Magazine#34

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15 € (FR) / 16 € (BE / IT / GR / ES) 20 CHF (CH) / $ 18.99 (USA) / £ 13.90 (UK) 22 97 7195 16 72004

Lionel Ruffel

Notre héroïne

Soit une première fable. Elle a trois cents ans, mille ans et même trente mille ans. Elle n’a pas d’origine. Elle est pure matière, médium, milieu. Elle nous traverse, où que nous soyons et nous la rejouons sans cesse. Avant même de parler, nous l’éprouvons. C’est la plus belle des fables, la fable des fables, qui les contient et les accueille toutes. J’ai beau chercher, rien ne me semble plus proche d’elle qu’une cellule ou qu’une matrice débordante de vie, se mouvant sans cesse dans ses propres limites. Elle est la vie même.

Il fallait un nombre magique pour la dire, un nombre qui ne serait pas moins puissant que sept ou trois. Qui serait même plus puissant qu’eux. Voilà, ce nombre, vous le devinez, c’est mille et un, 1001, le plus simple, le plus graphique, le plus beau de tous les palindromes. Un code inscrit dans la première mention qui en fut jamais faite, à Bagdad, il y a plus de dix siècles. Elle concurrence alors le nombre mille qui s’inscrit dans le titre d’un ouvrage per san, Hézâr afsânè, repris en arabe, Alf khurâfa , et qui signifie « Mille récits extraordinaires », avant que ne s’impose le fulgu rant et éternel Alf layla wa-layla , les « Mille et une nuits ». Car mille, c’est ennuyeux, on retombe dans l’arithmétique, c’est à la fois beaucoup et fini. Avec mille et un, on bascule dans l’in connu. On peut toujours ajouter à mille, mais rien ne s’ajoute ni ne se retranche à mille et un.

Les sources les plus anciennes sont sans équivoque. Cet organisme n’est pas fait de mille récits extraordinaires, mais égrène mille et une nuits, durant lesquelles deux jeunes femmes, Shéhérazade et Dunyazad, vont sauver le monde de la folie destructrice d’un roi. Qui sont-elles ? Que sontelles l’une pour l’autre ? À ce propos, les sources les plus anciennes divergent. Avec le temps, elles sont sœurs, c’est désormais sûr. Car en face, ils sont frères. Voilà le scénario, il est simple : deux sœurs affrontent deux frères. Ceux-ci sont rationnels et intelligents. Ils n’agissent pas impulsivement, ils sont trop intelligents pour cela, mais ayant exploité toutes les ressources de l’intelligence, ils ne voient d’autre solu tion que l’extermination des femmes et donc la fin du monde. Celles-là aussi sont intelligentes, et même plus intelligentes, car elles ne voient d’autre solution que la poursuite de la vie. Elles inventent un scénario, reposant sur l’addiction, l’addiction aux fables. Le scénario revient toutes les nuits et tous les jours jusqu’à ce que les sœurs triomphent.

Mais je vais trop vite. Je reprends.

En matière de Mille et une nuits comme en bien d’autres

choses, on a tendance à oublier les seconds rôles (Dunyazad et Shah Zaman) au profit des premiers (Shéhérazade et Shahryar). Pourtant le premier roi trompé, c’est bel et bien Shah Zaman, le frère cadet, qui hérite du royaume de Samarcande alors que le royaume de son frère aîné s’étend des îles de l’Inde à celles de la Chine. Se languissant de la présence de Shah Zaman, Shahryar envoie une ambassade pour l’inviter en son palais. Shah Zaman accepte avec joie. Les préparatifs du voyage sont aussi somptueux que les palais et les cadeaux, mais enfin, ça y est, on finit par partir. C’est alors que se produit l’inimaginable ou, selon la pers pective, l’inévitable.

Vers le milieu de la nuit, Shah Zaman doit retourner sur ses pas pour récupérer un objet oublié. Il retourne à son palais et trouve son épouse étendue sur le lit royal, enlacée à un esclave du service des cuisines. Ce spectacle le plonge dans les ténèbres. Il se dit : « S’il en est ainsi alors que je viens à peine de quitter la ville, que fera donc cette putain pendant tout le temps où je serai chez mon frère ? » La suite est tristement célèbre : « il dégaina son sabre et frappa à mort les deux amants. Il traîna les deux cadavres par les pieds et les jeta dans les fossés du palais. De retour au camp, il fit battre tambour et donna l’ordre du départ. »

Puis il part à la rencontre de Shahryar, son double surdi mensionné, chez qui tout est plus grand, plus intense, plus extraordinaire. Même la trahison de son épouse. Et l’infortuné Shah Zaman va encore être à nouveau le témoin d’une scène qui s’est depuis imposée comme l’une des plus célèbres scènes de voyeurisme de l’histoire humaine.

Celle-ci est parfaite. Le roi Shahryar, tout à l’expression de sa puissance et de sa virilité, est parti chasser, laissant son frère mélancolique à ses ténèbres. Celui-ci s’approche d’un moucharabieh, lui ménageant un observatoire où l’on peut voir sans être vu. Mais où l’on ne voit que partiellement, laissant à l’imagination et au désir le soin de combler le scénario. Celui-ci ne déçoit pas. Rien moins qu’une scène de sexe collectif impli quant dix esclaves noirs et dix servantes blanches, la reine et le dénommé Mas’ûd.

Quand on y pense, c’est tout de même curieux cette coïnci dence des deux frères-rois trompés. Et pourtant c’est décisif. Shah Zaman le mélancolique, Shah Zaman amaigri, au visage de plus en plus pâle, reprend des couleurs, va mieux. Shah Zaman va mieux parce qu’il a assisté à une scène cadrée par une fenêtre, qui n’est rien d’autre qu’un écran. Comme ces écrans qu’on pla çait alors devant l’âtre ou aujourd’hui devant le monde pour

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diffuser plus efficacement une chaleur qui, sans cela, nous brû lerait. Shah Zaman était brûlé par la première scène, il trouve du réconfort dans la seconde, qui lui arrive médiée, représen tée, rescénarisée, projetée, racontée autrement.

Alors, une théorie de la fiction s’offre à nous, cohérente. Il y a le réel, il est trop brutal, il heurte, on n’y comprend rien. Et lorsqu’on comprend, on ne sait pas quoi faire, on assassine tout le monde.

La fiction le filtre et tout à coup on comprend mieux, on arrête de faire n’importe quoi. On est purgé de ses mauvaises passions.

La fiction trompe la mort, telle est la théorie du récit-cadre, une de celles qui nous animent encore aujourd’hui. Et c’est vrai que Shah Zaman va mieux, il peut enfin converser avec son frère, à qui il n’avait presque pas adressé la parole. Il lui raconte tout, de leurs mésaventures respectives, dont il a été le témoin. Shahryar veut voir. Tant mieux, nous verrons avec lui. Les deux frères deviennent scénaristes. Virils, puissants, tout à l’expression de cette virilité, ils annoncent leur départ pour une chasse fictionnelle, provo quant la réaction que l’on sait, car, bien sûr, ça recommence. Shahryar est dévasté, mais n’entre pas dans les ténèbres comme son frère, il ne fait que frôler la folie, c’est un vrai prince, qui doit s’instruire pour agir. Les mâles dominants veulent savoir, veulent comprendre, avant d’agir. Ils en seront pour leurs frais. Car com prendre est une maladie, dont la narration est l’antidote.

Ils partent, « voyagent pendant des jours et des nuits » avant de s’arrêter au pied « d’un arbre au milieu d’une prairie située au bord de la mer ». Auraient-ils pu se dire qu’en leurs palais et pen dant qu’ils allaient à la chasse, leur épouse était recluse ? Que pen dant que leur désir s’accomplissait ailleurs, dans le vaste monde, il fallait peut-être que les épouses trouvent quelques plaisirs. Eh bien non, ils ne se disent rien de tout cela. Voilà ce qu’on lit, c’est affligeant :

« Ils décidèrent de repartir sur l’heure et s’en revinrent à la capitale de Shahryar.

De retour à son palais, celui-ci fit décapiter son épouse, ses servantes, ses esclaves. »

C’est une défaite en rase campagne de l’intelligence. Shahryar commet le même crime impulsif que son frère, mais après avoir pris le temps de voyager et de connaître le monde. Il est incapable d’éprouver l’effet mimétique qui aurait dû le mettre sur la voie. Il est simplement rationnel. C’est un sapiens dans toute son horreur, destructeur, violent, machiavélique, mettant les ressources de l’intelligence au service de sa pulsion de destruction. Il élabore, à ma connaissance, le premier plan d’extermination de l’espèce. Vous le connaissez aussi bien que moi.

« Il se mit alors chaque jour à épouser une jeune fille, enfant de prince, de chef d’armée, de commerçant ou de gens du peuple, à la déflorer et à l’exécuter la nuit même. Il pensait qu’il n’y avait pas sur terre une seule femme vertueuse. Cela dura trois ans. Le tumulte s’empara de la ville. Les familles faisaient disparaître leurs filles et il ne resta bientôt plus de vierges nubiles. »

Vient l’heure de Shéhérazade.

Elle est encore plus intelligente que le roi. « On dit qu’elle avait réuni mille livres touchant à ses peuples, aux rois de l’Antiquité et à leurs poètes. » Son père, le vizir, chargé de faire exécuter les

épouses d’un soir de Shahryar lui avait dissimulé que le monde courrait à sa perte. Lorsqu’elle l’apprend, elle décide d’interve nir et se porte candidate aux noces macabres. Son père la met en garde en lui racontant la fameuse histoire de l’âne, du bœuf et du laboureur. Mais nul besoin d’expliquer à Shéhérazade les vertus du mimétisme fictionnel. Elle a compris.

Le temps presse, et face à l’imminence de la catastrophe finale, elle a un scénario. Un scénario pour repeupler le monde, en com mençant par le peupler d’histoires. Le scénario implique sa sœur Dunyazad qui occupera la part dialogique de toute narration. Shéhérazade n’a aucun doute, elle voit clair en l’avenir : « Je dirai un conte qui assurera notre salut et délivrera notre pays du terrible comportement du roi, si Dieu le veut. » Elle sait que l’intelligence pervertie du roi trouble son sommeil, et que les insomniaques ne trouvent de salut que dans les fables.

Avec Shah Zaman, on avait l’image de la fiction-écran, celle qui protège de la brutalité du réel, mais en diffuse sens et formes, et ce faisant permet de mieux le comprendre ; Shah Zaman, c’est aussi l’image de la fiction cathartique, qui panse les plaies et guérit. Avec Dunyazad cette théorie de la fiction qu’est le récit-cadre s’enrichit. Elle nous dit que la fiction ne naît pas de rien. Elle procède d’un scénario. La fiction demande un stimulus, un déclencheur, un rituel d’immersion, sans quoi l’enchantement devient menace. Dunyazad est un seuil, elle tient la porte, l’ouvre lorsque c’est nécessaire, mais sait aussi la fermer. Elle est la fron tière qui ouvre aux espaces fictionnels et doit nous en préserver Tout cela, Shéhérazade le sait et le met en œuvre.

Et ça y est, il n’aura fallu qu’une nuit pour rendre le roi addict à sa nouvelle dope. « Par dieu, dit le roi, je ne te tuerai point avant d’avoir écouté la fin de cette étonnante histoire. » Mais il n’a pas encore oublié l’ancienne : la vengeance, le meurtre, le chaos. Il va falloir répéter, répéter et répéter encore. Toutes les nuits, reprendre l’amour et les fables sous le regard de Dunyazad. Répéter et varier, proposer des fables courtes, des longues, des moyennes, utiliser toutes les ressources connues et inconnues de la narration, et surtout ne jamais faire coïncider le lever du jour et la fin de l’histoire. Répéter les mises en abyme, les constructions gigognes, faire coexister tout ce qui n’existe pas dans le présent de la présence : le passé, le futur, les esprits, les animaux qui parlent… pour qu’enfin ce roi dément finisse par comprendre. Il en faudra des nuits, personne ne sait combien exactement, ou plutôt nous le savons tous, il en faudra mille et une pour qu’enfin Shéhérazade triomphe. Pour qu’elle, ses enfants et tous les enfants du monde soient sauvés, pour que cessent la malédiction et le tumulte, pour que la vie reprenne.

Elle a sauvé le monde, c’est notre héroïne.

Ce texte reprend, abrège et adapte un chapitre de Lionel Ruffel, Trompe-la-mort (Verdier, Lagrasse, 2019). © Éditions Verdier, 2019.

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Shéhérazade, la nuit

La fonction Shéhérazade

Ô lecteurs et lectrices bienheureux·ses, on raconte que dans un monde en proie à de multiples crises, des artistes se proposent d’écrire des fictions inspirées des réalités dans lesquelles ils et elles vivent. Des fictions envisagées comme des outils critiques d’émancipation face aux systèmes d’oppression et d’exploitation qui constituent aujourd’hui encore la matrice de nos façons d’agir et de penser. On raconte aussi qu’ils et elles tentent de mettre en mythes et en fables les croyances et les désirs qui nous animent pour composer d’autres mondes et frayer de nouveaux devenirs, individuels et collectifs. Dans leurs œuvres, une androïde activiste discute sexualité avec des plants de maïs transgénique, le prin temps est un homme, une île vierge de toute empreinte humaine émerge de l’océan face à un territoire contaminé, des tigresgarous bondissent sur la domination coloniale, des femmes et des hommes politiques sont dotés d’empathie, un feu doux mange le silence… Tissant des récits comme des paniers afin de les transpor ter et de les partager 1 , ils et elles éprouvent le potentiel de trans formation du réel par la fiction et nous invitent à nous doter d’un nouvel imaginaire du pouvoir qui assure une meilleure capacité d’action sur nos formes sociales actuelles.

Si, comme le déclarait un mage français en 1966, « les récits du monde sont innombrables 2 », à l’heure des mensonges d’État et des faits alternatifs, de la postvérité et du storytelling management, on raconte qu’ils et elles tentent dans leurs (contre-)récits d’opérer une rupture agissante avec ceux de la domination. On dit qu’ils et elles vivent à Singapour, Basse-Terre, Lisbonne, Miyagi, Le Caire, Hô Chi Minh-Ville ou Paris, mais que leur place dans le monde dépend au moins autant de leur inscription dans des trames his toriques et narratives enchevêtrées que de leurs origines géogra phiques. On raconte encore qu’ils et elles rêvent de leur cousine Shéhérazade, qui, la nuit, imbrique des récits, du fantasmagorique absolu au réalisme le plus cru, pour distraire le sultan Shahryar du projet funeste qu’il a conçu : épouser chaque soir une femme vierge avant de la faire exécuter à l’aube et mettre ainsi fin à l’hu manité tout entière. Raconter des histoires pour tromper la mort.

De cette résistante volontaire aux mille et une ruses rhéto riques et littéraires subsiste une dynamique qui lui fait traverser les territoires et les époques. On pourrait la nommer la fonction Shéhérazade : celle qui oppose au scénario destructeur d’un roi prédateur, meurtrier et autoritaire un ensemble de récits, qui vont inverser le cours de l’histoire. Car Shéhérazade prend des détours, semble s’égarer, fabule les réalités sociales plus qu’elle ne les repré sente ; mais l’enjeu, c’est la survie face aux paroles hégémoniques et aux fictions rectrices, qui veulent s’imposer au plus grand nombre, et les mener tout droit à la catastrophe, au simple bénéfice de quelques-un·es. Des histoires écrites par les vainqueurs, élabo rées et assumées par les institutions afin de défendre l’ordre domi nant par l’imposition de leurs imaginaires. La stratégie du spin doctor Karl Rove, conseiller politique de George W. Bush durant ses deux mandats, qu’il qualifia lui-même de stratégie Shéhérazade

Yoann Gourmel

est en ce sens emblématique : « Quand la politique vous condamne à mort, commencez à raconter des histoires – des histoires si fabu leuses, si captivantes, si envoûtantes que le roi (ou, dans ce cas, les citoyens américains, qui, en théorie, gouvernent notre pays) oubliera sa condamnation capitale 3 . » Face à une telle inversion narrative, des artistes, aujourd’hui comme hier, considèrent l’his toire comme un chantier en construction, incessamment sac cagé et réinventé, et opposent dans une dimension politique les puissances de la fiction aux fictions du pouvoir.

Déboulonner le récit officiel « Comment peut-on faire un film d’intervention sociale quand on veut filmer des histoires merveilleuses ? Comment filmer des fables intemporelles quand on est engagé avec le présent ? » se demande le cinéaste Miguel Gomes dans le prologue de son adaptation contemporaine des Mille et Une Nuits (2015). Ces questions cruciales que souhaite aborder ce numéro du maga zine PALAIS accompagnant l’exposition collective « Shéhéra zade, la nuit » sont au cœur de la pratique d’artistes, d’autrices et d’auteurs qui, à travers le monde, convoquent les tumultes du monde contemporain par la puissance politique du récit et de l’imaginaire.

Si les œuvres de Minia Biabiany, Miguel Gomes, Ho Tzu Nyen, Pedro Neves Marques, Lieko Shiga et Ana Vaz sont ancrées dans les territoires dans lesquels ils et elles sont engagé·es, elles les fabulent dans des récits multiples, ouverts, désirants, contradic toires, résonnant bien au-delà de leurs frontières géographiques.

Ce recours à la fiction, aux mythes, à la fabulation n’est pas ici à considérer comme une fuite ou une échappatoire, mais comme un moyen de fragiliser et tout à la fois d’innerver le réel, comme un mode de fabrication et de transformation des êtres et des mondes. Face à la toute-puissance de la pensée rationnelle et des systèmes épistémologiques hérités de la modernité occi dentale, les œuvres présentées dans l’exposition tout comme les textes réunis dans cette publication nous incitent à prendre en compte une pluralité de perspectives. Elles témoignent en même temps qu’elles inventent une réalité au sein de laquelle faits his toriques, temps du mythe, analyse politique, animisme et mer veilleux s’entremêlent sans hiérarchie, pour accueillir différents modes de transmission et de création de connaissances. Des fic tions qui refusent le cadre et se déploient en dehors des formes de pouvoir sous-jacentes et de tout type de discours totalisant en trouvant leur source dans des histoires tues ou minorées afin de proposer de nouveaux points d’ancrage dans le réel. C’est notam ment la lecture que propose, dans son essai, Zoe Butt à partir d’œuvres de deux artistes vietnamiens, Tuan Andrew Nguyen et Thao Nguyen Phan, dont le travail s’empare de l’histoire récente de leur pays pour la raconter en dehors du canon officiel. C’est aussi le cas du Dictionnaire critique de l’Asie du Sud-Est de Ho Tzu Nyen proposant des alternatives à la soi-disant unité de l’Asie du Sud-Est en mêlant faits historiques et récits mytholo

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giques, non pas pour remplacer un récit par un autre, mais pour déplacer les points de vue et multiplier les voix sur un passé trau matique. Déboulonner le récit officiel comme les statues.

La boussole du présent

Selon le collectif anonyme d’auteurs, artistes et activistes italiens

Wu Ming  : « Il ne faut jamais cesser de raconter des histoires du passé, du présent et du futur, qui maintiennent en mouvement la communauté, qui lui restituent constamment le sens de sa propre existence et de sa propre lutte. Des histoires qui ne soient jamais les mêmes […], qui deviennent des pistes praticables. Ce qu’il nous faut, c’est une mythologie ouverte et nomade, où le héros épo nyme est l’infinie multitude d’êtres vivants qui a lutté et qui lutte pour changer l’état des choses. Choisir les histoires justes signi fie s’orienter selon la boussole du présent 4 . »

Le sentiment de vivre dans un monde abîmé suscite la néces sité de fabriquer de nouvelles formes d’histoires pour composer des présents désirables et des futurs possibles plutôt que pro bables. Explorer les potentialités du récit, des puissances de la fiction, revient ainsi non seulement à élargir nos capacités à res sentir et à percevoir le monde, mais à s’essayer à d’autres écritures de l’histoire et du présent en interrogeant nos propres situations d’écoute et d’énonciation, comme le font Marie Cosnay en alliant le fabuleux et l’extrême précision du documentaire dans les récits qu’elle reçoit de migrants, ou Antoine Volodine dans sa littérature qu’il qualifie de postexotique.

Cette attention, que l’on observe dans le champ de l’art, à des récits pluriels et équivoques puisant dans un « alphabet de la nuit », pour reprendre le titre de la série de dessins d’Oli vier Marboeuf, rejoint les préoccupations de scientifiques, d’an thropologues, de philosophes, d’historien·nes pour le récit, les récits, longtemps – et encore – dévalorisés, car opposés aux cri tères d’objectivité, de neutralité et de rationalité, contribuant à renouveler les paradigmes de leurs disciplines. Elle s’inscrit éga lement en écho aux appels de chercheur·ses en sciences sociales à « décoloniser la pensée » et l’imaginaire des discours univer salistes et des récits dominants. « Quelles histoires racontonsnous lorsque nous racontons d’autres histoires ? […] Quelles histoires font des mondes ? Quels mondes font des histoires ? » nous demande ainsi la philosophe féministe et historienne des sciences Donna Haraway, héroïne collective des discours situés et de la fabulation spéculative, revendiquant la nécessité de « raconter autrement 5 ».

Récits décadrés et mythes interrompus

Selon Paul Ricœur, la propriété essentielle de l’expérience narra tive revient à « distiller l’hypercomplexité du réel en un modèle imaginaire schématique et unifiant 6 ». À cet imaginaire « sché matique et unifiant » des adeptes du storytelling , les artistes répliquent par une multitude de récits opérant à redéfinir des attachements tentaculaires et incertains avec la complexité du monde. Si, comme l’exprime Jacques Rancière, « le réel doit être fictionné pour être pensé 7  », si « la politique et l’art, comme les savoirs, construisent des “fictions”, c’est-à-dire des réagence ments “matériels” de signes et des images, des rapports entre ce qu’on voit et ce qu’on dit, entre ce qu’on fait et ce qu’on peut faire 8 », quelles sont aujourd’hui les fictions, les réagencements matériels de signes et d’images qui nous aident à raconter et donc à agir autrement (sur) le présent ? Pour Yves Citton, l’urgence consiste à

construire, « un bricolage hétéroclite d’images fragmentaires, de métaphores douteuses, d’interprétations discutables, d’intuitions vagues, de sentiments obscurs, d’espoirs fous, de récits décadrés et de mythes interrompus, qui prennent ensemble la consistance d’un imaginaire, moins du fait de leur cohérence logique que par le jeu de résonances communes qui traversent leur hétérogénéité pour affermir leur fragilité singulière

La « fragilité singulière » de ces récits décadrés est aussi celle de la parole située, contestataire, empêchée, prisonnière qu’in carne Shéhérazade et que l’on trouve aujourd’hui à travers les voix d’Alaa Abd el-Fattah et de Lina Attalah, mais aussi dans « l’en vie d’aimer, d’entendre et de voir d’autres corps, d’autres voix, d’autres langues » d’Abdellah Taïa au pied du métro La Chapelle à Paris ou encore dans les inquiétudes de Noémi Lefebvre face aux Shahryars réels ou symboliques qui nous habitent.

Car au-delà de la reconnaissance de ces nouveaux récits et de leurs rôles émancipateurs, c’est bien d’une transformation de l’imaginaire du pouvoir dominant, conquérant, mortifère qu’il s’agit. « Parler d’imaginaire du pouvoir (plutôt que de “théorie”), c’est d’abord souligner le continuum qui réunit les images qu’on se fait de soi-même et du monde, les histoires dans lesquelles on se sent emporté, les connaissances qu’on y développe et les affects qu’on y ressent – sans privilégier a priori tel aspect sur tel autre. Parler d’imaginaire, c’est aussi […] mettre la capacité d’imagina tion au cœur des processus dynamiques par lesquels se consti tuent, s’instituent et se transforment les sociétés humaines : celles-ci ne peuvent orienter leur développement qu’en fonction de ce que leurs participants auront su imaginer (visualiser, envi sager, inventer, rêver) comme devenirs possibles 10 . »

Šahrzād

Shahrazad

Shérazade

Shéhérazade

Scheherazade

Une et multiple, comme les autrices et auteurs qui l’ont racontée, écrite, traduite, transformée, est tous les noms de la nuit. Et le jour venant à paraître, Shéhérazade ne se tait plus.

1 Ursula K. Le Guin, « La Théorie de la fiction-panier » [1986], traduit de l’anglais par Aurélien Gabriel Cohen sur le site terrestres.org en 2018 et publié dans le recueil Danser au bord du monde aux Éditions de l’éclat sous le titre « Le fourre-tout de la fiction, une hypothèse » (trad. Hélène Collon) en 2020.

2 Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications, n o 8, 1966.

3 Ira Chernus, cité par Christian Salmon dans « Le retour de Karl Rove, le scénariste », Le Monde, 5 septembre 2008.

4 Amador Fernández-Savater, entretien avec Wu Ming 4, « Lignes de fuite. Les mythes nous aident à traverser la “nuit de l’inconnu », Serge Quadruppani (trad.), El Viejo Topo, n o 180, juillet 2003. Disponible en ligne : wumingfoundation.com/italiano/outtakes/ viejotopo_fr.html

5 Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Vivien García (trad.) (Les Éditions des mondes à faire, Vaulx-en-Velin, 2020), p. 25.

6 Yves Citton propose ce résumé de la pensée de Paul Ricœur dans Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche (Éditions Amsterdam, Paris, 2010), p. 72.

7 Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique (La Fabrique, Paris, 2000), p. 61.

8 Ibid., p. 62.

9 Yves Citton, Mythocratie, op. cit ., p. 16.

10 Ibid., p. 20.

9 ».
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Tuan Andrew Nguyen, The Specter of Ancestors Becoming (2019)

Photogrammes / Stills

Installation vidéo quatre écrans, couleur, système son surround 7.1 / 4-channel video installation, colour, 7.1 surround sound Dimensions variables / Dimensions variable ; 28 min

Commandé par / Commissioned by Sharjah Art Foundation (Sharjah)

Produit par / Produced by Sharjah Art Foundation avec le soutien supplémentaire du / with additional support from the San Francisco Museum of Modern Art Courtesy de l’artiste / of the artist et / and James Cohan (New York)

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Thao Nguyen Phan , Mute Grain (2019)

Installation vidéo trois écrans, noir et blanc /

Three-channel video, black and white 15 min 45 s (boucle / loop)

Directeur de la photographie /

Director of photography : Le Vu Anh Huy

Producteur / Producer : Truong Cong Tung

Musique / Music : Nhung Nguyen (Sound Awakener)

Commandé par / Commissioned by Sharjah Art Foundation (Sharjah)

Courtesy de l’artiste / of the artist

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The Apocryphal Artwork?

Zoe Butt

What does it mean for an artist to respectfully dive into another’s recollections, their dreams, their traumas, their fantasies? What does it mean for an artist to hold such memories of another in their hands, to know that such tales hold the truth of a reality that the artist tussles with as to how to artistically, ethically, “represent it?” What does it mean to acknowledge that these memories they have found or prompted, recorded, connected, are with little home to rest and be nurtured? Are we, as the audience of such magic—the “apoc ryphal” artwork—permitted to re-member them?

I say yes. We must. Indeed, I would say that this is the integral role of artists and their “art.” For it is through their landscapes of presumed fiction that many oppressed realities are given testimo ny. For, sadly, much of our humanity suffers under systemic violence and censorship, in fear of the State, whereas those with power and wealth hold a destructive psychosis over anyone daring to challenge the status quo

Today’s reality lives and conspires with constant speculation. We measure our ability to move and act through prediction—political strategy, weather forecasts, financial investments, social trends. Our popular psyche is equally dominated by

speculation—our science-fiction imaginations are propelled by the literary and the filmic, whose fu ture “forecasts” have come horrifyingly close to lived experience. Is it not thus just to give the fic tive critical regard with its insights on our present limited consciousness?

“Forgetting is a choice. Erasing is a choice. Re membering is a choice too,” says a French-Sene galese Tirailleur to his Vietnamese wife in Saigon, while struggling to come to terms with the uproot ing of their family. This is 1954 and the French have lost. The orders are to return “home,” to “France,” which is Dakar. But it is not her “home.” Nor “home” for her métis children. Nor “home” for her cultural values that abhor polygamy. Nor “home” for her “kind.” And she is worried she will forget Vietnam. That her children won’t know their heritage. Tuan Andrew Nguyen,1 a Vietnamese art ist, sat behind the camera, directing this script that has been composed by a descendant of this colonial coupling. A script that is an imagined account of a conversation in a 1950s kitchen in Saigon, pieced together from a myriad of family anecdotes that she, Anne-Marie, their daughter, has long wanted somehow to make tangible so she can pass such memories on. And it is an art ist that has granted her this right. Not a historian.

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Not a journalist. Not a sociologist. An artist. Are we to dismiss this filmic narrative as not historical evidence due to its embellished juxtaposition of a colonial reality? Or do we rather have a duty to glean truth from this compelling fabrication, one that arguably resonates (reconciles?) a present with a past? There is frustration in this soldier’s voice “I’m French only when they need bodies to take bullets. I’m black all other times” as he insists that they all must leave Saigon, and soonest, be fore the label of “traitor” wreaks racial violence on his children too. In this four-channel video instal lation, titled The Specter of Ancestors Becoming (2019), Tuan cuts this domestic scene—one of four constructions—with rare black-and-white archival film footage of French Indochina We see FrenchAfrican Tirailleurs standing on Long Biên Bridge in Hanoi; we see the French Legion marching in the countryside, with Vietnamese and African smiles; we see a sea of people in canonical hats, star ing at what can only be guessed to be a colonial parade, their cameras trained on the people they govern; we see aging Senegalese descendants in Dakar carrying cherished photographs of their Vietnamese ancestors.2

For me, what is most powerful in this installation however, is the presence of the narrator. Her body is given a constant visual presence. Her perspec tive, given identity and voice. A little discussed his tory is thus shared. A history is thus re-membered. What is even more compelling is that this entire installation has been created by a Vietnamese refugee, whose family fled Saigon during the ca lamitous close of the Vietnam War (1955–1975), and who is driven by the lack of local awareness of this colonial history in Vietnam today, deeply aware that such systemic historical amnesia is a 21st-century State enterprise3 —and how these presumed “bodies of knowledge” (its universities, its publications, its cultural infrastructure) have little agency to excavate and unravel.

When I find myself struggling in incredulity with humanity’s singularized obsession with authen ticity, I often find myself thinking of a ship that has cast its moorings at sea. Its situatedness is a particular coordinate whose cartographic position may be scientifically exact, but the picturing of its body—that sea which never stills—can never be truly captured in a single image, for it is a place and space whose portrait is a multitude: it may storm, suffer extreme winds, or be beaten down

upon by the rays of the sun. This cartographic coordinate deserves authenticity in its multiplic ity, possessing numerous qualities of depth and color of surface, each as valid as the other. I think of time similarly. It is textured with differing con texts, whose modes of recall are as vast as the cumulative relationship between the elements— anchored in language, literature, music, theatre, film, performance, art and more: and all of these textualities are deserving of overlay in how we re call a sense of space and time. What is deemed “authentic,” as “fact,” as “truth” should come from such multiple perspectives and it is our duty to the globe’s pluralversality that we must also ac knowledge its spirit and imagination.

In this decolonizing planet, suffering the violent weight of human greed, exploitation, deceit and neglect, with a “History” contestably recorded while privileging what has been made visible, it is urgent that humanity assesses the slippage between perceptions of truth and falsity, between what is tangible and intangible, if any measure of the real is to be recorded. We must study what has not been said. We must acknowledge what we don’t understand.

“First people began to live by begging. They began to fast. Next, they fell into the clutch of disease… hearth and home were sold… Next they began to sell their girls…,” narrates a witness of the Japanese occupation of Northern Vietnam (1940–1945), which was brief but tortuously destructive. This little-known history is given testament by a Vietnamese artist, Thao Nguyen Phan,4 whose moving images in Mute Grain (2019) textually narrate over black-and-white images, while prior itizing the sounds of Vietnam—as hands caress rice, the hide of a cow, the kernels of corn. The northern borders of French Indochina had suc cumbed to the Sino-Japanese war, with the Japa nese in need of blockading China’s use of today’s northern Vietnamese territory to funnel weaponry and fuel; the Japanese demanded that Vietnam plant jute to support their war efforts. Rice was consequently uprooted. Famine then ensued. “Sometimes I would sit for a long time in front of my grandfather staring into his face, wonder ing if he would turn to the north even once. But my grandfather would turn his face to the right, every five minutes, like an electric doll, looking only towards the south. I wondered if the south felt ever so lighter to a blind person?” shares

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A Critical Dictionary of Southeast Asia

A to Z

Un dictionnaire critique de

de A à Z

Ho Tzu Nyen
l’Asie du Sud-Est —
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Photogrammes

A for Altitude / Anarchism / Archipelagos

On the relationship between altitudes and attitudes towards anarchism in Southeast Asia. From the high-altitude anarchism of the upland hill tribes in Zomia to the piracy that plagues the Sulu Zone.

B for Buffalo

“Wayang Kulit”—a shadow puppet theatre common to parts of Southeast Asia. “Wayang” refers to “theater,” while evoking “ghost,” “shadow,” and the “imagination.” “Kulit” means “skin” or “leather,” as the puppets are moulded using buffalo skin, with tools made from buffalo horns. A performance of “Wayang Kulit” usually begins with a “gunungan” (mountain) or “kayon” (tree-of-life) puppet. The design of this puppet— a tree within a leaf—, functions to remind the audience that the whole is present in each part. Sometimes, in the center of the leaf there is a scene of confrontation between two iconic animals of the Indonesian world: the tiger and the water buffalo. The clash between these two animals was, in the 17th century, ritually staged in public spectacles by the Javanese courts of Mataram. What the tiger and the buffalo stood for depended on who was doing the looking. It also mattered when one was looking, as their symbolisms changed with the times. In the pre-colonial era, the royal court viewed the tiger as a rival power. It was the king of the wilderness and the lord of chaos. Thus, the court rooted for the buffalo, which stood for the solid values of civilization. In the eyes of the peasant, the buffalo, as the plough animal, embodied the life-giving force of agriculture, while the tiger was untamed nature. To the peasant, the tiger must also have evoked the royal court—the apex predator, which consumes without producing. The meaning of the tiger in tiger-buffalo fights would shift in the era of Dutch colonization. The tiger—for the court and peasants alike, would now stand for the unpredictability of the Europeans, while the buffalo embodied persistence and unchanging stability.

A comme Altitude / Anarchisme / Archipel

De la relation entre altitudes et attitudes envers l’anarchisme en Asie du Sud-Est. De l’anarchisme des tribus montagnardes des hautes terres de la Zomia à la piraterie qui sévit dans l’archipel de Sulu.

B comme Buffle

« Wayang Kulit » – un théâtre d’ombres répandu dans certaines régions d’Asie du SudEst. « Wayang » fait référence au « théâtre », tout en évoquant l’idée de « fantôme », d’« ombre » et d’« imagination ». « Kulit » signifie « peau » ou « cuir », les marionnettes étant façonnées dans de la peau de buffle, à l’aide d’outils fabriqués à partir de cornes du même animal. Un spectacle de « Wayang Kulit » commence habituellement par une marionnette « gunungan » (montagne) ou « kayon » (arbre de vie). La forme et le motif de cette marionnette — un arbre au sein d’une feuille — ont pour fonction de rappeler au public que le tout est présent dans chaque partie. Parfois, au centre de la feuille est figurée une scène de combat entre deux animaux emblématiques du monde indonésien : le tigre et le buffle d’Asie. Au xviie siècle, l’affrontement entre ces deux animaux faisait l’objet de mises en scène rituelles lors de spectacles publics organisés par les cours du royaume javanais de Mataram. Le tigre et le buffle repré sentaient des choses différentes selon la personne qui regardait. Selon, également, quand la personne regardait, le symbolisme associé à chaque animal ayant évolué au fil du temps. À l’époque précoloniale, la cour royale considérait le tigre comme une puissance rivale. Il était le roi de la nature sauvage et le seigneur du chaos. Ainsi, la cour encourageait le buffle, qui représentait les valeurs solides de la civilisation. Aux yeux des paysans, le buffle, animal de labour, incarnait la force vitale de l’agriculture, tandis que le tigre représentait l’indomptable nature. Pour eux, le tigre évoquait sans doute aussi la cour royale — le prédateur suprême, qui consomme sans produire. La place du tigre dans les combats l’opposant au buffle allait changer à l’époque de la colonisation hollandaise. Pour la cour comme pour les paysans, il symbolisait désormais l’imprévisibilité des Européens, tandis que le buffle incarnait la constance et la stabilité immuable.

29 Ho Tzu Nyen, The Critical Dictionary of Southeast Asia (2012 – en cours / ongoing )
/ Stills Vidéo élaborée par algorithme / Algorithmically-edited video Durée infinie / Infinite loop Courtesy de l’artiste / of the artist et / and Kiang Malingue (Hong Kong)

Que fait la jeunesse devant le ministère de l’Intérieur ?

Alaa Abd el-Fattah

Le 1er février 2012, à l’occasion de violences survenues à la fin d’un match, 74 supporters du club de football d’Al-Ahly trouvent la mort dans l’enceinte du stade de Port-Saïd. Les tensions sont alors vives entre le CSFA 1 et les ultras d’Al-Ahly, groupe de supporters nombreux et bien organisé dont la présence active se fait remarquer dans la plupart des affrontements de rue depuis le 25 janvier 2011. Lors du précédent match de leur équipe, quatre jours plus tôt, des milliers de supporters avaient scandé : « À bas le régime militaire ! »

Au lendemain du massacre de Port-Saïd, plusieurs villes sont le théâtre de manifestations. Au Caire, elles convergent rue Mohamed-Mahmoud et rue Mansour, deux rues conduisant au ministère de l’Intérieur. Les forces armées répliquent par un mélange de tirs à balles réelles, de tirs de grenaille et de grenades lacrymogènes. Le bilan de ces cinq jours d’affrontements : quinze morts et plusieurs milliers de blessés.

La conversation suivante est une interview fictive publiée sur Facebook.

Le 3 février 2012

Q : Que font ces jeunes devant le ministère de l’Intérieur ?

R : Ils sont révoltés par un massacre aussi gratuit.

Q : Très bien, mais quelles sont leurs intentions ?

R : Qui sait ? Ils n’en savent rien eux-mêmes. Ils ne connaissent que la colère et la mort.

Q : Alors pourquoi ne pas leur dire d’aller place Tahrir ?

R : Parce que Tahrir n’a jamais su rendre justice aux martyrs.

Q : Pourquoi ne pas leur dire…

R : Que voulez-vous que je leur dise ? Qui parmi vous possède l’ombre d’une solution ? Croyez-vous qu’ils se laisseront berner par des slogans accrocheurs ?

Q : Nous voulons juste que le sang cesse de couler.

R : Mais ces assassins ne restent pas toujours planqués derrière les murs du ministère. Ils nous enlèvent en pleine rue, nous tuent en plein stade. Alors qu’est-ce que ça peut bien faire ?

Q : Mais alors, que veulent-ils au juste ?

R : Ils réclament « du pain, de la liberté, de la justice sociale et de la dignité humaine ». Ils veulent rendre justice aux martyrs. Ils veulent comprendre pourquoi les vieux font des projets pour l’avenir, tandis que les jeunes rédigent leurs dernières volontés.

Q : Mais que veulent-ils là, tout de suite ?

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R : Je n’en sais rien. Ce n’est pas une manifestation organisée, il n’y a pas de revendications précises. Leurs slogans s’adressent au Maréchal [Tantaoui]… Pouvez-vous le leur amener ?

Q : Pourquoi avons-nous quitté Tahrir ? Il y a de la place à Tahrir…

R : Non, on y est à l’étroit. Tahrir n’est qu’une source de problèmes et de conflits, elle déborde d’indics et de beaux parleurs. Il y a ceux qui torturent les opposants, ceux qui imposent des taxes aux marchands de rue et ceux qui les passent à tabac ; il y a les partisans des Frères musulmans, dont les exigences vont à l’encontre de la volonté du peuple, et il y a les opposants aux Frères musulmans, qui préfèrent en découdre avec eux plutôt que de s’en prendre aux véritables assassins. Comment ne voyez-vous pas cela ?

Q : Bien, mais s’il te plaît, fais-les partir, nous avons vu assez de sang !

R : Je vous assure que je ne peux pas les faire partir. Ni moi, ni personne.

Q : Si tu ne sais ni ce qu’ils font là ni ce qu’ils veulent, et que tu n’as aucun pouvoir sur eux, pourquoi prends-tu leur parti ?

R : Parce que la révolution m’a appris à toujours me ranger du côté de ceux qui défient les balles, de ceux qui bravent l’autorité, de ceux qui paraissent faibles et qui pourtant sont forts. Elle m’a appris que ce qui fait le plus mal, ce ne sont pas les balles, mais les coups de poignard dans le dos, la trahison des beaux parleurs et des médias. J’ai appris que si je ne suis pas en train de courir le risque d’être blessé, tué ou arrêté, alors même que d’autres sont blessés, tués et arrêtés, c’est que je ne fais pas ce qu’il faut. Si tu ne peux pas comprendre ça, je ne sais pas comment te l’expliquer.

Q : Et que dois-je faire à présent ?

R : N’insulte pas ceux qui défient les balles, même si tu ne les comprends pas. Ne te répands pas en théories. Ne parle pas de racaille et d’infiltrés. Ne parle pas de moutons 2 que l’on promène et que l’on manipule. La volonté des jeunes est la dernière chose qui leur reste. On leur a pris leur vie, leurs rêves, leurs frères, leurs amis, leurs yeux, leurs membres, leur enthousiasme, leur club de foot, leur place et leur révolution. Tout ce qu’on pouvait leur prendre, on le leur a pris. Il ne leur reste que leur volonté, la capacité de décider par eux-mêmes et de n’être contrôlés par personne. Or, le degré le plus élevé de la volonté est de choisir comment l’on meurt et de choisir comment l’on vit.

Q : D’accord, mais je veux faire quelque chose de concret.

R : Descends, rejoins-les. Tu n’as pas besoin de te mêler aux échauffourées, mais va sentir la fumée, fais-toi une idée des tirs de grenaille et de chevrotine, porte-toi volontaire dans un poste de secours, distribue du vinaigre pour les yeux ou de la nourriture…

Q : Je n’aime pas la confrontation. Je ne veux pas descendre avec eux.

R : Dans ce cas, va manifester devant le ministère de la Défense ou place Tahrir, rejoins les manifestations pour le transfert du pouvoir, va aux rassemblements devant Maspero 3 , organise une projection Kazeboon 4 , prends part à la campagne Hakemouhom 5 , oppose-toi aux tribunaux militaires pour civils, rejoins l’une des chaînes humaines de la révolution ou un comité de quartier. Ce qui compte, c’est de faire quelque chose.

Q : Et combien de temps cela va-t-il durer ?

R : Jusqu’à la fin du régime.

1 Le Conseil suprême des forces armées [NDT].

2 Al-kherfan (« les moutons ») est une insulte régulièrement employée à l’encontre des partisans des Frères musulmans.

3 Bâtiment de la télévision d’État au Caire. Le 9 octobre 2011 a lieu le massacre de Maspero, au cours duquel une manifestation à majorité copte est réprimée dans le sang par l’armée.

4 Kazeboon (« menteurs ») est un terme générique employé pour désigner des projections de rue organisées en marge des manifestations. Elles montrent des images des violences exercées par l’armée envers les manifestants (que celle-ci n’aura de cesse de nier).

5 Hakemouhom : « Inculpez-les ».

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Waad nous laisse son enseignement sur l’attention. Dans une lettre récente 12 à notre ami commun Daniel, elle se demandait si le fait de s’écrire pouvait être une manière de se porter une attention réciproque. Et elle poursuit cette longue lettre en évoquant principalement la difficulté de vivre aux marges du passé, le passé d’une révolution assiégée. Elle men tionne « l’Ange de l’Histoire » de Benjamin, témoin propulsé de force dans l’Avenir, mais affrontant le passé toutes ailes déployées. Si j’avais pu répondre à cette lettre de Waad, je lui aurais dit que l’Ange auquel elle semblait s’identifier est cette personne qui nous enseigne que le passé naît et renaît à notre injonction, et qu’il est donc possible de ré-ordonner l’Ave nir du fait même de cette injonction 13 . La notion qu’il nous faut démanteler ici, c’est celle de la temporalité linéaire.

Dans cette lettre à Daniel où elle évoque Benjamin, Waad a voulu souligner qu’il existe une autre façon d’accéder à la connaissance, celle qui consiste à habiter certains des écrits de Benjamin, sur l’expérience, sur la substance de la connaissance et sa transmission de peuples en peuples, substance maintenant dissoute dans l’hégémonie de l’information. Peut-être que le médium dont on a vraiment besoin, c’est celui des lettres qu’on s’écrit, c’est se parler, c’est habiter un espace à travers lequel voyage continûment une part de notre âme, suivant des chemins d’enseignement nourris par le dehors. Peut-être qu’en se parlant les uns aux autres, on devient plus lisible. Peut-être qu’en se non-publiant pour un public uniformément invisible, on se sent davantage responsable du sens que l’on crée dans la confrontation sujet-objet. Peut-être qu’en se retirant de tous ces espaces virtuels – où l’on se retrouve inconsciemment poussé à certains mimétismes d’expression générés par l’archi tecture et les algorithmes des réseaux en ligne qui gouvernent aujourd’hui la communication –, peut-être qu’ainsi on arrive au sens authentique de nos processus dialectiques.

Aujourd’hui, les lettres de Waad n’arriveront plus, tout comme l’histoire de Leïla à l’esprit d’Ayman, et comme mes propres mots ces dernières années. Pour faire advenir maintenant leur présence, il nous faudrait parvenir à les imaginer intensément. Pour les imaginer, il nous faudrait sans doute accepter qu’ils nous hantent. « Hantez les rêves de vos camarades et les cauchemars de vos ennemis », dis-tu dans tes cinq métaphores de la guérison 14 , nous rappelant qu’un fantôme ne meurt jamais mais « reste toujours à venir et à re-venir ».

Si cette science de la hantise manifeste un pouvoir expérientiel écrasant au point d’annihi ler l’être-maintenant, alors nous devons sans doute nous contenter de prêter attention aux souffles étouffés et sibyllins qui perturbent notre existence quotidienne. Et pour que sur vienne en nous cette attention, nos corps ont besoin d’être hantés par le silence, de même que le silence est hanté par nos morts.

Le Caire, mai 2022

Traduit par Sika Fakambi

1 Alia Mossallam est une écrivaine, historienne et universitaire établie à Berlin : eume-berlin.academia.edu/AliaMossallam/CurriculumVitae

2 Alaa Abd el-Fattah, « Vengeance in Victory: A Personal Introduction » [2019], in You Have Not Yet Been Defeated (Fitzcarraldo Editions, Londres, 2021).

3 Le titre de l’ouvrage est inspiré de l’essai de Vilém Flusser intitulé « Betrayal », extrait de Writings (University of Minnesota Press, Minneapolis/Londres, 2002).

4 Le texte de Sarah Rifky, « Not Writing », est publié sur la plateforme ArteEast : arteeast.org/quarterly/not-writing-sarah-rifky-in-response-toyet-another-call-for-writing

5 Référence à une réflexion en cours au moment de la rédaction de ce texte, sur la notion de « négation », notamment dans le cadre du séminaire en ligne de lecture de l’ouvrage Dialectique négative de Theodor Adorno.

6 Walter Benjamin, « Chronique berlinoise », in Écrits autobiographiques, Christophe Jouanlanne et Jean-François Poirier (trad.) (Christian Bourgois Éditeur, Paris, 1994), p. 323-324.

7 Ibid., p. 278.

8 On trouvera ici un exemple de couverture médiatique de cette affaire, dans un article de Mada Masr : madamasr.com/en/2022/05/22/

news/u/family-requests-surveillance-footage-from-final-weeks-ofeconomic-researcher-ayman-hadhouds-life

9 Cette référence à l’intensité comme véhicule de toute pensée à transmettre, et comme élément différenciateur d’un tel processus de pensée, s’inspire de L’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Felix Guattari ainsi que de Différence et Répétition de Gilles Deleuze, ouvrages dans lesquels ces notions sont approfondies. L’intensité est également ce à quoi doit résister le dogme pour unifier la pensée.

10 Hanan Hammad, « Arwa Salih’s The Premature : Gendering the History of the Egyptian Left », in The Arab Studies Journal, vol. 24, n o 1, 2016, p. 118-142.

11 Ibid

12 La lettre et la réponse peuvent être consultées ici : madamasr.com/ en/2022/03/29/feature/society/a-new-tradition-of-care

13 Un enseignement que je tire des thèses de Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, Olivier Mannoni (trad.) (Payot, Paris, 2017).

14 Alaa Abd el-Fattah, « Five Metaphors on Healing » [2019], republié dans You Have Not Yet Been Defeated (Fitzcarraldo Editions, Londres, 2021). Traduit en français par Armelle Chrétien dans ce numéro du magazine PALAIS

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Looking for Leila

I started rowing a few months ago. Alia1 said the Nile inverts Cairo. I find the image com pelling, especially in moments when Cairo’s brutality intensifies. I also like the shape of the movement. You start with your arms, and then your back, and then your legs, drawing extended circles with your body, and pulling the muscles in in the process. Once you mas ter the movement, you also have to synch with your fellow rowers, to adjust your speed to theirs—a step I often find challenging. When you settle into a rhythm, it feels like a seated dance. And when I can afford to drift because my body has internalized the movement and doesn’t need my brain’s coordination, I find myself staring at the city around the water. The Nile becomes a negative through which the city comes under investigation; build ings followed by curious finds of mini-forests of trees, buildings of all shapes and forms, speaking of different kinds of wealth, accidental wealth, conscious wealth, buildings tak ing over from nature. Did you know that maps of the French expedition of 1798 show that there were no neighbourhoods overlooking the Nile? There was no Agouza, no Dokki, no Garden City, only flooded lands, like a riparian zone.

When I drift, I also start thinking of all the letters I haven’t written to you. I start writing them on the Nile; interlaced letters making words flow on the surface of the water, dis appearing with the river’s shy waves, just as sentences start unfolding. The possibility of this image has replaced what had for a while been a recurrent image of my father’s corpse lying on the Nile, in his favourite suit and tie, immobile but mobilized by the same timid waves of the river.

During your imprisonment, our letters, besides acting as faint company, a presence in absence, also acted as an alternative micro-archive of what we have become. In one of your brief periods of release from prison, you said that we all had suddenly started writ ing to you about our bodies. I do not know if writing about our bodies was a sign of retreat into the most private sites of all resistance, with the obliteration of squares, streets, politi cal parties, newspapers and what not. I do not know if it was a sign of age, our own aging, or the age we are implicated in, sometimes uncritically, when the body is an instrument in accelerating discourses of feminism or well-being.

I do not know if writing from our bodies is an opportunity to say things differently, to understand them differently. You, for one, told us through your body a fundamen tally different story about state repression; specifically, a state in victory avenging itself. The impetus of this revenge, you said, is the total negation of the body and the voice through experiences of imprisonment.2 Disciplinary cells, you and other prisoners say, are the closest thing to a grave. Rather than being the triumphant unbeatable hero, you depict in meticulous details how it is to be a docile body in prison, in one of the most

Lina Attalah

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Olivier Marboeuf, Un alphabet de la nuit / An Alphabet of Night (2022)

Rédemption

Miguel Gomes & Mariana Ricardo Redemption

Voix d’enfant (en portugais) : « Chère Maman, cher Papa, la fièvre est de retour. Mon oncle a appelé le médecin de Vila Real, il a apporté les médicaments. Je ne l’aime pas, il n’est pas gentil. Il ne donne pas de bonbons comme papa aux enfants atteints de la malaria. C’est bien de rater l’école quelques jours (un camarade me prête les cours, pas d’inquiétude, c’est arrangé). On a une nouvelle prof venue de Lisbonne. Son nom est mademoiselle Minda, c’est une hippie. Elle fume tellement que mes yeux piquent si je fixe le tableau trop longtemps. Donc je préfère regarder par la fenêtre, et contempler au loin la scierie et son toit enneigé. Mais en fait la neige, c’est moins bien que ce que disait ma dernière lettre. Il ne neige jamais assez pour couvrir la boue qu’il y a sur les sentiers. Il fait si froid, le chemin de l’école gèle, et je dois faire très attention pour ne pas glisser. Certains enfants se moquent de moi. Les mêmes qui m’ont dit des insultes que mon oncle m’a interdit de répéter. Je sais qu’ils sont pauvres et bêtes, que ce n’est

A child’s voice (in Portuguese):

“Dear Mum, dear Dad, the fever is back. My uncle called in the doctor from Vila Real. He brought some medicine. I don’t like him, he isn’t nice. He doesn’t give sweets like dad does with children who have malaria. It’s good to miss school for a few days (a friend is lending me his lessons, so don’t worry, everything’s been arranged). We have a new teacher from Lisbon. Her name is Miss Minda and she’s a hippie. She smokes so much that my eyes sting if I stare at the board too long. So I prefer to look out the window, and stare at the sawmill in the distance, with its snow-covered roof. But, in fact, the snow is less good than my previous letter said. It never snows enough to cover the mud on the paths. It’s so cold, the road to the school freezes and I have to be very careful not to slip over. Some of the children make fun of me. The same ones who made those insults that my uncle forbade me to repeat. I know they’re poor and stupid, that it’s not their fault, that their parents are even worse than

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Miguel Gomes, Redemption (2013) Photogrammes / Stills Vidéo / Video 27 min Courtesy de l’artiste / of the artist et / and Shellac (Marseille)

Death of the King

Marie Cosnay

1. Story in rounds. Here is a young man. Stephen is the pen name he has cho sen.1 He has traveled a long way, from Cameroon to Morocco to Spain. Alone, if one can say that this sort of clandestine voyage is made alone. These voyages are accompanied: they are accompanied by dreams in the first person, dreams belonging to others, to the past and the future; they are accompanied by ideas in revolt against the order of the world and by desires that, in contrast, conform to the order of the world; most often if I’m leaving it’s because I must, it’s not a question of dreams or desires: you’re searching. Searching for shelter, a job, work, what those who arrived before don’t do, don’t do anymore, a search for money, for yourself and your family. If that means dying in the desert, the sea, the Atlantic Ocean, then you die but one thing is clear: going on the road (the desert, the sea, the ocean) is to not die. You’re dead if you don’t try not to die. It’s the sort of journey that has you holding hope and despair in the same hand. In Morocco Stephen doesn’t have any money; a woman pays for his passage in an inflatable boat headed for Spain. The overloaded dinghy rolls in the middle of the Alboran Sea, there are fifty-two passengers, on arrival there will be twelve of us, survivors. Stephen, who isn’t called Stephen yet, survives. The woman who paid for the trip survives, and her child, too; Stephen car ried the child on his shoulder during the shipwreck. Twelve hours of drifting, taking waves head on, clinging to a rope with the child on his back, watching bodies let go, float away, and get swallowed up, to wait for the Spanish.

Stephen writes it down. He says the few things he can say. The blackness of the waves, the storm that lifts the water to the skies, the pain in his back, his shredded hand. He tells the result, which he will learn only afterward: twelve survivors. Immediately after Stephen has told, in writing, the story of the odyssey he calls an adventure, he retells it once again.

1 Stephen Ngatcheu, Chez moi, ou presque… (Paris: Dacres éditions, 2020).
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I get him to notice that the story of the shipwreck is told a second time, just after the first, with no transition: Isn’t this an editing problem? Is it inten tional? Or rather: is it necessary? It’s not intentional, Stephen says, amused, but if we can leave it we’ll leave this second time after the first one.

The second telling is in the simple past tense. Here the story involves prayers. The story involves an army, an arch, Christians and Muslims, skies, cresting waves; it involves not the Messiah but the messenger, the messenger is the hero, the author, the narrator, he who holds a child on his back in the story, he who will tell the story both as witness and as survivor, he has no choice. Twice, not just once.

Stephen foresees a third telling. This time he will make the text, the story of the tragic event, which has cleft his own time within him, take the time of events. Twelve hours. It will take twelve hours to read this text of a shipwreck, Stephen says. I will have to remember and say each thing, second by second. The pain as I was hanging onto the rope. The child to be hoisted up higher and higher. The aching wrist. Screams. Dolphins we saw coming. The calm that came after. Women singing. Women? Women. Women who called us to them, in the water or the sky.

But in order, you know. The thoughts I was having, at every second as it went by. I’ll tell the time.

The instant, the passage, the shipwreck, and the ordeal, pushed onto the side of time and duration. That is, stretching the instant, and in stretching it, going around and around the trauma, which is a hole.

These twenty-first-century clandestine voyages hold hope and despair in the same hand. And in the moment of danger Stephen holds, in the same hand, the fragile instant and the duration to which we know we belong. This is not all. These twenty-first-century young men who have set off on adventures tell sto ries that link, for those who listen, the past, the world of wicked stepmothers and magic spells that has been told and retold, to the present of the bakery training course, the electrician course, the slaughterhouse job—shoving along, with all your strength, the fifty pigs and ninety cows slaughtered that day.

There is no story when there is no problem, when there is no impossible ques tion, shining with its dark and contrasting light. You encounter the sirens at the moment of salvation and a little later, you encounter construction fore men. You are from a world where you understand that, in order to reach the other shore, you have to throw hope on the water and if you happen to die, that is one event among other events. All events pulse beneath the same sky, or in the palm of the same hand, and their quality is equal. You understand that the instant, destroyed or destroying, blends into the duration of the sur viving body, who will use his survival to do one of the only things he can: to tell the story. One time, and another. And then another.

2. An enormous project. She is a little over thirty-five years old; I will call her Saaly, which is not her first name. I have chosen this name in the frame of the story of the story that I am making from a part of her story, and in doing so,

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Mekka-La-Chapelle

C’est comme une rivière souterraine qui déborde de temps en temps.

Cela se passe à Paris, dans un espace très réduit, entre deux stations de métro : La Chapelle et Barbès-Rochechouart.

Ma rue, mon petit appartement, le monde et la France ne suffisent plus. Ça ne tourne pas vraiment. Je suis dans la même histoire stérile. Pas que moi. Tout se répète. Les mots. Les références. Les analyses. Les images. Les récits. Quelque chose s’arrête. La fin semble si proche. Mais l’envie d’aimer, d’entendre et de voir d’autres corps, d’autres voix, d’autres langues prend à un moment le dessus.

Je déprime. Je suis bloqué. Je ne suis plus du tout sûr que c’est bien à Paris que je vis depuis 23 ans. Je parle en fran çais, tous les jours, depuis 23 ans. Mais c’est quoi parler français ? Et le Maroc, ma première ville, Salé, c’est par où déjà ? Je suis incapable de voir les directions en moi. À sec. À terre. Seul, émancipé, indépendant. Moderne. Vraiment ?

Je dors le jour et la nuit.

Je ne me réveille plus.

Je ferme les volets. Je ferme mon cœur. Et je me dis que je n’aurais jamais dû quitter le Maroc et ma pauvreté initiale.

La France n’a fait que confirmer tout ce que je devinais sur le fonctionnement trop prévisible des choses, des gens, nous, moi. Les Blancs et les Occidentaux dominent. Et les autres, moi, on doit passer nos vies à les supplier de nous entendre. Ils ne veulent rien entendre, les Blancs. Ils ne nous acceptent que quand on rentre dans leurs définitions définitives de la liberté. Entrer dans leurs cases : émigrés, tiers monde, Sud, Arabes, Africains, musulmans…

Ce noir et ce désespoir qui m’enveloppent tout entier ont au moins la qualité de la sincérité. Ça ne va vraiment pas. Et je ne vais quand même pas passer ma vie à chercher à les convaincre, les amis français, leur prouver que je suis digne comme eux, avec la même valeur qu’eux, la même position, la même beauté. Et puis, non, non. Je délire. Et je

sais que j’ai raison. Délirer. Exagérer. Je suis supérieur à eux. Je parle leur langue, le français. Je parle ma langue, l’arabe.

Et je parle aussi l’anglais. J’évolue en permanence dans plusieurs univers, plusieurs imaginaires, plusieurs bagarres. Mais eux, les amis français, ils n’ont que le français. Qu’une langue. Je suis riche. Bien plus riche.

Et pourtant, même cela, cette supériorité fictive, ne suffit pas.

Je ne veux plus parler français.

Je ne dors plus.

YouTube est ouvert sur ma télévision. Je reviens aux vieux films égyptiens en noir et blanc, aux chansons indiennes de Lata Mangeshkar, aux chansons turques et à des gens qui habitent en Indonésie : ils ont ouvert une chaîne sur YouTube et ils filment leurs vies, leurs histoires. Je ne comprends rien à leur langue. Et pourtant, ces gens si loin me parlent et me sont bien plus proches que ceux qui m’entourent ici.

Le monde va s’ouvrir. Ferme la télé et sors. Marche. Va. Va.

Mais où ? Où à Paris ? Tout est devenu prévisible, répétitif. Dites-moi où je dois aller. Donnez-moi un signe, s’il vous plaît.

Aucune réponse. À Paris, quand on tombe, personne ne vous sauve. Quelle tragédie. On a traversé le monde pour venir aimer Paris, aimer à Paris. Et Paris s’en fout de vous, de nous. Tombez si vous voulez. Mourez. Vous n’êtes rien. Je ne suis rien. Je l’ai bien compris. Merci. Merci.

C’est mon corps qui a décidé : il a trouvé de lui-même son chemin d’errance. Aller là où il peut se frotter librement et très fraternellement aux autres. Frôler. Respirer. Toucher. Séduire. Autrement.

Quelle arrogance quand même chez ces Occidentaux ! Croire que ce sont eux les supérieurs sur cette planète Terre !

Supérieur par quoi et au nom de quoi ?

Abdellah Taïa

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Supérieurs parce qu’ils ont des armes, des bombes ato miques ? Supérieurs par leur capitalisme criminel et leur colonialisme qui n’en finit pas de se renouveler ?

Non mais… franchement…

Je n’ai même pas envie de rire. La lucidité n’est pas la solu tion. Je le sais depuis très longtemps.

Je sors. Je quitte la rue de Belleville. Je passe par le parc des Buttes-Chaumont : même là, les bobos arrogants ont réussi si vite à tuer quelque chose, l’âme du lieu, la circulation des histoires.

Je continue le chemin. Voici métro Colonel Fabien. Jaurès. Stalingrad.

Je suis arrivé. Devant moi : Métro La Chapelle. Station aé rienne. À chaque fois, je me pointe quelque part et je fixe des yeux l’entrée de cette station. Je suis immédiatement hypnotisé. Je vogue. Je vole.

Ça commence là, ma guérison. Moi qui sors de moi. Les autres qui envahissent mon corps, mon cœur, tous ces territoires en moi que je ne connais même pas et qui ne demandent qu’à être découverts, révélés. Pénétrés. Je ne veux plus être moi. Que dans ma conscience. Que moi moi moi. Je veux exploser. Cesser d’être ce « je » trop sûr de luimême, trop dans les chemins des « Lumières » d’ici. Je ne les vois plus d’ailleurs, ces « Lumières » d’ici.

À partir du métro La Chapelle, d’un coup, tout semble pos sible. Leurs frontières s’évaporent. Leurs barrières tombent. La France et la peur de la France n’existent plus. Et c’est tant mieux. Ouuff, on peut enfin respirer. Ouufff, quel sou lagement ! La vie palpitante existe encore quelque part ! Ouuufff !

Ce n’est pas de l’exotisme. Ce n’est pas du folklore. Ce n’est pas une expérience touristique et spirituelle. Jamais.

Avec le temps, c’est devenu une Visite. Ziara.

Un Pèlerinage. Haj.

La Mecque. MEKKA. Mekka-La-Chapelle.

Les gens ici, ça vient de partout, partout. Pour eux, le monde va tourner encore plus rapidement que d’habitude, jusqu’à l’épuisement définitif. Perdre la tête, perdre le chemin. Perdre l’ego. S’ouvrir aux lumières visibles et invisibles. Oser tendre la main et commencer à monter au ciel. Le ciel partout : en haut, en bas, l’Est, l’Ouest. Fermer les yeux. Et regar der comme une réalité ce qu’on croyait être des légendes.

Regarder passer le cheval ailé du Prophète. Buraq, c’est son nom en arabe. Se rapprocher de lui. Lui parler. Dire son nom plusieurs fois : Buraq Buraq Buraq. Le toucher. Le prier. Espérer le monter, ce cheval. Et par lui, sur son dos, sor tir de toutes les logiques. Toutes nos logiques modernes et asphyxiantes. Sortir de tout ce qui tue et nous pousse à tuer.

C’est cela, l’image. Le cœur des cœurs. Le Monde des mondes. À Paris. Et ça commence au métro La Chapelle.

Il m’a fallu plus de 20 ans d’exil à Paris pour enfin voir ce miracle se produire chaque jour et chaque nuit autour de Mekka-La-Chapelle. Tomber tellement bas. Être très profondément déçu par les gens à Paris. Surtout, surtout : être déçu par moi-même.

Mais heureusement, au moment où je quitte définitivement les illusions de la jeunesse, d’autres corps se sont mis à me parler, à me nourrir. Et, pas trop tard j’espère, j’ai fini par saisir le message. Aller moi aussi tourner tourner tourner avec eux. Il n’y a rien d’autre à faire. Sortir du sens unique, de la définition unique des choses. Vivre-rêver comme avant. Avant : jusqu’à l’âge de 6 ans au Maroc. Abdellah petit garçon très efféminé que le monde va cesser d’aimer. Petit homosexuel à qui on va dire : T’es moche, viens, on va te violer. Il s’est laissé convaincre, le petit. Il les a laissés le tuer. Le jour et la nuit. Année après année. Mais comme il ne connaissait que ce monde, il s’est attaché à eux quand même. Il est devenu mauvais, cruel, comme eux. Il a tout enregistré en lui : leurs mots, leurs silences, leurs crimes, leurs cris, leurs effondrements, leurs histoires improbables et sublimes, leurs jouissances. En lui. Tout en lui. Petit Abdellah. Moi. Le sperme qui sort, qui fait une petite pluie sur mon ventre, sur mon dos. Le sperme qui coule. Rien que pour pouvoir vivre ce petit moment, miracle surhumain, il a inventé mille stratégies. L’attente. L’attente. L’addiction. Des hommes connus et des hommes inconnus. Des verges qui se dressent. Le mot est tellement sale en arabe. Tel lement excitant. Tellement beau. ZOB. Tu es là, zob, je suis à toi. Zob zob. Je veux voir ton lait et ton souffle. Je suis capable d’oublier tout le mal qu’ils me font pour qu’on soit, toi et moi, dans la beauté. Ton lait qui s’envole heureux. Mon ventre généreux qui l’accueille dans l’extase. Ton lait qui parle. Qui me dit tout tout. Qui me raconte les secrets de ces hommes, ces violeurs qui ne seront jamais punis, ces criminels que j’aime. Je n’ai pas le choix. Très tôt, ils m’ont fait entrer dans leur perversité. Et très tôt, je suis devenu leur maître. Leur pute. Leur chose. Leur trou. Et pour ne pas mourir quand même, voir le lait encore encore, j’ai inventé des stratégies. Je leur parle, à ces hommes. Je fais comme ma mère, femme du bled très pauvre capable de mendier sans jamais tomber par terre, femme qui donne aux mots des sens complètement neufs, femme qui parle, parle, parle. Comme ma mère, j’attends le sperme, j’attends le lait,

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The Voyage Out

—Listen: to the sprouts emerging from within the hurricane. The garden is now trying to go to ruin.

Will the wind that extinguishes trembling life again relieve its burden on the trees.

The trunks of arrogance and laziness chopped down to the earth brutally torment your thinking.

Texte : Ana Vaz

They are all forms of deception provisional, painted masks. The ocean of the blazing sun opens entangles with a field of roses only the spoken words beg forgiveness while trying to live.1

Photos : Nuno da Luz

Nappée de fumée et de brouillard, une nouvelle île volcanique a émergé de l’océan Pacifique en novembre 2013, au sud du Japon. Fruit de l’activité sis mique, ou conséquence du tremblement de terre-tsunami devenu accident nucléaire de Fukushima, cette nouvelle île de Nishinoshima est encore vierge de toute empreinte humaine. Filmé par intermittence au cours des six der nières années entre les îles isolées de l’archipel d’Ogasawara (voisines du nouvel îlot de Nishinoshima) et les champs (dé)contaminés de Fukushima et Tokyo, The Voyage Out invoque une mosaïque de récits de survie et de rexistence 2 de communautés qui vivent déjà dans un monde où l’effon drement est une réalité : apiculteurs résilients, océanographes soigneurs, travailleurs de la décontamination radioactive, jardiniers utopistes, fleurs radioactives et radiophobes peuplent cette constellation insurrectionnelle.

Constitué d’une série de films, de lettres, d’installations, de textes performés, d’une série radiophonique et d’un long métrage à venir, ce processus d’en quête par bourdonnement est une co-fabulation avec des allié·es proches et lointain·es : l’approche sonore de Nuno da Luz, les murmures et les réflexions d’Olivier Marboeuf, les écrits de Yoko Hayasuke, les traductions performa tives d’Ayami Awazuhara, le compagnonnage de Kota Takeuchi, les vidéos de Kengo Asai, le jardinage politique d’Aoki Sadako et Kaori Morimoto, la sagesse de Miyagawa Noritsugu et bien d’autres rencontres fructueuses avec les habitants d’Ogasawara, de Tokyo et de Fukushima.

À ce jour, le long métrage en devenir s’est transformé en une créature mons trueuse et changeante, se dérobant constamment à tout achèvement ou unisson. Aussi, pour cette itération de The Voyage Out au Palais de Tokyo, le film a été élargi et éclaté en une architecture hypnotique d’écrans dans laquelle images et sons guident et déroutent les corps dans un espace incarnant la discontinuité radicale du nucléaire. Dédale d’images, de sons et de voix, le film devient expérience fragmentée se prolongeant dans le temps, à la limite du perceptible pour les visiteurs du musée.

Notre chœur polyphonique s’est réuni pour accompagner cette version explosée du film de son interprétation, ici, sur papier. Comment faire image par les mots ? Écouter à travers la page ? Les descriptions de sons ponc tuent une série d’écrits qui fabulent, documentent et traduisent rencontres et expériences que nous avons vécues. Également écrits par intermittence au cours des six dernières années, ces textes se sont transformés en parti tion d’une version alternative du film. Vous pouvez les lire à haute voix pour sentir la forme de chaque mot, essayer d’imaginer entendre les sons écrits sur la page ou simplement fermer les yeux et laisser des images intérieures peupler votre vision.

Puissent ces marques sur le papier vous transporter vers cet ailleurs, qui est toujours présent : un monde qui s’effondre sous nos yeux, en multiples intensités, sous formes et avertissements pluriels – un monde en veille de catastrophe.

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Lieko Shiga, Zero gravity (2019) 180 × 79 cm

Lieko Shiga

Human Spring

Early April 2011. Nearly a month had passed since the Great East Japan Earthquake. It was the time of year when the cold was beginning to abate.

About 150 of us were sleeping in a junior high school gymnasium that served as a shelter on the coast of Miyagi Prefecture. Our wakeup time was 6:30 a.m., but someone yanked open the dark curtains an hour early, at 5:30, and the brilliant light of the morning sun flooded into the gym. That threw the whole population of the shelter into an uproar, but when we learned who had opened the curtains, everyone nodded, “Oh, yeah. Springtime and [the man we’ll identify here as] ‘I’.”

The event occurred as if to coincide with the opening of the cherry blossoms, the timing of which varies slightly each year. This person, who was exhibiting a now-familiar personality transformation, was around 60 and had kept up the agriculture that had been the work of the “I” family for generations. Come spring, he didn’t sleep. His cheeks assumed a persistent red, and he walked about the neighborhood con tinuously in a state of unease. He laughed a lot, his pounding heart fairly audible.

A middle-aged woman in the shelter cautioned, “Don’t look into his eyes. If you make eye contact, he’ll walk your way.” This eccen tric behavior was impossible, however, for me to ignore. Averting my gaze for even a moment was impossible, and our eyes met frequently. He’d look at me and utter something odd, like “Do you have a navel? I don’t.” Sudden queries like that, totally out of the blue, were some how meaningful, like the words of a poet.

“I” devoted himself daily at that time to making his way around what remained of his village. He collected anything that hinted at a human form: dolls, stuffed animals, and stone Buddhas displaced by the floodwaters, even driftwood. He built a platform for them like an altar. “The spirit of death is everywhere,” he explained, “so I honor these things properly. Have you got any lipstick? This stone Buddha looks pathetic like this, so I’ll give him some color.”

Traces of weeds had begun stretching nonchalantly across the mounds of rubble. “I” resonated with the exposed raw earth. If the season of spring were possessed of a personality, this is surely what it would be like. “I” was spring itself.

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Les non-dupes errent comme les autres fantômes

Noémi Lefebvre

Si. Je vais bien. Je travaille à ma tragédie. Ça n’avance pas beaucoup. Le matin, je pense à l’espoir et en même temps je pense à la situation mondiale et de fil en aiguille je pense à ma situation et donc à ma tragédie, je pense que j’y pense en même temps que je suis en train d’y penser tout en pensant que je pense, je me demande si ça me fait du bien, j’essaie de penser à ce qui me fait du bien, un café par exemple, je me fais un café et une tartine de confiture de fraise tandis que les forces de l’armée de l’air et de l’espace sont pleinement engagées dans le renforcement de la solidarité stratégique de l’Alliance atlantique, ce nouveau jour est sombre, je regarde par la fenêtre, je vois le ciel de l’ouest, la pluie sur la ville et l’arbre qui verdit mais est-ce bien sérieux toute cette poésie en ces temps où parler des arbres est presque un crime ? Je commence à écrire sur les ailes des oiseaux avec l’idée de continuer sur toutes les pages lues et toutes les pages blanches, puis je me décourage, je voudrais m’engager sans avoir à le vouloir comme ces héros qui agissent purement et simplement mais je manque de force. Hier j’ai lu quelque chose à propos des dieux, il paraît que chez les Tragiques, l’action humaine n’a pas en soi assez de force pour se passer de la puissance des dieux, j’étais en train de réfléchir aux dieux et de me souvenir de la technologie appliquée à la guerre comme moyen alternatif de maîtrise du ciel, quand par-dessus les toits, soudain j’ai vu passer les Rafale envolés depuis Mont-de-Marsan, contribution de la Nation au renforcement de la posture dis suasive et défensive de l’Otan sur le flanc oriental de l’Europe. Que faire ? Un tweet peut-être ? Je ne sais pas, je ne sais plus, je mange ma tartine, ce café est bon, c’est du Costa Rica, le Costa Rica est connu pour son café, cultivé à l’ombre, issu de caféiers poussant à 1 700 mètres d’altitude, il est récolté à la main sur les hauts plateaux du Tarrazú, le Tarrazú est très vert et peu visité, ceci explique peut-être cela, le produit est sous contrôle, commerce équitable,

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respect de la terre et des cultivateurs, récolte à la main, arôme, rêve exotique, toute cette beauté me tue, je connais un militant altermondialiste qui a remplacé le café du matin par une infusion de romarin car le romarin est bon pour le climat et bon pour la santé et il pousse dans le jardin, c’est très bien, vraiment très bien mais je n’ai pas de jardin et j’aime le café. Sans sucre. J’aime le café sans sucre. Quand je pense que certains écrivains consacrent des pages et des pages à raconter leur plaisir de boire un café avec du sucre. Quelle tristesse. Même si le sucre est littéraire. À la fin de l’automne dernier, alors que je cherchais du gasoil de Haute-Normandie au hasard des indications oiseuses d’une fille de synthèse apparemment paumée quelque part après l’Andelle et en plein dans le Vexin, soudain j’ai vu, seule, s’élevant du niveau de la plaine agricole embrouillée par l’humide climat de ce pays de ploucs, monter vers le ciel une cheminée de l’usine sucrière d’Étrépagny comme un nouveau clocher de Martinville. Littérature. Je n’ai pas roulé longtemps dans ce texte sublime où le beau se détachait du temps où je dois vivre, car les betteraves en barricades au bord des champs retour nés où les corbeaux et les mouettes se chamaillent leurs frontières m’avaient soudain rappelé le Nord-Pas-de-Calais et ses murailles pareilles dressées entre deux paysages de barbelés destinés à nuire aux Noirs et aux autres pas blancs, à flatter les fascistes et à plaire aux Anglais et le tout en même temps. Avec ou sans sucre, les phrases n’y peuvent rien, ce monde est dégueulasse et ma tragé die n’avance pas beaucoup. Je me sens mal parce que je vais bien, je voudrais bien faire quelque chose pour me sentir utile, mais quoi ? Je mange ma tartine de confiture de fraise alors que l’Atlantique Nord fait face à la plus grande menace à ses frontières depuis la Deuxième Guerre mondiale, je ne sais pas si c’est moral, je réfléchis à l’immoralité, longtemps je me suis figuré une tartine littéraire, je me voyais retrouver, par la simple tartine, un moment de mon enfance avec tartine aussi, c’était un roman de formation qui sentait bon les petits chemins verts de l’école buissonnière, puis j’ai imaginé la tartine intégrée à un ensemble de textes dont la sémiologie contribuerait à l’explicitation de nos mythologies, ou comme l’élément ordinaire et banal d’une critique de la vie quotidienne, il n’en est plus question, les temps ont trop changé, il n’y a pas de souvenirs d’enfance, les mythes ne sont plus dans les choses et le présent ne peut plus être une succession banale de jours et de nuits d’une saison à l’autre. La moindre phrase contenant le mot « tartine », alors même que les armées se mobilisent pour par ticiper au renforcement de la posture dissuasive et défensive sur le flanc oriental de l’Europe, n’est-elle pas une offense à l’Atlantique Nord auquel j’appartiens ?

En ces temps où l’Otan s’investit autant, il est peut-être acceptable de manger par exemple une tartine, mais certainement pas d’en faire toute une littérature, voilà pourquoi je mange ma tartine en me disant que ma tragédie peut attendre, que toute la littérature peut attendre, parce qu’il y a un temps pour tout, un temps pour la littérature et un temps pour prendre des forces et c’est avec ces mots, « prendre des forces », qui me viennent de ma mère, que je commence à entrevoir la possibilité d’un usage antilittéraire de la tartine engagée. C’est dans ma tartine, oui, de confiture de fraise, précisément, que je puiserai ma force ! « Pour prendre des forces, il faut manger », disait ma mère, « Mange ta tartine, c’est de la force ! », voilà ce qu’elle disait et ma mère sait de quoi elle parle, elle est anorexique et elle manque de force, elle dit qu’il faut manger parce qu’elle est incapable d’avaler quoi que ce soit. Ma mère prépare des tartines, se réjouit des tartines et regarde les tartines et finalement renonce aux tartines parce qu’elle va toujours voir quelque chose d’imparfait dans la tartine. L’imaginaire tartinal de ma mère est un art conceptuel. Elle va regarder la tartine et y renoncer parce que la tartine réalisée n’est pas la tartine imaginée, mais du réel posé là, devant elle, qui la plonge dans l’angoisse. Ce réel, en effet, est l’objet essentiel qui n’est plus objet, mais ce quelque chose devant quoi tous les mots s’arrêtent et toutes les catégories échouent, l’objet d’angoisse par excellence. Qui parle ici ?

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Pluie

Composé comme un tissage, ce texte est issu d’une série de conver sations téléphoniques entre Minia Biabiany, Elías Quintana et Alfonso Díaz, qui ont eu lieu entre fin février et mars 2022. Minia et Elías se trouvaient en Guadeloupe, sur l’île de Basse-Terre, ils per cevaient au loin la présence de la Soufrière. Au Mexique, à  Acatitlán, Alfonso regardait la forêt de chênes et de pins de Montezuma à Monte Alto, qui menaçait de brûler à cause de la sécheresse. Le feu de la lave et celui d’éventuels incendies de forêt nous accompagnaient. Lors de notre première conversation, nous avons établi trois axes de réflexion qui nous ont guidés par la suite : corps, territoire et cycles. Ce que vous allez lire ici sont des parties de la conversation au cours de laquelle Minia et Alfonso ont parlé de l’assimilation en Guadeloupe en tant que colonie française et de la résistance à celle-ci. Elías a été le témoin de cet échange, puis il a partagé avec nous les parties de la conversation qui ont résonné en lui, le lien avec sa propre expérience, et des images qui lui sont venues à l’esprit.

I. Pluie

La pluie devient une rivière et notre rivière se jette dans la mer. Com ment voulons-nous « faire rivière » ? Rassembler des gouttes, oui, mais qu’est-ce qui nous intéresse ?

Nous serons rivière, la mer est une tête pensante ou une bibliothèque dont les pages des livres ont été lues, touchées. Si « faire rivière » est parler, est-ce qu’écrire serait les mouvements du sable dessinés par les courants marins ?

Lorsque je pense au flux de la rivière, je pense à la nécessité de parler pour ne pas figer la parole, au mouvement qu’on peut sentir quand on se permet de penser par nous-mêmes, de penser avec les autres. Nous construisons le monde à partir de ce que l’on nous en raconte. En quoi consiste l’écoute ? De quoi a-t-elle besoin pour être efficiente ?

Le rythme, la cadence. L’assimilation.

Dans quelle partie du corps se trouve cette perception de l’assimila tion du territoire que j’habite ?

Ici, je sens deux territoires et des va-et-vient entre leurs espaces. Je veux parler de la façon dont j’habite mon territoire intérieur, la manière dont il vibre lorsqu’il est en relation avec ma façon d’habiter

mon territoire extérieur. Cette différence existe-t-elle ? Ou bien est-ce que j’habite la frontière ?

On me nomme et me touche. On m’ignore et on est en train de m’atteindre.

Je me touche, et je deviens le toucher.

Pieds. Percevoir une cadence différente entre mon rythme inté rieur, le rythme de la terre qui m’habite et le rythme de la terre qui m’accueille. Ce dernier, c’est le rythme de la terre que j’habite. Comment perçois-tu l’assimilation dans ton corps ? Je ressens de la chaleur aux pieds. Dans la gorge, je ressens une poussière qui obs true, une poussière acide, mais que l’on croit sucrée. Je pense au mot « amer ». Je l’imagine comme deux lignes parallèles entourées d’anneaux serrés.

II. Poussière qui recouvre

Qu’est-ce qui ouvre les portes à cette sensation ? Qu’est-ce qui la laisse entrer ? Elle est toujours présente, mais parfois avec plus de force. Quand on reçoit un ordre ou qu’on a l’impression d’être contraint d’agir d’après une réalité étrangère à celle d’ici. Par exemple, quand on parle de vacances de juillet et d’août, on les appelle encore vacances d’été, alors que l’été n’existe pas dans la Caraïbe.

Comment cela affecte-t-il la relation que tu as avec toi-même ? J’ai la sensation de retirer de mes yeux la poussière qui m’aveugle. Le fait d’utiliser le verbe « être » pour définir une situation complexe, dans la phrase « La Guadeloupe, c’est la France », est réducteur et ne permet nullement de simplifier la situation quand on la vit.

Tu nous racontais que lorsque cette sensation surgissait, tu te surprenais à penser à l’esclavage du système de plantation… En Guadeloupe, il y a deux façons très courantes de réagir à l’escla vage. La première consiste à dire « Il faut tourner la page » ; la seconde, quant à elle, affirme qu’« il y a encore beaucoup à dire sur les manières de vivre, de survivre, de penser, de réagir, etc., héritées de cette période ». Ces attitudes vis-à-vis d’un tel fait historique constituent deux pôles qui s’opposent. Je pense que la possibilité de construire une estime de soi collective dépend d’une autorité et de décisions pensées à partir d’un autre système de relations.

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Rain

Minia Biabiany, Elías Quintana & Alfonso Díaz

This text is woven together from a series of telephone calls between Minia Biabiany, Elías Quintana, and Alfonso Díaz, which took place from late February through early March of 2022. Minia and Elías were calling from Guadeloupe, on the island of Basse-Terre, acknowledging the presence of La Soufrière in the distance. Calling from Acatitlan, Mexico, Alfonso gazed at the forest of oak and Montezuma pine in Monte Alto State Park, which was at risk of a wildfire due to drought. We were accom panied by the fire of the lava and by the possibility of forest fires. In our first conversation, we laid out three lines of reflection that accompanied us through the rest of our talks: body, territory, and cycles. Below are parts of the conversation in which Minia and Alfonso spoke about assimilating to Guadeloupe—it being an overseas department of France—and resis tance to it. Elías was a witness to this part of the conversation. Afterward, he shared the parts of the conversation that resonated with him, how they connect with his experience, and the images they brought to mind for him.

I. Rain

Rain becomes a river, and our river runs to the sea. How do we want to make a river? Joining raindrops together, yes, but what’s interest ing to us in this?

We will be a river. The sea is a head that thinks or a library with its books with pages finger-worn from having been read. If talking is “making a river,” would writing be the sand on which currents are drawn?

When I think about a river’s flow, I think about the need to talk so that words—the movement we can feel when we allow ourselves to think for ourselves, or together—don’t get stuck. We construct the world based on what we’re told about it. What is listening made of? What does it need in order to function?

Rhythm, cadence. Assimilation.

Where in the body do I find this perception of assimilation in the ter ritory I inhabit?

Here there are two territories in their back and forth. What I mean by this is how I inhabit my internal territory, how this territory vibrates when it’s in relation to my way of inhabiting my external territory. Does this difference exist, or is it rather that I inhabit the borderline?

They name me and they touch me. They ignore me and they are touching me.

I touch myself and I am the sense of touch.

My feet, feeling a difference of cadence between my internal rhythm, the rhythm of the land that inhabits me, and the rhythm of the land that embraces me. The latter is the rhythm of the land I inhabit. How do you perceive assimilation in your body? Your feet feel the heat, too. And in my throat, I can perceive this dust that gets in the way. An acid dust that nevertheless tastes sweet. I’m thinking about the word “embittered.” I imagine it as two parallel lines encircled by tight rings.

II. Dust that covers

What have you noticed that opens the doors to that sensation for you? What allows it to come in? It’s always there. There are times when it’s stronger, when there’s an order or an impression that they’re being forced to comply with a reality that isn’t the one from here. For example, when they talk about vacation in July and August, they still call it summer vacation, even though summer doesn’t exist in the Caribbean.

How does this affect your relationship to yourself? I feel the sen sation of rubbing my eyes to get rid of the dust that’s blinding me. Hearing the verb “to be” [ser] simply, without complicating it,1 makes it difficult to take the complexity out of the situation.

You were telling us that sometimes when it’s present, it gets you thinking about slavery in the plantation system… There are two very common reactions to the relationship to slavery here in Guadeloupe. One is to say, “That’s all in the past.” And secondly, “There’s a lot more to be said about how that stage of history gave us our ways of living, of surviving, thinking, reacting, et cetera.” The two attitudes toward this historical fact are polar opposites. I think that the possibility of building a collective form of self-esteem is under our con trol by virtue of our own decision and authority to do so, taken up and understood from the standpoint of another system of relationships.

I’m left thinking that surely there are many subjectivities in what you’re saying that could be identified as opposing the subjectiv ity of assimilation... I’m back to thinking about the volcano now that

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Rencontre 2 : Le basilic

Cela me ramène au marché sur les berges de l’Atrato à Quibdó, dans la forêt sur la côte du Pacifique colombien. Révélation : les yeux fermés, une fleur de basilic tout près de mon nez pour sentir son parfum. Les yeux de la vendeuse, figés, perçants, rouges après une nuit blanche. À l’intérieur du marché, un gros bouquet de basilic enveloppé dans du papier journal. « Avec lui, ton silence devient feu vert », dit-elle.

Le « moi » devient multiple. Je suis cheminé par le sol que je foule, je fais partie de l’air que je respire, et le territoire que j’habite est ma troi sième peau.

Traduit de l’espagnol par Julia Azaretto – certains passages de ce texte ont été écrits en français par Minia Biabiany

1 Organisation typique du jardin créole.

2 N.D.L.R. : C’est-à-dire sur les îles de la Guadeloupe en forme d’ailes de papillon.

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Encounter 2: Basil

It brings me back to the market on the boardwalk in Quibdó, in the jungle of Colombia’s Pacific coast, to the shores of the Atrato River. A revelation, the basil blossom beneath my nose so as to perceive its fragrance with my eyes closed. The woman’s eyes, steady, penetrating, and red from having been up all night. Inside the market, many sprigs of the plant wrapped in recycled pages of newsprint. “With this your silence becomes a green fire,” she told me.

The “I” becomes several. I am walked upon by the ground that I tread, I am part of the air that I breathe, and the territory I inhabit is my third skin.

Translated from Spanish by Christopher Fraga

1 Translator’s note: As in the saying, “Guadeloupe is France.”

2 Typical creole garden.

3 Translator’s note: That is, on the butterfly-shaped islands of Guadeloupe.

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Fleur de basilic / Flower of basil, Saint-Claude, Guadeloupe

YWY, à la recherche d’un personnage entre l’Est et l’Ouest

Après cinq heures de voyage dans un vieux camion rouillé ayant vécu trop de vies, YWY est encore bien loin de la côte. Le camion tressaute, résiste, grince, sa carcasse rouillée tient à peine. YWY n’a pas quitté la fenêtre des yeux, elle regarde dehors, d’anciennes parcelles de forêt, comme des îles dans une mer de champs de soja desséchés.

Le camionneur chinois continue de rouler. Au moins sait-elle que cet homme ne dira pas un mot, qu’il fera son boulot, lui don nera un coup de main, ne posera pas de question, qu’il n’ira pas l’importuner, la maltraiter, la vendre au prochain croisement ou la remettre au charbon, qu’il n’ouvrira pas la bouche pour mar monner un vieux dicton colonial fasciste – elle lui fendrait le crâne s’il le faisait, ça ne serait pas compliqué. Non, cet humain reste silencieux. Elle préfère de loin ce camionneur chinois à un homme blanc.

Cela fait cinq heures qu’elle a laissé Capivara derrière elle, un brin déprimé et déboussolé dans les champs. Alors que le camion amorçait son premier virage sur un chemin de terre, elle l’a aperçu de loin, entrant dans une enclave forestière pour dispa raître dans la végétation éparse. Elle lui a raconté tant de choses sur sa vie d’androïde, sur les liens animistes avec les plantes vertes et jaunes, sur les OGM comme proches parents. Il la com prenait à peine et saisissait encore moins sa relation avec ces

plantes et ces climats. Pour lui, toutes ces autres espèces n’étaient que cela, autres, c’est tout. Mais pas pour elle, elle avait été claire. Elle pensait qu’il comprendrait, une fois qu’elle l’aurait amené ici, sauvé des champs de pétrole au large de la côte. Capivara, né sur l’Atlantique.

Tandis qu’elle fuit une nouvelle fois les terres agricoles de l’intérieur du Brésil, paysage purement artificiel, laboratoire à ciel ouvert bricolé par la génétique et les pesticides, elle pense à quel point le grand large a dû manquer à Capivara. L’horizon qu’elle rejoint.

Tant de camions sur la route, du bois, du coton, des minéraux, et des bannières imprimées affirmant Le Soja est Dieu. Très vite les camions s’enchaînent et commencent à s’agglutiner, arrivant au point mort. Ils se dirigent ensemble avec lenteur vers une route secondaire – l’usine de transformation surgit de la terre jaune comme un château solitaire, des conduites multicolores en forme de mille-pattes se déployant à travers les clôtures et les silos, et au milieu, des bruits de moteurs et des voix humaines. Le Chinois fait entrer le camion. Les graines de soja sélectionnées sont aspirées de l’arrière du camion à l’aide d’une seringue métallique phallique, et leur humidité est testée. Si elles sont encore humides, elles seront de nouveau séchées. Il tire un levier et l’arrière du camion bascule

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YWY, Searching for a Character In-Between East and West

Pedro Neves Marques

After five hours on an old, rusty, seen-too-many-lives truck, YWY is still nowhere near the coast. The truck jolts, the truck answers, grum bles, its rusty carcass barely holds up. YWY hasn’t taken her eyes from the window, she looks outside, old pockets of forest like islands in a sea of dried-out soy fields.

The Chinese trucker keeps on driving. At least she knows this man won’t say a word, will do his job, give her a hand, ask no questions, won’t mess with her, abuse her, sell her at the next intersection and have her put back to work, won’t open his mouth to mutter some fas cist, old colonial verbal rant —she would crack his skull open if he did, it would be easy. No, this human remains silent. She much prefers this Chinese trucker to a white man.

It’s been five hours since she left Capivara behind, somewhat depressed and confused in the fields. As the truck swung its first dirt road curve, she caught a glimpse of him from afar entering a forest enclave to get lost in the rare greenery. She had told him so much— about her life as an android, and the animist bonds with the green and the yellow plants, the GMO as well made kin. He could barely under stand a word, or better, her relation to those plants and climates. For him all those other species were just that, other, and that was it. But not for her, she had made it clear. She believed he would understand, once she’d brought him here, rescued from the oil fields far off the coast. Capivara, Atlantic born.

As she once again escapes from the interior farmlands of Brazil, a purely artificial landscape, an open-air lab, patched up by genetics and pesticides, she’s thinking how much Capivara must’ve missed the open sea. The horizon she’s heading back to.

So many trucks on the road, lumber, and cotton, and minerals, and printed banners that say Soy is God. Soon the trucks line up and begin to accumulate, grinding to a halt. Together, they slowly make their way to a side road—the processing plant pops up from the yellow land like a lonely castle, multicolored centipede pipelines reaching out across fences and silos, loud engine noises and human voices in-between. The Chinese man drives the truck in. Select grains of soy are sucked from the truck’s back via a metallic, phallic syringe and tested for humid ity. If still humid they’ll be further dried out. He pulls a lever and the back of the truck goes full vertical, seeds upon seeds falling, and so much grain dust. Everyone’s wearing a mask except YWY.

Up to 35 million tons of soybean are shipped annually from Brazil to China, making it the world’s main producer and exporter since the US let its economy go haywire. At the edge of the dust-covered ware house, all yellow, YWY is waiting for the truck driver to unload. The sun is high, hitting her hard on her silky black hair. She warms up. The chemical and genetic management of the land is but the first stage in the sinuous economics of soybeans. Here they will be crushed and

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pour mesurer une telle fièvre pour l’instant. Peu importe ce que pense cette foule masculine, si tant est qu’elle pense quoi que ce soit, la Banque de Chine restera, jetant une ombre sur la ville. C’est une vieille histoire.

Le mimétisme n’est pas strictement géomorphique, il est aussi historique. Au cours de leurs voyages, les Portugais de l’époque coloniale recherchaient des sites terrestres spécifiques, et ils étaient friands de baies sablonneuses entourées de pics monta gneux ou de collines. Si les conditions n’étaient pas parfaites, ils terraformaient le paysage, en prenant des terres à la mer et en abattant des forêts ou en en plantant de nouvelles. Funchal, Mindelo, São Vicente, Rio de Janeiro, Panaji… Transformées en un souve nir de la maison : Lisbonne. Macao était parfaite, Hong Kong et Guangzhou encore plus. Une économie géomorphique, des pay sages touchés par le temps et le commerce.

YWY se cache dans le port de Rio, le dos contre des conte neurs rouillés empilés. Je suis avec elle et quelques autres fuyards du raid populiste sur le marché. C’est ainsi que voyage la farine de soja : les graines sont emballées en vrac dans des conteneurs. Rien de plus.

La Chine est le plus grand importateur de soja au monde. Dès le début des années 1980, les États-Unis ont convaincu la Chine d’importer du soja, débutant l’une des relations commer ciales agricoles la plus importante depuis le coton. La Chine ne s’y est pas trompée et, tout comme l’Angleterre avec le coton pendant la révolution industrielle, elle n’a accepté que des pro duits bruts, non transformés, profitant ainsi de l’occasion pour

construire des infrastructures et créer des emplois indispen sables dans les usines de transformation du soja, alors en plein essor, autour du delta de la Rivière des Perles. Plus tard, les géo graphies ont changé : avec la chute des États-Unis, après une série de guerres commerciales ratées, de droits de douane sur les pro duits chinois et de sanctions économiques, le Brésil a dépassé les États-Unis comme principal fournisseur de soja de la Chine. En raison de l’augmentation de la demande, les incendies de forêt en Amazonie se sont accélérés, ouvrant de plus en plus de terres aux agriculteurs – la faute ne doit pas être imputée uniquement au Brésil, mais aussi à l’économie irresponsable des États-Unis et à l’appétit de la Chine. Une leçon tirée de la modernité mer cantile : pour remonter aux causes, il faut suivre le commerce.

YWY est assise bien droite et nous regarde manger du soja cantonais et du pudding au tapioca. Peu importe nos efforts, elle ne veut pas participer au repas. Elle ne se nourrit que de l’éner gie la plus pure, le soleil. Plus loin, à travers le dédale de conte neurs, des cargos se remplissent de marchandises en provenance des terres intérieures, se préparant à partir au matin. Leurs routes commerciales suivront presque exactement les mêmes itinéraires que ceux empruntés du xvie au xviiie siècle, quittant les ports d’Amérique latine vers le cap de Bonne-Espérance en Afrique du Sud, puis traversant l’océan Indien jusqu’au détroit de Malacca, vers le nord à nouveau par le détroit de Singapour et le long de la mer de Chine méridionale pour accoster dans le delta de la Rivière des Perles. À l’époque, les marchandises n’étaient pas du soja, mais de l’argent extrait par des esclaves africains et autochtones. Après l’échec de l’utilisation du papier-monnaie

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follow almost exactly the same routes as those from the sixteenth to the eighteenth century, leaving Latin American ports towards the Cape of Good Hope in South Africa, then crossing the Indian Ocean northwards to the Strait of Malacca, north again through the Strait of Singapore and along the South China Sea to dock at the Pearl River Delta. Back then, the goods weren’t soy, but silver mined by African and Indigenous slave labor. After the failure of the Yuan and early Ming dynasties’ handling of paper money, China needed a hard currency, and so up to half of the American silver mined from 1500 to 1800 made its way to China for coinage. In turn, the various European colonial powers, managing both the Atlantic slave trade and silver extraction in the American colonies, received silk, porce lain, and tea from China. As soy attests, though the nature of labor has changed, we are still living in early modernity.

The first androids in literature were flesh and blood, not wires. But even then, they already wished to break down hierarchies. This is what one finds in the West’s original robot story: Karel Čapek’s 1921 play R.U.R. (Rossum’s Universal Robots). All that the robots wanted was to reproduce, to become a species, and not merely labor power, reduced and replaceable.

But in East Asia, science fiction is different from the West. There, androids have their own story. In Japan, perhaps due to longstand ing Shinto-animist traditions, Western questions such as “Does it have a mind?” “Does it have a will?” “Is it human?” are not central even within advanced techno-modernity. At least not for their myriad interactions with both humans and nonhumans—usually other types of robots or cyborgs, who are ontologically neither here nor there.

And true, perhaps androids will be better equipped than so-called humans to listen, understand, and cooperate with the spirit world, or with genes, and molecules, and stardust—all the things people like me can’t seem to fathom beyond words.

In these stories, the android is usually a woman, and cities like Hong Kong the landscape—but if Hong Kong can be Rio and Rio Guangzhou, the outlines get messier. Robotic, cold assassins will work for the highest bidder, the shadiest multinational in the Sprawl or Tokyo Drift . YWY is doing the same, but of her own free will. Indigenous woman, flesh and blood and spirit too, she knows only by struggle will she regain a humanity stolen from her.

YWY will not hide in the port’s alleyways. Come dawn and I see her walking back to Temple Street market, hunting for a residual, drunken leftover male from the mob. She’ll have her vengeance. As she fades from my field of vision, I know she’s taking the East Asian model for her own purposes, not any of my imaginations. YWY is not mine.

Androids against fascists. These are the words we’ve begun to graf fiti all over town, on both containers and palatial walls.

Text first published in Guangdong Times Museum Journal, issue #1 “South of the South,” 2020.

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Shaggå du ciel péniblement infini

COMMENTAIRE

La Shaggå du ciel péniblement infini est généra lement attribuée à Infernus Iohannes, signature collective de notre première génération, et elle se rattache au cycle qui a posé une fois pour toutes la poétique essentielle de la Shaggå ainsi que ses struc tures fondamentales. On la considère comme un des modèles classiques du genre et on la retrouve insérée, en hommage à Infernus Iohannes et à ses compagnons et compagnes de captivité, dans plu sieurs ouvrages significatifs, parmi lesquels il serait impardonnable de ne pas citer La Mélodie du bonheur (Aram Petrokian), La Preuve par nef (Irina Kobayashi), et Devant les dunes (Ellen Dawkes).

Comme toute Shaggå née à cette époque, la Shaggå du ciel péniblement infini constitue un ensemble homogène, marqué par l’unité stylistique et une évidente absence de progression dramatique. Un narrateur paraît revenir sur les lieux dévastés où, des siècles plus tôt, son martyre s’est déroulé ; ou

son suicide ; ou son exécution. Peut-être, d’ailleurs, s’agit-il d’une narratrice ; l’ambiguïté apparaît au détour de telle ou telle phrase, à la suite d’un accord d’adjectif ou de participe ; ce flottement sur le sexe de la voix reste peu signifiant, il n’entraîne aucune conséquence, ne modifie pas la perception de l’uni vers intérieur que le texte décrit, ne se projette pas sur le paysage, n’influence pas la musicalité neutre du discours. Avec une mélancolie épuisée, cette forme survivante masculine ou féminine regarde, ne regarde pas, rêve un présent d’immobilité, par court avec difficulté ce qui surgit devant sa mémoire ou sur ses rétines, en deçà de paupières qu’on devine purement fantômes. Elle revit en partie sa mort sur un décor qui a lui-même, de son côté, évolué vers la dégradation, qui est devenu lumière grise, hésitante, et silence ; elle s’interroge sur la persistance ; elle se demande comment entretenir les restes et comment les éteindre ; elle pose la question de l’attente éter nelle, de l’engluement dans l’image fixe ; elle n’a plus

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Antoine Volodine

la force de partir et sa souffrance est comme le ciel –péniblement infinie.

On pourrait s’arrêter là dans la brève analyse de ce texte. La thématique n’ouvre pas de perspectives nouvelles, elle reflète une des préoccupations tradi tionnelles d’Infernus Iohannes et de la littérature carcérale : celle de la durée anormalement allongée, de la durée douloureuse, créant de la douleur que ce soit avant, pendant ou après la mort. Toutefois, deux éléments peuvent encore éveiller notre attention, et méritent d’être interprétés, et en tout cas examinés sous un angle un peu différent de celui qu’appellent de très simples et très classiques poèmes.

Quand on reprend les titres des séquences, on a une suite qui se présente ainsi :

Le passage / Pour ne plus voir / Avant le présent / Le total des oiseaux / La question du départ / Sous les fanges d’un sous-rêve / L’unique secret.

Les titres répondent à l’ambiance poétique du texte, ce sont des fragments choisis dans le corps même du texte, et ils n’ont rien de spectaculaire. Mais si on les assemble avec une ponctuation plau sible, on obtient une phrase :

Le passage pour ne plus voir avant le présent le total des oiseaux ; la question du départ sous les fanges d’un sous-rêve : l’unique secret.

C’est un message qui évoque, de façon à première vue transparente, une vérité cachée ; c’est une sorte d’affirmation programmatique, comme en étaient coutumiers, on le sait, les écrivains emprisonnés de la première génération, qui dans leurs geôles comme nous ruminaient des images insurrectionnelles, les ruminaient en permanence. C’est un programme codé, qui renvoie à un vécu, à des expériences, à des connaissances que le texte n’aborde pas, fût-ce de façon allusive, mais qui sont certainement décryp tables par ceux et celles à qui s’adresse la Shaggå –les co-détenus présents, de la première génération, et les captifs à venir, de la deuxième et même de la troisième génération. Un secret est nommé, son fon dement duel est suggéré, cela suffit pour le définir ou le rappeler à la mémoire des initiés.

On peut à partir de là échafauder mainte hypo thèse, on peut chercher quelle date cristallise « avant le présent » ; on peut s’interroger sur ce que recouvrent les expressions « le total des oiseaux » ou « le départ sous les fanges d’un sous-rêve ». On se penchera là-dessus en vain. La réponse ne se

dessinera pas, ne viendra pas. Elle n’a pas à surgir devant ceux qui pourraient s’emparer du secret et nuire à ses détenteurs : la Shaggå a été conçue pour évoquer, et en même temps pour leurrer, pour pro téger, pour résister à toute effraction. Elle contient une part de mystère indéchiffrable et, sous ses dehors anodins, elle proclame paisiblement que sa raison d’être est ailleurs : c’est une esthétique de l’esquive qui lui donne sa force poétique, c’est parce que la Shaggå (à la manière d’autres créations postexotiques) « parle d’autre chose » que le lecteur ou la lectrice sont invités à la faire résonner en eux, à la goûter.

Une fois de plus, on a devant soi un exemple de l’insolence post-exotique, telle que depuis ses ori gines littéraires elle s’est affirmée : dire entre soi des histoires, murmurer ou gronder de violentes visions, habiter des terres parallèles, transmettre images et ambiances, provoquer l’exil et la transe, mais laisser à l’écart l’ennemi, toujours rôdant quelque part parmi les auditeurs, le laisser agacé et impuissant, le laisser ferrailler contre des cuirasses imperçables, derrière lesquelles rien d’important ne se dissimule ; construire entre soi des univers roma nesques, une prose lyrique à plusieurs niveaux et chemins de lecture, dont au moins un passe par l’inconscient verrouillé des prisonniers et prisonnières qui disent, qui chuchotent, qui hurlent ou qui se taisent. L’insolence guerrière, le camouflage, la prudence et l’habileté se combinent et, pour les sym pathisants, elles font l’image.

Le deuxième élément qui mérite commentaire est moins clairement lié à l’esthétique qui caracté rise la voix des hérauts post-exotiques. Il touche à la pensée de ceux et celles qui ont dit, transmis et repris cette œuvre.

La Shaggå du ciel péniblement infini répond aux exigences philosophiques que fixe le genre : elle expose, en recourant à une méthode qui se rap proche volontiers de techniques photographiques, une réflexion sur le temps et les conditions de sa perception, conditions qui génèrent de la souf france ou de l’angoisse. En cela elle est conforme aux modèles incontestés et beaucoup plus célèbres, tels que la Shaggå du retour d’Abdallah, capitaine du rugissement de l’épée. Mais l’arrière-plan idéologique et métaphysique n’est pas le même. Il se distingue de celui qui forme la trame des poèmes qu’on attribue

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