AR30 magazine voyageur

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www.ar-mag.fr Numéro 30 — Hiver 2015-16

un regard libre sur le voyage : reportages / Culture / photo / bons plans / cuisine / tendances P.38 P.46

RAJASTHAN toronto – Vancouver le JAISALMER, « canadien » LA CITÉ un train D'OR d’enfer entretien

P.54

Fogo / terre-neuve l’hôtel du bout du monde P.66

nunavik petites escapades inuites

portfolio

Visages de paix terres de sérénité

CANADA

— numéro spécial — de l’atlantique au pacifique du saint-laurent au grand nord traversée des grands espaces

Matthieu ricard Le moine photographe


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carnet — Entretien

Le moine photographe Matthieu Ricard Matthieu Ricard ne peut jamais demeurer loin de l’Himalaya très longtemps. Il va par les forêts, il va par les montagnes, il va par les monastères. Si le moine marche les yeux fixés sur ses pensées, méditation oblige, le photographe reste à l’affût des instants magiques. Quelques-uns trouvent leur place dans son dernier livre, Visages de paix, terres de sérénité. Om shanti om !

Propos recueillis par

michel fonovich Photos

Thomas Chéné

Hiver 2015-16 / n°30


Entretien — carnet

Le Tibet est-il votre terrain de chasse favori pour la photo ?

Au Tibet, il y a toujours des scènes extraordinaires. Certes, en présence d’un grand maître, on n’a pas forcément envie de sortir l’appareil, on préférerait profiter du moment présent, mais en même temps c’est faire un cadeau immense aux personnes qui ne vivent pas dans son intimité. À l’époque, tous me disaient « Oh là là, tu es encore à prendre des photos », et maintenant ils me demandent des photos de ces maîtres disparus. Il y a aussi des moments où on a conduit toute la journée, on doit passer un col en voiture à 5 000 mètres, la nuit tombe ; on est fatigués, je n’ai qu’une envie, passer le col avant qu’on soit dans le noir, puis je dis « Arrêtez ! », car j’ai vu un éclairage fantastique avec des rochers roses, une montagne derrière. « Oh ! Mais t’as déjà fait cette photo mille fois ! » Je réponds : « Donnez-moi quatre minutes et surtout ne dites rien pendant quatre minutes. » Vous baladez-vous toujours avec votre appareil photo ?

Je le quitte parfois totalement, mais il y a des endroits où il n’est jamais très loin, dans mon ermitage par exemple, où j’ai conçu un livre de photos qui s’appelle Un voyage immobile. Je photographiais une fois tous les huit ou dix jours, parce que ça ne sert à rien de photographier n’importe quoi, il faut qu’il y ait un moment magique ; et, ce moment magique, il dure quoi, trois minutes ? Je suis donc resté assis un an sur mon derrière pour attendre la lumière, mais je n’attendais rien parce que j’étais simplement là. Ainsi, au bout d’un an, j’ai eu quatre-vingts images qui sont quatre-vingts moments magiques. À quoi ressemble votre ermitage au Népal ?

Il fait 2,80 mètres sur 3. Il y a une baie vitrée qui couvre à peu près toute la taille du mur, ce qui fait que je sais exactement ce qui se passe dehors dans le paysage. Le soir, quand j’éteins la lumière, j’ai l’impression d’être dans un vaisseau spatial parce que je vois toutes les constellations. Combien de temps pouvez-vous y rester ?

J’ai passé environ cinq ans en retraite solitaire dans différents ermitages. Ce n’est pas assez, mais enfin c’est un bon début.

Durant ces retraites, je pratique la méditation environ huit heures par jour. Méditer, cela consiste-t-il à faire le vide dans son esprit ?

Méditer, ce n’est certainement pas faire le vide et attendre que ça arrive. Comment voulez-vous arrêter les pensées quand elles sont déjà là ? Il faudrait faire un retour en arrière ! C’est impossible. Le mot tibétain qu’on a traduit en français par « méditation » veut dire « se familiariser », le mot sanskrit veut dire « cultiver ». Ça n’a rien à voir avec le fait de se relaxer dans un sauna ! Il s’agit de cultiver les qualités que nous possédons en nous qui restent trop souvent négligées, comme l’attention et l’amour altruiste.

Quand je suis tombé malade, dans un hôpital à Delhi on m’a demandé : « Are you sick ? » J’ai répondu : « No, I am French. » Comment se pratique la « méditation bienveillante » ?

En répétant. Pour commencer, vous pensez à quelqu’un que vous aimez bien, – parce que c’est toujours plus facile –, avec une totale bienveillance en votre esprit pendant dix secondes, et vous n’arrêtez pas au bout de dix secondes. Vous continuez dix minutes, vous faites ça tous les jours, vingt minutes, et puis au bout d’un mois qu’est-ce qui se passe ? Vous étendez votre bienveillance à d’autres personnes qui vous sont a priori étrangères. Vous pensez même à des cas difficiles. Vous étendez votre bienveillance à ceuxlà aussi. En cultivant, vous changez. Y a-t-il un lieu sur terre où vous aimeriez aller méditer ?

J’aime les lieux à la fois beaux et vastes. Les forêts près de Vancouver sont mer-

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veilleuses, cependant la dimension spirituelle fait défaut. Ce n’est pas le cas en Himalaya et pas seulement parce que les montagnes font bzzz avec des vibrations, mais parce que chaque lieu a souvent une histoire. Je suis allé dans des endroits extraordinaires : sur une île au milieu du lac Kokonor au Tibet, je suis resté dans une grotte où un grand ermite au xixe siècle avait passé des années. J’y ai traduit son autobiographie du tibétain en français. De tels endroits favorisent l’inspiration. Moi, je me sens vraiment bien dans l’Himalaya. Si j’avais à choisir un ermitage, c’est évidemment là que j’irais. Et j’y vais, d’ailleurs ! Vous rappelez-vous votre premier voyage en solo ?

Je suis parti en Inde tout seul à l’âge de 20 ans, en 1967. J’ai fait de l’auto-stop jusqu’à Munich pour trouver un charter. C’était la guerre des Six-Jours, j’ai donc changé d’avion puisque j’avais pris celui de la Syrian Arab Airlines. À Delhi, j’ai pris un train. Il fallait trois jours et trois nuits pour aller à Darjeeling, où j’ai rencontré des maîtres spirituels. J’avais une barbe et les cheveux longs. Quand je suis tombé malade, à la fin du voyage, dans un hôpital on m’a demandé : « Are you sick ? » J’ai répondu : « No, I am French. » J’ai pensé qu’on me prenait pour un Sikh et mon anglais n’était pas terrible. En fait je voyage très souvent seul, mais ce n’est pas que je sois misanthrope, hein ! Un petit mot sur le Bhoutan, où les touristes viennent de plus en plus nombreux. Pensez-vous que ça pourrait nuire à ce pays, qui s’applique à ne pas suivre la même route que les autres ?

J’ai vécu dix ans au Bhoutan. Je crois que de grosses erreurs ont été commises, mais l’environnement reste très bien préservé. Le pays absorbe plus de carbone qu’il n’en émet. Il y avait quelques vallées où on utilisait des engrais et des pesticides : supprimés ! Des zones marécageuses ont été remises en état quand on a réalisé que ce n’était pas bon de les assécher. Dans une vallée où des grues de Sibérie viennent hiverner, on a refusé d’installer des poteaux électriques pour ne pas les déranger. Tout marche au solaire. On est passé du Moyen Âge au meilleur de la technologie écologique. Et puis le gouvernement n°30 / Hiver 2015-16


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carnet — Shopping

L’ART de passer l’hiver à la canadienne

Raquettes faites main — Faber & Cie / Canada

Après avoir abattu et dépecé un gentil caribou, tannez la peau et découpez-la en babiches, autrement dit en lanières. Dans la forêt, coupez une branche de bouleau, façonnez-la, cintrez-la afin de lui donner la forme en poisson requise. Avec les babiches, fabriquez un tamis qui formera la semelle de votre raquette traditionnelle. Répétez l’opération si vous n’êtes pas unijambiste. Une alternative : allez chez Faber & Cie, ils font ça très bien depuis 1870. www.fabersnowshoes.com

À bout de moufle — Salewa / Italie

Elle n’est pas près de s’éteindre, la querelle entre les tenants de la moufle et les adeptes du gant. Elle nous rappelle celles qui opposent les inconditionnels du slip et ceux du caleçon, du ski et du surf, du sac à dos et de la valise à roulettes, du rasoir électrique et du rasoir mécanique, de la fourchette et des baguettes. Au Nunavik, optez quand même pour la moufle, réputée plus chaude, et tant pis si vous ne pouvez pas faire un doigt à l’ours polaire. www.salewa.com

Les oreilles au chaud — Canada Goose / Canada

C’est l’hiver en Gaspésie. Comme on dit par ici, on se pèle les miches. On voudrait rester bien au chaud devant un feu de cheminée, mais il faut aller jusqu’au fond des bois pour chasser l’orignal. L’affût risque d’être long. Une casquette bien fourrée est indispensable, rouge de préférence pour ne pas induire en erreur un autre chasseur d’orignal qui serait bien resté lui aussi devant un feu. www.canadagoose.com Hiver 2015-16 / n°30


Le Guide du queutard — carnet

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Jeux de langues — Québec Les Québécois ont beau être francophones, ils n’utilisent pas forcément les mêmes mots que nous pour le sexe. Par exemple, si une fille est « écœurante » et « aime les gosses », cela signifie qu’elle fait de l’effet et apprécie les testicules. Voici quelques repères pour éviter les quiproquos.

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Illustration : © Vivian Jolivet

n sait que le parler de nos cousins québécois s’écarte parfois du français hexagonal. Quand il s’agit de sexe, cela peut entraîner des malentendus. L’un des mots les plus ambigus est gosse. Au Québec, ce terme ne représente pas les enfants… mais les testicules ou, disons-le carrément, les couilles. Mesdames, il vaut mieux éviter de dire à un homme « j’aimerais que tu me présentes tes gosses », cela pourrait être mal interprété. Si les testicules sont baptisés « gosses », ce n’est pas parce qu’ils servent à les fabriquer, mais plutôt à cause de leur forme, qui rappelle celle des gousses (d’ailleurs, la bite se dit « graine », on reste dans le registre végétal). « Cela crée des histoires drôles, comme celle du contorsionniste français qui embrasse ses deux gosses avant de partir au travail », nous apprend Jean-Charles, un ami québécois. Je gosse, tu gosses… Le mot peut aussi se conjuguer. On utilise « gosser », un peu comme on dirait « se branler », non pas au sens masturbatoire, mais plutôt pour « glander », ou « manipuler quelque chose sans grand résultat ». « T’as fini de gosser sur une porte ? » dirat-on à celui qui tente vainement de l’ouvrir. En revanche, le mot gosses n’est pas utilisé pour désigner les enfants, qui sont des « p’tits culs », l’équivalent de « mômes ». Un homme pourrait dire à une jeune femme « j’aimerais jouer avec ton p’tit cul » tout en se défendant d’intentions déplacées, car il veut simplement faire une partie de foot avec son enfant.

Antonio Fischetti

Journaliste scientifiquement porté sur le sexe. Dernier livre paru, Questions idiotes et pertinentes sur le genre humain (Albin Michel).

Si une fille dit que « la tante Sophie est en ville », ce n’est pas qu’elle reçoit une parente, mais qu’elle est indisposée. Foufounes et autres pitounes Un autre mot qui vaut le détour est foufoune. On trouve à Montréal un haut lieu de la culture underground nommé « Les foufounes électriques ». Ça fait bien marrer les Français, cependant le terme ne désigne pas ce que vous pensez, mais les fesses. Quant au sexe féminin, il n’est ici pas une chatte, mais une « plotte », c’està-dire une boule de laine, ou encore une

« noune ». Avant d’employer ce genre de mots, il est toutefois recommandé de faire d’abord connaissance. L’un des moyens, au Québec comme partout ailleurs, c’est la drague. Au Québec, on dit « cruiser ». Ce mot est emprunté à l’anglais to cruise qui signifie « faire une croisière » ou « rouler tranquillement en voiture ». En effet, le mode de drague a longtemps consisté à sillonner lentement les rues des centres-villes au volant et la musique à fond. Vous risquez alors de tomber sur une fille un peu vulgaire et trop maquillée : c’est alors une « pitoune », du mot qui désigne aussi un bille de bois. Terme péjoratif, dont un équivalent serait « pétasse ». Il se pourrait qu’il provienne d’une déformation de l’expression happy town, qui désignait la ville où les bûcherons allaient prendre du bon temps durant leurs congés. Écœurant ! Bûcheron ou pas, quelques notions de vocabulaire ne sont pas inutiles. Si une fille vous dit que « la tante Sophie est en ville », ce n’est pas qu’elle reçoit une parente, mais qu’elle est indisposée. Si quelqu’un vous qualifie d’« écœurant(e) », c’est qu’il vous trouve canon, au sens où vous lui faites « sortir le cœur », ce qui est le meilleur des compliments… Il y a encore beaucoup d’expressions québécoises, mais le mieux est de les découvrir sur place. Car, si les quiproquos peuvent être gênants, ils peuvent aussi déclencher des sourires, ce qui est le meilleur moyen de franchir les barrières, linguistiques et plus si affinités. n°30 / Hiver 2015-16


Photo : © Philippe Cap


partir Le « Canadien » : Un train d’enfer Île de Fogo : L’hôtel du bout du monde Nunavik : Petites escapades inuites N°30 Hiver 2015-16



pêcher sous la glace Québec / Fjord du Saguenay

À 200 km au nord de la ville de Québec, la baie des Ha ! Ha !, située sur le fjord du Saguenay, devient chaque hiver le plus important lieu de pêche sur glace de la Belle Province. Pas de quoi s’esclaffer en dépit de ce nom à coucher dehors, mais de quoi être surpris en voyant pousser à la surface gelée des eaux des villages éphémères.

Texte et photos

Sandrine de Pas



LE « CANADIEN », UN TRAIN D’ENFER De Toronto à Vancouver Peut-être vaudrait-il mieux parler d’un train de sénateur, tant ce tortillard légendaire qui traverse tout le Canada, depuis la région des Grands Lacs jusqu’au Pacifique, prend son temps pour rejoindre l’océan. Une croisière ferroviaire au long cours dépaysante malgré son entêtement à ne pas sortir des rails.

Texte et photos

Christophe Migeon


L’hôtel du bout du monde Île de Fogo / Terre-Neuve Il y a peu de chances de s’arrêter à Terre-Neuve par hasard. Encore moins de chances de s’arrêter à Fogo, une petite île juste au nord. Certains vont jusque dans ce bout du monde pour loger dans un hôtel de luxe planté face à la mer. Cela resterait un peu vain si l’hôtel en question n’était pas au centre d’un projet communautaire de développement économique et si Fogo n’offrait pas des paysages maritimes éblouissants où se glissent à l’occasion des icebergs.

Texte

Albert Zadar Photos

Philippe Cap



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partir — Fogo / Terre-Neuve

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jettent leur ancre sans façon à quelques encablures des villages et, même s’ils ont fait un long voyage aux vertus amaigrissantes, ils demeurent plus imposants que les maisons blanches des pêcheurs. On peut aussi aller les taquiner à bord d’un bateau en veillant à garder ses distances. Une paroi, en s’effondrant, aurait vite fait de former une vague capable de provoquer un chavirement. La baignade est à vos risques et périls. Chez Roy Reste qu’on ne verra jamais de plus près un iceberg que dans un verre, c’est Roy Dwyer qui vous le dit. Au sein de sa maison, à Tilting, il garde au frais dans un congélateur des débris de glacier qu’il a ramassés en pleine mer comme on cueille des champignons par chez nous. La routine qui permet à tout un chacun sur l’île de mettre dans son gin-tonic des glaçons affichant parfois jusqu’à 15 000 ans au compteur. Dans la cuisine, un poster accroché à un mur affiche cette sentence définitive : « Un vieux pêcheur vit ici avec la plus belle prise de sa vie. » Tiens, voilà justement son épouse qui apporte un cake Hiver 2015-16 / n°30

de sa fabrication aux raisins et à la mélasse, un truc qui fournit au corps l’apport calorique idéal avant de s’aventurer dans le froid. Roy a laissé de côté la pêche pour se consacrer à l’écriture : poésie et romans historiques dont le cadre est l’île. Il tâte aussi de l’enseignement. Pour se distraire, il écoute de la folk irlandaise, la musique de ses ancêtres, fondateurs du village de Tilting, et bien sûr il chasse comme tout homme ou presque qui se respecte à Fogo. Il a suspendu à l’extérieur de son garage

sède au minimum chez elle un établi, une caisse à outils et une tronçonneuse reçue sans doute le jour de ses 12 ans. En cas de malencontreux accident de travail, il est possible de faire appel à trois médecins. Deux viennent de Libye, un du Nigeria. De là à penser que les autochtones sont enclins à aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs en dépit des initiatives de Zita Cobb… Les femmes moins versées dans le maniement du tournevis et du marteau peuvent, si ça leur chante, s’adonner

« Observer les icebergs à Fogo est une activité aussi commune que de prendre une gondole à Venise ou manger une saucisse à Francfort. » plusieurs trophées de caribous. Sur la casquette qu’il ne quitte que pour mettre un bonnet, il est écrit : « La vie c’est un jeu, la chasse c’est sérieux. » Sans la chasse le temps pourrait en effet sembler long sur cette terre austère et dépeuplée. Le bricolage permet également d’occuper quelques soirées et week-ends. Toute personne pos-

à la confection de ces quilts évoqués plus haut, qui servaient de couvertures jusque dans les années 1960-1970. On les disposait en plusieurs couches sur le lit, car les habitants, en l’absence d’électricité, ne devaient compter que sur leur cheminée pour se chauffer. Comme ils n’accordaient à celle-ci qu’une confiance très relative –


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Un pauvre iceberg solitaire Sur l’île de Wadham’s Harbour, archipel des Petites Îles de Fogo Petit caribou deviendra grand Roy Dwyer, écrivain, poète, enseignant…



PETITES ESCAPADES INUITES Nunavik / Québec Chacun porte en soi quelques flocons de ce grand rêve blanc, le rêve du Grand Nord, distillé très tôt par la magie des livres d’enfants et des récits d’explorateurs. Pour goûter à la douce morsure du vent sur les joues et écouter le chuintement des raquettes sur la neige meringuée, direction le nord du Nunavik, l’ancien Nouveau-Québec, un territoire libéré des glaces il y a 8 000 ans à peine, toujours hanté par les ours et les loups.

Texte et photos

Christophe Migeon


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partir — Nunavik / Québec

clouté d’étoiles se met à rêver tout éveillé, se pare de voiles verdâtres et tremblotants, inonde l’horizon d’une cataracte hésitant entre le blanc et le rose, à la surprise de la forêt qui regarde, enivrée, éblouie. Illuminés de l’intérieur par les chiches éclairages d’appoint, les tipis en toile font comme de petites lanternes couleur cannelle sous le grand feu d’artifice de l’aurore boréale. Trophées maléfiques Pendant que la voûte céleste, manifestement sous acide, poursuit son délire, Lucas Etok, 62 ans, assis sur une glacière de la tente mess, fait revivre les esprits de la glace et de la forêt. Des histoires saupoudrées de légendes, épicées de rumeurs s’échappent dans le ronflement de la lampe à gaz. Il y a celle de cette grotte au nord de la baie d’Ungava, réputée pour être hantée par des esprits mangeurs de glace et de chair humaine. Alors qu’un homme part à la recherche d’un ami disparu en kayak devant la grotte, il ne retrouve que sa tête échouée sur la grève. La tête ouvre les yeux et se met à parler, l’adjurant de partir au plus vite avant d’être dévoré par les fantômes du lieu. Lucas affirme que l’anecHiver 2015-16 / n°30

dote est véridique et, entre deux cuisses de lagopède, enchaîne avec les esprits malins de la rivière Koroc, capables de surgir et de disparaître à volonté. « L’un d’eux pourrait même être avec nous dans cette tente », s’empresse-t-il d’ajouter en se dégraissant le gosier d’une longue lampée de scotch. « Il y a quelques années de ça, alors que j’étais en train de chasser, j’ai trouvé non loin d’ici de superbes bois de caribou. Je n’en avais jamais vu d’aussi grands. Je les ai attachés sur mon traîneau à l’arrière de la motoneige. La nuit était déjà tombée. J’ai commencé à avancer quand tout à coup j’ai senti comme une force retenir le Ski-Doo, j’ai mis les gaz à fond jusqu’à sentir l’odeur de brûlé venant de la courroie de transmission. Rien à faire, j’étais coincé par quelque chose que je ne voyais pas. Je suis descendu et j’ai détaché les bois pour les déposer dans la neige. Tout de suite après, j’ai pu repartir sans aucun problème… Chaque fois que je raconte cette histoire, j’en ai la chair de poule ! » Tandis que les sapins somnolent et piquent du nez, l’aiguille en berne sous leur lourd manteau de neige, chacun regagne sa tente pour trouver refuge dans la plume du duvet. Une branche de bouleau casse sous la morsure du froid. Des bruissements mystérieux effleurent le

silence ouaté de la nuit. On remonte alors à fond la fermeture de son sac de couchage en priant les esprits d’aller se réchauffer ailleurs.

vous hésitez encore ? Allez-y si…

Vous voulez découvrir le Nord en compagnie de ceux qui y vivent, vous aimez déguster des bestioles originales, vous souhaitez pêcher l’omble et tirer le lagopède, faire des dérapages en Ski-Doo sur des rivières gelées, voir le soleil jouer les capricieux et refuser d’aller se coucher, faire du ski de rando là où personne n’a encore jamais laissé de traces…

Évitez si…

Vous n’envisagez pas deux minutes de remplacer votre bon vieux matelas à ressorts par un tapis odorant de branches de sapin semées sur la neige, les histoires d’esprits et de fantômes malfaisants vous glacent le sang (il ne fait déjà pas bien chaud…), vous n’aimez que les itinéraires bien balisés (ici on improvise beaucoup, c’est un terrain d’aventure).


Nunavik / Québec — partir

Nunavik / Pratique Le Nunavik

Ce territoire presque aussi grand que la France (507 000 km2) correspond à la région arctique du Québec, au-dessus du 55e parallèle. C’est une terre glacée bordée d’ouest en est par la baie et le détroit d’Hudson, la baie d’Ungava et la pointe septentrionale de la province de Terre-Neuve-et-Labrador. Depuis 1999, le Nunavik (12 000 habitants) dispose d’un gouvernement régional autochtone. www.nunavikparks.ca

Y aller

C’est bien le problème, car un voyage sous ces hautes latitudes reste fort onéreux : d’abord Paris-Montréal avec Air Canada par exemple, à partir de 450 € l’A/R, puis vol MontréalKuujjuaq avec First Air (vols quotidiens) autour de 1 750 € l’A/R et enfin vol Kuujjuaq-Kangiqsualujjuaq (pour environ 350 €) avec Air Inuit, qui assure les liaisons entre les communautés du Nunavik. www.aircanada.com

Quand y aller ?

La meilleure saison pour visiter le Nunavik dans de bonnes conditions hivernales (journées suffisamment longues, enneigement abondant, rivières gelées permettant le déplacement en motoneige, températures supportables [-15/-20 °C]…) reste mars-avril. En été, on préférera juillet-août.

À ne pas rater

Chacune des 14 communautés du Nunavik possède des infrastructures

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d’accueil, dont au moins un hôtel et un magasin général-épicerie. À Kangiqsualujjuaq : situé au milieu du village, le Coop-Hotel propose 12 chambres doubles à partir de 200 €. Pas de petit déjeuner ; en revanche, une cuisine est à la disposition des clients. Tél. : 1 (866) 336 2667 hotels@fcnq.ca À Kuujjuaq : l’auberge Kuujjuaq Inn dispose de 36 chambres à 170 € environ la nuit. Tél. : 1 (819) 964 2903 kuujjuaqinn@tamaani.ca

Avec qui partir

1 Aventures Inuit. L’agence basée à Montréal organise de nombreuses formules de séjour au Nunavik pour vivre et expérimenter le patrimoine naturel et culturel en compagnie de guides inuits. Activités d’été et d’hiver (suivi de hardes de caribous, observation d’ours blancs et d’aurores boréales, ski de fond…) Tél. : 1 (514) 457 3319 www.aventuresinuit.ca 2 Voyages FCNQ. Une autre agence qui organise des activités au Nunavik au départ de Montréal. Tél. : 1 800 463 7610 3 Des activités sont aussi proposées directement par le parc de Kuururjuaq. Tél. : 1 (819) 337-5454

En savoir plus

L’association Tourisme Autochtone Québec, chargée de la promotion du tourisme dans les communautés aborigènes du Québec. www.tourismeautochtone.com Le site officiel de l’Association touristique du Nunavik. www.nunavik-tourism.com

Kangiqsualujjuaq

Baie Hudson

Nunavik

Océan Atlantique

Terre-Neuveet-Labrador

Québec ONTARIO

n°30 / Hiver 2015-16


Photo : © Matthieu Ricard


durable Heureux : Sous le pôle exactement Québec : Un petit tour à vélo Portfolio : Paix et sérénité en Himalaya N°30 Hiver 2015-16


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portfolio — Matthieu Ricard

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Matthieu Ricard — portfolio

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