Théâtre(s) Magazine - L'Heure bleue de David Clavel

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L’HEURE BLEUE Associé au 104, c’est à la Comédie de Reims que David Clavel a donné naissance à son texte L’heure bleue qu’il met en scène et dans lequel il joue. Théâtre(s) s’est glissé dans les coulisses à la veille de la première. TEXTE NADJA POBEL PHOTOGRAPHIES DE JEAN-LOUIS FERNANDEZ

Maël Bernard en loge

Valérie de Dietrich, l'épouse du fils

Daniel Clavel, père et fils d’une saga familiale mouvementée

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PIÈCES / CARNET DE CRÉATION

Emmanuelle Devos et David Clavel arrosés par Adèle Bensussan

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Daniel Clavel et les objets d’une famille disloquée, réunies le temps d’une Heure bleue


PIÈCES / CARNET DE CRÉATION

Anne Suarez, Emmanuelle Devos, Daniel Martin et Maël Bernard sous l’œil et les directives de Daniel Clavel (à gauche)

Maël Bernard et Valérie de Dietrich reliés sans le savoir par un troisième personnage

G

ardez l’idée d’être les uns avec les autres et réfléchissez le moins possible ! » David Clavel donne ses dernières recommandations à sa troupe à quelques minutes du premier filage. Le lendemain, après encore quelques heures passées au plateau à peaufiner cette création, le spectacle se jouera enfin face au public. À quelques mini détails près (« où chauffer l’eau de la douche ? » pour que la patriarche ne tombe pas malade lors de cette scène-là), tout est en place. Même David Clavel dit que pour la première fois, il ne se met pas dans la salle mais « à l’intérieur ». « Je vais commencer à expérimenter mon jeu » dit-il puisqu’il est à la fois auteur, metteur en scène et acteur de cette Heure bleue.

TRAME TCHÉKHOVIENNE

C’est en 2015 qu’il a esquissé ce travail, en résidence d’écriture au 104. Il mène alors des interviews des comédiennes d’Anne Suarez, Emmanuelle Devos sur le thème : « quel homme ou femme aimeriez-vous représenter en scène et défendre ? ». De ces bribes, cinq ans plus tard, il reste la dépendance à des substances nous raconte David Clavel : « Emmanuelle souhaitait jouer un personnage qui a un certain

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Daniel Clavel, auteur, acteur et metteur en scène de cette Heure bleue maturée depuis 5 ans déséquilibre ; pour Anne, c’est un mélange de Marilyn Monroe ou des Macha et Sonia de Tchekhov, ces femmes sacrifiées ». In fine, cette dernière incarne la fille qui fait tenir sa famille debout et réunit tout le monde autour du père, enfermé à l’étage de la demeure familiale ; sa deuxième épouse, instable (Emmanuelle Devos) est là ainsi que son fils, qui débarque après des années d’absence avec femme et nourrisson. Cette trame tchekhovienne, David Clavel l’a déjà expérimenté avec le collectif Les Possédés auquel il a longtemps appartenu et qu’il a co-fondé, notamment avec le brillant Platonov où il donnait déjà la réplique à l’héroïne des films d’Arnaud Desplechin.


Quelques minutes après le premier filage à Reims, Daniel Clavel échange quelques notes avec son équipe.

UNE SCÉNOGRAPHIE SOUPLE 15h05 : « attention au noir... Plateau ! ». La régie technique donne le la. Un adolescent fait une série de photo face public. Il s’avérera être celui est qui les plus à la marge dans cette famille explosée. D’emblée, David Clavel lui a réservé les bords du plateau, il s’assoit au bout de la table que les personnages ne viendront jamais vraiment garnir. Comme chez Tchekhov, il y a des grandes e usions et embrassades mais en revanche la table sera le lieu de réunions ratées et jamais le metteur en scène n’invente de scène chorale : « dans la pièce, se pose la question d’un apéro qu’on ne prend pas, d’une table qu’on dresse finalement pour personne. Chacun est dans son îlot. Je voulais éviter le psychodrame autour de la table » dit-il encore. Ainsi donc les scènes se jouent à deux, trois voire quatre mais pas plus. C’est le mouvement qui crée les interactions d’autant plus harmonieuses que le décor sur roulettes évolue avec eux, il danse presque.

Emmanuelle Devos et Daniel Martin : deux acteurs majeurs pour incarner un couple atypique et accidenté « Je voulais que la scénographie soit souple, qu’on puisse la travailler en mise en scène, nous confie David Clavel, elle de ne devait pas imposer la mise en scène ».

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PIÈCES / CARNET DE CRÉATION

Anne Suarez interprète celle qui fait tenir debout cette famille tchekhovienne

Valérie de Dietrich joue celle qui découvre ce beau-fils (Maël Bernard) longtemps inavoué

UNE INTRIGUE PAR STRATES

Daniel Clavel en discussion avec Juliette Bayi, son assistante à la mise en scène

UN HABILLAGE PAR LA LUMIÈRE

Dans ces structures métalliques qui dessinent les contours des pièces de cette demeure familiale bourgeoise, tout est finalement transparent. Où ceux qui ne parlent pas mais observent sont connus des spectateurs. Les murs latéraux de projecteurs proposés par le créateur lumière Thomas Cottereau rappellent ceux de Warm de David Bobée, mais nul désir de griller les corps ici et faire monter la chaleur, simplement « éviter la brillance dans la figure des acteurs ». Ce dispositif habille à bon escient les comédiens de plus en plus pris dans les gri es de ce récit qui ne se dévoile véritablement qu’au bout d’une heure.

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Plus de la moitié du filage s’est déjà déroulé – sans accroc ni coupe – lorsque les derniers éléments de cette histoire de famille sont révélés. Cet a-priori inconfort du spectateur (qui est en lien avec qui et à quel degré ?) permet aussi d’o rir des zones de mystères intrigantes qui, une fois, résolues, éclairent des actes de mises en scène préalables comme cet mise au ban que le plus jeune personnage s’auto-a ige. Tout est construit par strates pour que la pièce ne se joue pas tout de suite. Du texte écrit, avec notamment le regard en allers-retours d’Anne Suarez, des modifications se sont opérées au plateau « pour supprimer des circonvolutions ». « Je ne voulais pas d’une injonction à dire : la pièce va être ça » comme cela était le cas en cours d’élaboration où le pater familias entamait le spectacle avec un monologue. « Je voulais que le spectateur remettre le puzzle en place comme le font les personnages ». Inspiré par Eugène O’Neil ou Bernard-Marie Koltès, David Clavel a voulu écarter l’écriture naturaliste : « c’est une pièce intime où tous les personnages peuvent se raconter car le théâtre est le lieu de la parole ». Et, e ectivement, les mots sont la colonne vertébrale de ces cinq actes. Mais ils ne peuvent su re à l’équilibre.


L'équipe au grand complet : Daniel Martin, Emmanuelle Devos, Maël Besnard, David Clavel, Lisa Petit de la Rhodière, Adèle Bensussan, Nicolas Guéniau, Emmanuel Clolus, Vincent Dupuy, Valérie de Dietrich, Anne Suarez, Juliette Bayi, Thomas Cottereau

Valérie de Dietrich en pleine concentration

TRAVAIL DANS LA FLUIDITÉ Alors, au cours de ce filage, il a fallu vérifier que tous les éléments de mise en scène s’agençaient. Lors des notes émises collectivement dès la fin de ces presque deux heures, le David Clavel dit avoir « senti au troisième acte que les gens sont encore chargés de ce qui s’est passé précédemment » facilité par la fluidité du changement de décor ente les actes 2 et 3. Très peu de heurts et de “plantades” visibles

mais, quand bien même elles surviendraient, « elles sont presque nécessaires » précise-t-il. « Cet après-midi il y avait beaucoup de beaucoup de vie, reste à la doser », adresse-t-il encore à ses troupes, avant un débrief technique (modifier les pendrillons pour créer un couloir au lointain et faciliter les entrées et sorties, savoir qui récupère une paire de chaussures qu’un des personnages abandonne sur le plateau, le réglage du micro du patriarche...). Emmanuelle Devos s’inquiète, critique une de ses apparitions, se sentant « comme un chien dans un jeu de quille ». Immédiatement rassurée par son metteur en scène, l’héroïne de Rois et reine peut filer en coulisse tirer précisément les rois, avec ses acolytes, à quelques encablures de la cathédrale de Reims. Rendez-vous dans 2h30 sur le plateau pour un deuxième filage ! ◆

À VOIR

Crée à la Comédie de Reims, du 14 au 18 janvier Au théâtre de Nîmes en 2020-21 (automne) Au Printemps des comédiens, à Montpellier, les 29 et 30 mai

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ARTISTES DIDIER SANDRE, ESTELLE SAVASTA, CHRISTOPHE RAUCK, ANNE-CÉCILE VANDALEM, SANDY OUVRIER...

LE GRAND PORTRAIT

Philippe

Torreton POPULAIRE ET ENGAGÉ

L’ENTRETIEN

YASMINA REZA : RETOUR AU THÉÂTRE PUBLIC

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LE THÉÂTRE EN PRISE AVEC

LA LUTTE SOCIALE • DES COMBATS EN NOMBRE • KRYSTIAN LUPA/REBECCA CHAILLON • LE THÉÂTRE EST-IL ENCORE MILITANT ?

N°21 - PRINTEMPS 2020- 12 €

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