Notre monde brûle

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Sara Ouhaddou Artiste d’origine berbère, Sara Ouhaddou tisse des liens entre les traditions artisanales des pays du monde arabe et le champ de l’art contemporain. Que ce soit en collaboration avec des ateliers de brodeuses ou des artisans verriers, sa pratique passe par le réinvestissement de techniques ancestrales qui connaissent de nouvelles interprétations afin de produire des objets singuliers. Pour « Notre monde brûle », elle a collecté dans tout le Maroc du verre irakien, un matériau appartenant de longue date au vocabulaire décoratif des médinas, mais qui est progressivement remplacé par du verre peint moins onéreux. Les vitraux réalisés transcrivent des poèmes chantés par les femmes berbères, poèmes d’une littérature orale ici préservée sous la forme d’un alphabet universel imaginé par l’artiste. Cette expression vernaculaire donne lieu à une calligraphie originale. Celle-ci se développe à l’intérieur d’un cadre en bois dessinant un soleil traversé par une lune. Figuration, abstraction et écriture sont associées dans une composition de lumières et de couleurs qui réunit la préservation d’une culture minoritaire et les signes de la modernité. Moyen de communication en constante transformation, le langage devient un outil pour sauvegarder un mode d’expression et, dans le même temps, accroître les possibilités d’énonciation. Le sens se tisse dans un maillage incessant entre la forme et le contenu où la stylisation des consonnes et voyelles parvient à transcrire une poésie qui ne s’écrivait pas. Après la mondialisation, la disparition des dialectes laisserait-elle place à une survivance qui dit la fragmentation du monde ? F.D.

A Berber artist, Sara Ouhaddou makes connections between the crafts traditions of countries in the Arab world and the field of contemporary art. Whether she is working with workshops of embroiderers or artisan glass-makers, her practice proceeds through a reinvestment of ancestral techniques, which thus experience new interpretations so as to produce singular objects. For “Our World Is Burning,” over the entirety of Morocco she has collected Iraqi glass, a material which for a long time belonged to the decorative vocabulary of medinas, but which is starting to be replaced by a less costly painted glass. The stained glass thus produced transcribes poems chanted by Berber women, which come from an oral literature, and which have here been preserved using a universal alphabet imagined by the artist. This vernacular expression gives rise to an original calligraphy, placed inside a wooden frame, which depicts a sun crossed over by the moon. Figuration, abstraction and writing are all associated in a composition of light and colour, which assembles the preservation of a minority culture along with signs of modernity. A means of communication that is in constant transformation, language becomes a tool for safeguarding a means of expression and, at the same time, for increasing the possibilities of enunciation. Meaning is woven into a constant meshing of form and content, in which the stylisation of the consonants and vowels succeeds in transcribing a poetry that did not use to be written down. After globalisation, will the disappearance of dialects give way to a survivance that expresses the world’s fragmentation?

p. 57 Sara Ouhaddou Travail préparatoire à l’œuvre / Preparatory work for the piece Sin ithran, ur mqadan, rousn / Deux astres, au déséquilibre, se brûlent (2020) Aquarelle, feutre et encre noire / Watercolour, felt pen and black ink 100 × 80 cm

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p. 58-59 Sara Ouhaddou Image issue de travaux de recherches préparatoires à l’œuvre / Image from preparatory research work for the piece Sin ithran, ur mqadan, rousn / Deux astres, au déséquilibre, se brûlent (2020) Manifeste, poésies amazighes, gravures rupestres de l’Atlas marocain / Manifesto, Amazigh poetries, rock engravings from the Moroccan Atlas



Wael Shawky Al Araba Al Madfuna III (2012–2016) Photogrammes / Stills Vidéo (noir et blanc, couleur, son) / Video (black and white, colour, sound) 27 min 02 s Collection Mathaf: Arab Museum of Modern Art (Doha)


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Ben Russell Serbie et Suriname, noir et blanc et couleur, espace à ciel ouvert et labyrinthe des profondeurs : Good Luck (2017) de Ben Russell se structure autour d’un jeu d’oppositions que vient unir la situation de mineurs. En associant deux contextes, le film propose un télescopage poétique autant qu’une contraction géographique et sociale propre à la mondialisation. Sous terre ou dans la jungle, la même attention exacerbée aux corps est sensible – le corps comme force de travail qui définit une communauté de labeur dont les gestes sont les signes puissants mais non héroïques, de cette ère industrielle qualifiée de Capitalocène. Les ouvriers appartiennent à ce monde ancien qui se tue pour vivre et au sujet duquel les sociétés de service et d’information veulent faire croire qu’il a disparu. En excavant ces figures sur pellicule 16mm, à la lueur de leur lampe torche ou sous un soleil laiteux, Ben Russell raconte de manière non narrative les expériences, mais aussi les souvenirs, de ces hommes dont l’endurance physique dit plus que tous les mots. En plan rapproché, leurs portraits de face, qui ponctuent le film, laissent voir dans le silence leur profonde humanité et imposent leur présence individuelle contre leur invisibilisation médiatique. Et si le titre leur souhaite bonne chance, c’est avant tout celle de pouvoir imaginer un autre métier pour leurs enfants. Si le meilleur ne peut pas s’affirmer dans ce présent rude et nuisible, il s’énonce loin du bruit des machines dans une bouffée d’oxygène – hors-champ. F.D.

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Serbia and Suriname, black-and-white and colour, a wide-open space and a maze leading down to the depths: Ben Russell’s Good Luck (2017) is structured around a play of oppositions, which the situation of miners unites. By associating these two contexts, the film provides a poetic telescoping as well as a geographical and social contraction pertaining to globalisation. Underground or in the jungle, the same heightened attention to bodies can be felt—the body as a work force that defines a labouring community whose gestures are powerful, but unheroic, signs of this industrial era now described as the Capitalocene. The workers belong to this old-world, which is killing itself in its quest for survival: a world which has already disappeared, if service-providers and IT companies are to be believed. By excavating these figures on 16mm film, lit by a miner’s lamp or in milky sunlight, Ben Russell tells in a non-narrative way of the experiences as well as the memories of these men, whose physical stamina can scarcely be expressed in words. The zooms on their faces, which punctuate the film, silently reveal their profound humanity and impose their individual presence as opposed to their invisibility in the media. And, while the title wishes them good luck, it above all addresses the way they hope for another profession for their children. While the best of worlds cannot be affirmed in this crude and harmful present, it can be seen far from the noise of machines in a breath of oxygen—off-camera.


p. 119-121 Ben Russel Good Luck (2017) Photogrammes / Stills Vidéo (couleur, son) / Video (colour, sound) 143 min

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John Akomfrah Purple (2017) Photogrammes / Stills Installation vidéo HD sur 6 écrans (couleur, 15.1 son surround) / 6 channel HD video installation (colour, 15.1 surround sound) Dimensions variables / Dimensions variable 62 min Courtesy Smoking Dogs Films & Lisson Gallery (Londres / London)

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« Notre monde brûle » Pourriez-vous répondre à ce titre et partager votre vision relative à cette observation ? —

“Our World Is Burning” We would like you to respond to this title and share your perspectives on this observation.

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Notre monde brûle. Il a toujours brûlé et il brûlera encore. Je suis née au Liban pendant la guerre civile. J’ai été témoin des déplacements forcés et des massacres des Libanais, des Palestiniens, des Irakiens, des Kurdes, des Syriens – toutes sortes de gens aux religions différentes. Et notre monde brûlait ! En 2011, j’étais enceinte de ma fille. En Syrie, j’ai été témoin du passage de la révolution à la guerre infernale. Rapidement l’armée commença à arrêter et massacrer les civils et les déserteurs. Notre monde brûlait encore et il brûle toujours ! Aujourd’hui, notre révolte a finalement explosé au Liban ! Nous avons enfin compris que nous formons un seul corps, que nous ne sommes pas divisés. Nous avons attendu ce moment depuis la fin de la guerre civile. Peut-être l’attendions-nous déjà avant la guerre civile. Pour la première fois, nous pouvons dire que cette guerre est finie. Mais les hommes au pouvoir ne veulent pas qu’elle s’arrête. Le pays brûle, et ils s’en moquent. J’ai l’impression que chacun de nous regarde le monde à partir de sa propre perspective, celle de son pays, de sa lucarne géographique. Si on avait considéré la planète et l’espace comme un seul environnement, l’humanité aurait peut-être vécu plus qu’un unique week-end de paix dans toute son histoire ! — Our world is burning. It has always burned. It will always be burning. I was born during the Lebanese Civil War and grew up as a child during the war, witnessing from this perspective the displacements and massacres of Lebanese, Palestinians, Kurds, Syrians, Iraqis, and all sorts of people, in a cocktail of all religions, and that was a burning world. I got pregnant in 2011 and my daughter was being formed while the Syrian Revolution sparked, and soon civilians and army deserters were being massacred and killed; this was a burning world and it still is burning. Today, our revolution in Lebanon has finally ignited! Our people have realised that we are together, in one united body, with no divisions between us! This is a moment that we’ve been waiting for since the 1970s! And now it has finally happened! This is the first time that we have felt as though our Civil War has ended, and yet our rulers and warlords remain stuck in their seats of power. The world is burning. But they don’t care. We should look at the world as a whole, not as a division of states, artificially made by men, and I mean literally men. In this way, the world has never lived for a day or a few hours without burning.

Mounira Al Solh


Le feu comme effet spécial

Fire as a Visual Effect

À l’extérieur, on s’affaire à remplir le paysage de monuments. Les flammes des champs pétrolifères sont en arrière-plan de rideaux d’arbres plantés le long des autoroutes. Le pétrole alimente les projets, y compris ceux des petits investisseurs qui veulent devenir gros. Une partie de l’intérieur est factice. On dirait un décor customisé essayant de ressembler à un site historique. Le feu jaillit du cœur de l’endroit, de manière non-fortuite. Les individus se voient obligés de sauter dans le feu. Ils ne voient pas les flammes rouges, jaunes et bleues, ni leurs franges gazeuses, tandis qu’elles changent de forme. Le feu n’est pas une matière ordinaire comme l’eau ou la terre. Il n’a pas non plus d’odeur qui lui soit propre. Cependant, il ne s’agit pas ici d’un feu comme un autre. C’est un effet spécial, une image superposée à une autre pour évoquer un feu que l’on ne peut ni sentir ni contrôler. On zoome dans le feu pour constater qu’on est à l’intérieur, après avoir rempli l’espace de monuments et planté des arbres sur les autoroutes pour cacher des champs qui brûlent, plus jaunes qu’avant. Certains ressentiront la chaleur mais ne brûleront pas. Ils sautent dans un autre effet spécial de feu. Nous sommes effrayés ou tristes de nous sentir soulagés.

The exterior is busy filling open space with monuments. The flames of the production fields are in the background of trees planted on highways as a cover-up. Oil is fuelling projects, including those of small investors who want to become bigger ones. Some of the interior is fake. Here it seems like a customised decor attempting to look like a historic place. Fire erupts from the heart of the place, not accidentally. Individuals are made to jump into the fire. They do not see the red, yellow and blue flames, nor the gaseous fringes as they change shape. Fire isn’t an ordinary matter like water or earth, nor does it have its own smell. Nevertheless, this fire is not just any fire. It is a visual effect. One image added to another, to tell us of a fire that we cannot feel nor field. We zoom into the fire to see that we are inside, having filled the space with monuments, and planted trees on highways to cover burning fields that are yellower than before. Some are destined to feel the heat but not burn. They jump into another visual effect of fire. We are scared, or sad to feel relieved.

Ala Younis, Fire as a Visual Effect, 2019. Capture d’écran / Screenshot.

Ala Younis


Aslı Çavuşoğlu


De la série / from the series Not Equal To (2018-2019)


Je suis l’immigrant qui a vécu plus de choses sur un bateau Que dans toute une vie de consomption mathématique — I am the immigrant who experienced more on a boat Than in a lifetime of mathematical consumption

Basim Magdy



« Cher Nono, pour compléter ta collection. C’est le musée qui se trouve au bas du grand escalier de l’hôtel de ville. Tu verras là quelques spécimens dont nous avons été gratifiés, mais qui n’ont pas éclaté. Je t’envoie mes meilleures amitiés et t’embrasse bien fort. Ton amie Jane. » Nancy, exposition d’obus et de bombes, carte-photo vers 1920, anonyme, format 9 × 14 cm, non circulée – photo : G.B. On peut lire sur les écriteaux : « charge de l’obus de 380 70k de trinitrotoluène ; mine de 175 ; mine de 250 ; obus allemand de 210 ; bombe d’avion incendiaire ; mine de 75 ; grenade à ailettes ; obus allemand de 580 ; grenades à main ; bombe de zeppelin ; obus allemand de 150 ; bombe d’avion explosive ; obus allemand de 77 ; grenade à fusil ; pétard à manche ; obus allemand de 105 ; obus français de 3 (?) 570 ; grenade asphyxiante culot de l’obus de 580 » — “Dear Nono, to complete your collection. It’s the museum at the bottom of the main staircase in the town hall. You will see there a few specimens that we have been blessed with, but which have not shattered. I send you my deepest friendship. Hugs from your friend, Jane.” Nancy, exhibition of shells and bombs, photo-card circa 1920, anonymous, format 9 × 14 cm, not circulated— photo: GB. The labels can be read: “charge of a shell of 380 70k trinitro-toluene; mine of 175; mine of 250; German shell of 210; airplane fire bomb; mine of 75; finned grenade; German shell of 580; hand grenades; zeppelin bomb; German shell of 150; explosive airplane bomb; German shell of 77; rifle grenade; handle-grenade; German shell of 105; French shell of 3 (?) 570; asphyxiating grenade rim of the shell of 580”

Sammy Baloji


« Au fond, toute économie – l’économie capitaliste en particulier – a gardé un fonds de primitivité qui en constitue le ressort caché et, parfois, manifeste. La destruction ou la liquidation en est d’ailleurs le moment clé, la condition de possibilité, au même titre que la création des outils, l’invention de nouvelles techniques et systèmes d’organisation, les cycles d’accumulation. Elle est la dernière station au bout de la chaîne, avant que le cycle, éventuellement, ne redémarre. » – Achille Mbembe, « Le Monde Zéro, Matière et Machine », in Sammy Baloji, Mémoire/Kolwezi (Africalia, Bruxelles ; Stichting Kunstboek, Oostkamp, 2014).

De la révolution industrielle à l’accumulation insatiable des capitaux qui engendre la conquête des colonies, de l’économie extractive imposée par les métropoles au gel des flux migratoires d’antan par l’installation de frontières arbitraires… De la revisitation des frontières coloniales par les luttes mondiales entre « grandes » puissances… De l’inqualifiable orgueil dont l’être humain s’enivre… Muni de la science et de la technologie, l’humain défie la nature, établit des hiérarchies entre pairs, catégorise, segmente, extrait les entrailles de la Terre, les transforme et les consomme, et relègue l’« infeste » à la nature, se barricade, amasse encore et encore… En relisant le texte de Jane, avec, en fond, la destruction comme la condition d’une possibilité, une question se pose : y a-t-il, à ce jour, un cycle après l’éclat ?

— “At the deepest level every economy—and capitalism in particular—has preserved this primitive aspect as a driving force, which is hidden but sometimes becomes more overt. Destruction or liquidation moreover constitutes the crucial moment in this process, creating the possibility for its existence, just as the creation of tools, the invention of new organisation technologies and systems, the cycles of accumulation also do. It is the last step in the chain before the cycle—perhaps—begins again.” —Achille Mbembe, “The Zero World Materials and the Machine,” in Sammy Baloji, Mémoire/Kolwezi (Brussels: Africalia; Oostkamp: Stichting Kunstboek, 2014).

From the industrial revolution to the insatiable accumulation of capital, which leads to the conquest of colonies, from the extractive economy imposed by metropoles to the freeze of the migratory flows of the past through the installation of arbitrary frontiers… From revisiting colonial frontiers via worldwide struggles between the “great” powers… From the unqualifiable pride that rises to people’s heads… Equipped with science and technology, humans defy nature, establish hierarchies between peers, categorise, segment, extract the entrails of the Earth, transform and consume them, they relegate anything “foul” to nature, barricade themselves, accumulate more and more… On rereading Jane’s text with, in the background, destruction as the precondition for a possibility, a question arises: Has there been, so far, a cycle after the shattering?


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