peuples partagent depuis longtemps les nombreux rivages, lagons, courants et vastes étendues du Grand Océan. Le fait de privilégier ces termes relationnels – qui existent depuis beaucoup, beaucoup plus longtemps que leurs équivalents anglicisés, et sur des territoires spécifiques – renverse également l’idée que « le Pacifique » ou « les Mers du Sud » sont un lointain non-lieu au-delà de l’arc-en-ciel dans l’esprit des peuples australiens, américains et européens blancs, et rétablit l’inconnaissabilité d’un véritable continent océanique débordant de cérémonies, de pratiques artistiques et de lieux historiques enchevêtrés. Je résiste à l’utilisation continue du terme colonial « Pacifique » inventé par Magellan, et de ceux de « Mélanésie », « Micronésie » et « Polynésie » inventés par Dumont d’Urville, d’autant plus que ceux-ci ont calcifié une hiérarchie raciale et une hostilité envers les Noir·es au sein de toutes nos communautés dans leur emploi aplati par les institutions éducatives et archivistiques. Ces termes effacent une diversité culturelle et linguistique bien réelle – des milliers de langues verbales, signées, visuelles et gestuelles distinctes – à travers le tiers planétaire qui englobe le Grand Océan. Comme les milliers de cultures autochtones de cette région ont des pratiques d’interprétation fortes et variées dans les domaines de la poésie, de l’art oratoire, de l’environnement bâti, de la construction de pirogues, du tatouage – du terme original tatau en reo mā’ohi et en gagana sāmoa – et de la généalogie, l’écrit est à la fois une nouvelle imposition du projet de christianisation et un nouveau terrain d’expression des imaginaires spéculatifs autochtones. L’impact meurtrier du monothéisme et de son hétéronormativité performative sur la spiritualité et le bien-être du peuple Sāmoan et des peuples autochtones voisins du Grand Océan trouve son écho dans la monoculture des plantations, qui a entraîné un appauvrissement des sols et des rendements, créant des économies centrées sur le marché dans des endroits où les systèmes fonciers antérieurs étaient fondés sur l’échange, la vénération des ancêtres et la réciprocité. La monoculture des plantations et l’obsession concomitante pour les minéraux singuliers – parmi le vaste éventail de ce que les épistémologies précoloniales nous enseignent à considérer comme des êtres vivants non humains plutôt que comme des ressources exploitables – sont toutes deux des manifestations du monothéisme européen, consacré à l’accumulation individualiste au détriment des systèmes autochtones de partage et de vénération responsables.

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impulse of the mines—both created and interdependently maintained by the Christian capitalist colonial order and its nefariously opaque corporations—are echoed in art museums, artist-run centres, academia and publishing. The compulsory heteronormative and White supremacist nature of staffing, governance membership, curatorial decision-making, programming and audiences within visual cultural territories in the four anglophone-majority settler colonies Australia, New Zealand, Canada and the United States requires further unpacking, particularly considering power imbalances, fragility, illiteracy, victimisation and ongoing aggressions. While there are Pacific Studies programs at the Australian National University, University of the South Pacific, University of Hawai‘i and many of the universities in Aotearoa New Zealand, there are no equivalent undergraduate or graduate programs in art history, visual culture, art criticism, curatorial practice, conservation or museology dedicated to Indigenous artists and art histories of the Great Ocean, not least within the region itself. An overwhelming majority of the research done in this domain is by anthropologists from far-flung universities who do not engage, or do so only rarely, in art criticism and theory. Rather than seeing the components making up the Great Ocean as far-flung islands in the sea, Epeli Hau‘ofa championed an oceanic consciousness whereby a collective sense of belonging to a sea of islands became the rallying cry for artists, curators, poets and theorists alike in the 1990s and 2000s. In my work across the arts, a dire need for rebalancing and recalibrating has become evident, which I will delve into further: the conditions necessary for a new Great Ocean-centred and -related art criticism, rich with the culmination of thousands of oratures, literatures and embodied practices. The first characteristic of a new Great Ocean art criticism has been responsiveness. Artlink magazine is a hybrid quarterly academic and visual arts sector publication, with a remit to cover the contemporary art of Australasia—read: White Australia and New Zealand—and the Asia-Pacific—read: surrounding Black and Brown archipelagos. It moved from a newsletter to a magazine format during the 1980s, with a March 1990 focus issue on contemporary Aboriginal art. Since 2010, the focus issue released every June on First Peoples’ art of Australia has been guest edited by numerous Indigenous artists, curators and critics whose territories and expertise span Australia. In June 2020, senior curator at Melbourne Museum and Artistic Associate at Rising Festival, Kimberley Moulton (Yorta Yorta), and I co-edited the issue Kin Constellations: languages_waters_ futures. Our issue considered ancestral materiality, intellectual traditions and expressions spanning the great oceans, skies and lands connecting the kin and Country of First Peoples from around the world. On the one hand, this has been the only annual commitment of any visual arts publication in Australia and Aotearoa New Zealand to Indigenous art writing—indeed, a dearth of Indigenous-authored art criticism has long been decried in Artlink’s pages. On the other hand, many wonder about the place of Indigenous arts writing during the rest of the year, about the lack of a dedicated Indigenous editor role, about the many issues we have faced as under-resourced guest editors, and about the continually introductory tone across Artlink towards Indigenous art histories and speculative practices inclusive of criticism and interpretation that significantly predate European modernity. Considering these common issues with White-controlled art publications, the second characteristic of a new Great Ocean art criticism is

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editorial agency within a best practice framework of cultural competency able to fulfil Indigenous cultural and intellectual property principles. This would mean genuine changes to the ways of working of most art publications in English and French that I am aware of, including sustained efforts to enable Indigenous editors to centre respectful citation practices, language-specific typographical conventions such as lower case in palawa kani or refusal of writers to italicise language terms, as has been my practice for over five years. Co-published by the Indigenous Curatorial Collective/Collectif des commissaires autochtones (ICCA) in December 2020 with Éditions Somme toute, D’horizons et d’estuaires : entre créations et mémoires autochtones was the very first entirely Indigenous-edited and -authored collection of new and republished French-language essays, reflections and interviews on Indigenous visual arts and cultural memory ever published. It drew on the ICCA’s two-year francophone Indigenous arts strategic initiative, the Tiohtià:ke Project, funded through the Canada Council for the Art’s New Chapter program. We wished to challenge the Eurocentric bias in existing courses, publications, and curatorial appointments in francophone Canada within and beyond Quebec’s borders, to reinforce Indigenous agency over hxstory-telling. The program comprised an international Indigenous curatorial delegation, two artist residencies in the artist-run Centre Clark, and curatorial residencies that resulted in two of the largest exhibitions to date of Indigenous art in Québec at the Musée d’art de Joliette, north of Montréal’s home of Indigenous ethnographic collections, the Musée McCord. This publication established a clear collective of Indigenous voices at the helm of authoring Indigenous art histories in French in Canada. It was published in inclusive new orthography French and offered many Indigenous place names with their associated current colonial place names. To ensure the integrity of our editorial choices, the adherence to Indigenous cultural and intellectual property principles, along with the intentions of each contributing writer, we made sure to have control over the Canada Council for the Arts grant funds paying for the copy editors and proof-readers. With this in mind, what might sovereign textual spaces look, read, feel and remember like? Another key characteristic of a new Great Ocean art criticism is plurivocality as a counter to the star-curator and ubercritic authorial roles that continue pervasive Eurocentrism in the canons upheld by anglophone publications. I want these publications in Australia, Hong Kong, New Zealand, Canada and the United States to arrive at a more decolonial approach to understanding and interpreting contemporary art and discourse from and by Indigenous peoples of the Great Ocean. There is an evident tension between working with established Eurocentric publications and creating our own on a community level. Kimberley Moulton counters the tensions of Indigenous textual and visual territories arising out of Euro-American art historical domination in specific terms: “When thinking about the state of the nation—and the state of museums and galleries within it—is sovereign assertion through art and culture only possible when we reject the western canon of art history? There is strength in challenging the status quo, rejecting the pattern that our art, bodies and culture are only noticed when recognised by the white centre. We do not need this, our First Peoples’ ways of being and understanding surpass this, and we do not need to be defined within this canon as we can never fit within something that is constructed from our exclusion.”1 The Pantograph Punch’s ambitious Pacific Arts Legacy Project, beginning in November 2020 and continuing now, was edited by art

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Drew Kahuʻāina Broderick, Billboard I (The sovereignty of the land is perpetuated in righteousness) (2017) Bannière en vinyle et enseigne en néon sur structure de support, reproduction encadrée d’une œuvre d’art historique (George Carter, Death of Captain Cook, 1783, coll. Bernice Pauahi Bishop Museum) / Vinyl banner and neon sign on support structure, framed reproduction of a historical artwork (George Carter, Death of Captain Cook, 1783, from the collection of Bernice Pauahi Bishop Museum) Vue d’installation / Installation view, Honolulu Biennial « Middle of Now | Here », 08.03 – 08.05 2017, Ward Village (Honolulu) Courtesy de l’artiste / of the artist


A Conversation with Barbara Glowczewski and Elizabeth A. Povinelli

Karrabing Film Collective Mermaids, or Aiden in Wonderland (2018) 26 min 29 s

Barbara Glowczewski Gibson Family. Kurlungalinpa, Tamani Desert, Central Australia (1984) Photographie / Photograph

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Daria de Beauvais | Maybe as a start, could you both talk about your experiences and research in Australia, as ways for you to shape your thinking and acting in the world, both as anthropologists and as citizens? Elizabeth A. Povinelli | My thinking is now inextricably entwined with how I think, act and practise my life together with the clans, languages, peoples, and lands that stretch along the coast, just southwest of Darwin, down to what is now called Anson Bay—we would say from Belyuen down to Mabaluk and Nganthawudi. That’s how we would mark the territory. Prior to arriving at Belyuen in 1984, I had already been oriented towards a specific way of thinking about human belonging and land by my white family, in particular my paternal relatives. They come from a little village up in the Alps, Carisolo. The governmental imaginary of the village was shaped by the carta di regola system, begun in the 11th century, which allowed the male heads of families (capifamiglia) to decide who was part of the vicini and who was a stranger, what were common lands and how they could be used for pasturage, charcoal-making, cheese, etc. They were semiautonomous peasants—Eric Wolf and Jonathon Cole co-authored a book about this system, from the point of view of the northern more German side of the Dolomites. So, in my family, there’s really a strong relation with “you come from a sort of somewhere that doesn’t fit into a national or ethnic framework.” It’s not Italy, so we are not Italian. It’s not France or Switzerland, so we are not French or Swiss. So, I have always thought about what place-based belonging means when outside a national framework. When I showed up at Belyuen, I came with this personal background, but also I came as a philosopher—I was 21 or 22, just having finished an undergraduate degree in philosophy. And those two things, philosophy, and this orientation towards a way of thinking about human belonging to particular places outside a national imaginary, got entwined with the way in which the Belyuen/Karrabing think about how humans belong to each other, to their lands, to human ancestors in a greater way than the more-than-human ancestral world. But it immediately also became about settlers, colonialism, racism, etc. I’d be talking with the older, now deceased Belyuen generation about the similarities between the historical relations of Povinellis to Carisolo—and more specifically, Simonaz Povinellis, my clan of Povinellis—going on about the overlaps between how they described their relations to places and their therrawin (Dreamings; totems) and how my grandparents described our family’s relation with Carisolo. And yet, what was also obvious was that one set of clans was treated very differently from the others in the framework of colonialism and white supremacy. So, my academic thinking and writing—but also the graphic memoir, The Inheritance, has circuited through generations of conversations with Belyuen/Karrabing men and women about how to conceptualize belonging to the human and more-than-human world; how to think about this belonging in the ancestral present—the composition of human ancestors and more-than-human ancestors inside the history of settlers, dispossession and racism. I can’t disentangle my thought from these conversations. Barbara Glowczewski | Well, my family history is from Poland. I was born in Warsaw, to a Jewish mother and a Catholic father. At five I migrated to France; I never really had a sense of belonging to either Catholic culture or Jewish culture, to Poland or France. I was 23 when I arrived in Australia in 1979, invited by activists from the Central Land Council. The Warlpiri had just won back their land, and there was this incredible form of actualization of a utopia: getting back the

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land, travelling to reclaim the country with the outstation movement. Sharing an extremely intensive ritual life, performed every day by men and women in parallel, I learned so much, and it was so exciting. I went back several times for fieldwork and in 1991 I ended up marrying a Djugun and Jabirr Jabirr Aboriginal man from North West Australia and we have two daughters born in Broome, but I never asked for Australian citizenship. What I learned with the Warlpiri is to belong to any place I live in. And my latest book Réveiller les esprits de la terre [Awaken the Spirits of the Land] is about that. It’s not about being at home anywhere you go. It’s not that kind of cosmopolitanism. It’s about being able to feel the energies that come from the land, even if you are in the city, because under the concrete, the earth is there, the soil is there, the water is there and we get it even through the taps. So how to feel that, how to open our body, our senses, to this kind of feeling? Elizabeth, you talked about being first a philosopher, and arriving with this as a young woman in Belyuen. I did my master’s and PhD at the new department of ethnology, created after 1968 at Paris 7-Jussieu, by Robert Jaulin who was denouncing ethnocide. In the mid-1970s, Native Americans were coming to challenge anthropology as a colonial science. They claimed their necessity to re-appropriate their history and their culture. They asked anthropologists to respond ethically, to be responsible if they were working with p ­ eople, both to that colonial history and to what they were doing in the field with Indigenous people. So this was my question, both intellectual and political. The second thing was women. We were alerted to the male bias in the history of anthropology thanks to the beginning of studies evaluating worldwide the importance of women’s activities being undermined by many previous scholars. The fact that men and women have different roles and don’t do the same thing in Central Australia was presented as if women were dominated by men, were outside the public sphere, and had no power. Even formidable work by Nancy Munn, who promoted so much Central Australian art, was also in that structuralist paradigm for her to simplify the iconography, “men are movement (hunting) and women sit down (camp). Women are circle, and men are line.” And frankly, the first hour I spent with Warlpiri women—because I arrived in the middle of a Yawulyu, a woman only ceremony—this paradigm just dropped. To experience activities restricted to women and the recognition by Aboriginal men of their importance in ritual, social and political life (such as land claims) was very important for me. I was involved from teenage times in questioning social norms, gender and sexuality. At the University of Paris 8-Vincennes, as part of a master’s degree in c­ inema and p ­ hilosophy, in 1977 I followed a course by the experimental filmmaker Claudine Eizykman, collaborating with Lyotard, and a course by Deleuze actively discussing with Guattari. This experimental u ­ niversity built in the woods as a response to the 1968 outburst offered ten years of a vibrant and subversive forum open to all social classes (people who did not pass the baccalaureate exam could register) and hosting the rise and empowerment of the feminist movement with intense debates with the Mouvement de libération des femmes, the seminar of Hélène Cixous and the Psych et Po (Psychoanalysis and Politics) workshops run by Antoinette Fouque. On the campus a huge feast forbidden to men gathered thousands of women dancing around a fire: a celebration of joy I was lucky to film (See Fête de femmes à l’Université de Vincennes, 1977, on Cinédoc website). EP | So, you’re in the middle of this explosion around a feminist ­critique of structuralism, with Deleuze and Guattari saying “Wait a minute, let’s back up and think about it.” Amazing.

BG | The politics of difference, and questioning what it is to be a woman. Collectively. And this is what I also got from the Warlpiri women when I arrived; the response to this quest, which shook completely my way of being in the world. And I don’t regret it, as explained in Les Rêveurs du desert (Desert Dreamers). EP | You came in 1979, I came in 1984. The Land Rights Act (NT) was passed in 1976, so you were here in its infancy. I was here in its young adulthood. For those who don’t know, it was a federal piece of legislation that applied only to the Northern Territory, an area stretching from the central desert to the coastal top end shores. So, from where Barbara was down in the desert to where we are up in the ­saltwater top. The Land Rights Act was a revised version of an original piece of legislation. The first version was written under a Labour government. It was much more open about what an Indigenous group had to prove to be granted back what was theirs in the first place. But Australia had a constitutional crisis in 1975. The Conservatives came back into power and rewrote the land rights legislation. In the newly written legislation, Indigenous people had to prove they were the “traditional Aboriginal owners” of the land under claim. Histories of massacres, forced relocations, and the human-ancestors’ interactions which occurred under these conditions were all excluded. The law demanded that Indigenous people present themselves in an ahistorical structuralfunctionalist understanding of Indigenous cultures. Male-biased, descent based, exclusionary and possessive in principle. So, a model that fits what Aileen Moreton-Robinson, a Goenpul Quandamooka academic, calls “the white possessive.” Belyuen is on a peninsula just across from Darwin. It was immediately placed under a land claim when the legislation was passed in 1976. But the hearing was stalled because Darwin tried to say it was not available to be claimed—the legislation said that only unalienated crown land could be claimed. The usual legal battles ensued. Everything started heating up again around 1984 just before I arrived. So that people know how messed up it was with all of those policies: under law, Indigenous people couldn’t represent their own claim. They had to be represented by a lawyer and an anthropologist. At the end of the year that I was there, so in 1985, the older women and men said, “Beth, basically, you’re not hopeless. Why don’t you be our lawyer?” And I was like “I don’t want to be a lawyer, anything else?” They said “Anthropologist.” I didn’t know what an anthropologist was. Or, I was confused because I thought my younger brother was an anthropologist—and he was a primatologist. So, I was like, “What is that?” And they said, “White people studying us.” Which was just so spot on and so ethically wrong—they didn’t mean people in conversation with us. They meant studying them. Again, we had spent a year in really deep, interesting conversations about multiple modes of belonging to the human and more-than-human ancestral world and how these were differently governed within settler colonialism. I want to pause and underline something you were just saying, Barbara—there were conversations that really threw philosophy itself off its own axis. I’m thinking about what you’ve been writing about in terms of Guattari’s ecosophy, in particular, but also Deleuze’s concept of immanence. How in thinking from a Warlpiri point of view, or say, a Karrabing saltwater point of view, not merely ground a new philosophy but demand that philosophy itself changes, or, perhaps, becomes irrelevant? But I digress. When I first arrived at Belyuen, the Land Rights Act and dominant anthropological practice—I think you’re spot on about this—were defined by an American cultural “translational” anthropology (“We translate their culture for you”) as if people didn’t have their own powerful voices, or a British structural-functionalist

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Agnes Denes, A Manifesto (1970) working with a paradox defining the elusive visualizing the invisible communicating the incommunicable not accepting the limitations society has accepted seeing in new ways living for a fraction of a second and penetrating light years—measuring time in the extreme distances—long before and beyond living existence using intellect and instinct to achieve intuition striving to surpass human limitations by searching the mysteries and probing the silent universe, alive with hidden creativity achieving total self-consciousness and self-awareness probing to locate the center of things—the true inner core of inherent but not yet understood meaning—and expose it to be analyzed being creatively obsessive questioning, reasoning, analyzing, dissecting and re-examining understanding that everything has further meaning, that order has been created out of chaos, but order, when it reaches a certain totality must be shattered by new disorder and by new inquiries and developments finding new concepts, recognizing new patterns understanding the finitude of human existence and still striving to create beauty and provocative reasoning recognizing and interpreting the relationship of creative elements to each other: people to people, people to god, people to nature, nature to nature, thought to thought, art to art seeing reality and still being able to dream desiring to know the importance or insignificance of existence persisting in eternal search

travailler un paradoxe définir l’insaisissable visualiser l’invisible communiquer l’incommunicable ne pas accepter les limites que la société a acceptées envisager de nouvelles façons de voir vivre une fraction de seconde et entrer dans des années lumières – mesurer le temps dans ses distances extrêmes – en-deçà et au-delà du temps d’une vie utiliser l’intellect et l’instinct pour réaliser l’intuition s’efforcer de dépasser les limites humaines en cherchant les mystères, en sondant le silence de l’univers, un univers fourmillant de vie et de créativité cachée atteindre la pleine conscience et la pleine connaissance de soi sonder pour localiser le centre des choses – le véritable noyau du sens intrinsèque, mais non encore compris – l’exposer afin qu’il soit analysé être obsessionnel(le) de façon créative questionner, raisonner, analyser, disséquer et réexaminer comprendre que chaque chose a un sens autre, que l’ordre est né du chaos, mais que l’ordre, quand il accède à une certaine totalité doit être anéanti par un nouveau désordre, de nouvelles investigations, de nouveaux développements trouver de nouveaux concepts, reconnaître de nouveaux modèles comprendre la finitude de l’existence humaine et en même temps s’efforcer de créer de la beauté et des raisonnements qui interrogent reconnaître et interpréter les liens existant entre les éléments créateurs : entre les gens, entre les gens et dieu, entre les gens et la nature, les liens liant la nature avec elle-même, la pensée avec elle-même, l’art avec lui-même voir la réalité tout en étant capable de rêver vouloir connaître l’importance ou l’insignifiance de l’existence persister dans une éternelle recherche Traduit par Jean-Charles Massera

Agnes Denes, Wheatfield – A Confrontation: Battery Park Landfill, Downtown Manhattan – With Agnes Denes Standing in the Field (1982) Courtesy Leslie Tonkonow Artworks + Projects (New York) © Agnes Denes Photo : John McGrail Agnes Denes, Rice/Tree/Burial (Tree Chaining) (1977) Photographie noir & blanc / Photograph, black & white 20,32 × 25,4 cm Coll. 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine (Metz), Inv. 11 13 39 Courtesy Leslie Tonkonow Artworks + Projects (New York) © Agnes Denes


L’écoféminisme divinatoire ou la puissance agissante d’une pensée PAR BÉATRICE JOSSE

On a besoin d’inconnu, car le connu est désespérant 1. – Isabelle Stengers Dans un texte prophétique publié en 2017, Chloé Delaume imagine une société où, devenues des sorcières dotées de pouvoirs magiques, des femmes renversent le gouvernement français jugé trop oppressif et imposent un nouveau régime politique. Ce roman politique, Les Sorcières de la République 2, eut un effet coup de poing. L’électorat ne souhaitant absolument pas que se produise la fin dystopique inventée par l’autrice vota massivement dès 2022 à chaque élection, pour des mouvements politiques représentant les intérêts conjugués des femmes, des vulnérables et des nonhumains. Nous sommes en 2050, est advenu un monde écoféministe autogéré prenant le relais de plusieurs années de domination patriarcale et coloniale. La nouvelle société mondiale s’est organisée en une infinité de communautés selon un découpage territorial en biorégions respectueux de la Terre, des non-humains comme des grands cycles de l’Univers. Ce nouveau monde sous-tendu par des principes de bienveillance et d’écoute des émotions du vivant est redevenu un lieu d’abondance et de partage. Comment sommes-nous parvenu·es à cette révolution anthropologique ? Certes, les bouleversements climatiques, la perte de la biodiversité, la fin des énergies fossiles avaient contraint les humains à réévaluer leur faculté d’habiter leur planète Terre. Nul doute que les conditions d’habitabilité et les crises sociétales avaient entrainé de sérieuses remises en cause des modes de gouvernance. Cependant, durant tout le xxe siècle, nombre de « signaux faibles » prédisaient cette évolution (et non révolution) écoféministe. Une relecture fine de l’histoire des arts et de la culture démontrait que les artistes et artisan·es du monde entier y avaient grandement participé en ayant précieusement et secrètement préservé et renouvelé les savoirs vernaculaires et les p ­ ratiques rituelles. Le néologisme « écoféministe », inventé par la Française Françoise d’Eaubonne 3 en 1974, n’avait guère eu d’écho avant les années 2010 durant lesquelles la multiplication des travaux théoriques, l’augmentation des actions militantes écologiques et altermondialistes ainsi que le renforcement des pratiques thérapeutiques inspirées des spiritualités des peuples autochtones se combinaient et se consolidaient réciproquement. Les réseaux sociaux avaient amplifié le travail visionnaire entamé par

l’éditrice Isabelle Cambourakis. Dans sa collection « Sorcières », elle fit notamment traduire les écrits de nombre d’autrices anglosaxonnes dont ceux de la wicca américaine Starhawk 4 en 2015. Le terme résonna pleinement au sein de la jeune génération ­féministe, queer, racisée, écologiste en mal de théorie politique pouvant conjuguer les réponses aux oppressions croisées du système. Dénonçant les liens structurels entre domination patriarcale et dégradation des écosystèmes, les divers mouvements théoriques, militants, spirituels ainsi rassemblés permirent de repenser/panser les conditions de vie des humain·es sur Terre loin des injonctions dualistes (nature/culture, homme/femme, etc.). Cette connexion d’une pensée politique à des formes actives et agissantes, aussi ésotériques fussent-elles, fut la condition qui rendit possible l’avènement de cette nouvelle humanité plus bienveillante et à l’écoute des vulnérables. Les études féministes, les cultural studies et les subaltern studies avaient grandement ­renouvelé le regard de l’académie sur les pratiques rituelles et thérapeutiques, les chants, les cercles de femmes… On avait accepté que la performance puisse trouver place au sein des programmations théâtrales et muséales. Des pratiques somatiques et curatives étaient venues remplacer les ateliers pédagogiques et les visites guidées. On avait commencé, dès la première grande pandémie de 2020, à prescrire des visites de musée comme moyen thérapeutique afin d’apaiser certains troubles mentaux. Les limites entre l’anthropologie et la création contemporaine avaient implosé, il n’existait plus de cloisonnement entre les disciplines artistiques. Les artistes et les thérapeutes œuvraient ensemble à reconstruire une société atomisée. Syncrétiques, hybride, ayant pu parfois flirter avec certaines formes d’appropriation culturelle, les « œuvres » éphémères, performatives, curatives étaient sorties de l’histoire de l’art écrite en Occident pour se rapprocher de pans entiers délaissés de savoirs collectifs, somatiques, artisanaux, socioculturels précédemment inventoriés comme anthropologiques. Entre impératifs collectifs et nécessaire connexion au contexte géographique, les propositions artistiques qui suivent oscillent entre la performance, la danse, l’enseignement et les œuvres collectives. Elles s’inscrivent dans une certaine historicité, principalement celle des années 1970, bien que l’on puisse faire remonter l’écoféminisme aux courants utopiques dès la fin du xixe. Les colonies d’artistes de Worpswede où s’initia Paula Modersohn-Becker ou celle de Monte Verità ont en commun le retour à la vie communautaire, la reconnexion à la nature et la réappropriation d’une spiritualité ancestrale.

De Monte Verità à l’agriculture urbaine

Remontons au début du xx e siècle, précisément en 1900. Monte Verità, implantée sur une colline d’Ascona au-dessus du lac Majeur en Suisse, regroupe une communauté d’artistes et d’intellectuel·les, d’utopistes de toute l’Europe – anticapitalistes, écologistes avant la lettre –, qui souhaitent s’éloigner des villes et de la société de consommation naissante. Des cabanes, entourées de jardins potagers fournissant les bases de leur régime, vont notamment abriter Isadora Duncan, Mary Wigman, Émile‑Jaques ­Dalcroze, Rudolf Laban, Sophie Taeuber… et devenir un des berceaux de la danse moderne en y inventant une danse laissant le corps s’exprimer. Monte Verità a pu inspirer les regroupements communautaires féministes des années 1970 poursuivant une même recherche

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Native Grasses Native grasses have got to watch their backs be careful where they put their heads up nobody wants them on their property or in their garden people call them pests try to kill them off spread poison pull them out by their roots you get fined for having too many of them if you let them grow they spread like wildfire all over the country seeds in the wind you’ll lose control they’ll take over the other story you’re planting under roses privets irises and wheat fields no introduced species has a chance against a stand of natives so they get exterminated crushed buried under concrete blown up eradicated

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A Roof for Silence (2020) Vues perspectives de l’installation sous la rotonde du Palais de Tokyo / Perspective drawings showing the installation at the Palais de Tokyo under the cupola © HW architecture


A ROOF FOR SILENCE

Après sa présentation à la 17e Biennale d’architecture de Venise en 2021, A Roof for Silence, pavillon libanais imaginé par l’architecte Hala Wardé et l’artiste et poétesse Etel Adnan s’enracine au Palais de Tokyo, en résonance avec la saison « Réclamer la terre ». Conçu en 2019 comme une invitation au silence, il figure, après l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, un refuge, un toit pour celles et ceux qui ont perdu le leur. L’œuvre architecturale est née à partir de seize oliviers millénaires de Bchaaleh, au Liban, dont les larges troncs ménagent de vastes grottes abritant la vie de différentes espèces. Cet ensemble vivant, tel un temple hors du temps est aussi depuis toujours un lieu de rassemblement. A Roof for Silence abrite le poème-peinture d’Etel Adnan, Olivéa : Hommage à la déesse de l’olivier, cycle de seize peintures d’un format rond et inédit pour elle, le tondo, dont chacune est comme une strophe qui rythme l’architecture circulaire du pavillon protégé par un toit semi-sphérique et baigné de lumière. Sous la coupole, vestige de l’architecture des années 1930, dans l’immense espace du Palais de Tokyo, ce micro-territoire ceint de verre, tel une serre, apparaît et disparaît au gré des jeux de lumière, flirtant avec l’immatériel et le vide. On pense à la définition hétérotopique du jardin faite par Michel Foucault lors de sa conférence « Des espaces autres » en 1967, cette « plus petite parcelle du monde et […] la totalité du monde » ; à cet « effet d’infinité » envisagé par Edmund Burke comme une tentative de contenir un monde sans fin dans les limites d’une œuvre. Ce microcosme figure la condensation de l’expérience d’un espace-temps nomade, déraciné par l’expérience sans fin de la guerre au Liban et des dissonances du monde. Il répond à la pensée architecturale de Hala Wardé qui explore le potentiel plastique et spatial du vide plutôt que du plein et qui imagine des espaces sensibles de rencontre et de dialogue. Inspiré par l’œuvre de Paul Virilio, penseur de la vitesse, qui évoquait aussi le vide comme profondeur du temps, A Roof for Silence dit la nécessité du vide, et la vie qui peut l’habiter comme un silence. Enveloppé des ombres d’où émerge la présence envoûtante des oliviers millénaires filmés de nuit par Alain Fleischer, ce petit temple voué au silence dans les tumultes du monde, laisse résonner la polyphonie chromatique et poétique d’Etel Adnan, sa quête d’harmonie rendue perceptible par ce « silence qui fait partie de l’esthétique des choses ».

After being presented at the 17th Venice Biennale of Architecture in 2021, A Roof for Silence, the Lebanese pavilion devised by the architect Hala Wardé and the artist and poet Etel Adnan has taken root at the Palais de Tokyo, to resonate with the season “Reclaim the Earth.” It had been conceived in 2019 as an invitation to silence. After the explosion of the port of Beirut, on 4 August 2020, it stands as a refuge, a roof for all those men and women who have lost theirs. The architectural work was born from the sixteen “eternal” olive trees of Bchaaleh, in Lebanon, whose broad trunks form vast grottoes that shelter the life of a variety of species. This living group, like a timeless temple, has also always been a place of gathering. A Roof for Silence houses Etel Adnan’s poem-in-painting, Olivéa : Hommage à la déesse de l’olivier [Olivea: Homage to the Goddess of the Olive Tree], a cycle of sixteen round paintings—the artist’s first use of the tondo—each of them acting like a stanza that imparts a rhythm to the circular architecture of the pavilion, protected by a semi-spherical roof, bathed in light. Under the cupola, a vestige of the architecture of the 1930s, in the immense space of the Palais de Tokyo, this micro-territory clad in glass, like a greenhouse, appears and disappears according to the play of light, as it flirts with both immateriality and emptiness. It brings to mind Michel Foucault’s heterotopic definition of a garden, in his 1967 lecture “Other Spaces”: that “smallest parcel of the world and […] the totality of the world”; or an “effect of infinity” which was seen by Edmund Burke as an attempt to contain an endless world within the limits of a work. This microcosm figures a condensation of the experience of a shifting space-time, uprooted by going through the unceasing war in Lebanon and the dissonances of the world. It answers to the architectural thought of Hala Wardé which explores the plastic and spatial potential of emptiness, rather than fullness, and imagines sensitive spaces for encounters and dialogues. Inspired by the work of Paul Virilio, that philosopher of speed, who also saw emptiness as being the depths of time, A Roof for Silence expresses the necessity of a void, and the life that can inhabit it like a silence. Enveloped in shadows, from which emerges the bewitching presence of the eternal olive trees, filmed at night by Alain Fleischer, this little temple devoted to silence amid the world’s tumults, allows Etel Adnan’s chromatic and poetic polyphony to resonate, her quest for harmony made perceptible by this “silence which is part of the aesthetic of things.”

—EMMA LAVIGNE Translated by Ian Monk

– EMMA LAVIGNE

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Aïcha Snoussi, Sépulture aux noyé·es (2021) Installation. Béton cellulaire, bouteilles en verre, eau, papier, encres à base d'alcool et de laine noire calcinée, éléments organiques, son du soleil / Installation. Cellular concrete, glass bottles, water, paper, alcohol-based ink, organic elements, sound of the sun Vue de l’exposition / View of the exhibition « Cosmogonies : Zinsou, une collection africaine », 03.07 – 10.10 2021, MO.CO. Montpellier Contemporain Bande sonore / Soundtrack : Cam Demirel Production par / Producted by MO.CO. Montpellier Contemporain & Fondation Zinsou Courtesy de l’artiste / of the artist & Galerie La La Lande (Paris) Photo : Marc Domage

Vue de l’exposition d’Aïcha Snoussi / View of Aïcha Snoussi’s exhibition, « My loved ones », 14.11 2021 – 08.05 2022, Musée de la Fondation Zinsou (Ouidah) Vue d’installation, détail / Installation view, detail, Courtesy de l’artiste / of the artist



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