A/R Magazine voyageur

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l ia éc er sp hiv

g in s pp ge ho r t a  / S po es e ss  / R re res AdLiv

www.ar-mag.fr

venise

à vélo vers La sérénissime entretien

mathias énard le voyageur immobile

aller retour N°15 — Hiver 2012-13

oslo

la culture est dans le fjord

tchad

le sahara des origines

france

amicalement vosges

québec

répondez à l’appel de la forêt

LL 13134 -1513134 - 15F:- 5,90 e F: 5,90- RD € - RD


carnet / A/R magazine voyageur — 3

Directeur de la publication Michel Fonovich mfonovich@ar-mag.fr Rédactrice en chef Sandrine Mercier smercier@ar-mag.fr

l’édito Michel Fonovich

Directeur artistique Albéric d’Hardivilliers alberic@ar-mag.fr grand Reporter Christophe Migeon cmigeon@ar-mag.fr Stagiaire Mathilde Leleu Diffusion MLP Service des ventes (réservé aux professionnels) Vive la Presse 09 61 47 78 49 Publicité A/R publicité pub@ar-mag.fr Régie publicitaire M*I*N*T 125, rue du Faubourg Saint-Honoré 75008 Paris Fabrice Régy / Philippe Leroy / Lauréline Jouanneau 01 45 61 23 04 laureline@mint-regie.com Imprimeur Corelio Printing – Belgique

OUkilé l’orignal ? A/R magazine voyageur 1 rue du Plâtre — 75004 Paris 06 87 83 22 56 / www.ar-mag.fr Publication bimestrielle Prix de vente : 5,90 € Édité par les éditions du Plâtre SAS au capital de 10 000 € Siège social : 1 rue du plâtre — 75004 Paris R.C.S : 523 032 381 / ISSN : 2108-3347 CPPAP : 1015K90544 © A/R magazine voyageur La reproduction, même partielle, des articles et illustrations publiées dans ce magazine est interdite. Image de couverture : © John E. Marriott / Corbis

L’automne au Canada, il y a des signes qui ne trompent pas. Un écureuil qui emploie ses journées à faire provision de noisettes en sifflotant « Mon beau sapin » plutôt qu’à sautiller de branche en branche en se frisant les moustaches, ça cache quelque chose. Une taupe à queue velue qui creuse dans la précipitation sa galerie bien profond n’est pas seulement myope comme ma sœur, mais elle est inquiète. Un Québécois en bras de chemise qui débite une forêt à la tronçonneuse ne le fait pas dans le seul but de se détendre après avoir écouté Céline Dion, non, il se prépare comme l’écureuil, comme la taupe à queue velue à affronter un hiver rigoureux, un de ces hivers où l’on peut apercevoir dans la forêt si l’on est un peu trappeur, un peu chanceux, un orignal vautré jusqu’au poitrail dans la neige. Y a-t-il rien de plus beau, de plus émouvant que de voir ce gros animal à la lippe tristement protubérante, tout saupoudré de flocons ? Non et c’est pourquoi nous lui accordons l’honneur de la couverture. Bonne hibernation en compagnie d’A/R. On se retrouve en 2013. En attendant je vous souhaite de voir plein d’orignaux.

Retrouvez l’équipe d’A/R le mercredi 28 novembre à partir de 19h à l’Envol, l’unique bar québécois de Paris ! 30 rue Lacépède, Paris Ve. Métro Place Monge ou Cardinal Lemoine n°15 / Hiver 2012-13


4 — A/R magazine voyageur / carnet

au sommaire dans ce numéro

Abo en page 08

#15 — Hiver 2012

Regards Matthieu Paley

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Carnet L’entretien Mathias énard Actus Nos adresses Bric-à-brac Culture Livres / Cinéma / Archi  Zoom Oslo / La culture est dans le fjord

010 014 016 018 020 024

Partir Québec  La solitude du coureur des bois France Amicalement Vosges Venise Balade buissonnière Tchad Le Sahara des origines

028 040

Québec : Comme un coureur des bois (P.28) Hiver 2012-13 / n°15

074 076 080 082

Bazar Miam-miam Mexique Tourista Hollywood Le guide du queutard La revanche des blondes Carnettiste Biennale de Clermont-Ferrand Carte Postale ça baigne à Singapour

090 094 095 096 098

052 062

Contributeurs :

Durable Actus

Petites distances, grands plaisirs Promenades dans l’Histoire Parc National Pyrénées C’est quelqu’un  François Suchel Passage à l’acte Wild West Washington

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Julien Blanc-Gras / Margot Boutges / Laurent Delmas / Jean-Luc Eyguesier / Antonio Fischetti / Mathilde Leleu / Jean-François Mallet / Matthieu Paley / Matthieu Raffard / Camille Rustici / Lætitia Santos / Virginie Sueres / Stéphanie Thizy / Albert Zadar /

France : Amicalement Vosges (P.40)

Venise : Le chemin des écoliers (P.52)


10 — A/R magazine voyageur / carnet

l’entretien

mathias énard le voyageur tranquille Ailleurs, Mathias Enard est chez lui. L’homme pose ses bagages et s’imprègne de cultures qui ne sont pas les siennes. À l’occasion de la sortie de son roman, Rue des voleurs, l’écrivain et professeur revient sur son amour du Moyen-Orient, les vices du tourisme de masse, la jeunesse du Maghreb. Rencontre avec un voyageur qui a l’art de prendre son temps.

Entretien : michel fonovich Photo : matthieu raffard

Sur les quatrièmes de couverture de vos livres, il est souvent précisé : né à Niort. Qu’est-ce qui vous attache à cette ville ? C’est la ville où j’ai passé mon enfance jusqu’à ce que j’en parte à 18 ans. C’est une région où j’aime revenir parce qu’elle est un peu sauvage, elle ne se livre pas tout de suite, pas aux premiers abords. Ce n’est pas une des stars des régions françaises et pourtant il y a une grande beauté dans la diversité des paysages. On y retrouve un paysage plat, une certaine monotonie. Niort a fabriqué quelques voyageurs tout simplement parce que le grand vent qui souffle sur cette plaine prédispose à l’envol.

petit budget. J’aime voyager seul. On ne dépend de personne, d’aucune logistique.

de plus abstrait. J’ai toujours été un voyageur très lent. J’ai passé presque dix ans au Moyen-Orient sans trop bouger.

Proche-Orient et Moyen-Orient Dans votre dernier livre « Rue des voleurs », sont très présents dans vos livres. Lakhdar, un jeune marocain, quitte Comment sont-ils venus jusqu’à vous ? C’est moi qui suis allé vers eux en fait. Tanger et se retrouve étranger sans papiers Quand j’ai eu mon baccalauréat, je suis à Barcelone. Il raconte son histoire. allé à Paris pour étudier l’histoire de l’art. L’occasion de livrer une analyse Ensuite j’ai fait des études d’arabe et de pessimiste de son pays, du printemps persan sur les conseils de ma professeure arabe et de l’Europe. d’art de l’islam. Cela m’a passionné et j’ai C’est sûr que la situation économique et commencé presque tout de suite à voya- politique dans le monde arabe est très ger au Moyen-Orient, puis à y habiter. Je préoccupante. On ne sait pas ce qui va vis aujourd’hui à Barcelone, mais j’ai se passer et je pense qu’aujourd’hui l’occasion de parler arabe tous les jours. aucun journaliste ne se hasarderait à faire des pronostics pour l’avenir. Quant Cette langue fait partie de moi. Quel fut votre premier voyage en solo ? au sud de l’Europe, l’Espagne par exemple traverse une crise terrible. Le Un tour d’Iran en 1993. Basé à Téhéran, Vous qui parlez cinq langues différentes, pays est dans un état assez terrifiant avec j’en ai profité pour faire un tour du pays. pensez-vous qu’apprendre une langue C’est très facile de voyager là-bas car il y étrangère, c’est déjà une façon de voyager ? 25 % de chômage et des gens dans des a à peu près tous les moyens de transport. Pour moi, le voyage commence justement situations de plus en plus dramatiques. Il y a aussi cette tradition d’hôtels de der- par les langues, les livres, l’apprentissage Or il semble que les gouvernements – cennière catégorie que l’on appelle les « mai- en général. Le voyage n’est pas nécessai- tral et catalan – n’ont pas l’air d’avoir une sons de voyageurs ». Ce sont des pensions rement physique. Évidemment, il y a un solution. Tout ce qu’ils proposent, c’est très bas de gamme, simples qui permet- aspect très concret du fait que l’on se plus d’austérité, quitte à détruire comtent d’aller de ville en ville avec un très déplace, mais il y a aussi quelque chose plètement leur pays. Hiver 2012-13 / n°15


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Québec la solitude du coureur des bois

Au cœur de l’hiver, le citadin brûle de décrocher de la civilisation et d’aller renouer avec la grande forêt quand les branches des arbres craquent sous les assauts du froid et que des gouttes brillent sous les nez comme des étoiles. Ce rêve rafraîchissant prend corps dans les espaces givrés des Laurentides et de la Mauricie. Mais encore faut-il survivre à son stage de survie … Christophe Migeon — Textes & photos

j

e n’ai jamais eu de chance avec les hélicos. Ce n’est pas qu’ils se crashent quand je monte dedans, mais plutôt qu’ils ne viennent jamais au rendez-vous en raison d’évènements aussi variés qu’une mauvaise météo, une pénurie d’essence ou une diarrhée du pilote. Alors quand une épaisse couche de ouate grise s’est abattue sur la forêt pour mieux l’étrangler de son écharpe de brume, j’étais bien persuadé que mes « 2 jours de survie avec largage par hélicoptère en milieu forestier » allaient se transformer en 2 jours de parties de crapette au coin du poêle. Mais les Laurentides sont pleines de surprises. L’hélico a fini par émerger du brouillard et s’est posé. Chapeau le pilote. Même si le nom de sa compagnie, Héli-Tremblant, ne semblait pas être le fruit d’une étude marketing très poussée. Au terme d’un vol – très remuant en effet – d’une dizaine de minutes au milieu d’une soupe d’où n’émergeaient que les grumeaux de quelques têtes de sapins, le gros scarabée de métal nous a jeté le guide Alex et moi au sommet d’une petite montagne. Le bourdonnement s’est évanoui dans le coton du ciel et nous a laissés tous les deux, vaguement hébétés, plantés dans la neige jusqu’aux cuisses.

On est dans la merde

Nous étions seuls, seuls avec la forêt. Alex n’avait pas la tête de son CV : passage chez les paras, 5 ans d’infanterie, 5 ans de légion dont 3 en Guyane, saupoudrés de guillerettes missions en Bosnie, Côte d’Ivoire et autres rafraîchissants stages commandos. Il ne ressemblait ni à Jean-Claude Van Damme ni au Général Bigeard. Et ce n’était pas plus mal ainsi. Après moins de 100 m, il a repéré ce qui lui semblait être l’endroit idéal pour Hiver 2012-13 / n°15


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Vosges

amicalement

vosges Albéric d’Hardivilliers — Textes Matthieu Raffard — Photos

é

cartons tout de suite un malentendu : ce n’est pas parce que mon beau-frère est natif de Saint-Dié que je dirai du bien des Vosges. Avant son mariage avec ma sœur, il faut bien le dire, je ne connaissais de la région que deux choses : les fameux bonbons La Vosgienne (d’ailleurs fabriqués en Espagne) et une petite rivière tristement célèbre appelée la Vologne. Après son mariage, je n’en connaissais malheureusement pas beaucoup plus, tout juste savais-je qu’il vaut mieux éviter de prononcer « Gérardmère » en parlant de la « Perle des Vosges ». Mais travailler pour un magazine de voyage a certains avantages, au premier rang desquels, eh bien, les voyages, justement qui non seulement forment la jeunesse, mais permettent aussi parfois de combler certaines lacunes. J’ai donc appris, entre autres choses, le terme brocotte qui, en plus d’évoquer le petit lait qui se forme dans une casserole après la cuisson, désigne aussi une neige particulièrement lourde, ou encore celui de sagard pour parler d’un scieur. Je sais maintenant aussi situer sur une carte le petit village de Laveline-du-Houx et le col de la Schulcht et, à mon prochain passage dans la région, j’échapperai probablement au ridicule en évitant de prendre les ballons des Vosges pour de petits verres d’alcool. Bref, rien que l’essentiel.

Il m’est arrivé pendant ce voyage de parcourir La France de Raymond Depardon où, dans le texte d’introduction, je tombai sur ces quelques lignes : « Il m’a fallu du temps pour faire ces photographies, toujours curieux, préoccupé de ne pas passer à côté des choses simples, si simples que je risquais de ne plus les voir après des mois de route. » J’y ai beaucoup repensé car rien d’exotique ne vient ici arrêter l’œil : les montagnes n’ont rien de dramatique et trois guerres successives

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ont malheureusement détruit l’architecture locale. Et pourtant … pourtant. Après deux ou trois jours, il commence à se dégager des forêts et des hameaux un charme bien particulier, un charme très simple et très discret qui demande avant tout, pour être apprécié, de prendre son temps. À partir de là, j’ai commencé à regarder le paysage autrement, à aimer le brouillard blanc sur le Hohneck, la lumière claire et franche qui dans les clairières venait se déposer au pied des mélèzes, la sombre intimité du défilé de Straiture, l’humidité suintante sur les façades grises des maisons de Plainfaing et l’ordre réconfortant des tas de bois alignés contre les murs des fermes. J’ai aimé tout ça, et le froid, et la neige, et l’odeur de résine et la brume sur le petit Lac des Corbeaux et la manière aussi que l’on avait, avec une politesse simple, de m’inviter à entrer dans les cuisines pour prolonger une conversation entamée sur le bord de la route. Car il y a les Vosges, et les Vosgiens. Le Vosgien d’abord un peu âpre comme un alcool de noix, rugueux, râpeux, avec le verbe lent et la poignée de main ferme. Le Vosgien d’abord vaguement suspicieux et puis si facilement chaleureux. Il y a eu Michel qui débardait un hagis et avec qui, à neuf heures du matin, nous avons un peu causé debout devant un grand feu où brûlaientt des têtes d’épicéa ; Olivier et ses moutons ; Christophe et ses épinettes ; Monsieur Viry au moulin de Rehaupal ; Holvek qui nous parla de ses dix enfants devant un panneau publicitaire ventant l’efficacité du « charbon actif propolis en gélules » ; et puis Christian et son épouse Françoise dont l’accueil et la choucroute maison resteront longtemps un de mes meilleurs souvenirs de voyage. Alors, non, ce n’est pas parce que mon beaufrère est natif de Saint-Dié que je dirai du bien des Vosges. J’en dirai du bien, parce que c’est bien.


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Venise

venise

balade buissonnière Une bicyclette pour découvrir Venise, il y a sûrement maldonne. L’engin est taillé pour rouler et non pas pour voguer. Profitons-en pour se balader le long du Sile, un fleuve qui fait le lien entre la très chic Trévise et la lagune. De là, à bord d'un bateau, on passe en revue les îles du nord, délicats amuse-gueule avant de débarquer à Venise, enfin ! Mais on n’était plus si pressé d’y arriver. Albert Zadar — Textes Virginie Sueres — Photos

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our commencer, laissons les gondoles à Venise, les gondoliers aussi avec leurs marinières, chapeaux de paille à ruban et Ray-Ban, mettons de côté la place SaintMarc, le palais des Doges, la Campanile, le Grand Canal, les pigeons odieux, les pèlerins venus en masse se recueillir et s’esbaudir dans la ville faite Art, celle qui supplante toutes les autres en matière de clichés. À force de jouer à la plus belle ville du monde, à la plus romantique, à la plus mélancolique si encline à la noyade, on peut se demander si derrière le masque un cœur bat encore. Point de gondoles donc, mais des bicyclettes, véhicules bien connus pour ne pas goûter les ponts en escalier et dont la capacité à flotter sur les canaux est pour ainsi dire nulle. Une incompatiblité si radicale avec Venise appelle le détour, le contournement, l’escapade, pousse à envisager les alentours. Une bici comme disent les Italiens donne des ailes pour aller voir ailleurs et ce n’est pas plus mal. Avant de voir Venise, éloignons-nous. La ville de Casanova ne saurait bouder quelques préliminaires toujours précieux pour attiser la flamme du désir. Et que dire d’une pincée de jalousie pour relever le tout. Ainsi, une visite à sa voisine, Trévise, s’impose.

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À vélo le long du Sile

À partir de Casale, il suffit de remonter le Sile, le plus long fleuve résurgent d’Europe (96 km) qui avant d’être détourné au XVIIe siècle se jetait dans la lagune. La piste cyclable aussi plate qu’une tagliatella garantit même au cycliste le plus minable de franchir la ligne d’arrivée sans s’administrer une petite dose d’EPO. Au besoin, il peut s’arrêter dans un bar pour selon l’expression vénitienne « prendre une ombre » ce qui revient par chez nous à boire un canon. En matière d’ombre, on peut compter sur celle prodiguée par les arbres alignés sur les berges. Là, aux abords des roselières, hérons, canards, cygnes, foulques et oies barbotent insouciants. D’un débit égal tout au long de l’année et par conséquent toujours navigable, le fleuve a donné l’idée dès la Renaissance à certains riches habitants de Venise de construire sur ses rives de fastueuses villas. À travers les trouées du feuillage, elles laissent admirer leurs graciles silhouettes dont le reflet tremblote à la surface de l’eau verte. Leurs riches propriétaires qui venaient s’y délasser aux plus fortes chaleurs de l’été ne crachaient pas à l’occasion sur quelques troussages ancillaires ou paysans. Afin de ne pas

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à l'aube En chemin vers Quarto d'Altino Trévise Le Sile dans la vieille ville Trévise Palazzo dei Trecento

éveiller les soupçons de leurs épouses en rentrant fatigués au domicile principal sans plus d’appétit pour l’acccomplissement du devoir conjugal, ils réclamaient à leurs bonnes ou fermières qu’elles les requinquassent. Voici comment ces dernières joignant au dévouement la créativité auraient alors inventé un gâteau énergétique, le bien nommé tiramisu (remonte-moi) en associant des œufs, une bonne ration de mascarpone, du café, quelques biscuits et du sucre. À vrai dire, il existe plusieurs versions de l’histoire des origines du tiramisu, mais une chose semble à peu près sûre, le berceau de cet entremets aujourd’hui universellemement connu se situe à Trévise ou dans ses environs. Outre qu’il se prêtait merveilleusement à la villégiature, le Sile offrait aussi des conditions idéales pour l’établissement de moulins sur son cours et ceux de ses affluents. Au XIXe siècle, pas moins d’une soixantaine moulaient n°15 / Hiver 2012-13


62 — A/R magazine voyageur / partir

Tchad

tchad le sahara des origines

Au nord du Tchad, l’Ennedi fait rissoler ses massifs de grès rouge au grand soleil. Paysages abrupts, chameaux volubiles, peintures rupestres oubliées et ténébreux pasteurs au sang chaud … C’est le pays toubou, grumeleux comme une rose des sables, sauvage comme le Sahara de papa.

Christophe Migeon — Textes & photos

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es heures de route. Des heures de route au milieu d’une infinie et désespérante platitude où seuls quelques tourbillons de poussière viennent rompre une monotonie qui finit par gripper l’âme. Les grandes étendues, c’est tout de même mieux vu d’avion, disait Théodore Monod qui s’y connaissait en traversées au long cours. Quelques carcasses de chars, vestiges pitoyables de la débandade libyenne de 1987, attendent encore le retour de leurs maîtres le canon en berne, pointé vers le sable. Et puis, alors qu’on ne s’y attendait plus, les premières forteresses de grès finissent par émerger d’une terre chauffée à blanc. La vie reprend soudain ses droits à l’approche de ces gros chicots au teint rougeaud. Des compagnies de biquettes trottinent barbiche au vent, une ânesse et son petit crottent au frais sous un bosquet d’acacias, tandis que des zébus à la bosse mollassonne se prennent pour des zèbres et entament de

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vaines cavalcades. Quelques kilomètres avant Fada, « capitale » empoussiérée de l’Ennedi, des militaires à béret rouge et fusil mitrailleur noir interceptent les véhicules. « Avez-vous des armes ? » nous demande un bidasse au treillis fatigué. « Non, rien ? Même pas un pistolet ? » Il a l’air déçu. Derrière le poste, de gros fûts peinturlurés en blanc marquent la limite de la zone déminée. Sur les 50 dernières années, le Nord du Tchad n’a peut-être connu que 10 ans de paix. Certains pays sont doués pour la rébellion, l’insurrection ou l’invasion par des troupes étrangères. Le Tchad est l’un des premiers de sa classe. Alléché par un sous-sol plein de promesses et la perspective de repousser les frontières de la Jamahiriya à peu de frais, Khadafi lance ses troupes en 1979 à la conquête du quart nord du pays, de la bande d’Aouzou jusqu’à Faya-Largeau. Elles n’en seront délogées qu’en 1987 par l’armée d’Hissène Habré, non sans avoir semé derrière elles un charmant cocktail

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L’arche de Julia dans la vallée de Terkei Chars abandonnés par les Lybiens en 1987 dans les dunes du Djourab Une ânesse et son rejeton

de mines antichar et de mines antipersonnel destinées à couvrir leur retraite. Même si la zone a été nettoyée à 90 %, mieux vaut rester sur les pistes balisées et laisser les chèvres déminer le terrain à leur façon.

Chameaurama

Toute cette agitation de chenilles et de godillots aura au moins eu le mérite de conserver le nord du Tchad dans son jus. L’Ennedi évoque encore ce Sahara immémorial caparaçonné dans ses rugueux massifs gréseux, un Sahara rustique et brut de décoffrage tant pour ses paysages que pour sa population. Dans n°15 / Hiver 2012-13


98 — A/R magazine voyageur / bazar

carte postale de singapour

ça baigne à singapour Signée Julien Blanc-Gras Journaliste de profession et voyageur par vocation, il a publié Touriste au Diable Vauvert.

Cher A/R, prendre. « Hé bien, si monsieur veut faire venir une masseuse, c’est plus discret ». Le luxe se niche dans ces petits détails qui font la différence et justifient la nuitée à 1 700 $. Le véritable intérêt de l’établissement réside dans sa folie architecturale.

« Singapour, c’est un duty-free à la réputation d’autoritarisme confirmée par des interdictions grotesques comme celle de nourrir les pigeons. » de la ville – et à l’exploration de la condition humaine. Singapour est l’un des plus grands ports du monde et arbore une forêt de gratte-ciel du haut desquels on observe les centaines de cargos croisant de concert dans un détroit de Malacca embouteillé comme la porte des Lilas en période de travaux. Le nouvel emblème de la ville s’appelle le Marina Bay Sands. Un hôtel façon Las Végas, une ville en soi, qui emploie 9 000 personnes. Je visite une des suites de 300 m2 en compagnie d’une gentille attachée de presse. Dès l’entrée, un piano. Puis un sauna, une salle de fitness avec bancs de musculation et vélo d’appartement, une pièce karaoké, un coin coiffure, un salon de massage et des dressings plus grands que ton appartement. Cerise sur le gâteau, la suite dispose d’une porte dérobée pour accueillir les employés et « partners ». Je fais semblant de ne pas comHiver 2012-13 / n°15

L’hôtel est composé de trois tours distinctes et reliées en leur sommet par une piscine à débordement longue comme plusieurs terrains de foot. Un mojito à la main et les pieds dans l’eau, on flotte dans le ciel. On contemple la ville en maillot de bain, et par temps clair, on pourrait voir

fière de sa modernité rutilante. Singapour, c’est l’histoire d’un duty-free humide, 700 km2 voués au commerce, un miracle économique fulgurant et une réputation d’autoritarisme confirmée par toute une série de réglementations grotesques comme l’interdiction d’importer du chewing-gum, de nourrir les pigeons ou de s’enculer. Prospère, stable et quadrilingue, Singapour est surnommée la « Suisse de l’Asie ». L’écrivain William Gibson sonne plus juste en la décrivant comme un « Disneyland avec la peine de mort ». Pourtant, on ne voit pas la police. Les forces de l’ordre sont bien présentes, mais en civil. Contrôle par le vide et incitation à l’auto-censure. ça marche. Singapour est l’un des pays les plus sûrs de la planète. C’est certainement formidable, mais ça manque un peu de saleté et les possibilités d’aventures s’en trou-

« Le nouvel emblème de la ville s’appelle le Marina Bay Sands. Un hôtel façon Las Végas, une ville en soi, qui emploie 9000 personnes. » la Malaisie adjacente. Hélas, la vue est bouchée par la fumée des feux de forêt dont parlent tous les chauffeurs de taxi soûlés par les manières écologiquement irresponsables de leurs ploucs de voisins. Un tel manque de savoir-vivre agace prodigieusement les habitants de la cité-état,

vent réduites. Je ne sais pas ce qu’en aurait pensé Joseph Conrad. Ce que je peux te dire, c’est que j’ai visité un temple abritant une dent de Bouddha. La bise, Julien

Illustrations : Le Duo

Je t’écris de Singapour où Joseph Conrad est une star qui a droit à une plaque commémorativo-touristique à l’entrée de la marina. L’auteur de Lord Jim a traîné ses guêtres d’aventurier dans les parages, contribuant par ses récits à la renommée


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