"Je suis ici" - 4 -

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Par Christophe Baticle

Ce texte s’inscrit dans l’une des étapes du cheminement de notre Collectif La Forge sur le thème de L’Habiter, un chantier ouvert en 2014. Cette notion d’habiter ne doit pas s’entendre simplement au sens de loger ou de résider, mais comme un rapport au monde qui nous entoure et auquel nous participons1. Adopter l’Habiter comme concept scientifique2, c’est ainsi considérer que le monde nous construit pendant que nous le construisons, c’est donc aborder la dimension spatiale comme un produit de l’action humaine3, mais également comme un acteur du social4. C’est enfin concevoir cette relation dans sa dynamique temporelle. Retraçons en quelques mots le chemin suivi, afin de positionner la présente étape. À partir de ce point de départ donc, le collectif s’est orienté dans plusieurs directions. Dans un premier temps ce fut un « Bord de fleuve » et la sociabilité née des loisirs autour de l’eau dans la haute vallée de la Somme. Par le biais de cet investissement localisé d’anciens mineurs et ouvriers du Nord Pas-de-Calais, installés sur ce site verdoyant depuis plusieurs décennies, nous avons exploré les significations diverses que peuvent revêtir le fait « d’être d’ici ». Le déclencheur en a été l’expulsion de ces « pêcheurs du dimanche », contraints d’abandonner leur petit havre de paix pour laisser la place à des projets de développement visant des populations de touristes plus prometteuses en matière de dépenses. Le « cabanisme »5 laissait la place au paysage renaturalisé. Puis, au travers de la destruction-réhabilitation6 des quartiers nord d’Amiens les plus stigmatisés (Fafet, Brossolette et Calmette), il s’est agi d’envisager le logement en « Bord de ville » comme un opérateur de sens, au-delà donc de la fonction purement résidentielle, en montrant que s’y jouait le stigmate7 du lieu et de l’exclusion. La troisième déclinaison de l’Habiter porte désormais sur ce que nous avons appelé un « Bord de monde », avec des déplacés, qu’il s’agisse dans le premier volet des réfugiés palestiniens en Cisjordanie et pour second développement les migrants qui arrivent en France. Ces derniers ont été accostés, primo, grâce à l’entremise d’un lycée professionnel amiénois qui accueille en son sein de jeunes Mineurs Isolés Étrangers (MIE). L’un d’eux s’est trouvé sous le coup d’une obligation de quitter le territoire, ce qui amène notre collectif à s’interroger sur son positionnement à l’égard de sujets qui ne peuvent être traités avec la distance critique habituelle aux sciences sociales8. Secundo, l’Université de Picardie Jules-Verne (UPJV Amiens) a ouvert des enseignements à destination

de migrants souhaitant se former à la langue française. Il s’agit des « Français Langue Étrangère » (FLE), avec lesquels nous avons entamé un travail d’expression via le dessin. Il s’agit donc, en quelque-sorte, d’un retour à l’UPJV par laquelle nous avions entamé ce cycle en y puisant le thème de l’Habiter9. Par ce rapide résumé, on pourrait avoir le sentiment d’une chronologie bien rythmée et d’un projet parfaitement structuré. La réalité est bien évidemment plus complexe, sans plan préétabli. Au vrai, notre collectif a navigué au gré des vagues qui semblaient porteuses et de nombreuses pistes de développement ont dû être abandonnées en cours de route. Pour autant, il nous semble que l’ensemble révèle une certaine cohérence et nous nous proposons ici de fournir quelques éléments de la première rencontre avec des étudiant.e.s en français langue étrangère, de façon à intégrer ces éléments à la démarche d’ensemble.

1 Cf. Olivier Lazzarotti : « Habiter », rubrique « Notion à la une », in Géoconfluences, décembre 2013, [En ligne] : http:// geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/notion-a-la-une/habiter/@aws-content-pdfbook 2 Cf. sous la direction de Brigitte Frelat-Kahn et d’Olivier Lazzarotti : Habiter. Vers un nouveau concept ?, Paris, Armand Colin, 2012, collection « Recherches ». 3 Cf. Henri Lefebvre : La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000 (quatrième édition) [1974], collection « Librairie de l’architecture et de la ville ». Notons toutefois que ce grand sociologue n’avait pas la conception socio-déterministe dont on l’a souvent affublé et qu’il envisageait des relations de co-détermination entre espaces et sociétés. 4 Cf. Sylvia Ostrowetsky (avec Jean-Samuel Bordreuil) : « Le social comme sémio-genèse. Éléments de réflexion sur les rapports actuels de la sociologie et de la sémiotique », in Langage et société, n°28, juin 1984, pages 9 à 36. 5 Cf. Agnès Jeanjean et Ingrid Sénépart : Habiter le temporaire. Habitations de fortune, mobiles et éphémères, Paris, Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme, 2011, collection « Techniques & culture ». 6 Rappelons ici les travaux de l’école lancée par l’anthropologue Gérard Althabe, dont, avec Bernard Légé et Monique Sélim : Urbanisme et réhabilitation symbolique. Ivry, Bologne, Amiens, Paris, Anthropos, 1984. Voir également Gérard Althabe (entretenu par Monique Sélim) : « L’ethnologie comme méthode », in Cahiers des sciences humaines : trente ans (1963-1992), n°15-17, 1993, pages 15 à 17. 7 Cf. Erving Goffman: Stigmate : Les usages sociaux des handicaps, Paris, éditions de Minuit, 1975 [1963], collection « Le Sens commun ». 8 Voir le reportage de France 3 Picardie : https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/emissions/jt1920-picardie, ainsi que le texte qui lui a été consacré sur le site www.laforge.org et intitulé « Le choc » : http://www. laforge.org/le-choc-sciences-sociales-et-implication-de-fait/ 9 Via l’équipe de recherche Habiter le Monde.


La première rencontre a eu lieu le jeudi 9 mai 2019, dans les locaux de l’UPJV, le rendez-vous se trouvant placé sur l’emploi du temps de ces presque étudiant.e.s. Ils.elles sont demandeurs d’asile et leur handicap vis-à-vis de la langue ne leur permet pas d’être des étudiant.e.s à part entière. Il s’agit, davantage que d’une « mise à niveau », d’un round préparatoire pour remplir les « pré-requis », comme on évoque désormais la sélection à l’université française depuis que ParcourSup, la plateforme accueillant les vœux des lycéens pour l’enseignement supérieur, a introduit des obligations au-delà de la détention du simple baccalauréat. Leur statut est donc assez inédit et on ressent cette difficulté à s’adapter à leur réalité. Ils ont toutefois été divisés en deux groupes, selon leur niveau, permettant donc de revenir au savoir-faire de toute institution : classer, répartir. Cela a d’ailleurs posé quelques difficultés lors de la « séance » inaugurale. Alors que le premier groupe avait cours en matinée au Campus Sud, le second devait nous rejoindre sur le site Cathédrale, à plusieurs kilomètres de là, en plein centre de la ville. Sauf que l’information étant mal passée, ce second groupe est arrivé très en retard, montrant avec insistance les écrans des téléphones mobiles affichant l’erreur de planning. Nous découvrons alors l’absence d’unité de lieu pour les FLE. Ce sont eux qui se déplacent au gré des disponibilités des enseignant.e.s et, en cet après-midi, nous croisons à nouveau le groupe numéro un que nous avions rencontré au Sud deux heures plus tôt. Deux heures plus tôt et pour deux heures seulement. On perçoit ici tout le poids des cadrages temporels : au bout de ce laps de temps, bien court pour nous, des mouvements commencèrent à se faire sentir. Ce n’était pas leur motivation à « faire du rab » qui était en cause ; ils sont motivés et demandeurs. Mais dans un emploi du temps il suffit de suivre la grille de leur journée d’étude pour comprendre qu’elle était loin d’être terminée. La présentation du collectif étant faite, fallait-il proposer la réciproque ? On peut deviner, dans l’expression de certains visages, ce que l’arrachement à un passé, spécialement douloureux, porte de doublement pénible : la douleur des motifs qui ont amené au départ et la peine d’avoir dû néanmoins partir contre son gré. Finalement, ces éléments de biographie viendront en leur temps, peut-être, pour certaines et certains, quand elles et ils le jugeront utile.


Pour commencer la session, Alex Jordan et Marie-Claude Quignon ont opté pour le dessin. Ce n’est pas, ici, la qualité graphique qui est visée, mais bien l’expression des affects via quelques traits de feutre. Qu’il soit nécessaire d’utiliser aussi des mots (dessinés ou parlés) pour voir ce qui a été représenté ne constitue pas un frein, bien au contraire. Très vite, l’outil s’est retrouvé investi, les feuilles blanches en format A3 commençant à revenir selon un rythme allant crescendo. À une exception près, d’un homme ne souhaitant pas s’exprimer par ce moyen, mais qui s’est révélé très loquace en tête à tête.

Nous nous limiterons ici aux dessins de la première « consigne », qui ont fait l’objet d’une exposition sur les murs de la salle, les auteur.e.s étant invité.e.s à les expliquer, commenter. Ce sont ces représentations qui ouvrent un maximum de perspectives, parce que justement elles ont été contraintes à minima.

La première « consigne » n’en était pas véritablement une, puisqu’il s’agissait de se servir du format de papier blanc avec une contrainte minimaliste : « Exprimez ce que vous souhaitez par rapport à votre situation ». La seconde se rapportait, pour celles et ceux qui le désiraient, à la réalisation d’un autoportrait, mais sans nécessairement rechercher le réalisme. Nous expliquions alors que tout symbole pouvait représenter une personne, même une feuille de papier découpée en suivant les contours de la tête, ces contours seuls pouvant être griffonnés, le centre restant vide, mais dans lequel on pourrait justement… passer la tête ou autre chose.

« Ma vie en France » pourrait s’interpréter comme le fait d’un véhicule en panne, poussé par un de ces exilés cherchant à avancer. Mais son auteur s’explique différemment sur son dessin. Il est lui-même l’auto, qui semble effectivement à l’arrêt, la providence (en quelque-sorte) tentant de la remettre en marche. Ce thème de l’interruption et de la lenteur se retrouve en effet dans plusieurs figurations, comme ci-dessous :

Ici, ce sont les deux animaux broutant sur le pas de la porte qui interpellent. Il s’agit en fait de tortues, cet ordre de reptiles servant souvent de symbole pour imager l’art de prendre son temps. C’est justement cette idée qu’a voulu développer l’auteure du dessin : le temps de l’administration…


Très proche du temps qui s’écoule dans la longueur, on trouve également le thème d’un espace qui s’étire pour illustrer la route... si longue. Le dessinateur de la carte ci-dessus, un réfugié syrien, explique qu’il s’agit là d’une représentation de sa mémoire. S’il est passé par de multiples lieux, ne subsistent en lui que ces bribes mnésiques, traces de passages plus que signes d’un Habiter véritable, resté pour lui précaire.

Tout d’abord donc un exil au Nord du pays pendant cinq ans, puis l’Europe Centrale pour deux fois une année et enfin la France avec Paris et Amiens. Les contours de l’Europe, comme de l’Hexagone, restent imprécis, à l’image de l’avenir, résumé par un point d’interrogation au bout de points de suspension. Temps suspendu en somme.

Les autres dessins tournent presque tous autour des raisons du départ, certains transpirent de désillusions...


Les participant.es des cours FLE ont entre 15 et 25. Leur participation dépend de leurs autres obligations. Pour elles et eux en effet, ni bourse, ni statut étudiant, mais très souvent des familles à assumer, les tracasseries administratives à gérer, des activités professionnelles à mener. Lors de la deuxième séance, on commence à dessiner le contour de sa propre main, pour ensuite l’enrichir de lettres, de mots et d’autres éléments graphiques, coloriés ou peints. Cet exercice peut paraître puéril à première vue, mais le groupe s’y investit avec attention. Un échange intéressant s’engage sur les significations dans lesquelles nos mains sont engagées. La main est l’une des parties de nos corps qui se trouve des plus mobilisées pour saluer, donc reconnaître l’Autre, soit un enjeu immédiatement perceptible. Elle peut tout aussi bien exprimer la solidarité, donner un « coup de main » que « donner » la fessée. Là, souvent elle se referme pour devenir le poing violent. Le sociologue Pierre Bourdieu parle de la main gauche et de la main droite de l’État. En un mot, cet organe est bien un porteur privilégié de signes, analysables par la sémiologie et la sémiotique. Michel-Ange l’avait bien compris avec son doigt de D(d)ieu qui orne le plafond de la chapelle Sixtine au Vatican : doigt créateur du démiurge. Mais en bougeant les doigts peuvent aussi dire bonjour, A D(d)ieu, va-t-en (!), reviens... Les mains de la reine d’Angleterre ou du pape sont devenues des archétypes que l’on reproduit à l’envie, y compris par moquerie, sans parler du « doigt d’honneur ».


Après la première séance avec les autoportraits, nous avons utilisé les yeux des portraits dessinés par les participant.e.s pour les accrocher dans la salle de travail du campus en une sorte de galerie de « leurs regards ». À partir de cette galerie, les étudiant.e.s étaient invités à retenir une paire d’yeux (celle de leur propre autoportrait ou une autre), afin de réaliser le même travail que celui opéré avec la main, à savoir en faire un support d’expression à partir des recueils de lettres, de mots et de journaux mis à leur disposition.


Des yeux fermés peuvent exprimer le sommeil, mais également le refus de voir. Ici, les deux possibilités sont réunies sans que l’on sache si l’endormissement est un oubli d’elle-même, de la part de la justice, ou une volonté délibérée de fermer les yeux devant ses propres manquements. Celui qui s’est focalisé sur cette image entretient un rapport étroit avec cette institution : il n’est autre qu’avocat, réfugié de Syrie.

Pour finir, un bon exemple de ces capacités à voir au-delà de ce qui est représenté est donné par un Soudanais : Il a retenu le dessin le plus éloigné de la forme habituelle donnée aux yeux. Il y a vu une tache d’hydrocarbures vers laquelle convergent les pas d’un individu. Cela nous embarque dans le thème des menaces environnementales, très éloignées, a priori, des priorités de ces migrante.s. Mais c’est précisément ce qui en fait tout l’intérêt : les migrations de demain seront très largement liées à l’inhabitalité de nombreuses régions du monde.


Pour la séance suivante, la proposition est partie d’un ensemble de termes qui renvoient tous au parcours : chemin, cheminement, déplacement… Marie Claude Quignon et moi-même (Christophe Baticle) avons rapporté des plans de la ville, dans la mesure où une première manière de décliner ce thème pourrait être le quotidien : se mouvoir dans l’urbanité amiénoise pour répondre à des obligations, des nécessités voire des désirs. De là, ce sont des logiques d’action qui sont attendues. À quelles formes de spatialisation la vie de migrant est-elle soumise ? Comment le déplacement devient le révélateur de manières d’être et de faire ? En quoi les endroits fréquentés expriment une forme de statut spatial ? Des questions qui permettent d’entrer dans le vécu par la concrétude de l’ordinaire. Une variante de cette première possibilité en proposait en quelque-sorte le contrepied : plutôt que le quotidien, un évènement exceptionnel, marquant, qui prendrait aussi la mobilité pour tangente. On peut imaginer l’arrivée dans la ville ou un parcours qui se serait révélé déterminant pour la suite. D’une certaine manière, la méthode adoptée consiste bien à creuser dans le sens d’une géographicité de la mémoire, voire des émotions. Cette approche nous amène à une troisième manière de s’emparer du thème, qui permet d’y voir une invitation plus large : un parcours de vie.


Pour l’auteur de la représentation graphique de la page ci-contre, l’échelle symbolise la construction de soi en tant qu’individu, ici jusqu’à la réalisation professionnelle : devenir dentiste, à 25 ans. On remarquera que le dessin commence au centre de la feuille, plutôt dans sa partie basse, pour s’orienter dans un premier temps vers le haut et la droite. Cette pente ascendante va s’accentuer entre la deuxième étape et la troisième : la fondation familiale, à laquelle on accède, ici encore, par une échelle. Avec le recul, il apparaît au dessinateur que ce moment constituait un firmament, matérialisé par le soleil : « comme les plantes qui poussent vers la lumière » ajoute-t-il. Nous sommes au sommet de la feuille, avant de redescendre du fait de la guerre. Il s’agit ici de la guerre civile, symbolisée par un serpent (« parce que l’idéologie, c’est un poison ») et le poignard. Concernant ce dernier élément, l’auteur cite Saladin : « Ça a commencé à cette période déjà ». Puis vient la figure du labyrinthe dans lequel on cherche sa direction, avant de décider du départ. L’arrivée en France correspond à une forme de stabilisation, suivie d’un chemin incertain, mais investi d’espérance au travers d’une fleur qui a repoussé. Notre interlocuteur s’explique : « une renaissance ». C’est surtout son expérience qu’il dit vouloir partager, parce qu’il estime avoir vécu des évènements qui lui ont permis d’accéder à un certain recul. Ainsi, la guerre civile concerne la confrontation entre Sunnites et Chiites. Bien que l’Irak nous ait souvent été présenté, en France, comme un rempart sunnite au chiisme, notamment pendant la guerre Iran/Irak (1980-1988), le grand chiisme de l’Islam est plus complexe qu’il n’y paraît. En effet, les Chiites y sont très largement majoritaires, mais là où l’analyse proposée par notre dessinateur est intéressante, c’est qu’il perçoit un « facteur social » derrière cette division. Les Chiites reprochent ainsi et surtout aux Sunnites de détenir le pouvoir, mais pour lui c’est une illusion : « Sous Hussein tous les irakiens étaient victimes, Chiites et Sunnites ». Il a, pour illustrer son propos, une anecdote terrible : après avoir travaillé pendant dix années en déplacement dans tout le pays, il s’est retrouvé praticien dentiste dans le quartier chiite de Bagdad.

Un jour, il aperçoit dans la rue une mère chiite en pleurs, se lamentant de la mort de son fils, victime de la guerre. Quelques jours plus tard, la même scène se reproduit, mais cette fois avec une mère sunnite. Il en tire la conclusion que la véritable opposition ne se situe pas à ce niveau et que la violence peut émerger de pars et d’autres, parce qu’elle s’autogénère en spirales destructrices. Ce regard, il le relie à son métier, qui oblige à observer avec attention afin de réaliser un diagnostic juste et précis. Les détails attirent ainsi son intérêt. Il n’hésite pas à citer le sociologue et psychanalyste marxo-freudien Érich Fromm (1900-1980) quant à ses travaux sur le mal. Afin d’en sortir, il prône le partage dans la pratique artistique, s’exerçant lui-même à la peinture.

Repartir dans la vie en substance, après être parti de son pays.


Diplômée d’un Bac + 4 en éducation dans son pays, une jeune femme syrienne a commencé à travailler en milieu rural pendant deux années, avant d’être affectée dans une ville. Ce nouveau poste sera de courte durée. Elle part pour la France en mars 2011, où se trouve son mari depuis deux ans déjà. Le paradoxe, c’est peut-être qu’elle est identifiée aux réfugiés de la guerre civile qui sévit dans son pays, alors qu’elle est arrivée ici pour réaliser un projet personnel. Ça ne signifie en rien que la guerre ne l’ait pas rattrapée. Il ne lui est en effet plus possible de retourner en Syrie, où elle a laissé ses proches. On mesure alors ce que représente l’expatriation. Malgré que ses trois enfants soient nés en France, malgré son diplôme d’institutrice, un époux avocat en Syrie qui a réussi à décrocher un Master de droit des affaires en France, il lui faut tout recommencer. D’abord perfectionner son français pour tenter un Master en sciences de l’éducation, puis disposer d’un emploi et espérer réunir sa famille. Pour se donner les moyens de ses ambitions, elle a tout d’abord œuvré dans le bénévolat : l’informatique et la traduction. Dans un second temps, elle a réalisé plusieurs découvertes des métiers. Elle souhaiterait travailler dans l’animation sociale, voire l’assistance sociale, mais pour le moment elle enchaîne les stages. On comprend que, pour elle, l’élévation passe par la formation.

En cela, on perçoit des points communs entre détenteurs d’un capital culturel, ici comme ailleurs. L’échelle, l’escalier... s’élever.


Pour certains de ces étudiant.e.s d’un genre particulier, l’exercice se transforme en questionnement philosophique.

C’est le cas avec un jeune soudanais, ingénieur biomédical dans son pays, qui se démarque par la qualité de son français, après seulement une année passée en France. Il s’agit également d’un chemin de vie, mais où les couleurs jouent un rôle particulier. Certaines voies, explique Amine, peuvent être des impasses, quand d’autres pourraient se révéler des opportunités après être apparues dans un premier temps comme voies sans issue positive. Pour lui, la guerre est intervenue après l’obtention du diplôme, mais elle continue à peser lourdement sur un vécu incertain, dans lequel se pose la question du travail. En conclusion provisoire, il semble bien que la pertinence du dessin comme langage remplissant la fonction illocutoire se trouve ici confirmée. Peut-être davantage que la photographie, cette approche permet en effet de laisser une place spécialement importante à l’imaginaire. La contrainte s’y trouvant minimisée, la liberté d’expression semble s’y déployer dans toute sa faculté à dire le vécu autant que les attentes, et ce par delà la simplicité apparente du message. De la sorte, l’escalier comme l’échelle disent les étapes, mais également et surtout le désir d’élévation, la boucle quant à elle les retournements dans le cycle d’une vie.

Dessiner c’est ainsi... penser. Dire revient parfois à faire expliquait le philosophe anglais John L. Austin. Ici, faire devient dire, parfois l’indicible... justement.


Je suis ici

Après avoir travaillé avec des élèves exilés du Lycée professionnel de l’Acheuléen d’Amiens, le collectif La Forge* est intervenu dans le cadre du Programme d’Accueil et de Formation en FLE - Français Langue Étrangère - à destination des réfugiés et demandeurs d’asile, programme de la Direction des Relations Internationales et à sa suite, de la Maison des Langues de l’Université de Picardie Jules-Verne. Ces étudiant·e·s, de tous âges, de toutes formations, viennent d’Afghanistan, Albanie, Équateur, Éthiopie, Géorgie, Irak, Iran, Niger, Nigéria, Palestine, Somalie, Soudan, Syrie, Turquie. Débutant·e·s ou avancé·e·s dans la connaissance du français, ces personnes s’expriment ici, lors d’ateliers de 2 niveaux de connaissance du français (A1 et B2) : • Des images mêlées aux mots et Une journée ordinaire, avec Marie Claude Quignon, plasticienne, Alex Jordan, graphiste et Christophe Baticle, socio-anthropologue, en mai-juin 2019 ; • Un atelier de pratique théâtrale, puis Des conversations en table-ronde avec Denis Lachaud, écrivain, metteur en scène, comédien, de novembre à février 2020 ; • Récits dessinés avec Valérie Debure et Joséphine Herbelin, graphistes, découpages d’une vie à une autre, en octobre, et, en mars 2020, bande dessinée. Puis le confinement dû à la Covid 19 sonne l’arrêt définitif de ce travail. * La Forge (www.laforge.org) est un collectif d’artistes et de scientifiques uni.e.s pour produire des regards partagés, croisés, pour tenter de faire entendre celles et ceux qui sont tu·e·s. Leurs créations sont issues de ce qui advient après un temps long d’échanges répétés. Depuis 2010, La Forge explore la notion d’« Habiter » : • un bord de fleuve, la Somme, Nous sommes ici, puis, • un bord de ville, Amiens-Nord, Hors la République ?, éd. Dumerchez, • Un bord de monde, éd. Helvétius, • en Territoire Nord-Picardie, « Habiter la nature », en cours.

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