De la Rancoeur à la Paix du Coeur

Page 1



De la rancœur à la Paix du Cœur La Trilogie d'un Croyant Convaincu (Tome 3)


Du même auteur

. L’Immature Éditions Keraban – Février 2009 ISBN : 978-2-917899-15-1

. L’Eau d’Épine Éditions InLibroVéritas – Août 2007 ISBN : 978-2-35209-082-3

. Les jeunes pousses d'ILV (Collectif d'auteurs) Éditions InLibroVéritas – Octobre 2007 Collection « Gauche d'auteurs » ISBN : 978-2-35209-073-1

. Le Clos Venceau Éditions Keraban – Mars 2009 ISBN : 978-2-971889-18-2

. Petite Chronique du Bémol Éditions Keraban – Mars 2009 ISBN : 978-2-971889-16-8

. Le 3 Mai 1977 suivi de la Vie de Jeanne par son Culot Trilogie d'un Croyant Convaincu (Tome 1) Éditions Edifree – Janvier 2010 ISBN : 978-2-8121-2990-2


Alain Garot

De la rancœur à la Paix du Cœur La Trilogie d'un Croyant Convaincu (Tome 3)

Éditions

AlanGar – Le Livre de Vie


Pour respecter la confidentialité, les lieux et personnages de ce livre portent tous des noms d'emprunt.

© Alain GAROT – 2013 alain.garot0316@orange.fr http://alaingarot.e-monsite.com N° ISBN n°979-10-91187-04-6 Dépôt légal : 4ème trimestre 2013

© Éditions AlanGar - Le Livre de Vie Le présent manuscrit est la propriété de l'auteur. Son contenu ne peut être reproduit, modifié ou intégré dans quelque autre document ou sur quelque autre support que ce soit sans autorisation écrite de l'auteur. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une édition collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement écrit de l'auteur ou de ses ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.


À mon épouse qui a tout supporté



Prologue Ma vie professionnelle m'a "bouffé". Ou plutôt, je me suis laissé "bouffer" par elle, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Dans le premier cas, on pourrait presque se considérer comme un martyr, injustement stigmatisé par un employeur exploiteur. Dans le second, c'est soi-même qui, petit à petit, et souvent sur de très longues périodes, est amené à faire plus, toujours plus que l'acceptable. Pour moi, cela a duré près de vingt ans. Une vie de fou, sept jours sur sept, et presque toute l'année. Une vie de chien dans laquelle je me suis installé en finissant par croire que c'était irrémédiable. Figurez-vous que je ne faisais pas moins de soixante-dix heures de travail par semaine, avec de rares repos, y compris le dimanche. Le début de mes congés servait à me mettre à jour dans mon boulot et la fin à me préparer à y replonger. Entre les deux, mon esprit était toujours occupé, infiniment soucieux. J'ai dû alors recourir aux drogues de toutes sortes pour -9-


me remonter et aussi, vers la fin, affronter chaque jour nouveau comme un véritable défi. Ma vie de famille en a bien sûr énormément souffert, même si je ne m'en rendais pas compte tellement j'étais emprisonné dans mon mal. Car lorsqu'on est fatigué, c'est la durée qui compense l'efficacité. Là où, auparavant, il fallait dix minutes pour faire un travail, il en faut à présent bien davantage. Le seul souci réel que l'on a est de regarder devant soi en se demandant si le week-end va ou non être suffisant pour permettre la réalisation de la totalité des tâches qu'il nous reste à faire. La famille, qui arrive à l'improviste, est une tuile qui nous tombe dessus du fait que nous allons devoir subir une trop grande pause et que notre travail – toujours lui – n'avancera pas. Alors que nous ne sommes que des fumeurs occasionnels ce temps, que l'on vit dans un stress continu, nous pousse à griller cigarette sur cigarette. En position assise, nos pieds eux-mêmes expriment une tension. Ils ne sont pas à plat sur le sol comme chez les gens normalement détendus, mais dressés sur leurs pointes, pareils à ceux des coureurs de fonds prêts à bondir pour un départ plus efficace. Notre corps est en souffrance, nous ne le maîtrisons plus. Nous sommes devenus dépendants, malades d'une terrible addiction au travail. Et qui donc alors pourrait nous en sortir ? Je m'étais souvent dit qu'une fois à la retraite je m'empresserais de faire connaître ce que j'avais sur le cœur et que je mettrais cela par écrit, sous forme de témoignage. - 10 -


Je parlerais aussi de mon épouse et surtout de mes enfants, car il n'était pas juste qu'à cause du boulot de leur père ceux-ci n'aient pas eu la chance de bénéficier, comme chez la plupart de mes collègues de travail, du minimum éducatif indispensable. Ainsi saurait-on à quel point j'en avais bavé. Oui, j'ai éprouvé de la colère. J'en ai voulu à Dieu, le soupçonnant de laisser faire l'injustice. Je l'ai abandonné, en n'allant plus à la Messe, sauf bien sûr quand mon boulot m'y obligeait encore. J'avais la quasi-certitude que, compte tenu de ce que je vivais, je mourrais forcément avant l'âge de la retraite. Et c'est bien ce qui a failli m'arriver : Deux mois à peine après mon soixantième anniversaire, le 13 juin 2009, on m'a hospitalisé d'urgence pour un accident cardiovasculaire dont l'origine n'a pu être clairement identifiée. Petite précision importante Ce récit est certes l'itinéraire de ma dégringolade. Mais il est aussi, et il faut attendre la fin du livre pour le découvrir, l'aboutissement d'une longue et douloureuse théothérapie.1 Initialement, je l'avais intitulé : « Quand l'Esprit n'y est plus. » Or, ce n'est qu'après avoir finalisé, lu et relu mon manuscrit, que j'ai compris à quel point ce titre ne reflétait pas la réalité ; car non seulement l'Esprit n'est pas toujours 1. Traitement des maladies de « l'âme » par la spiritualité et notamment par la pratique d'une prière confiante.

- 11 -


comme on serait tenté le penser le grand absent de nos vies en galère, mais c'est lui-même qui le plus souvent à leur insu les oriente, l'essentiel étant finalement que chacune d'entre elles puisse parvenir à l'éternelle contemplation du Dieu infiniment bon qui l'a créée. Enfin... ne l'oublions jamais : « L'Esprit souffle où il veut ! » (Jn 3, 8)


-I-

De la désillusion à la rancœur



Au pensionnat Jean Bosco (1983 - 1986)

Mes illusions perdues Lorsqu'en 1983 je quittai volontairement mon emploi de fonctionnaire pour ce que je croyais être une mission au service des plus démunis, je ne savais pas où je mettais les pieds. Jeune converti, je pensais que les autres – de l'Église – étaient, sinon comme moi, pour le moins porteurs de valeurs chrétiennes qui, quelque part, garantissaient mon engagement à leurs côtés. Et si j'avais répondu favorablement à la demande de la sœur-directrice, c'est parce qu'elle faisait partie de notre groupe de prières. Comment du reste aurais-je pu ne pas lui faire confiance alors que nous nous embrassions à chacune de nos rencontres et qu'elle nous soutenait toujours aussi fidèlement dans nos actions en faveur des réfugiés du sud-est asiatique ? Pas un seul instant je ne doutai de sa sincérité. Hélas, comme pour tout ce qui n'est pas clair, il ne faut généralement pas longtemps pour s'en apercevoir. Un mot, - 15 -


un geste, et le doute s'installe. Et c'est bien ce qui arriva lorsqu'après avoir envoyé ma démission au Maire de la commune dans laquelle j'exerçais la fonction de secrétaire de mairie, je reçus de la part de sœur Michèle un message m'informant qu'elle n'avait pas pu obtenir de la DASS – le financeur ! – la prise en charge du poste de directeur adjoint qu'elle m'avait proposé, mais que, néanmoins, on l'avait autorisée à me recruter en tant que secrétaire comptable. Inutile de lui dire que je ne pouvais qu'accepter puisque j'étais mis devant le fait accompli... et que si je n'acceptais pas je me retrouverais sans emploi. J'appris plus tard qu'elle n'avait rien demandé à qui que ce soit et que ce qu'elle m'avait promis n'était en fait que le moyen de mieux me faire démissionner de mon poste de la Mairie. Mais n'étant pas là pour faire carrière, peu m'importait d'être ou non directeur-adjoint. J'étais simplement venu me mettre au service de ceux qui souffrent. Ce que vous faites aux plus petits d'entre les miens, c'est à moi que vous le faites, nous dit Jésus (Matthieu 25,40). Et ça, moi j'y croyais ! Les choses prirent une tournure plus inquiétante quand je reçus ma première paie. Alors que la sœur m'avait dit que j'aurais un salaire au moins équivalent à celui que j'avais auparavant, j'eus la désagréable surprise de constater que je n'avais, en brut, que ce que je percevais avant, mais en net. Autant dire une baisse sur mes revenus de plus de vingt pour cent. Et comme je n'avais pu trouver qu'un logement dont le montant du loyer dépassait largement celui que nous acquittions avant, j'étais perdant sur - 16 -


toute la ligne. Je ne cacherai pas que la pilule fut difficile à avaler. D'autant que j'avais déjà reçu une douche froide lorsque la sœur m'avait fait comprendre qu'à l'avenir et pour raison professionnelle il serait bien de cesser de nous embrasser. Je crus pourtant à un miracle quand elle me proposa d'utiliser un véhicule de l'établissement afin de collecter des vêtements et des meubles pour les réfugiés de notre association Sainte-Thérèse. Hélas, ce n'était qu'un tout petit geste, juste pour me montrer qu'elle n'était pas trop indifférente à ce que je faisais en dehors de Jean Bosco. Elle laissait croire à tout le monde qu'elle avait l'intention de céder sa fonction, mais il n'en était rien : elle avait seulement besoin d'un pigeon qui puisse l'aider à la conserver. Responsable en même temps de sa communauté religieuse, elle aussi logée à l'intérieur de l'établissement, elle cumulait les responsabilités et s'en portait du reste fort bien en dépit d'un âge avancé qui, généralement chez nous autres laïcs, annonce la proximité d'un départ à la retraite. Sa maison s'appelait Pensionnat Jean Bosco, du nom d'un apôtre connu dans le monde entier pour son amour de la jeunesse. Celle-ci avait un statut particulier puisque, gérée par une association reconnue d'utilité publique2, elle n'avait été réellement active qu'à l'époque où l'A.S.E. 3 n'existait pas encore. Or si l'attribution d'un prix de journée pour chaque enfant hébergé rendait désormais inutile l'apport de fonds 2. Ici l'Argonne Sociale et Charitable. 3. L'Aide Sociale à l'Enfance.

- 17 -


en provenance d'éventuels donateurs et si le Conseil d'Administration, constitué de notables du coin, n'avait plus qu'un rôle de pure figuration, n'empêche que cette association, elle, continuait d'exister comme si rien n'avait changé. Des appels à la générosité publique y étaient toujours lancés et le bulletin semestriel n'en finissait pas d'alerter ses lecteurs sur la nécessité de recevoir leurs dons. Tout cela bien sûr, sans que quiconque en fût choqué le moins du monde. Pire encore... quand la sœur parlait de sa maison, n'étaitce pas toujours pour souligner que celle-ci n'existait que grâce aux dons et aux legs reçus ? Et qui, du reste, en eût douté ? Pour ma part je sais que je commençais déjà à regretter d'avoir quitté mon poste de la mairie. Et je n'étais pas au bout de mes surprises ; car si, petit à petit, la sœur me permettait d'entrer davantage dans le secret des dieux (le divin domaine de l'argent), c'est bien ce qui allait m'amener, progressivement mais sûrement, à découvrir ce qu'il n'est pas trop fort d'appeler : l'imposture ! J'avais été formé sur le tas en mairie, notamment pour la gestion communale, laquelle présentait beaucoup de points communs avec celle du domaine associatif. Et comme il me fallait encore approfondir la partie bilan, je me mis à bosser d'arrache-pied, si bien qu'une année à peine plus tard je devins capable d'effectuer l'analyse précise des comptes de l'Argonne Sociale et Charitable. Ce que je constatais déjà, c'est que s'il n'y avait officiellement et sur le papier qu'une seule comptabilité, en réalité - 18 -


celle-ci était en deux parties : L'une, constituée par les chiffres à ne communiquer qu'à la DASS ; l'autre réservée à l'engrangement des dons et autres fonds associatifs. Du fait de cet engrangement abusif, la cagnotte grandissait mais ne servait à rien. Je recevais toujours régulièrement des dons, probablement en provenance d'abonnés à notre bulletin semestriel... dons de petits bourgeois cathos qui par l'aumône apaisaient leur conscience tout en bénéficiant de l'avantage des déductions fiscales, mais aussi dons en provenance de gens beaucoup plus modestes qui pensaient accomplir une action charitable en sacrifiant un peu de leur nécessaire. J'appris par la suite que non seulement il y avait ce compte à part dont j'avais eu connaissance, mais qu'il en existait un autre, infiniment plus gros, et tellement gros même... que je manquai de me trouver mal en apprenant la somme qu'il y avait dessus. Ce compte, qui n'était connu que des administrateurs et de la sœur-directrice, résultait lui aussi de l'accumulation des générosités antérieures. Et s'il ne tarissait pas, c'est bien parce qu'on savait l'entretenir avec le mythe du petit orphelin gentil qu'il faut sauver à tout prix ; orphelin qui, pour tout dire, n'était déjà plus qu'une légende dans le paysage social de notre belle France. Et des ressources, croyez-moi, il y en avait bien davantage encore avec tous ces terrains et maisons que l'association était habilitée à recevoir. De par sa reconnaissance d'utilité publique, elle aurait dû pourtant faire l'objet de contrôles rigoureux. En réalité elle prospérait dans la capitalisation, et les produits de ses placements comblaient de - 19 -


joie son trésorier. Face à ces magouilles je me sentais mal. Et comme, de surcroît, pour ne pas fâcher la DASS4, la sœur exigeait que l'on ne parle jamais du bon Dieu à l'intérieur de sa maison, je songeai bientôt à démissionner. À quoi servait-il, en effet, de donner de sa générosité et de son temps à une œuvre comme celle-ci qui, non seulement avait largement les moyens de tout se payer, mais qui, mieux encore, disposait gracieusement de l'emploi du temps de quatre religieuses fidèles et dévouées ? Si encore la qualité du service avait justifié un tel don... Mais de cela aussi, hélas, je doutais. Sœur Michèle maintenait ses sœurs dans l'ignorance la plus totale, ne leur disant pas – entre autres cachotteries – que nous n'étions rattachés à la Fondation des O.T.M.5 que pour mémoire (c'est-à-dire pour du beurre), et que depuis belle lurette déjà... dons et legs n'étaient rien de plus pour elle qu'une jolie poire pour sa propre soif.6 Le petit Benoit Nous étions en plein après-midi et j'étais seul. Les sœurs s'étaient toutes absentées, probablement pour une de leurs nombreuses réunions paroissiales. Les enfants étaient en classe : les uns dans la classe unique de l'établissement, les 4. Direction des Affaires Sanitaires et Sociales (Avant la loi de décentralisation). 5. Orphelins Travailleurs de Montmartre. 6. L'association du Pensionnat Jean Bosco, reconnue d'utilité publique, fait partie en effet depuis plus de vingt ans de la grande Fondation des O.T.M. et cela même si elle bénéficie d'une gestion financière entièrement autonome.

- 20 -


autres dans les différentes écoles du pays. De mon bureau je pouvais ainsi percevoir le moindre bruit, tant le silence était absolu. Et c'est grâce à cela (ou à cause) que j'eus alors à vivre l'une des pires choses de ma vie professionnelle. Il y avait au-dessus de mon bureau une grande pièce que l'on nommait « infirmerie ». Là étaient un lit, une table ainsi qu'une armoire contenant le nécessaire pour les soins à apporter aux jeunes en cas d'urgence. Habituellement, c'était une sœur qui se tenait là aux heures de bureau avec, de temps à autre, un petit malade alité. Mais, ce jour-là, il n'aurait dû y avoir personne. Pourtant, mon attention fut vite attirée par un bruit étrange, une sorte de lamentation qui revenait par saccades et qui ne ressemblait pas du tout à la voix d'un enfant. Tandis que je montais discrètement le grand escalier menant à l'étage, j'entendis quelqu'un répéter infiniment : « Embrasse les pieds de Marie... Embrasse les pieds de Marie ! » Cette voix était celle d'une femme. Je m'interrogeai : « Pourquoi était-il question de pieds... et de pieds de Marie ? » J'ouvris alors la porte et je vis : On torturait un enfant ! Jamais encore je n'avais vu cela. Et j'étais même loin, très loin d'imaginer qu'une telle horreur fût encore possible dans un établissement comme le nôtre, avec des professionnels aussi qualifiés et... qui plus est, chrétiens. Et c'était pire que je ne le pensais ; car ce n'était pas n'importe quel enfant qu'on torturait. C'était le plus pauvre de ces petits que l'Aide Sociale nous confiait pour - 21 -


qu'on le protège. Un enfant tellement fragile qu'il suffisait de le regarder pour qu'une immense compassion nous saisisse. Benoît avait à peine quatre ans, mais il n'en paraissait que deux. De grosses lunettes rondes marquaient sa petite frimousse toute pâlotte. Il commençait juste à prononcer quelques mots, et encore : Il lui fallait être en confiance. Or là, le moins que l'on puisse dire c'est qu'il ne l'était pas et qu'il ne pouvait pas l'être puisqu'on le torturait. Mais qui donc avait fait cela ? me direz-vous. On m'a fait remarquer que la scène du petit Jean-Guy, torturé par son maître dans un passage de mon roman l'Eau d'Épine, était un peu exagérée. Hélas non, mes amis. Et sachez même que certains individus sont capables de faire bien pire encore... La tortionnaire du petit Benoît n'était pas n'importe qui. Huitième échelon de son grade d'éducatrice diplômée, une bonne trentaine d'années et mère de trois enfants, Marie Chirec bénéficiait en outre des trop nombreuses faveurs de la sœur-directrice, laquelle, à tous moments se montrait disposée à lui accorder le moindre prêt ou acompte susceptible de l'aider à boucler ses fins de mois. Et si je suis aussi affirmatif aujourd'hui, c'est parce que j'assumais à l'époque le service de la paie. C'était moi qui faisais préparer les chèques et aussi les virements. Et c'était encore moi qui gérais les carrières du personnel, obéissant scrupuleusement aux bons vouloirs de la Mère. Marie Chirec étant celle qui lui cirait le mieux les pompes, rien de plus logique que de la voir ainsi chaleureusement remerciée. - 22 -


Mais cette fois je me dis que cela n'allait pas se passer comme ça. Une immense colère m'envahissait. En fait, elles étaient deux tortionnaires : l'une à qui un tribunal aurait peut-être donné des circonstances atténuantes car, âgée de moins de dix-huit ans, elle était aussi placée par le Conseil Général, et cela pour les mêmes raisons que le petit sur lequel elle s'acharnait ; l'autre, à l'égard de qui aucune justice n'admettrait jamais la moindre excuse. Je criai hors de moi : — Mais enfin Marie, qu'est-ce qu'il vous prend ? Vous ne voyez donc pas que vous torturez un enfant ? L'éducatrice, sûre d'elle-même et avec l'aplomb que je lui connaissais bien, me répondit : — M. Garot, il faut qu'il comprenne ! — Comprendre quoi ? Et pourquoi doit-il baiser vos pieds ? Grand silence. Puis Marie Chirec m'en donna la raison. L'effroyable raison. Selon elle, il s'agissait d'un simple scénario éducatif. Il est des choses, voyez-vous, qu'il faut éradiquer fermement. Et ce qui était reproché au petit Benoît faisait précisément partie de celles-ci. Certes la jeune fille qui se tenait à ses côtés avait un peu exagéré en demandant au gamin de baiser les pieds de la monitrice ; mais ça c'était pour rire, juste pour rire. Pas de quoi donc en faire un plat. Même si le pauvre gosse était encore là tout apeuré, sanglotant aux pieds de ses bourreaux. « Allons... M. Garot, ce n'était qu'un jeu ! » — Il a encore fait pipi au lit ce matin ! s'indigna alors l'éducatrice qui croyait sans doute que j'allais dire amen à - 23 -


son argumentation. Je n'avais certes pas ses compétences éducatives – ou tout au moins j'aurais dû ne pas les avoir – mais là j'étais dans une rage folle et j'explosai : — Vous croyez que c'est en faisant ça qu'il ne va plus faire pipi au lit ? Mais, bon dieu, ce sera bien pire ! Vous êtes éducatrice et vous osez dire des conneries pareilles ? Marie Chirec vit qu'elle n'aurait pas gain de cause, alors elle se tut. Quant à moi, j'entendais bien ne pas en rester là. — Ce que vous faites est très grave, lui dis-je. Vous savez comme moi que cet enfant est fragile et que faites-vous ? Vous vous acharnez sur lui ! Je ne peux tolérer cela. Attendez-vous donc au pire. Et je partis en claquant la porte tellement j'étais furieux. La suite fut pour le moins ahurissante. Au retour des religieuses je demandai à rencontrer d'urgence la sœur-directrice et, sans omettre le moindre détail, je lui expliquai le drame dont je venais d'être témoin, persuadé que cela serait immédiatement suivi d'effet. Si j'en avais eu les pouvoirs, moi en tout cas, je serais allé immédiatement déposer plainte à la gendarmerie. La sœur m'écouta, s'indigna avec moi ou fit semblant, et j'attendis. J'attendis longtemps avant de comprendre que rien ne serait fait. Et à en juger par l'excès soudain d'amabilité de l'éducatrice félonne à mon égard, tout me laissa même penser que la sœur-directrice ne lui reprocherait probablement jamais le moindre méfait. - 24 -


L'adoption de Marie-Charlotte Si nous avions eu un jour l'occasion d'écouter le témoignage bouleversant des époux Alingrin (fondateurs de l'œuvre Emmanuel SOS Adoptions) depuis ce temps-là nous étions comme tiraillés en profondeur par le choix à faire - ou non - d'une éventuelle décision d'adoption ; décision d'autant plus cruciale qu'après les décès prématurés de nos trois premiers enfants, suivis presque aussitôt de la naissance des trois autres - naissances dites à risque et nécessitant à chaque fois pour la maman le cerclage du col de l'utérus - il y avait encore de la place dans nos vies et surtout dans nos cœurs. Nous réécoutâmes donc la cassette de l'appel à familles fait par le couple Alingrin et comme il s'agissait d'enfants handicapés je me souviens que nous avons encore longuement hésité. Car non seulement il fallait être en capacité de le faire... – et là, bonjour l'angoisse ! – mais nos enfants, eux-aussi, devaient être pour le moins en accord avec nous. La déception ressentie en arrivant à Jean Bosco, dans cette maison d'enfants soi-disant orphelins, mais qui n'était sans doute qu'un établissement semblable aux autres, voire même moins bon qu'eux, nous incita-t-elle à franchir le cap ? Peut-être. Mais ce qui pesa le plus dans notre décision, c'est que nous étions sûrs, à condition de garder en nous l'esprit de Celui qui nous avait révélé plus tôt son existence, que la force nécessaire nous serait donnée en temps voulu. - 25 -


Quelques amis proches nous soutinrent alors dans notre démarche tandis que d'autres, non moins proches, nous fuirent comme si, en accueillant l'un de ces petits chez nous, nous étions soudain devenus fous. Un trisomique... pensez donc ! Et je passe sur les détails de la formidable aventure que nous allions vivre. Je ne reviendrai ici que sur deux souvenirs. Le premier eut lieu alors que nous étions en stage de préparation à l'adoption dans un foyer de l'enfance de Sucy-en-Brie. Chaque jour, nous devions nous rendre dans la famille d'accueil où la petite Marie-Charlotte Claude était placée en attendant de venir nous rejoindre pour toujours. Rien ne se faisant à la légère, nous étions soumis à une sorte d'essai durant lequel non seulement nous testions nousmêmes nos propres capacités mais, aussi, nous nous faisions tester par des professionnels de l'action sociale. La nuit, nous dormions dans un petit hôtel proche de la famille d'accueil ainsi que du foyer de l'enfance auquel Marie Charlotte était rattachée et où l'autorisation nous avait été donnée de venir manger le soir. Comme il n'y avait plus aucun personnel à l'heure à laquelle nous arrivions, on nous avait confié la clé de l'entrée. Là, non seulement nous prenions nous-mêmes nos plateaux dans le four à micro-onde, mais nous nous déplacions librement dans un vaste local où tout était ouvert en grand : la cuisine, la réserve, et même les bureaux... - 26 -


Et cela eut l'effet d'un choc. Choc de confiance d'abord, dont l'impact se fit plus fort en nous quand nous osâmes comparer ce que nous étions entrain de vivre ici avec ce qui se pratiquait dans la maison des sœurs d'où nous venions, là-même où la providence était pourtant censée régner. Choc surtout avec ce souvenir d'une Sœur Michèle en aube brune, de son gros trousseau de clés pendrouillant à sa ceinture... et de ces portes qu'elle verrouillait en toutes circonstances, comme si elle avait eu peur qu'on la vole. Second souvenir : notre retour à la maison avec Marie. Nous avions certes un peu d'appréhension vis à vis du voisinage. Nous habitions dans une petite maison HLM située à flanc de coteau, pas très loin de Jean Bosco. Naturellement, la première réaction vint du voisin qui, en nous apercevant, fit semblant de ne pas voir Marie et nous demanda juste ce qu'était devenu notre chien. Nous ne dirons pas que cela ne nous a pas touchés un peu. Mais ce qui nous fit incontestablement plus mal, c'est le long silence – trop long silence... – de la communauté religieuse avec laquelle j'avais pourtant repris ma collaboration, de ces bonnes-sœurs-collègues qui, hélas, n'en finissaient pas de remettre leurs visites à plus tard. En revanche, comme Martine n'était pas du genre à se laisser dépiter par les regards de mépris ou d'indifférence qu'elle croisait, elle continuait de se rendre chaque jour aux courses avec Marie-Charlotte dans la poussette. Un matin elle entra dans une mercerie, sortit sa fille du - 27 -


landau, la prit dans ses bras puis... de fil en aiguille la vendeuse en vint à connaître cette histoire. Quelle ne fut pas alors la stupeur de Martine de constater à quel point la dame était touchée ! Et même qu'elle la vit aller tout droit dans son rayon bébé pour revenir aussitôt avec... tenez-vous bien : la plus jolie de ses petites robes. Une robe blanche aussi belle qu'une robe de mariée. « C'est mon cadeau pour Marie-Charlotte ! » dit-elle. Et les larmes aux yeux elle ajouta : « C'est beau ce que vous avez fait ! » Cette dame ne mettait jamais les pieds à l'église.

Avec Marie-Charlotte en 1985 - 28 -


L'éviction du Père Lamour Depuis notre conversion du 3 mai 1977, nous faisions partie d'un groupe de prière. Pour nous, ce groupe-là était aussi important qu'une famille. Quand nous nous retrouvions, c'était toujours avec joie. Que l'un d'entre nous fût PDG ou éboueur, la différence ne se voyait pas, un réel amour fraternel régnait entre nous et fortifiait notre foi. Si les sœurs en avaient fait partie autrefois, aujourd'hui elles n'y venaient plus que rarement, et cela hélas depuis que j'étais devenu un collègue de travail. Montrer aux autres salariés que nous étions aussi proches eût été à leurs yeux préjudiciable au bon fonctionnement de l'institution. Parmi nous, un prêtre qui portait bien son nom : le Père Lamour. Cet homme était un priant, et un vrai. Profond et aimant, il avait été détaché de sa communauté religieuse pour prendre en charge l'aumônerie. Et même qu'il y était très bien à sa place. Les enfants l'appréciaient énormément tant il savait leur parler de Dieu avec conviction et respect. La communauté éducative dans sa quasi-totalité l'appréciait aussi, à l'exception de sœur Michèle qui trouvait sa pédagogie catéchétique d'un autre âge. Pensez donc... lui ce disciple fidèle de Saint Jean Bosco, il osait encore parler de Dieu et des Saints ! Elle, elle estimait qu'il en parlait trop, et aussi que ce qu'il disait n'était plus adapté aux jeunes d'aujourd'hui. Avant mon entrée à Jean Bosco, tout était pourtant différent. Le Père était alors dans les petits souliers de la sœur-directrice et nous avions même obtenu d'elle qu'il - 29 -


intervienne lors de plusieurs récollections du groupe de prière. Du reste, c'est de là que je tiens cette devinette qu'il nous avait posée concernant la vocation sacerdotale. « Quelle différence voyez-vous entre un prêtre... et la pile Wonder ? » nous avait-t-il demandé. Le nom de cette pile, que l'on mettait dans nos lampes de poche, était alors bien connu de tous. Mais comme nous séchions, c'est lui-même qui donna la réponse : « La pile Wonder, dit-il, ne s'use que si l'on sent sert – slogan que tout le monde connaissait bien du fait qu'on l'entendait dans la publicité – tandis que le prêtre, lui, ne s'use que si l'on ne s'en sert pas... » « Que si l'on ne s'en sert pas ! » Joli, n'est-ce pas ? Tout le monde applaudit en riant, tellement c'était vrai. Ce brave prêtre pensa-t-il alors qu'il allait être la douloureuse illustration de ce qu'il venait de dire ? Car tout changea bientôt dans sa vie. La sœur-directrice se mit à le prendre en grippe et parfois même à l'interpeller si durement qu'un jour Martine le vit arriver en pleurs à la maison. Sœur papillon, comme je la nommais désormais, avait subitement changé de paysage et elle s'acharnait à effacer celui d'avant dont il faisait partie. Pourquoi un tel revirement, et en aussi peu de temps ? C'est qu'un nouveau curé venait d'arriver à la paroisse, et que celui-ci portait aussi bien son nom de félin (il s'appelait Letigre) que notre bon Père portait le sien. De plus il avait des idées d'une gauche extrémiste et ne se privait - 30 -


nullement de le faire savoir à tout le monde. Ses sermons n'étaient que de la politique agressive et il allait même jusqu'à affirmer le caractère néfaste de l'œuvre d'une Mère Teresa laquelle, selon lui, faisait le jeu du capitalisme. Eh oui ! Même que ce jour-là, avec Martine, nous avons failli nous trouver mal dans l'église. Mère Teresa la pauvre, la grande... accusée publiquement par un prêtre de son Église ! Mère Teresa qui se trompait dans sa façon d'aimer. N'aurait-elle pas dû, selon lui, laisser mourir ces misérables jusqu'à ce que les riches daignent enfin consentir au partage ? Mais surtout ne pas intervenir... de quelque manière que ce soit. C'était d'un simplisme pour le moins déconcertant. L'abbé félin, fou furieux de la cause anticapitaliste, semblait avoir vraiment perdu l'esprit. En vérité, il n'était pas le seul à propager de telles sottises. Il faisait partie d'une catégorie de nouveaux prêtres qui avaient pour particularité d'adhérer à ce que l'on appelait la théologie de la libération. Prêtres proches, voire adhérents, du parti communiste et qui, à coups de mots, de faucilles et de marteaux, faisaient l'éloge et la propagande de ceux qui osaient, au nom de l'amour, prôner le nettoyage du monde capitaliste, fût-ce même par la violence armée. Curieusement, ces oiseaux-là osaient se dire proches des adeptes de la non-violence. De quoi y perdre son latin... Sœur Michèle était toujours en extase devant lui. Elle le retrouvait de plus en plus à la paroisse et le laissait pénétrer dans sa maison pour y répandre ses idées guerrières. Et le bon Père Lamour, dans ce contexte, forcément dérangeait. Sa catéchèse, considérée comme ringarde, irri- 31 -


tait. C'était un réactionnaire. Et comme, en plus, il osait s'attaquer parfois aux dictatures, qu'elles fussent de l'Est ou bien de l'autre côté, il était devenu l'un de ces intrus qu'il faut à tout prix faire disparaître. La suite ne fut qu'un jeu d'enfants pour la sœur. Appuyée par le père félin, elle intervint efficacement auprès du supérieur général de la congrégation, et peu de temps après nous avons vu partir le bon père Lamour vers son autre affectation... au siège même de notre fondation. J'apprendrai plus tard qu'il souffrit beaucoup de s'être ainsi retrouvé dans une toute petite pièce en plein centre de Paris, lui qui appréciait tant l'air de chez nous. Mais je me rendrai aussi bien vite compte qu'il n'avait pas changé, qu'il portait toujours aussi bien son nom... et qu'il avait même gardé sa pleine efficacité. Pas étonnant quand on sait qu’au pensionnat il était toujours le premier à la chapelle le matin. De notre maison située en contre-bas nous avions souvent remarqué que les vitraux étaient éclairés, ce qui nous faisait dire qu’il était une sorte de paratonnerre pour l’institution.


À l'hospice du Haut des Cieux (1986 - 1988)

Le lieudit “Haut des Cieux” Par chance, trois ans après ma prise de fonction j'eus l'opportunité d'offrir mes services à une autre association renommée pour son incontestable esprit de charité. Comme depuis plusieurs mois déjà nous ne fréquentions plus notre paroisse pour les raisons exprimées précédemment, et surtout à cause du côté politicard de l'abbé félin, nous en avions cherché puis trouvé une autre, à cinq kilomètres de là, dans un petit hameau situé en forêt d'Argonne appelé Haut des Cieux. Bien qu'isolée, nous appréciions la communauté des religieuses qui animaient ce lieu de pèlerinage dédié à Saint Antoine de Padoue. Et nous appréciions plus encore notre abbé Canon, un homme bourru mais profondément spirituel, dont les fidèles venaient chaque semaine en grand nombre assister à la messe paroissiale. Nous invitâmes un jour l'abbé (Je dis abbé parce qu'il - 33 -


n'aimait pas qu'on l'appelle Père) à manger dans notre maison HLM de Pontouvert. Nous le sentions proche de nous, et tellement même que nous lui confiâmes tout de suite nos déboires avec le pensionnat Jean Bosco. Ce fut alors qu'il nous parla de sa paroisse, du pèlerinage bien sûr, mais aussi de l'hospice. À l'époque, on nommait ainsi les maisons de retraite qui accueillaient les petites gens. On n'y trouvait certes pas que des vieux. Il y avait de tout : Des miséreux, pas assez handicapés pour pouvoir être dirigés vers d'autres établissements spécialisés, ou trop handicapés pour s'insérer normalement dans la société. Il y avait aussi d'anciens commis de ferme qui, à cause des nouvelles lois sanctionnant le travail au noir, n'avaient pu conserver leur emploi... ainsi que des handicapés légers dont quelques uns étaient trisomiques comme notre fille Marie-Charlotte. L'hospice du Haut des Cieux était un lieu unique en son genre car on y vivait grâce aux dons et au bénévolat. Rien de comparable donc avec la maison Jean Bosco où tout était pris en charge par la DASS. L'abbé Canon vit tout de suite l'intérêt que je portais à cette forme de gestion et il me fit la proposition de devenir membre du conseil d'administration de l'association, laquelle était alors dans une sorte de statu-quo, à l'instar de bon nombre d'autres organismes du même genre qui ne servaient plus que de support juridique à une activité peu ou pas contrôlée. Y voyant un moyen de servir – vraiment cette fois – la cause des plus pauvres, j'acceptai sans réserve. Ce que je - 34 -


ne savais pas, par contre, c'est que l'Abbé avait une autre idée derrière la tête. Au début j'étais simple membre de l'association et cela ne dura que le temps d'une reprise en main administrative. L'urgence était d'assurer la pérennité de l'activité des sœurs franciscaines en reconstituant au plus vite une organisation non plus centrée sur celles-ci mais sur une direction laïque. Les sœurs étant toutes âgées, leur supérieure générale expliquait clairement qu'elles ne pouvaient plus continuer à se griller ainsi et que le temps était venu pour elles de passer la main. Mais le Haut des Cieux n'était pas un endroit comme les autres. Les vieux, dans son hospice, y étaient accueillis mieux qu'ailleurs grâce au dévouement des religieuses et en particulier de Sœur Angèle, celle qu'on appelait très justement la bonne mère et qui avait un rayonnement extraordinaire dépassant largement le cadre de nos frontières. Mère Angèle accueillait les plus pauvres qui payaient selon leurs possibilités. On vivait ici comme autrefois en famille, sauf que les hommes étaient dans une partie du bâtiment et les femmes dans l'autre. Avec peu ou pas de personnel rémunéré, cette vie était presque autarcique du fait qu'on était loin de tout, avec des hivers particulièrement rigoureux qui accentuaient encore l'isolement. De la ferme attenante on tirait non seulement les légumes et le lait de chaque jour, mais aussi la volaille et la viande. L'un des pensionnaires, ex-commis boucher, se chargait de l'abattage des bêtes ainsi que de leur découpage sur une vieille table située dans l'écurie, tandis qu'un ancien - 35 -


agriculteur, qui vivait dans une pièce annexe de la ferme, conduisait bénévolement le tracteur. Avec la population du bourg, c'était aussi l'entraide à la période des foins et en bien d'autres occasions, comme celle du pèlerinage qui avait lieu le 13 juin de chaque année à la fête de saint Antoine. Toutes les bonnes volontés étaient alors récupérées pour l'accueil et la restauration de plusieurs milliers de pèlerins. C'est Mère Angèle qui orchestrait ces activités. Elle était soutenue en cela par l'abbé Canon qui avait choisi de venir achever sa vie apostolique dans ce saint lieu. Point n'est besoin de préciser que la mission de l'association renaissante s'avérait particulièrement délicate, d'autant – et ce n'était pas la moindre des difficultés – que Mère Angèle n'était absolument pas d'accord avec sa supérieure pour rendre son tablier. Bien sûr je n'apprendrais cela que plus tard, car elle ne me disait jamais rien en face, agissant toujours par derrière et n'hésitant pas à remonter l'un ou l'autre de ses fidèles contre sa propre hiérarchie. S'il était évident que les choses ne pouvaient pas durer ainsi éternellement, peu lui importait : elle refusait tout changement. Non seulement celui de ne plus être la maîtresse des lieux, mais aussi la moindre des innovations qui, selon elle, tuait l'esprit de l'œuvre. Son œuvre. Tout cela, je l'ignorais encore, naïvement. Et de même le fait que Mère Angèle, pour mieux préparer le terrain en sa faveur, avait déjà pris le temps de se choisir un pigeon en - 36 -


bâtissant avec l'abbé le plan dans lequel j'allais bientôt me laisser enfermer. N'avait-elle pas eu le loisir de m'observer largement à sa guise puisque je venais ici régulièrement à la messe avec ma petite famille ? « Ce n'est pas le tout, avait dit le Président7 lors d'une réunion du CA, mais il nous faut un oiseau rare ! » Et il fallait effectivement quelqu'un qui fût à la fois chrétien, assidu à la messe, accepté par les sœurs, avec l'esprit du lieu et de sérieuses compétences en gestion associative. S'en était alors suivi un long tour de table durant lequel chacun avait pu s'exprimer à loisir. Et il ne fallut pas longtemps pour que les regards se tournent vers moi... l'oiseau rare providentiel ! J'avoue que sur le coup j'en fus honoré. Venant d'une maison totalement sous la coupe du Conseil Général, cette opportunité m'apparut comme une mission confiée par Dieu lui-même. Ici, au moins... pas de compromission avec l'argent et les prix de journées. On vivait vraiment de la providence. Succéder aux sœurs, j'avais vu cela comme le juste aboutissement d'une démarche intérieure. Vivre avec les pauvres et non pas vivre grâce aux pauvres. Partager leur vie à part entière. Proches des communautés nouvelles, dont celle de Jean Vanier qui accueillait depuis pas mal d'années déjà de nombreuses personnes handicapées, nous croyions 7. Félicien de Bonnevie (qui habitait dans un hameau proche des Hauts des Cieux.)

- 37 -


cela non seulement possible mais souhaitable pour l'accueil de la personne âgée. À condition, bien sûr, de préserver notre unité familiale. Même s'il y avait sans nul doute une part d'utopie dans la réalisation de nos désirs, n'empêche que notre président, P.D.G. d'une usine bien connue de la région, était venu un jour nous trouver avec, entre les mains, un livre de Frédéric Lenoir intitulé Les Communautés Nouvelles, préfacé par le Cardinal Decourtray. « C'est ça qu'il nous faudrait ici », nous avait-il dit alors. Et depuis, il y croyait dur comme fer. À tel point que plusieurs années plus tard, quand je ne fus plus au service de son association, il vint encore me relancer dans ce sens. Il est vrai que quand on a connu, et qu'on en est sorti, ces lieux de souffrance que sont la plupart des maisons d'hébergement pour personnes âgées – Je ne parle pas bien entendu de ces résidences pour bourges... accessibles seulement à une infime minorité – on ne peut qu'y déplorer une solitude réelle et absolue. Et même qu'en y ajoutant tout le confort possible et imaginable, on ne pourra jamais donner à ces gens-là ne serait-ce que le dixième de leurs attentes. Pour illustrer mon propos, je ne peux m'empêcher de songer à l'une de ces personne âgées qu'un soir, avant de regagner mon chez moi, j'étais allé visiter dans sa petite chambre mansardée de l'hospice. C'était l'époque où, déjà, d'importants recrutements d'aides-de-vie s'effectuaient. - 38 -


La dame m'avait reçu avec un grand sourire et offert ce jour-là un petit vêtement qu'elle avait tricoté spécialement pour notre fille Marie-Charlotte. Elle avait tenu, malgré ses vieux doigts usés, à préparer elle-même ce cadeau, comme une bonne maman l'eût fait pour l'un ou l'autre de ses enfants. Avant que je ne la quitte, elle m'avait alors confié qu'elle se sentait bien seule ici et qu'elle attendait même impatiemment la mort. Comme je lui faisais remarquer qu'elle avait maintenant la visite plus fréquente de ses aides-de-vie, elle avait eu cette petite phrase résumant à elle seule le problème : « Oh ! elles, elles passent... » Elles passent ! Cela veut dire qu'elles ne s'attardent pas, qu'elles n'en ont pas le temps ; et qu'on n'y pourra jamais rien car elles ne sont pas payées pour ça. Ma conviction en fut dès lors d'autant plus forte : il fallait à tout prix briser ce mur de souffrance et créer la condition pour que ces pensionnaires ne se sentent plus emmurés dans leur solitude. Mais cet état de vie, qui interpellait le président et moimême, n'interpellait pas nécessairement les autres membres de l'association. Pire encore : Les sœurs n'y croyaient pas. J'eus beau, à plusieurs reprises, tenter de mettre leur jeune supérieure générale sur la piste, c'était comme si je pétais dans un violon. Chez elles, que de la résignation ! N'y avait-il pas là pourtant, et surtout pour un ordre religieux entrain de s'éteindre, matière à réflexion ? Comment ne pas saisir une main ( la nôtre) qui se tend ? - 39 -


Quant à la Supérieure Générale, ne nous avait-elle pas dit que nous étions, Martine et moi, une sorte de réponse prophétique à la situation du Haut des Cieux ? Le trop-plein interdit Nous habitions désormais au Bas-des-Cieux, à moins d'un kilomètre de l'hospice, dans une maison dite de caractère au mur de laquelle figurait encore, gravé en relief, le chiffre 1868, date de sa construction. Cette maison, bien sûr, nous avions dû l'acheter du fait qu'aucune autre n'était à louer. Et l'acheter à crédit... crédit d'autant plus important que nous n'avions pas la moindre somme d'avance. En dehors des nombreux travaux que nous aurions dû y faire pour la rendre plus habitable, travaux qui ne seraient du reste jamais possibles même par la suite faute de moyens suffisants, il existait dans ce hameau des servitudes, et notamment une dont le propriétaire s'était toujours bien gardé de nous parler : La cave ! Et pour cause... Si, en apparence, celle-ci n'était qu'un lieu commun, elle était ici pour nous l'élément vital de notre foyer car c'était d'elle que nous arrivait toute l'eau dont notre famille avait besoin. De plus, en raison de son implantation à flanc de coteau, le système d'évacuation de cette eau appelé trop plein était à surveiller particulièrement. Mais ça nous ne l'avons su qu'après, et donc trop tard, quand nos problèmes ont commencé. Nous l'avons su incidemment lorsque l'épouse de notre vieux voisin d'en face fut touchée par la maladie d'Alzhei- 40 -


mer. Ce brave homme, qui jusqu'alors ne nous avait pratiquement jamais adressé la parole, s'était mis soudain à nous parler, voire même à se faire particulièrement gentil avec l'un ou l'autre d'entre nous. Curieusement, mais nous l'ignorions encore, c'est à ce moment-là que le fameux trop-plein du puits s'est remis à fonctionner. Mais avant d'en arriver là, que de soucis nous avons pu avoir ! Et que de nuits blanches ! Aux premières grandes pluies qui suivirent notre emménagement et à chaque autre ensuite, l'eau, si précieuse pour nous, se fit tellement abondante qu'elle finit par envahir la cave, noyant tout ce que nous y avions entreposé. De ce fait, elle n'était plus ni potable ni maîtrisable et menaçait de pénétrer à l'intérieur de la maison.Tous les moyens possibles et imaginables furent alors utilisés pour l'évacuer : seaux, pompes, etc. Mais le pire c'est que nous étions à cent lieues ne nous imaginer ce qu'Alberte, une ancienne du pays, est venue un jour nous révéler... Figurez-vous que ce fameux trop-plein, pourtant servitude, avait été volontairement obstrué par les voisins... et qu'il ne fut rétabli dans son fonctionnement que grâce à la période particulièrement difficile que ce couple eut à traverser. Nos misères ne faisaient hélas que commencer.

- 41 -


Le contrat de travail Avant l'embauche et l'établissement du contrat de travail me concernant, il fallut demander à sœur Michèle de bien vouloir me laisser partir ; car entre sœurs, croyez-le, il arrive parfois que l'on ne se fasse pas de cadeaux, surtout lorsque le pouvoir et l'orgueil sont en jeu. Comme la secrétaire de l'évêque auxiliaire était membre du Conseil d'Administration, cela lui fut facile de solliciter la bienveillance de son éminent patron afin qu'il adresse lui-même à la sœur frustrée, en bonne et due forme, une gentille lettre, solidement argumentée, disant tout à la fois son regret de devoir la priver d'un si précieux collaborateur et en même temps le besoin de s'attacher les qualités d'un oiseau rare, qualités requises pour la mission dont cet oiseau devait être investi sur le Haut. Bien sûr la sœur n'osa pas refuser cela à son éminence, même si, sur le principe, elle était en total désaccord avec lui. Mais au fond, compte-tenu de ce qui devait se passer par la suite, on peut tout de même se demander si déjà, à l'époque, elle ne songeait pas à une quelconque revanche. Dieu seul le savait. Ce qui est certain, c'est que cette lettre ou sa copie, preuve écrite de l'implication de l'évêque dans ma mutation en église, dont j'eus besoin plus tard pour justifier mon changement d'employeur, ne me fut jamais transmise, même sous la forme d'un prêt... la sœur prétextant l'avoir égarée. Cela dit, il m'importait peu, à moi, d'être directeur. Je

n'étais pas là pour faire carrière et je n'entendais pas davan- 42 -


tage améliorer notre train de vie sur le dos de l'institution. Chrétien résolument convaincu, hors de question de me laisser piéger par l'appât du gain ou par celui des honneurs. Je campai même si fermement sur mes positions que lorsque le président me fit signer mon contrat de travail je refusai catégoriquement la rémunération qu'il me proposait. J'avais évalué largement quel serait notre besoin financier et j'estimais que, venant d'une institution qui vivait de la générosité de ses bienfaiteurs – et, surtout, sans aide ni de l'état ni de l'église –, il eût été pour moi malhonnête d'accepter un salaire aussi important. Le Président, lui, en fut tout étonné. Probablement étaitce la seule et unique fois de sa vie de PDG qu'il eût à connaître semblable situation. D'habitude n'était-ce pas plutôt l'inverse, le patron expliquant à son cadre pourquoi il ne le rémunère pas davantage ? Là, il lui fallait argumenter pour que son cadre accepte la totalité du salaire qu'il voulait lui donner. Se trouvait-il en présence d'un saint ou bien d'un fou ? vous savez... d'un de ces illuminés qui inquiètent le monde plus qu'ils ne suscitent son admiration. Comme je n'avais pas la prétention d'être saint, même si cela fait partie des objectifs de tous chrétiens, je ne pouvais qu'être un cas : le cas d'un personnage exceptionnellement buté ! Ayant trop souffert autrefois de ces cathos du dimanche dont la vie ne ressemble en rien à ce que disent leurs évangiles, j'avais seulement envie d'être cohérent avec moi-même. - 43 -


Le vice-président de notre association, qui exerçait une fonction de cadre supérieur dans une société internationale de transport, militant hyper-engagé, prit alors le soin de me téléphoner afin, précisa-t-il, de m'obliger à accepter le salaire qui avait été décidé unanimement par son Conseil d'Administration. « Rien ne vous empêche d'accepter et de faire don de ce que vous aurez en trop à l'hospice... » me dit-il sèchement. Mais je demeurai inflexible. Chose importante à mes yeux, moi qui venais d'un établissement où la liberté avait été sacrifiée en la remplaçant par un prix de journée, j'avais avant tout le désir de préserver au moins celle de l'hospice. Et comme le maintien de cette liberté est inexorablement lié aux facilités que l'on s'octroie en se laissant embobiner par certains compromis financiers, je devais d'abord montrer l'exemple.

Notre maison du Bas des Cieux

- 44 -


Servir... Quand je me présentai à la communauté des sœurs pour ma prise de fonctions, je commis une maladresse dont je réalisai trop tard la gravité. On m'avait certes demandé de ne surtout pas bousculer les religieuses, d'y aller progressivement avec elles. Or, ce que je ne savais pas encore, c'est qu'il y avait des paroles à ne pas dire, surtout quand on exerce une fonction de direction. Croyant être dans une œuvre où le bon Dieu est au centre, je dis naïvement : — Je ne suis pas venu pour vous diriger mes sœurs, mais pour vous servir... Et j'insistai même très fort sur ce dernier point. Mais ces mots n'étaient pas tombés dans des oreilles de sourdes, et surtout pas dans celles d'une Mère Supérieure qui, vraisemblablement, n'attendait que cela. Car, par la suite, je n'allai plus être que son petit bras droit. Toujours aussi habilement elle continua à diriger sa maison tout en faisant comme si je lui en avais donné procuration... s'assurant au passage qu'aucun changement ne pût se faire sans qu'elle l'eût elle-même validé. Situation impossible, bien entendu, et dont j'allais très rapidement faire les frais. D'un côté j'avais le conseil d'administration, lequel se réunissait au moins tous les mois et qui me donnait des ordres ; de l'autre la Mère supérieure qui contestait tout quasi-systématiquement. - 45 -


Je dus reprendre en main l'équipe – sauf les sœurs qui avaient un statut d'intouchable – dont le nombre n'excèdait pas trois employés : une aide à la cuisine, un homme à tout faire et une dame affectée au ménage. Tous à temps partiel. L'élément masculin était au service exclusif des sœurs. Il faisait leurs courses, les conduisait partout où elles avaient besoin d'aller, et même dans le Jura natal de la mère supérieure où ils restaient parfois plusieurs semaines. De là-bas ils ramenaient certes des pommes, de la volaille et bien d'autres choses encore, mais le tout ne compensait nullement les charges que générait la rémunération mensuelle du commis lequel, cela dit en passant, était un homme trop peu sollicité et totalement inadapté pour l'emploi qui aurait dû être le sien dans ce genre d'association. S'il était certes soumis, mal payé, il vivait difficilement – et cela va sans dire – la nouvelle organisation. Une quinzaine de bonnes volontés pour près d'une cinquantaine de pensionnaires, dont certains même étaient grabataires... c'était bien peu en comparaison de la trentaine de salariés rémunérés à temps plein de l'établissement Jean Bosco où je travaillais précédemment. Ou bien c'était trop là-bas, vraiment trop... ou bien ce n'était pas assez ici. Ici où, croyait-on, le bénévolat faisait tout. Ou presque. Ma tâche était donc rude, ingrate. J'avais peu d'expérience et tout restait à faire. Il n'y avait pas de vraie comptabilité, sauf quelques chiffres figurant dans ce que l'on - 46 -


appelait alors le livre des comptes. Pour ceux qui connaissent un peu la gestion des établissements, nous étions loin de la double partie comptable, des budgets, des inventaires et des bilans de fin d'année. Mais pour pouvoir engager certaines dépenses, il allait bien falloir que je connaisse, au moins, les moyens dont cette association disposait. Et c'est ainsi qu'avec mon appétit de tout savoir et aussi de ne rien laisser au hasard, je parvins non sans mal à établir mon premier bilan de reprise ainsi qu'une comptabilité frisant la norme. Le « passage obligé » du parloir Reçu par l'une ou l'autre des bénévoles de l'accueil, vous entriez alors dans un grand couloir sombre, carrelé à l'ancienne, et selon l'objet de votre visite, vous étiez gentiment guidé soit chez la Mère Supérieure qui voulait absolument garder l'œil sur tout et qui occupait encore le bureau de l'entrée, soit dans la pièce réservée aux visiteurs, là où la brave sœur Hélène s'empressait aussitôt de venir vous servir un petit café et tailler en même temps une bavette avec vous. Rarement on vous conduisait dans le bureau du fond où je me trouvais, là-même où, logiquement et selon la mission qui m'avait été donnée par écrit, j'aurais dû – pour certaines choses au moins dont les admissions... – être l'un des tout premiers concernés. Mais la Mère se montrait intraitable. Têtue comme - 47 -


l'étaient, paraît-il, les terriens originaires de son coin de Jura, elle avait son organisation à elle et faisait la sourde oreille quand je lui disais que le Conseil d'Administration voyait les choses autrement qu'elle. « Vous voulez donc tout mettre par terre ! » me disait-elle souvent en roulant les « r ». J'avais beau lui faire comprendre que je n'y étais pour rien et que j'avais des comptes à rendre, elle changeait immédiatement de conversation. Arriverais-je un jour à assumer ma mission ? À sa décharge, je voulais bien admettre qu'il fallait y aller doucement, l'écouter et prendre en considération l'aspect positif de tout ce qui s'était déjà fait sous son autorité car s'il était incontestable que l'hospice avait toujours bien fonctionné sans moi, on ne m'avait pas attendu pour que cela change. Aucun murmure autour d'elle. Personne ne se plaignait jamais de rien. On entendait même, partout dans les couloirs : « S'il vous plaît, notre bonne mère, puis-je faire ceci ? Puis-je faire cela ? » Ou encore : « Merci notre bonne mère ! » Oui, la Mère dirigeait tout très bien. Et tout tournait même tellement bien autour d'elle qu'il n'y avait qu'à se laisser conduire. Alors pourquoi donc la Supérieure Générale de Lyon, qu'elle ne portait assurément pas dans son cœur, s'étaitelle laissée aller à cette folie du changement ? De temps en temps, la Mère venait jusqu'à mon bureau. Là elle me rendait compte, à sa façon bien sûr, de ce qu'elle - 48 -


faisait ou disait, insistant toujours sur les impressions de mécontentement qu'elle avait cru remarquer chez l'un ou l'autre de ses bienfaiteurs qui, comme elle, n'avaient toujours pas digéré le pouvoir en place. Elle ne me demandait même pas ce que je pensais de ses décisions, ni pourquoi elle avait accepté d'accueillir telle personne plutôt que telle autre. C'était son domaine et elle y tenait plus qu'à la prunelle de ses yeux. Comme elle recevait elle-même les dons, elle vidait régulièrement ses poches sur mon bureau. Pièces, chèques et billets s'y retrouvaient pêle-mêle... il ne me restait juste qu'à les comptabiliser. — Ça va bien comme ça, vous ne trouvez pas ? me ditelle un jour. On pourrait faire comme à Pontouvert... — Que voulez-vous dire, ma sœur ? fis-je, étonné. — Eh bien que moi je continue à faire comme sœur Michèle (la directrice du pensionnat Jean Bosco) et que vous, vous gardiez la responsabilité de ce qui est administratif. — La supérieure générale n'est pas d'accord, ma sœur ! — Oh ! la Générale... la Générale ! s'exclama-t-elle. — Mais ma sœur, vous le savez très bien... s'il ne s'agissait que de moi... — Allez, on peut faire comme si... M. Garot ! Le secteur des hommes Ici les hommes étaient à part, car pour rien au monde les sœurs n'eussent dérogé à la règle. Ils avaient un régime spé- 49 -


cial de vie communautaire qui favorisait leur autonomie. Et c'était du reste l'un des points forts que j'avais relevé lorsque le Conseil d'Administration m'avait chargé d'établir une sorte d'état des lieux dans la maison. Accueillis la plupart du temps parce qu'ils étaient encore capables de bricoler, ils trouvaient ici où là de quoi meubler leur seconde vie. Le CA s'était pourtant scandalisé lorsque je lui avais remis mon dossier reprenant secteur par secteur les points faibles et aussi les points forts de la vie de l'hospice. Tous avaient manifesté leur mécontentement, surtout après m'avoir entendu lire la conclusion, là même où je disais que je n'avais « trouvé ici que des hommes épanouis et heureux ». Je ne parlais bien sûr pas des femmes, car pour elles tout était différent. En dehors de la cuisine où, de temps en temps, certaines d'entre elles venaient préparer les desserts, il n'existait pas de lieux où elles puissent vraiment s'occuper. « Des hommes heureux ici ? Mais comment pouvez-vous dire une chose pareille, M. Garot ? » s'était insurgée Mlle Malherbe, la dévouée secrétaire de l'évêque. Mais je n'avais pas été surpris de sa réaction. Peiné oui, mais pas surpris. Et pas davantage non plus je n'avais été dupe du silence forcé des autres. Car ces autres administrateurs, qui étaient-ils donc ? Ô certes pas des gens de familles modestes, car on les recrutait, comme cela s'était toujours fait dans nos associations cathos... du fait même qu'ils étaient notables, qu'ils avaient le bras long et surtout... le portefeuilles épais. Et de telles organisations, il y - 50 -


en avait du reste bien d'autres dans nos œuvres d'Église. Toutes avec des gens sincères, bien sûr... mais aussi et sans doute très sincèrement dans l'erreur. Combien, parmi les vieux, et ici même à l'hospice, auraient pu leur dire – si on les avait toutefois autorisés à s'exprimer – qu'ils n'avaient que faire de leurs belles demeures et qu'ils préféraient cent fois leurs modestes existences à celles, luxueuses, qu'on aurait tant voulu leur imposer. Moi, j'avais l'impression qu'un fossé était entrain de se creuser entre ce que je ressentais et la position prise par notre CA. Même l'évêque – et c'est cela qui m'a sans doute le plus peiné – il avait la même indignation... face à cette indécence que tout le monde s'efforçait de dénoncer. Lui aussi semblait ignorer que le bonheur n'est pas et ne sera jamais dans les seules choses matérielles. Car j'avais fait sérieusement mon enquête. Comme dans la plupart des maisons de retraite, et même de nos jours, peu de personnes âgées osent se dire heureuses. Cette raison aurait-elle pu être utilisée afin de contrer le CA ? Bien sûr que non ! Car certains travaux ou aménagements importants étaient d'une nécessité absolue ; personne, hormis quelqu'un de mauvaise foi, n'aurait pu le contester. Mais pour moi l'essentiel n'était pas là. Nos anciens avaient une vie sereine, rythmée par les actes courants de la vie : l'heure du lever, la ballade du matin avant le petit-déjeuner... la table que l'on installait - 51 -


sur la vieille nappe de la salle à manger... et après, le coup de balai. Même chose pour le midi et pour le soir. Et entre temps chacun, s'il le voulait, pouvait aller à la ferme après avoir enfilé ses bottes. C'était leurs chez eux et je les y voyais heureux. Je ne pouvais absolument pas les trahir en disant le contraire de ce que je pensais. Le CA, lui, voyait les choses à sa façon. L'important pour lui n'était pas la beauté de la personne, son être intérieur, mais ce qui tapait à l'œil de ceux qui venaient visiter leurs vieux. Pour une fois, sur ce point-là en tout cas, j'étais en accord avec la Mère supérieure. Elle-même fille d'agriculteurs modestes, elle avait compris cela instinctivement et sans avoir eu besoin de se poser la question. Cela dit, était-il possible d'aimer son prochain et de l'aimer vraiment, sans d'abord avoir cherché à comprendre ce à quoi il aspirait... profondément ? À moins de se tromper d'amour... peut-être ! Un jour, on vint me demander de l'aide. Robert étant absent, le Petit Louis8 était tout seul pour accomplir une pénible besogne requérant au moins la force de deux personnes : Il s'agissait de transporter un corps à la morgue. Or, les couloirs étaient étroits et les escaliers raides comme la justice. Et dans le secteur des hommes, pas d'ascenseur. Comme ce genre de situation n'arrivait pas souvent, on y était peu préparé. L'homme, 8. Robert et Louis étaient tous deux d'anciens commis de ferme qui avaient trouvé une « nouvelle maison » à l'hospice.

- 52 -


mort le matin, commençait à se décomposer. Après un cancer en phase terminale et avec tous les médicaments qui l'avaient amené à survivre encore quelques semaines, rien de plus normal. Je crois que que me souviendrai longtemps du transport de ce corps enveloppé dans un drap. La charge était lourde et la prise difficile. Au moment de le poser sur la civière, le drap s'entrouvrit et je reçus en plein visage une jolie bouffée... d'air pur. Difficile, voire impossible d'oublier cela. Piqûres et autres formalités Un jour, Mère Angèle me dit qu'elle avait une super idée. Il lui arrivait souvent d'avoir des idées, notamment quand elle avait quelque chose à nous faire avaler. Elle nous faisait un petit signe de la main et nous la suivions alors dans son bureau où elle nous priait gentiment de nous asseoir. — M. Garot, savez-vous ce que j'ai pensé ? — Dites, ma sœur ! — Eh bien voilà : j'ai pensé que vous pourriez faire des piqûres. Comme je semblais un peu choqué, et il y avait de quoi, elle ajouta : — Oui, vous verrez... C'est rien à faire, je vous apprendrai. Mère Angèle était une infirmière de formation. C'était donc elle qui était chargée de soigner les pensionnaires. Et - 53 -


parmi les soins, ce qui revenait le plus souvent : les piqûres ! Pas un jour ne passait sans qu'elle n'eût à en faire. Alors, dans la perspective de son remplacement futur, elle avait eu cette idée géniale. Vraiment géniale ! Chez elle, pas de formalité. Si on attend d'avoir le droit de faire quelque chose, eh bien on ne fait jamais rien ! C'est comme pour les bêtes qu'on tue sans la moindre autorisation et qu'on découpe ensuite à la ferme dans des conditions d'hygiène déplorables... Quand j'abordai le sujet avec le CA, on m'ordonna tout de suite d'y mettre un terme. « En tant que directeur, vous en portez la responsabilité ! » Et c'était vrai. Non seulement en cas de contrôle, mais surtout s'il arrivait que la viande fût impropre à la consommation, et donc dangereuse pour les pensionnaires. Mais j'imaginais déjà la réaction de la sœur à qui je devais faire avaler la pilule. N'avait-on pas toujours fait comme ça sans jamais tuer qui que ce soit ? Quand je me retrouvai face à elle, on eut dit qu'elle s'y attendait. Comme si quelqu'un déjà, une taupe sans doute – car il y en avait au moins une que je connais bien et qui racontait systématiquement tout à la sœur – avait préparé le terrain. Taupe qui, pourtant, faisait partie de ceux qui avaient validé la décision. — Mais ils n'ont donc que ça à faire dans votre CA ? Tout arrêter ? — Ma sœur (moi, la Mère ça ne passe pas), il ne s'agit pas de tout arrêter. — Oh vous, vous allez encore me dire que vous n'y êtes - 54 -


pour rien... — C'est moi, en tout cas, qui porte la responsabilité, dis-je. — Et vous avez peur ? — Bien sûr ! La sœur se mit à rire très fort. Et je n'aimais pas ce rire moqueur qu'elle déployait à chaque fois qu'elle était mise en difficulté. Elle explosa : — Moi, sur les contrôles, voulez-vous que je vous en raconte une belle ? — Ma sœur, ce n'est pas seulement une question de contrôle... Faisant comme si elle n'avait pas entendu, elle poursuivit : « Tenez ! Y'a une paire d'années un gars du fisc est passé pour les comptes du magasin. Il prétendait nous faire payer la TVA sur nos ventes alors que nous, jamais on n'avait rien payé de tout ça. C'était un petit jeunot dans vos âges et sans doute aussi qu'il croyait bien faire. Figurez-vous que je lui ai seulement dit ceci : " Venez donc voir un peu les gens qu'on accueille ici... Moi je vous dis que si demain vous nous faites payer la TVA, eh bien... et ça vous pouvez le dire à vos patrons là-haut, moi je ne prendrai plus un seul pauvre à l'hospice." Aujourd'hui, M. Garot, avez-vous compris pourquoi on ne paie toujours pas la TVA ? » Il n'eut servi à rien de la contredire et encore moins de chercher à la convaincre. Pour elle, tout était permis dès - 55 -


lors qu'il s'agissait la bonne cause. Que ce soit dans le domaine de l'argent ou dans celui de la santé, elle s'octroyait le droit de tout faire. Et bien que n'étant plus juridiquement responsable de rien, elle me faisait toujours porter l'entière responsabilité de ses actes. Une semaine plus tard, j'en appris une bien meilleure encore. Suite au passage du vétérinaire, figurez-vous que la bonne Mère avait fait tuer un animal dont le pronostic vital venait d'être déclaré « engagé ». Impossible alors de revenir en arrière, la vache ayant été trop vite découpée puis mise au congélateur. Le « magot » de la sœur Nous étions en réunion extraordinaire. La responsable des communautés franciscaines de France devait nous communiquer des informations importantes. Personnellement, je m'attendais un peu à ce que cette annonce concerne la « bonne Mère », tant sa position au sein de la maison était devenue pour moi problématique. Et du reste je n'étais pas le seul à dire qu'elle n'aurait jamais dû rester ici, tant elle était incapable de se comporter autrement, même à une fonction moins importante où il lui aurait fallu toujours se soumettre aux décisions de sa supérieure générale. Si Mère Angèle n'ignorait pas qu'elle vivait dans la désobéissance la plus totale, elle s'en justifiait toujours habilement en disant que sa Supérieure était « bien trop jeune pour comprendre ». - 56 -


Mais cette dernière était là pour une tout autre chose. En début de réunion, lorsqu'elle demanda au Président si tout allait bien sur le Haut, celui-ci se garda de révéler quoi que soit concernant la bonne Mère, tellement il avait peur que son départ ne provoque la révolution. Après nous avoir tous remerciés pour la reprise en main de la gestion du Haut, la Supérieure Générale insista alors sur le fait que toutes les sœurs, sans exception, devaient être progressivement mais sûrement déchargées de leurs fonctions et responsabilités. — Maintenant que vous avez tout bien en main, ajouta-t-elle, je dois vous remettre, M. le Président, le solde du patrimoine. Chacun bien sûr se regarda, étonné d'apprendre qu'il y avait encore d'autres biens à recevoir. Puis la Générale nous distribua une feuille sur laquelle figurait une longue liste avec des chiffres et un total. Elle précisa, en outre, que les lingots, d'une valeur non chiffrée, détenus au siège de la communauté à Lyon, seraient bientôt revendus et la somme aussitôt reversée à l'association. Si l'étonnement du président et de son conseil fut immense et peut-être même fort agréable, il ne suscita en moi que tristesse et désillusion. Car la somme était énorme. À Jean Bosco déjà, le bas de laine n'était pas négligeable. Mais ici il était nettement plus important et ne cadrait absolument pas avec l'idée que mon épouse et moi-même nous étions faits de cette maison d'accueil de pauvres. - 57 -


Si cela fit sourire – malicieusement – mes collègues, et aussi l'abbé Canon, et si le trésorier Hânon put lui-même se sentir soudain rabiboché rien qu'en songeant à son futur haut de bilan, moi je dois avouer que je me sentis au plus mal. Et quand je rentrai à la maison ce soir-là, c'était comme si le ciel venait de me tomber sur la tête. Sans doute même que ma foi n'y eut pas résisté si elle n'avait été solidement accrochée. Bien vite je confiai mon désarroi à l'abbé, lui disant entre autres combien je regrettais de m'être laissé ainsi piéger en entrant dans cette association. Mais l'abbé ne partageait pas mes états d'âme, bien au contraire. Pour lui ce n'était qu'une manne tombée du ciel. — Tout ce fric mis de côté... pendant qu'on les croit pauvres, moi ça ne passe pas, lui dis-je. — Mais ça n'appartient pas aux sœurs, me répondit-il du tac au tac. Vous savez très bien qu'elles n'ont rien amassé pour elles-mêmes. Pas aux sœurs ? pensais-je. A qui donc avait-il été pris ce fric pour aller ensuite rejoindre le tas ? J'en avais le souffle coupé tant l'argument dépassait en sottise ce que j'avais entendu jusqu'alors. Ainsi les sœurs avaient joué aux pauvres et elles avaient d'autant plus de facilité à s'en excuser qu'elles ne possédaient rien. La preuve : Ce qui avait été amassé nous était restitué intégralement aujourd'hui. Je me suis tu, sinon les choses risquaient de mal se terminer. L'abbé était un homme de caractère qui ne supportait pas les contradictions, surtout si on ne lui donnait - 58 -


aucun argument susceptible d'aller dans son sens. J'aurais pourtant bien voulu lui faire comprendre que moi aussi, avec ma petite famille, je ne possédais rien en propre et que ce que j'avais n'était pas plus à moi qu'à mon épouse ou à mes enfants. Qu'en fin de vie je rendrais forcément aussi le peu de biens que j'aurais acquis. Plût au ciel alors de ne pas me surprendre avec un tel magot ! J'aurais pu aussi lui dire que depuis pas mal d'années déjà, Martine et moi n'économisions aucun centime pour nous-mêmes, notre principe étant simplement d'essayer de vivre en chrétiens. Mais si nous étions dans l'erreur, et si nous le sommes toujours aujourd'hui... eh bien c'est que nous n'avons rien compris à la Parole du Christ. Me revint alors à l'esprit le contrat d'embauche et toute cette polémique qu'il avait suscité. À quel point j'avais été naïf ! Une nouvelle conviction se fit en moi : si j'étais encore là en qualité d'oiseau rare pour supporter les effets d'une aussi belle imposture religieuse, l'habit – en tout cas à mes propres yeux – faisait de moins en moins le moine.

L'oiseau rare de l'époque ! - 59 -


La véranda La véranda, c'est ce que l'on voyait en premier lorsque l'on arrivait sur la place de l'Église. Elle n'avait rien d'extraordinaire sauf qu'elle abritait toujours, à tous moments de la journée, l'un ou l'autre de ces petits vieux qui prennent l'air. Elle n'était alors qu'une sorte de grand auvent que le soleil illumine. Personne ne savait à ce moment-là ce qu'elle allait devenir. Pas même la sœur lorsqu'elle m'envoya un monsieur très bien qui, soi-disant, avait quelque chose de spécial à me demander. En vérité, c'était à l'association qu'il voulait parler. Je fis asseoir l'inconnu, l'écoutai attentivement. Il me dit qu'il venait du centre de la France et qu'après avoir pris conseil auprès d'un curé qui connaissait bien le Haut des Cieux il avait décidé d'entreprendre cette démarche. Car nous avions, paraît-il, la réputation d'être le seul lieu de la région où l'on accueille encore des pauvres – et de vrais pauvres ! – sans la moindre subvention. Ce Colonel à la retraite avait été chargé d'accomplir les dernières volontés d'une parente proche, décédée un an plus tôt à Gouzonville. Il s'agissait d'un don important qu'il devait transmettre à une maison tenue par des religieuses. Et comme ce genre de maison avait pratiquement disparu, il n'avait pas eu l'embarras du choix : Soit c'était le pensionnat Jean Bosco, mais on lui avait fortement déconseillé cet établissement. Soit c'était l'hospice du Haut des Cieux, et là il n'avait aucun souci à se faire : l'argent y serait convenablement utilisé. - 60 -


Le conseil d'administration devant forcément en être avisé, je ne me permis surtout pas de faire la moindre allusion au pactole amassé par les sœurs. J'étais même certain d'avance que le projet en réjouirait plus d'un. Il fut décidé que cet argent servirait à la rénovation de l'hospice et plus particulièrement au remplacement de la vieille véranda. Et comme on avait tenu particulièrement à satisfaire les dondaines de ce bienfaiteur, on fit graver une plaque de marbre avec le pedigree de sa parente que l'on apposa sur le mur d'entrée de l'hospice. Le tout devant ensuite être inauguré en grandes pompes... C'est ainsi que la plaque figure encore aujourd'hui sous cette véranda flambant neuve dans laquelle l'épouse du président avait fait installer de jolies tables en pensant que les vieux y viendraient plus nombreux. Hélas, maintenant que tout est entièrement vitré et que la porte reste la plupart du temps fermée à cause des voleurs, elle ne ressemble plus à la précédente et les personnes âgées s'y retrouvent de moins en moins. Quant à la Mère Supérieure, elle ne décolérait pas. Non seulement tout s'était décidé sans elle, et ça elle ne pouvait le pardonner, mais un soir, alors qu'elle était particulièrement remontée contre l'association, elle était venue directement s'insurger dans mon bureau. « Voilà, maintenant c'est fait ! dit-elle ; elle est bien belle votre véranda... Mais avez-vous seulement pensé qu'en la voyant ainsi... nos donateurs vont se dire que vous êtes riches ? Et alors... - 61 -


— Et alors quoi ma sœur ? — Alors ils ne donneront plus Monsieur Garot, c'est moi qui vous le dis ! » J'étais bien assis sur ma chaise, et c'est tant mieux. Le 13 juin Tout m'était devenu insupportable. Le pèlerinage du treize juin approchait et les bénévoles se succédaient à longueur de journée, jetant vers moi leurs regards inquisiteurs. J'étais suspect à leurs yeux et même bien plus : j'étais responsable des souffrances de la Mère. C'était trop facile bien sûr, mais c'était ainsi. Du reste, cela faisait mouche à tous les coups tant on me savait susceptible. Si encore j'avais montré au départ que je n'étais pas prêt à me laisser faire. Mais non... l'imbécile ! Je n'étais là qu'à titre de serviteur, ne l'avais-je pas assez souligné ? On pouvait donc me tirer dessus à bout portant, m'accuser de tous les maux du monde. Et n'étais-je pas aussi un fidèle disciple de celui qui a dit qu'il fallait tendre l'autre joue ? Habituellement, le parloir est un terme que l'on n'emploie qu'en prison. C'est le seul lieu où les prisonniers peuvent recevoir leurs visiteurs, l'accès aux cellules étant interdit. À l'hospice, sauf exception pour les vieillards alités ou incapables de se déplacer, c'était aussi la règle. Le visiteur qui se présentait à l'entrée se voyait d'abord introduit au parloir, vaste pièce aménagée sobrement où il - 62 -


devait attendre bien sagement l'arrivée de son parent. Depuis quelque temps hélas, et je l'avais bien remarqué même si tout se faisait à voix basse et en se gardant bien de me montrer quoi que ce soit, le parloir était devenu un lieu de récriminations, d'échanges malsains. — Savez-vous, mes pauvres, que rien ne va plus dans cette maison ? — Sans blague ! — Eh oui, c'est comme je vous le dis. Depuis que l'association a tout repris en main, c'est la pagaille ! Facile d'imaginer ce qui se colportait, non seulement de sœur en sœur – ça on le savait déjà – mais à présent des sœurs vers les familles des pensionnaires, puis des sœurs vers les bénévoles. Une atmosphère d'orage pesait fort aux abords du parloir. Dans mon bureau, tout au fond du couloir, j'imaginais le pire ; car nul n'avait l'intention de me faire le moindre cadeau. J'avais de temps en temps un certain Monsieur Crespas qui passait me voir, juste pour mieux attiser le suspens qu'il se plaisait à répandre autour de lui. « Oh ! M. Garot, disait-il, à votre place moi je me méfierais. » Avec lui, il fallait toujours se méfier de tout le monde. Il était mauvaise langue et rapportait tout, même le mensonge. Or, si la direction devait changer de tête, ce n'était pas qu'un bruit, c'était tout simplement officiel. Par contre – et il le savait très bien lui-aussi, lui chez qui toute forme de bruit n'était pas pour lui déplaire – depuis un certain temps déjà une rumeur se colportait selon laquelle l'asso- 63 -


ciation allait renvoyer les sœurs à leur maison mère. Pourtant, quel intérêt celle-ci aurait-elle eu à voir partir de telles bénévoles ? Hélas, les sœurs ne jouaient pas le jeu de la vérité. Au contraire, elles se servaient du mensonge pour mieux se faire plaindre. Sans doute s'imaginaient-elles qu'ainsi elles allaient provoquer une vraie révolution, au point qu'un jour quelqu'un de haut placé irait lui-même interpeller la Générale dans son fief du Rhône. Mais elles avaient tort. Nous étions le 13 juin et les pèlerins affluaient déjà de partout, par petits groupes de trois ou quatre. Certains avaient marché longtemps, leur sacrifice devant être suffisant pour mériter les bonnes grâces du grand Saint. Sur place, le dispositif était prêt. Tandis que le curé confessait sans relâche, les sœurs s'affairaient soit à la préparation de la table qui, à l'intérieur-même de l'hospice devait recevoir une bonne centaine de convives, soit à l'animation des offices qui se multipliaient tout au long de la journée. D'autres bénévoles assuraient l'accueil des pèlerins dans le vaste abri construit tout spécialement à leur intention, et M. Crespas, entouré de deux ou trois amis, faisait quant à lui ses frites qu'il vendait avec des boissons. Enfin, il y avait la « sœur marchande » en compagnie de quatre ou cinq bénévoles répartis judicieusement de part et d'autre du magasin : une vraie caverne d'Ali Baba ! Ici on vendait de tout, même des bonbons et des gâteaux. Il y avait un stock considérable de médailles, de statues et - 64 -


d'autres babioles, toutes bénies cela allait de soi. Et je ne dis pas le temps qu'il avait fallu à ce petit monde pour préparer tout ça. Ils y travaillaient depuis au moins quinze jours. Exceptionnellement, les vieux restaient toute la journée dans leurs chambres car ils ne devaient surtout pas perturber la fête. Quant aux salles du bas, elles étaient entièrement occupées pour le repas de quelques pèlerins privilégiés, lesquels avaient préalablement réservé leurs places. Le matin, dès dix heures, il y eut la grand messe, présidée par Mgr l'Archevêque, puis la procession avec les porteurs de la relique de Saint Antoine. L'immense cortège s'avança lentement en direction du Bas des Cieux avant de virer à droite puis de remonter derrière l'église... d'où l'on revint au point de départ. Pendant ce temps-là, comme tous les ans depuis plus d'un demi-siècle, passaient en boucle les nombreux couplets ventant les mérites du grand Saint, couplets entrecoupés de ce fameux refrain que tout le monde connaissait par cœur : « Prions, prions, prions ce grand saint (bis) ». Après la messe, M. le Curé reçut le prélat ainsi que la bonne vingtaine de prêtres invités pour l'occasion. Côté bénévole, ils étaient une bonne cinquantaine à se démener sur le haut. La recette était leur seul objectif et ils le disaient du reste très (et même presque trop) clairement, arguant que s'ils donnaient de leur temps, c'était bien pour la Mère supérieure et rien que pour elle. Qui alors, dites-moi, aurait bien pu remplacer la bonne Mère Angèle ? - 65 -


Mais... ce fameux 13 juin était un peu spécial et comme endeuillé d'une triste nouvelle. Ainsi que je l'ai déjà dit, des bruits affolants couraient. Bruits que certains même se plaisaient à faire courir de plus en plus. En ma qualité de responsable, je ne devais surtout pas être surpris en flagrant délit d'inactivité. Il me fallait impérativement montrer l'exemple, être à la hauteur de celle à qui j'étais censé succéder. Mission impossible bien entendu, mais encore une fois ce n'était pas moi qui avais décidé quoi que ce soit. Mère Angèle, sans doute pour me tester, m'avait envoyé à l'abri du pèlerin, là même où elle savait que je serais confronté à ses fidèles amis, lesquels mouraient tous d'envie de me vider leur sac sur la tronche. Un profond malaise, soudain, me saisit ; mais je ne dis rien à personne. De toute façon, j'étais seul : physiquement et moralement. Maladroit dans le service des tables que j'accomplissais en tremblant, j'étais littéralement abasourdi sous le feu des quolibets en tous genres. Un certain Guillemart, de Renwez, virulent et toujours accusateur, me prédit alors clairement la chute prochaine de l'hospice, lequel, selon lui, n'avait toujours dû son bon fonctionnement qu'au seul mérite des sœurs. Et chute également pour ce pèlerinage dont l'esprit et la renommée ne seraient jamais plus comme avant. Moi j'avais bien envie de lui raconter ce que j'avais découvert récemment en vivant ici, sur le tas... Tout ce quotidien qu'il était à cent lieues d'imaginer. Mais à quoi - 66 -


bon ? Je savais trop que ce monsieur, non seulement ne me laisserait ni le temps ni l'opportunité de m'exprimer, mais qu'il se montrerait même et comme toujours incapable d'accepter une autre vérité que la sienne. La vie sur le Haut Le dimanche après midi, mon épouse rejoignait la sœur Simone dans son magasin d'articles religieux. Elle le faisait à ma demande et non pas parce que les quatre sous grappillés grâce à la vente des médailles faisaient vivre l'institution ; ce dont était par contre persuadée la quasi-totalité de la communauté, à l'exception de la mère supérieure qui, pour ne pas briser la ferveur de ses sœurs, maintenait celles-ci volontairement dans l'ignorance. Il s'agissait d'une erreur monumentale bien sûr... Je reconnais que toutes les sœurs n'étaient pas à mettre dans le même panier. Mais je savais aussi, pour avoir vécu auprès d'elles durant de nombreuses années, que ce tabou de la sainteté qu'on leur prêtait si souvent restait à briser. La communauté ne les couvait-elle pas à la façon d'une mère poule ? Ainsi... quand une maman, réveillée en pleine nuit par un bébé qui a faim ou qui a mal, venait en plus de sa journée accomplir la bonne œuvre qu'on attendait d'elle dans le magasin de bondieuseries... alors que cette maman-là mourait d'envie de se reposer, croyez-vous que les bonnes sœurs s'en souciaient ? - 67 -


Je les ai souvent considérées comme de vieilles filles égoïstes, et j'ai osé parfois leur souhaiter un redressement, comme cela se fait pour certains enfants gâtés ou mal élevés. Un jour je me suis même permis de dire à leur supérieure générale, alors que celle-ci soulignait l'aspect prophétique de notre engagement à l'hospice, qu'elle ferait bien mieux de se soucier de l'avenir de sa propre communauté. Oh ! Je reconnais que j'y ai été un peu fort... Mais je n'ai pas pu me retenir. C'était comme si j'avais été réellement ce prophète qu'elle voyait en moi, et ça me démangeait tellement de la contredire. Du reste, un prophète ça dérange et ça ne se tait pas. Moi je ne supportais pas le fait qu'elle ne croyait pas en un possible renouveau de sa propre communauté. Pire encore, je me révoltais en la voyant passer son temps à préparer les obsèques de sa propre famille alors que tout pour moi était encore réalisable, à condition d'y croire. Croire que des chrétiens, nouvelle génération, réunis la plupart du temps sous forme de communautés nouvelles à l'œuvre dans de nombreux diocèses, pourraient ainsi pallier l'absence de leurs vocations. Et surtout... croire en la puissance de l'Esprit Saint sans lequel, d'évidence, rien ne peut se faire. À quoi donc songeait la "Générale" ? Y avait-il seulement pour elle un autre esprit qui ne fût pas celui de ce monde ? Mais ma pensée – et je m'en excuse – allait une nouvelle fois plus loin : Dieu était-il encore bien présent dans sa propre vie ? N'avait-elle pas déjà renoncé, elle aussi comme tant d'autres, à le laisser agir en elle ? - 68 -


Madame Duporcq Madame Duporcq venait d'arriver à l'hospice et on lui avait attribué – parce que je m'étais permis d'intervenir – la chambre individuelle jusqu'alors réservée aux Maratte, ces pèlerins de longue date qui avaient pris l'habitude de ne s'en servir qu'une fois l'an à l'occasion de leurs vacances. Cela n'avait guère plu aux sœurs, mais tant pis ! Moi j'estimais qu'il était inadmissible d'envoyer cette dame dans un petit réduit mansardé tout juste éclairé d'une lucarne pendant que nos plus belles chambres restaient inoccupées. Je savais que cela ferait grand bruit et qu'on allait encore me critiquer. J'imaginais le jacassement des donzelles : « Ah ! vous n'y connaissez rien, mon pauvre M. Garot... Vous avez encore beaucoup à apprendre... etc. etc. » Mais j'étais plus que jamais résolu à mettre un terme à ces privilèges... Et même que plus tard, quand il me serait enfin possible d'assumer toutes mes responsabilités, je ne procéderais jamais à aucune admission avant d'avoir au moins visité le futur pensionnaire. Hélas pour Mme Duporcq, il en fut tout autrement puisqu'elle venait de se faire embarquer puis débarquer avec la seule protestation de ses pleurs impuissants. Pauvre Mme Duporcq ! Moi j'avais vu tout de suite qu'il y avait dans sa situation quelque chose de différent des autres. Rien que de l'observer, de voir ses yeux d'enfant triste vous supplier, j'étais tout retourné. De nombreuses fois elle s'était arrangée pour me ren- 69 -


contrer, n'attendant rien de la bonne Mère à qui elle reprochait secrètement d'avoir négocié son aliénation. Je n'ai d'abord fait que l'écouter, elle et sa version des faits. Ensuite, après une rencontre avec ses anciens voisins d'HLM, j'ai su que ce qu'elle disait était vrai : son fils l'avait purement et simplement expulsée de son logement. La colère a alors commencé à m'envahir, surtout quand elle me disait : « Ah ! M. Garot, si vous saviez... c'était pourtant un bon fils ! » Car je savais que cet homme, qui ne venait plus la voir et qui ne répondait pas davantage à nos appels téléphoniques, ne pouvait absolument pas être le bon fils qu'elle disait. À force de la faire patienter et de lui rabâcher sans cesse qu'il finirait bien un jour par venir lui rendre visite, je décidai d'en parler à la Mère Supérieure qui, pour une fois, se déclara entièrement d'accord avec moi. Nous convoquâmes donc M. Duporcq, en bonne et due forme, menaçant de rompre le placement s'il refusait de se présenter. Et c'est ainsi que ce fils, qui aurait eu trop à perdre en continuant à faire le mort, arriva seul à notre convocation. Embarrassé, conscient de la gravité de la situation, il nous prit alors de vitesse : — Pour ma mère, vous ne pouvez pas comprendre ! s'exclama-t-il avant d'entrer dans une interminable litanie. Pour lui les choses étaient simples. — Si vous saviez ce qu'elle en a fait voir à ma femme ! Et il prit quelques exemples, des faits tout à fait anodins qui, de toute façon, n'étaient pas de nature à justifier - 70 -


tant de haine. — Mais vous, M. Duporcq, c'est tout de même votre maman... lui dit la sœur. Une maman, on n'en a qu'une. Vous pourriez au moins lui rendre une petite visite... — J'ai fait mon choix, répondit-il sèchement. C'est elle, ou bien c'est ma femme. Moi j'ai choisi. Silence interminable. Nous attendions un revirement de sa part, une concession, si petite soit-elle. De quoi, au moins, rassurer cette maman. Mais nous attendîmes en vain : l'homme resta de marbre, il ne revint jamais sur sa décision. Ou plutôt sur celle de son épouse, cette mégère que nous ne connaissions pas et que nous n'avions du reste eu aucun mal à nous représenter... promenant à la laisse son petit toutou d'époux, lui qui – et je le dis avec une grande tristesse – n'accepta de revoir sa mère qu'à son décès ou plus exactement à la levée de son corps, juste avant qu'on ne le mît en bière. Mme Duporcq ne se remit pas de cette haute trahison, la plus haute qui puisse être faite à un parent, la plus grave même selon l'ancien testament. Malgré l'attention particulière que nous lui accordâmes, elle se laissa sombrer aussi vite que son fils s'en fut allé à la fin des obsèques... sans même se retourner. Et je crois que la dernière phrase que la pauvre dame a encore dû prononcer, juste avant son dernier soupir, a été celle-ci : « Ah, c'était pourtant un bon fils... »

- 71 -


Du social ! Pendant ce temps-là, l'association s'agitait. Il y avait du grain à moudre avec la somme colossale tombée du ciel. Faisant projet sur projet et ne parlant plus que d'argent, ils en oubliaient tout le reste, et même les vieux et leur vie ordinaire. Autant la critique avait été facile avant, car ils ne laissaient rien passer qui pût nourrir leur indignation, autant ils avaient l'air content maintenant qu'ils étaient en possession du pognon. Obligé de participer à leurs ébats à raison d'au moins une ou deux soirées chaque mois, j'avoue que j'étais de plus en plus irrité. Déconnecté d'une réalité qui m’écœurait, j'avais l'impression de ne plus être sur le même chemin qu'eux. Il n'y avait qu'au moment des questions diverses que je me sentais un peu concerné – moment du reste dont je profitais à chaque fois pour ramener ma fraise – car c'était le peu de temps qu'on laissait à la vie de celles et ceux qui, autour de moi et chaque jour soutenaient le plus terrible des combats – celui contre l'isolement – et cela dans l'indifférence quasi générale. Un soir, j'osai faire l'observation qu'il y avait des fuites sur le toit. – Mettez des gamelles ! me dit le trésorier. Un autre soir je soumis une demande émanant de la sœur lingère : – Nous avons besoin d'une machine à laver ! dis-je. Je n'aurais pas dû demander ça, tant j'étais persuadé qu'on allait me dire de l'acheter. Mais comme j'étais un - 72 -


bon procédurier, alors vous comprenez... – M. Garot, est-ce que vous l'avez prévu au budget ? – Non bien sûr ! Comment aurais-je pu le savoir ? – Alors, pas prévu... pas de machine à laver ! dit le trésorier Hânon. Et c'est ainsi qu'on dut faire rafistoler l'ancienne. La petite prime La fin de l'année arrivait et j'eus l'idée d'attribuer une modeste prime de fin d'année à la petite dizaine de personnes qui faisaient désormais partie du personnel que je dirigeais. C'était peu, je le savais, mais comme leurs rémunérations n'étaient pas folichonnes, je me disais que ça les récompenserait tout de même pour le bon travail qu'elles accomplissaient. Mais quelle déception encore, lors du Conseil d'Administration qui suivit, d'entendre le trésorier – toujours lui – expédier ainsi ma demande : « Monsieur Garot, dit-il en accentuant gravement la fin de mon nom, si vous vous mettez maintenant à faire du social, on n'a pas fini... » J'eus beau tenter de lui faire comprendre que la somme était dérisoire, il ne voulut rien savoir ; car pour lui un sou était un sou. Alors je décidai de faire moi-même des enveloppes dans lesquelles je mis, de ma poche bien sûr, un gros billet que j'accompagnai d'un petit mot gentil. Ce geste, hélas, fut mal perçu. Mais pouvait-il en être autrement ? - 73 -


Et de l'hostilité ! Le pèlerinage était terminé. Les caisses avaient été ramassées, comptées, recomptées et les bénéfices aussitôt engrangés. Place maintenant à la vengeance de celles et ceux que la colère avait eu largement le temps de gagner. Comment en effet, après tant de rumeurs ainsi colportées – voire aussi, même, amplifiées – à l'occasion du pèlerinage, aurait-on pu rester insensibles aux déboires de la bonne Mère ? En attendant l'enfer que l'on me réservait déjà à l'ombre de notre Père des Cieux, il fallait d'abord que je sois puni sur la terre. Et cela dès maintenant. Alors on me fit subir par personnes interposées quelques vilains coups bas. Et on se connaissait tous tellement bien dans nos petits bleds que je me suis mis à avoir peur. Oh non pas peur d'une personne en particulier, mais de tout le monde. J'avais comme l'impression qu'on m'en voulait et, de ce fait, je n'étais plus en paix. Parfois même c'est un sentiment de panique qui me gagnait, et alors je songeais à démissionner. Mais où aurais-je pu aller avec, en plus, une maison récemment achetée à crédit... maison inachevée et donc parfaitement invendable ? « Il faut avoir tué père et mère pour venir ici sur le Haut », se plaisait à répéter l'abbé Canon. Ce n'était pas tout à fait faux car, mis à part les résidents secondaires, amoureux forcément de la nature, on ne vivait ici que parce qu'il le fallait. Que l'on y fût pour perpétuer l'héritage familial ou parce qu'on y avait été traînés de force, il fallait bien reconnaître que l'on n'était pas arri- 74 -


vés au bout de nos peines. Car l'hiver était rigoureux et il n'était pas rare même de voir dégringoler des giboulées de neige en plein mois de mai. À l'écart de tout, isolés, nous n'avions donc pas d'autre choix que la patience. Même si demain serait forcément un autre jour, celui-ci répéterait inlassablement les angoisses de la veille. Et il y avait dans notre situation quelque chose de jamais vu, voire d'incontournable. Nous étions bel et bien coincés, pris au piège d'un destin que nous avions pourtant rêvé autrement. Nous y avions cru et voilà que nous songions désormais à revenir sur nos pas... tant l'avenir nous faisait peur. S'il ne s'agissait que de nous encore. Une cabane n'importe où, un bout de pain et nous nous en serions sortis sans peine. Mais il y avait nos enfants, si jeunes encore... dont Marie-Charlotte pour qui dégoter une école spécialisée était une vraie galère. Ce jour-là, je m'en souviens comme si c'était hier. Nous venions de connaître un week-end quelque peu mouvementé, pris entre les coups de fils de l'hospice, les ventes de Martine au magasin, les courses à faire au supermarché, les visites... et aussi les regards hostiles des voisins. J'appréhendais il est vrai ce nouveau jour comme s'il devait encore et toujours nous trahir. Une nouvelle fois hélas, mon pressentiment se vérifia et la nouvelle nous tomba dessus comme une bombe sur la maison : Dévastatrice ! Sans le moindre préambule, quelqu'un est venu nous - 75 -


annoncer que le véhicule de ramassage scolaire, qui prenait chaque jour nos enfants devant chez nous, ne s'arrêterait plus chez nous désormais. Et qu'il faudrait donc qu'on les emmène nous-mêmes à pieds là haut sur la place, et cela par tous les temps. Et qui donc en avait décidé ainsi ? Mystère. Cela ne coûtait pourtant rien de passer devant chez nous. Au contraire, c'était le chemin le plus court. Hélas, du fait que le transport était effectué par quelqu'un du hameau et, qui plus est, proche de la communauté des religieuses, tant pis... nous n'avons rien dit et nous avons assumé. Ou plutôt c'est Martine elle-même qui, chaque matin et chaque soir, à pied et par tous les temps, a fait les allers-retours de la place à chez nous. C'est plusieurs semaines plus tard, après bien des difficultés dues au mauvais temps, que nous décidâmes de contacter le Maire afin de lui demander de revenir sur sa décision. Curieusement, M. le Maire tomba des nues : il ignorait tout de ce changement de trajet. Inutile de dire que le transport reprit alors, normalement.

Fragilité Pas eu le temps de lever les yeux vers Celui en qui je puisais toute ma force. J'avais une grosse boule en moi, comme un petit « rappel de conscience ». La veille, j'y étais allé un peu fort avec la « bibine ». - 76 -


D'habitude j'en buvais une ou deux, tout comme je prenais mon verre de vin à table, sans que cela fût un réel besoin. Mais là je craignais... car je le savais bien : cette maladie-là n'est jamais totalement guérie. Il faut même ne pas crier victoire trop vite. Chacun le savait, sauf moi. Je croyais, et j'en étais certain... que jamais plus je ne retomberais dans une telle addiction. La plupart des gens qui acceptent de se convertir sont sans doute comme moi, et quoi de plus normal puisque Jésus lui-même nous le dit : « Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. » 9 Donc, pensais-je, « Jésus est venu pour moi, pour me guérir. Avec Lui, je ne peux donc qu'aller mieux ! » Mon raisonnement était un peu simpliste. Car si Dieu ne s'impose pas, il ne dépend que de nous – et de nousseuls – de rester solidement accrochés à Lui par la prière, branchés en quelque sorte... pour que ce courant fort, transformateur de vie, puisse toujours nous irriguer. N'était-ce pas à moi aussi (entre autres bien sûr) que le Christ s'adressait lorsqu'il disait encore : « Hors de moi vous ne pouvez rien faire ! »10 J'avais reçu de quoi m'en sortir. Non pas certes pour guérir définitivement, mais pour vivre hors des griffes du tyran dévastateur. La seule chose qui m'était demandée : veiller, m'accrocher à mon libérateur, en gardant avec lui le 9. Matthieu 9, 9-13. 10. Jean 15, 5.

- 77 -


contact permanent. Je savais que la moindre défaillance pouvait m'être fatale, même si rien n'est jamais perdu. Ce n'est pas Jésus qui rejette, bien au contraire : on peut tomber cent fois, cent fois il voudra bien nous relever. Mais il ne peut le faire sans nous, sans ces instants quotidiens où nous sommes face à Lui, cœur grand ouvert, lui laissant le temps de nous rejoindre au plus profond de nous-mêmes. Je savais avec certitude qu'aucune cure de désintoxication, qu'aucun médicament, qu'aucune thérapie ne peuvent avoir l'efficacité d'une vraie prière. Car la vraie prière s'adresse toujours à un Dieu vivant et agissant. Dans ma naïveté j'avais osé imaginer qu'en entrant dans nos institutions d'église je serais d'emblée dans le temple de l'Esprit, c'est-à-dire dans un contexte qui me permettrait de ne plus avoir peur, et surtout de vivre sans recourir à la drogue. Je croyais que dans le pire des cas et en toute transparence je recevrais forcément le secours de mes frères. N'étais-je pas dans la logique d'une vie chrétienne normale ? Petit à petit je me mis à déchanter car c'était le contraire qui se produisait : Si je voulais ne pas me faire rejeter pour mes faiblesses constatées, je devais m'appliquer à n'en rien montrer. La dynamique fraternelle des groupes de prières auxquels j'avais appartenu était désormais bien loin de celle que je découvrais ici, dans l'un de ces organismes qui n'avaient plus de chrétien que le nom. Avant, il aurait suffi d'oser dire nos fragilités, fraternellement et sans crainte, pour être écouté avec bienveillance - 78 -


et compassion. Tandis qu'aujourd'hui... Le départ de la Mère J'ai alors confié à l'abbé ma détresse et aussi combien j'éprouvais le besoin de prier. Mais il m'a regardé avec étonnement, comme si j'étais une bête curieuse. « Prier... vous, M. Garot ? Mais voyons, vous n'êtes qu'un laïc. Votre engagement vaut bien la prière des bonnes sœurs. Pourquoi vous culpabilisez-vous comme ça ? » L'abbé semblait ne voir la prière que sous son aspect pénitentiel. Un Pater, dix Avé et nous étions quitte en sortant du confessionnal. Il ne comprenait pas, lui, – ou feignait de ne pas comprendre – que la prière n'est pas un but mais un moyen de garder contact avec Dieu. Ce n'est que quand je me suis permis de lui rappeler cette parole déjà citée : Hors de moi, vous ne pouvez rien faire ! que l'abbé a eu cette réaction : « En effet... C'est bien ce qui est dit ! » Sans plus. Et toujours pas forcément convaincu. En tant que professionnel de la prière, avait-il lui aussi un tel besoin de la présence de Dieu ? Cette force-là étaitelle aussi vitale pour lui qu'elle l'était pour moi ? Je m'interroge encore. Bien sûr, il ne me connaissait pas. Ou pas suffisamment. Il ne devait donc pas savoir ce qui m'était arrivé le 3 mai 1977, comment j'avais été avant et ce qui avait radicalement changé ma vie. Il ignorait donc que j'étais en danger. Ce qui, une nouvelle fois, me révoltait, c'est qu'un - 79 -


homme de Dieu tel que lui puisse comprendre aussi mal la nécessité dans laquelle je me trouvais moi, simple laïc, de rester branché à la source. Car s'il ne m'aidait pas en tant que prêtre, que pouvais-je bien attendre des autres cathos ? Mon épouse me voyait souffrir, et elle souffrait du reste aussi, avec cette différence qu'elle était mieux armée que moi pour affronter les méchancetés. À certains moments elle devait même être bien désemparée en me voyant prostré dans mon fauteuil, ressassant mes pensées négatives ; ou encore – ce qui aggravait la situation – en remarquant que le nombre de cadavres de bouteilles augmentait dans le cellier. Nous retournions cent fois le problème dans nos têtes. Une évidence revenait : la présence malsaine de la Mère Supérieure qui ne ratait pas une occasion de mettre un frein à la moindre de mes initiatives. Présence qu'il était en même temps inconcevable de vouloir faire disparaître. Il fallait faire avec, ou bien s'enfoncer. Ne sachant plus trop à qui nous adresser, il nous est alors venu à l'esprit d'écrire à Jean Vanier. Jean est un être en qui nous avons toujours eu confiance, un de ces chrétiens qui, lui, peut sans doute nous aider. Il a fondé une communauté qui accueille des handicapés mentaux avec lesquels il vit dans la plus grande simplicité. Il est aussi pour nous un modèle et nous ne cacherons pas que c'est à cette forme de vie-là, celle de sa communauté, que nous avions pensé en prenant notre - 80 -


engagement. Puisqu'elle est possible à l'Arche, pourquoi ne le serait-elle pas ici ? Ici où nous accueillions déjà plusieurs personnes handicapées. Jean reçut notre lettre et nous y répondit le 24 juin 1987 : « Je viens de rentrer de voyage et je trouve votre lettre du 11 juin. Je porte dans mon cœur tout ce que vous avez partagé avec moi. Et oui, je prierai pour et avec vous, que Jésus vous montre ce qu'Il désire jour après jour. Je prie aussi pour votre famille et pour ceux qui sont accueillis au Foyer. En acceptant cette responsabilité, vous devriez donner vos conditions très précises par rapport à un soutien ; par rapport à l'ancienne directrice. Mais il est bien difficile de parler de tout cela par lettre. Si jamais vous venez dans la région parisienne, je serais content de vous recevoir pour partager sur tout cela de vive voix. Téléphonez ou écrivez pour essayer de fixer une date (je suis absent beaucoup ; tout le mois d'août je serai absent). Amitié profonde en Jésus, Jean Vanier. » Cette lettre nous remplit de joie et d'espérance. Certes il ne nous serait pas facile de nous rendre à Trosly, communauté de l'Arche où Jean partageait sa vie avec les plus pauvres, mais nous retenions surtout que nous devions d'abord, si nous voulions continuer à exercer notre responsabilité, donner nos conditions par rapport à la Mère Angèle ; et cela même si, à première vue, c'était inconcevable... tant nous voyions mal le départ de la sœur. Il faudra pourtant d'autres souffrances avant d'en arriver là. Notamment ce jour où, désemparé suite à un autre coup-bas, en plein après-midi je quittai mon bureau et par- 81 -


tis en voiture sur la route de Chagny. Je ne savais pas où j'allais, mais je savais que j'avais besoin de rouler, rouler des kilomètres... pour laisser s'épancher ma souffrance. Mes larmes coulaient en abondance. À l'entrée du village je pris la direction du bistrot de Chagny où je bus un demi. Je ne sais si la patronne s'en aperçut mais j'allais très mal. Je demandai même un autre demi avant de reprendre mon chemin... mais cette fois en sens inverse, dans la direction du retour vers le Haut. Je roulai lentement, laissant progressivement l'alcool apaiser mon mal. Au retour à l'hospice il fallait bien sûr que personne ne se rendît compte de rien. Heureusement que je pris tout mon temps. Heureusement pour moi, mais surtout... pour mon véhicule ; car il y eut ainsi moins de dommages lorsque ce gros animal sauvage, comme souvent en ces traversées de bois, se jeta sur ma petite voiture. Entre frayeur et désolation, je stoppai. L'animal, probablement blessé, avait eu le temps de s'échapper de l'autre côté de la route et je restai là, seul, sans force, devant tous ces dégâts. Pourquoi le ciel était-il tombé sur moi, à ce moment précis où la coupe était pleine ? Je n'avais alors même plus la force de me tourner vers Celui qui, pourtant, était le tout de ma vie. J'étais désespéré. De retour à la maison, je pleurai longtemps. Et cela devait suffire. Car le chevreuil n'avait pas fait que du dégât matériel, il avait provoqué aussi en moi un déclic de - 82 -


colère : le jour-même, Martine téléphona à la Supérieure Générale de Lyon et leur conversation fut longue, décisive. La bonne Mère allait enfin partir. Je passe volontairement sur le cérémonial de ce départ et je ne dirai donc pas tout ce que j'entendis encore, ici ou là, sur les mérites de la bonne Mère autant que sur l'effroyable injustice qui lui était faite ; car la consternation avait bien sûr gagné tout le village et même au-delà. Je me fis petit... tout petit jusqu'au grand jour ; et c'est seulement le lendemain de son départ, au réveil, que je retrouvai enfin ma liberté. Comme l'animal apeuré qui sort méfiant de son coin et qui parcourt à petits pas un domaine qu'il doit se réapproprier, j'allais être ainsi pendant une bonne semaine. La communauté, elle, devint orpheline... et on la sentit pour le moins désemparée. Quant aux bénévoles, ils s'agglutinèrent longtemps autour de la sœur Simone et de son magasin de bondieuseries. On m'avait dit que ce serait un bien mauvais moment à passer. En vérité, assez vite j'ai pris de l'assurance, n'hésitant pas à remettre à sa place celui ou celle qui eut osé se permettre la moindre critique à mon égard. Et comme mère Angèle était la seule personne soignante de la maison, eh bien nous avons fait appel aux services de deux infirmières libérales, lesquelles sont alors venues matin et soir, à tour de rôle, accomplir des vacations. - 83 -


Tout se déroulait donc à merveille. Restait seulement le problème des médicaments à distribuer chaque jour. J''achetai plusieurs piluliers. Et puisqu'il n'était bien sûr pas question qu'une autre sœur prît la responsabilité de préparer ces médicaments, c'est mon épouse qui s'en chargea. La tâche était certes importante pour elle, délicate (ailleurs n'exigeait-on pas qu'elle soit exercée impérativement par une personne diplômée ?) et aussi très prenante. Mais malgré nos enfants – dont j'avais alors la garde – mon épouse rendit chaque jour ce service. Ce type de bénévolat, librement consenti cette fois, fut loin de lui déplaire. Autre décision importante : m'installer dans le bureau de l'entrée, précédemment occupé par la mère. C'était symbolique certes, mais je devais impérativement occuper cette place, ne fût-ce que pour mieux observer ce qui se passait dans la maison et recevoir personnellement certains visiteurs parmi lesquels ceux qui faisaient des démarches de placement. Délaissant l'ancien bureau je pris alors possession d'un lieu quasi-mythique, meublé simplement mais encombré d'un tas de choses qui, pour la plupart, n'avaient rien à voir avec l'administration. Face à moi je pouvais contempler à ma guise le portrait magistral d'un vénérable ecclésiastique : L'Abbé fondateur de l'Hospice du Haut des Cieux !

- 84 -


Trouvailles... Quand j'entrepris la fouille des tiroirs je fis la découverte d'une boîte dans laquelle se trouvait une ribambelle d'alliances. Une sœur m'expliqua, le plus naturellement du monde et sans que cela eût l'air de la choquer, que la coutume avait toujours été – du moins pour les vieux qui n'avaient plus de famille – de récupérer leurs bijoux avant qu'on ne les mît en bière. — Et que comptiez-vous en faire ? dis-je. — Vous me demandez ça à moi, il faudrait plutôt téléphoner à notre Mère. La pauvre sœur dut s'apercevoir de mon désarroi car, pour tout dire, je n'étais pas loin de la colère. Une chose était certaine : désormais, cela ne se ferait plus et il n'y aurait pas de discussion possible. Quant aux bagues récupérées, elles ne restèrent pas longtemps dans mon tiroir. D'abord je les enterrai au cimetière, au pied d'une des tombes situées dans le secteur des indigents, là où l'hospice mettait ses morts. Mais comme, bien plus tard, je réalisai que ce coin de terre était fréquemment retourné, je repris ces objets avec un infini respect pour les enfouir dans un endroit où j'étais sûr que personne ne les retrouverait. Il s'agissait d'une butte, amas de terre provenant des travaux de notre maison, sur laquelle j'avais érigé une grotte qui ressemblait un peu à celle de Lourdes, avec, en son cœur, une grande et belle statue de la vierge Marie. Ainsi, de la route, apercevait-on l'édifice face auquel il m'arrivait de prier en pensant très fort à ces pauvres - 85 -


depuis longtemps oubliés. Même si la sœur avait ses raisons, j'estimais pour ma part que le peu d'argent qu'elle en eût tiré, ne justifiait aucunement la vente de ces bijoux. Mais je fis d'autres découvertes, tout aussi surprenantes, au fur et à mesure de ma reconnaissance des lieux. Chaque fois que cela m'était possible, je participais à la Messe dans la chapelle située au premier étage de l'hospice. Jamais encore je n'avais eu accès aux meubles de la sacristie, là où l'on entassait pêle-mêle toute sorte d'objets... et pas uniquement religieux. Tout le monde passait devant, mais seules les sœurs avaient le droit d'y mettre le nez. Un matin, après la messe, une sœur me confia la clé de l'armoire. Elle me dit qu'il serait peut-être bien d'y jeter un coup d'œil, ce que je fis dans l'heure qui suivit. Et je ne le regrettai pas. Ou plutôt si... car je fus une nouvelle fois terrassé, le mot n'est pas trop fort. Heureusement qu'il y avait des bancs pour m'asseoir ! J'ai dû – je m'en souviens à peine tellement j'étais au plus mal – m'adresser à Dieu et Lui demander pourquoi. Pourquoi, il y avait là, dans l'ancienne boîte à gâteaux, sous ce tas de vieilleries, cette petite fortune. Pourquoi ? J'étais seul avec ma boîte sous le bras, devant l'Ami des Pauvres. Je n'avais vu que le tas de billets. Des billets périmés, provenant de je ne sais quoi. De retour à mon bureau, je vidai la boîte et comptai... Il y avait plus de soixante-dix mille francs. L'équivalent d'au moins six mois de mon salaire. Et le pire c'est que - 86 -


cet argent n'avait plus cours. Je téléphonai à Mère Angèle qui parut étonnée de ma trouvaille et qui ne put me dire d'où elle provenait. Je fus par contre rassuré quand l'employé du Crédit Agricole à qui je m'adressai ensuite me dit qu'il allait peut-être pouvoir faire quelque chose auprès de la Banque de France. Car si les pièces de cette époque n'étaient plus ni reprises ni échangées, cela devait pouvoir encore se faire pour les billets. Je ne vous dis pas la honte que j'éprouvai en déclarant ma trouvaille à cet employé. Ce n'était pas un don du ciel. J'appris plus tard qu'il s'agissait de la recette du magasin d'il y avait dix ans. En prévision des jours de disette, la sœur Simone avait dû planquer sa boîte quelque part et celle-ci était miraculeusement réapparue. Assez vite j'eus la réponse de la banque : les billets pouvaient être repris, mais à leur valeur d'origine. Petite « mise au point » J'avais encore beaucoup à faire. Même si ce n'était pas forcément ma priorité, j'avais le devoir de me mettre au courant de tous les dossiers des personnes accueillies et, notamment, des conditions financières jusqu'alors négociées par la Mère supérieure. Je repris donc les situations individuelles des pensionnaires. En la matière, tout se négocie. Pas une seule personne âgée ou handicapée n'a la même pension à payer. Cela se fait sans que la famille ait à justifier quoi que ce soit. Il n'y a pas de facture. C'est à la tête du client. En même temps, - 87 -


cela permet de ne pas accepter les cas trop lourds, voire même de privilégier celles et ceux qui ont les moyens de payer davantage et plus sûrement. Un des atouts de cette liberté est en effet que l'on peut, grâce à elle, faire tout ce que l'on veut. J'ai moi-même été l'ardent défenseur de cette sacrée liberté, jusqu'à ce que je m'aperçoive qu'elle pouvait permettre de faire n'importe quoi, y compris acheter le silence des gens que l'on veut garder dans une bienveillante neutralité : « Je te fais un cadeau, mais tu la fermes ! » Et c'est pourquoi j'ai été amené à réviser ma façon de penser. À moins réclamer la liberté que la justice et à voir qu'un contrôle est toujours nécessaire dès lors que l'on joue avec la vie de personnes dépendantes. J'avais demandé à la caisse d'allocations familiales la marche à suivre pour que nos pensionnaires puissent obtenir l'allocation logement. Même si je savais d'avance que la plupart des chambres n'étaient pas aux normes requises, je saisis l'occasion pour exiger, de chaque famille et tuteurs, en même temps qu'ils me renverraient leurs questionnaires remplis, d'y joindre les pièces justificatives relatives aux ressources des personnes hébergées. Et si tout n'allait pas forcément m'être dévoilé, j'espérais cependant en savoir plus sur certaines situations. Ainsi celle de Mme Lingat, à qui la fille rendait plusieurs fois visite par an. Celle-ci en profitait toujours pour apporter des médicaments, des lunettes ou des vêtements, ceci compensant – selon la mère supérieure – le peu de pension qu'elle disait pouvoir acquitter pour la maman. Déjà il fallut de longs mois et plusieurs relances pour - 88 -


que les dossiers me reviennent. Pendant ce temps-là, mon beau-frère qui était facteur dans le village où résidait cette famille, avait fait sa petite enquête. Il m'apprit – et cela ne m'étonna pas – que les braves gens y menaient un large train de vie, s'étant même fait construire récemment une superbe maison. Quant à l'examen du dossier, bien qu'il ne m'eût apporté aucune indication relative à d'éventuels biens matériels ou placements, il révéla cependant que la personne âgée placée à l'hospice jouissait d'une retraite trois fois supérieure à ce qui lui était demandé. Après avoir convoqué sa fille, j'appris qu'un régime de faveur lui avait été appliqué parce qu'elle s'occupait soidisant d'œuvres de charité (la preuve nous en étant donnée à chaque fois qu'elle venait avec le coffre de sa voiture bien chargé). La vérité, que je devinai plus qu'elle ne m'avoua, était que les œuvres en question n'existaient pas. On les avait même remplacées par de nombreux voyages à l'étranger. Quant à la pension de la maman, elle servait tout simplement à payer les grosses mensualités de leur belle maison. Merci aux sœurs de l'hospice pour leur si grande bonté ! Ces gens-là n'étaient pas dans le besoin. Elle, la fille, occupait depuis au moins vingt ans un poste d'infirmière diplômée d'état et lui, son époux, était agent de maîtrise chez Gaz de France. Ce genre d'injustice m'étant insupportable, je me fis bien sûr et sans tarder de nouveaux ennemis – y compris de la gente religieuse – en augmentant considérablement la pension de madame Lingat. - 89 -


Le cas Thirion Le cas Thirion était plus complexe. Cette dame avait été placée par l'intermédiaire d'un notaire de Verdun qui avait vendu sa maison en viager à des fonctionnaires de l'équipement... lesquels fonctionnaires – et je compris mieux pourquoi plus tard – venaient régulièrement rendre visite à leur ex-propriétaire. Il avait été conclu avec elle que les loyers seraient intégralement reversés par le Notaire à l'hospice à titre de complément de pension. Madame Thirion ne disposant que d'une toute petite retraite de réversion, avec ce complément non négligeable cela devenait plus raisonnable. Or, comment se faisait-il que, depuis au moins deux ans, rien n'était plus versé à l'hospice, et que personne ne venait plus rendre la moindre visite à Mme Thirion dont – et il est important de le noter – la santé s'était si considérablement dégradée que toute vraie communication avec elle était devenue impossible. Je pris contact avec le notaire, un certain Me Goliath, afin d'en connaître la raison, et j'appris alors avec stupeur que non seulement la famille, en charge du viager, avait déménagé en Corse suite à une mutation professionnelle, mais que depuis leur départ la maison de madame Thirion avait aussitôt été relouée. Pourquoi n'en avions-nous pas été informés et pour quelle raison le cabinet ne nous adressait-il plus ses versements ? Apparemment, nul n'était capable de me renseigner. Mécontent, je haussai le ton et le clerc (le seul que - 90 -


je pus rencontrer) comprit que je n'allais pas en rester là. Alors il me promit d'en parler à son patron puis de me rappeler dans les meilleurs délais. De mon côté, j'avais déjà fait le compte de ce qui aurait dû nous être payé et je téléphonai en Corse pour en réclamer le montant aux débiteurs de Mme Thirion. Tombant des nues, ceux-ci me certifièrent alors qu'ils n'étaient au courant de rien et qu'ils pensaient même que le notaire versait toujours régulièrement ce qui avait été convenu... D'autant plus, selon eux, que la maison avait aussitôt été relouée. Eux-seuls s'étant engagés à payer, je leur fis savoir que j'allais leur adresser une lettre recommandée par laquelle je confirmerais ma requête. Puis le temps s'écoula. Seconde lettre recommandée : sans suite ! Et pareillement du côté du notaire. La dette s'accumulait. Nouveau coup de téléphone en Corse... et toujours le même étonnement de ces braves gens qui, cette fois, mettent en cause le notaire, l'accusant de garder pour lui-seul les loyers. En colère, je parvins alors à obtenir un rendez-vous auprès de Maître Goliath. Je me souviendrai longtemps de ce moment où, après une courte attente, je fus reçus le plus aimablement du monde dans le bureau de cet homme assermenté. Après un court préambule, je le vis sortir son carnet de chèques. - 91 -


— Vous voulez combien ? me dit-il. — À moi ? fis-je, étonné. — Oui, je vous fais un chèque de quel montant ? Je vis dans les yeux du maître que l'affaire ne se présentait pas bien du tout. Que ce notaire fût surpris par ma démarche, quoi de plus normal ! Sans doute même n'avait-il jamais imaginé que la gestion des bonnes sœurs pût le rattraper aussi vite... Et du reste, comme aucun rappel ne lui avait encore été adressé, il avait pu croire que la dette s'éteindrait d'ellemême avec le temps et qu'il lui suffirait alors de la passer par le compte des pertes et profits. Or voici que j'étais là, devant lui, moi, tout petit... avec mon air de scribouillard de seconde zone. Un chèque, comme ça... en vitesse ! Je n'avais qu'à dire un montant et tout de suite il eût payé. Après, on se serait sans doute quittés... excellents amis. Mais il ne savait pas à qui il avait affaire. À mesure que ma réponse tardait à venir, je le vis pâlir. — Je ne veux, dis-je, que ce que vous devez à l'hospice pour le viager. Rien de plus, rien de moins. Et je n'accepterai de chèque qu'avec une situation claire, établie en bonne et due forme. Maître Goliath remballa alors son chéquier et me promit tout ce que je voulais dans les meilleurs délais. Puis je partis, avec l'étrange impression d'avoir mis la main dans un panier de crabes. Pour moi, il était de plus en plus évident que ce notaire avait bel et bien gardé pour lui le montant des loyers. Une - 92 -


fois Madame Thirion décédée, logiquement, ces sommes n'auraient jamais dû être réclamées par qui que ce soit. Mais moi j'avais tout compris et je ne souhaitais qu'une chose : qu'une action en justice fût intentée pour le cas où ce notaire aurait pu être reconnu coupable d'une quelconque malversation. Hélas, j'ignorais que dans le monde de la finance il existe une bien étrange solidarité... Car lors du Conseil d'Administration de l'association du Haut des Cieux qui eut lieu quelques jours plus tard, quand j'eus dévoilé point par point ma petite enquête ainsi que la conclusion à laquelle je souhaitais la voir aboutir, sans même chercher à en savoir davantage M. Hânon se mit en colère. Déjà, il disait que Maître Goliath, selon lui, ne pouvait absolument pas être l'escroc dont je parlais... qu'il le connaissait de longue date et qu'il n'avait jamais eu à se plaindre de lui pour quoi que ce soit. Et que d'autre part ce genre d'affaire ne devait pas être traitée aussi légèrement... Bref, encore une fois je me heurtais au mur des gros sous. Après un long silence, M. Hânon me fit alors savoir vertement que nous n'avions nul pouvoir pour ester en justice en lieu et place de la dame – d'autant que celle-ci n'avait plus toute sa tête – et que seul un organisme de tutelle était habilité à le faire. La suite ne nous concernait donc plus. Soit ! Je m'en tins donc à ces explications et demandai la mise sous tutelle de Madame Thirion. Longtemps après nous reçûmes l'intégralité de l'arriéré - 93 -


du viager et le couple de Corse fut quant à lui sévèrement condamné. Mais côté notaire... « Yo-no-sé ! » Le troc des sœurs Dans la caverne d'Ali-Baba, je l'ai déjà dit, il y avait de tout. Des médailles en or ou en argent, des breloques en ferraille. Il y en avait pour tous les goûts et pour toutes les bourses. Côté statues, croix et gourmettes, même chose : on avait l'embarras du choix. Et si, arrivé sur le Haut on avait une petite fringale, il suffisait de piocher un peu dans la case à mangeaille. La sœur, vendeuse hors paire, était ouverte à toutes les nouveautés. Elle pratiquait même le troc avec Jojo et une logique déconcertante. Ainsi l'épicier de Pontouvert déposait-il chaque semaine un colis de fromage, reprenant en échange un autre de bonbons. N'ayant jamais su vraiment la raison d'un tel arrangement, j'ai donc supposé que chacun y retrouvait son compte. Mais c'est bien après le départ de la mère supérieure que Frédéric, mon adjoint, surpris de ne jamais voir le moindre fromage sur la table de nos pensionnaires, me fit remonter ce qui pour lui était inadmissible. Je procédai à ma petite vérification et je constatai qu'effectivement on ne voyait ni fromage ni yaourt sur les menus de nos pensionnaires. Les desserts étaient tous faits maison. J'interrogeai Sœur Léon, chef de cuisine, pour qu'elle - 94 -


m'en donne la raison. Et c'est avec stupéfaction que je l'entendis m'expliquer le plus naturellement du monde, que jamais on n'avait donné de telles denrées aux personnes âgées. Rien qu'avec ma question ainsi posée, je vis qu'elle me suspectait déjà de quelques manigances. Une fois encore j'allais jeter mon pavé dans la mare en lui demandant : — Et le fromage de l'épicier Jojo, c'est pour qui ? Toujours aussi naturellement elle me répondit : — Mais c'est pour les bienfaiteurs. Et aussi pour nous autres. Du reste, je vous ferai remarquer, M. Garot, que les comptes du magasin ne concernent pas l'hospice. J'insistai : — Pourquoi n'y a-t-il pas de fromage pour les personnes âgées ? Mais la sœur me coupa : — Vous savez bien qu'elles n'aiment pas ça ! Avec notre mère on a toujours dit que les vieux n'en avaient pas besoin. — Et qu'en savez-vous ? fis-je, indigné. Car bien sûr, même si certaines personnes n'aimaient pas le fromage (comme moi) il n'en était sûrement pas de même pour les autres. — M. Garot, n'oubliez pas qu'ici on accueille les pauvres. Le fromage, ça coûte cher ! J'ai eu envie de me fâcher, tellement c'était gros. Mais je savais que cela ne servirait à rien car Sœur Léon était encore plus bornée que les autres. - 95 -


J'allai donc voir sœur Simone au magasin. « Alors comme ça, lui dis-je, les pensionnaires n'ont pas de fromage parce que ça coûte trop cher ? » Sœur Simone me regarda, surprise et décontenancée à la fois. Mais j'étais remonté et je renchéris : — Voulez-vous que je vous prouve qu'il y a moyen de proposer du fromage à tout le monde sans que cela nous coûte un sou de plus ? — Vous voulez rire, M. Garot. — Dites-moi donc d'abord ce que vous donne Jojo en échange de vos bonbons... La sœur ronchonna et je m'y attendais. Mais elle fut bien surprise quand je lui eus démontré, preuve à l'appui, qu'avec la valeur du colis des bonbons de l'épicier Jojo on avait de quoi satisfaire les besoins en fromage de toute la maison. À cœurs ouverts Les sœurs n'y croient pas. Leur grande chef de Lyon n'y croit pas davantage, même si elle se montre plus ouverte que ses aînées. Mais nous, et je l'ai déjà dit, nous y croyons mordicus. Parce que cela se fait déjà à l'Arche avec les adultes handicapés... et aussi parce que, même si ça ne se faisait pas, il n'y a aucune raison pour que cela ne puisse pas se faire ici encore. On nous objectera que nous sommes fous. On nous imaginera déjà, la vie mangée par une grappe de petits vieux agglutinés autour de la famille. - 96 -


Voyons... avons-nous au moins songé à l'avenir de nos enfants ? À l'hygiène ? C'est comme pour l'adoption de notre Marie-Charlotte, eh bien oui... nous y avons pensé ! N'empêche que si nous y avions pensé au sens où certains l'entendent, notre fille ne serait probablement pas là et nos enfants n'auraient pas non plus cette petite sœur qu'ils aiment déjà si fort. Cet argument revient toujours et il nous énerve. La prudence nécessaire se fait handicap pour le cœur. Ce dont nous sommes sûrs, c'est que nous désirons aimer concrètement et que l'amour ne s'exprime pas qu'avec des mots. Qu'il ne vaut rien s'il ne coûte pas. De plus, nous avons l'intime conviction que nous ne sommes pas ici par hasard... Et que si nous y sommes c'est parce que nous avons répondu à un appel semblable à celui qui nous a été fait pour l'adoption de Marie. Humainement, nous savons bien que nos capacités sont limitées et que si nous arrivons même à vivre ce que nous croyons que Dieu attend de nous, c'est parce que nous L'avons, Lui, pour Ami. Un ami dont nous savons la présence à nos côtés et qui nous soutient par la force de son esprit. Et trente ans plus tard, nous n'avons rien renié de nos certitudes. Personnellement, j'ai toujours vu une grande similitude entre certaines personnes âgées avec qui nous vivions désormais et les jeunes privés de famille du pensionnat Jean Bosco. Même simplicité de cœur, même soif d'aimer - 97 -


et d'être aimé. Des êtres qui s'attachent, parce que souffrants. Nous avions largement ouvert notre maison. Aucune fête ne se passait sans que plusieurs d'entre eux ne fussent à nos côtés. Combien de Noël, de Nouvel an, de Pâques... furent ainsi vécus dans ce partage de vie simple et fraternel ? Le plus souvent c'étaient Louis, Robert, Lucie et Gisèle... Tous, sans famille, ils trouvaient auprès de nous l'amitié qui leur manquait. Chacun avait le petit cadeau du cœur. Avec d'autres personnes du village c'était parfois la même chose et de façon réciproque. Une vie comme on en vivait autrefois, avant que la société de consommation ne contamine les campagnes. Nos enfants gardent de cette époque des souvenirs inoubliables qui anéantissent l'argumentation de ceux qui nous ont tant seriné pour que nous nous protégions. Et cette façon de vivre, qui n'avait pourtant rien d'extraordinaire, est certainement ce qui les marquera le plus, leur faisant comprendre, entre autres choses, ce que fut l'esprit dans lequel leur vie s'est épanouie, cette vraie richesse que procure le don de soi et l'attention aux plus pauvres. Dommage que nous n'ayons pas été suivis ! Le Haut des Cieux aurait pu survivre autrement. Dommage que cette fièvre qui nous habitait alors n'ait pas aussi été partagée par cette communauté de religieuses qui ne se préparaient... qu'à mourir. « Pourquoi donc vous embêtez-vous avec eux ? » nous avait dit un jour la pauvre sœur Hélène qui ne se rendait même pas compte de l'énormité de ses propos. Pourtant, il y avait tellement à faire... - 98 -


Il suffisait d'ouvrir les yeux pour voir la toute petite, la menue Claudette déambuler dans les étages en embrassant les murs. Elle vivait ici avec sa maman et celle-ci n'en finissait pas de s'excuser d'avoir été acceptée un jour à l'hospice par charité pour sa fille. Sa Claudette était souvent rappelée à l'ordre, renvoyée au cagibis. Elle n'avait rien à faire dans la sphère des gens normaux. Du reste, que pouvait-elle apporter... sinon le dérangement, voire la gêne qu'elle suscitait sur son passage. Ah ! pensez donc, avoir ça sur le dos toute la journée... Mais où aurait-elle pu aller sinon ici où, au moins, elle était tolérée. Moi, je voyais mieux pour Claudette. Et quand je parlais d'elle avec Mme Lucie – sa maman – évoquant la présence de Marie-Charlotte à notre foyer, Mme Lucie me disait toujours : « Oh ! Ma Claudette c'est pas comme la vôtre, elle ne changera jamais ! » Si, effectivement, notre fille se montrait plus dégourdie, suscitant autant la curiosité que l'affection, cela s'expliquait justement par le fait qu'on lui avait laissé la chance de pouvoir se développer comme tout le monde en ne craignant pas de lui permettre de vivre au dehors. Ses formidables capacités d'adaptation s'étaient ainsi développées à la surprise générale. Ni meilleure, ni pire que Claudette, elle n'avait pas été aimée de la même façon. On n'avait pas eu honte d'elle et on ne l'avait pas cachée ; si bien qu'au lieu d'embrasser les murs pour dire qu'elle manquait d'amour, notre Marie, elle, distribuait ses « je t'aime » librement... avec une grâce particulière qui donnait envie de l'aimer. Il y aurait certes beaucoup à dire sur cette différence - 99 -


d'éducation, ainsi que sur le regard des autres, regard qui perturbe au point de laisser croire aux parents désemparés qu'on les méprise parce qu'ils ont eu la malchance de donner la vie à un être considéré comme anormal. Or, un être aimé, handicapé – et même fortement handicapé – ne sait voir qu'avec l'intelligence du cœur. Pas de place en lui pour l'analyse d'un quelconque mépris qu'on lui porterait. Sa joie de vivre est un moteur à explosion que seule une petite allumette de bienveillance transforme en enthousiasme. J'ai tout compris quand j'ai su cela. Et même que cela vaut aussi pour la plupart d'entre nous, nous qui nous pensons tellement normaux et qui avons si vite fait de régler le problème des autres avec nos mots. Momone, elle, était la petite protégée de Mlle Lucie. Contrairement à Claudette qui arpentait les couloirs, elle semblait bienheureuse en agitant son mouchoir à longueur de journée, assise les jambes en tailleur sur un même fauteuil, au même endroit de la même salle à manger. Porteuse d'une même trisomie, elle était davantage marquée physiquement que Claudette, et les quelques mots qu'elle bredouillait quand vous la croisiez semblaient vous dire indéfiniment : « Hé hé ! moi c'est Momone. Je suis encore là, voyezvous. Toujours fidèle au poste, j'attends. Mais je suis bien. Ah ! si simplement je pouvais vous parler... et avec vos mots à vous, je vous en dirais des choses et des choses ! » - 100 -


Le rêve J'ai fait un rêve cette-nuit-là. J'ai d'abord cru que cela tenait de l'extraordinaire, tellement je me sentais bien en m'éveillant. C'était comme si j'avais fait une ballade prophétique, avec une signification claire pour l'interprétation que j'en fis. Déjà, tout en rêvant, je me vis clairement en train de rêver, et j'eus alors comme un regret parce que j'étais heureux et que ce n'était qu'un rêve. Mais immédiatement après, quelque chose se passa en moi qui me disait que je ne rêvais pas. Alors mon voyage continua. Je dis « voyage » parce qu'en fait... je volais ! Tout simplement. J'éprouvais une extraordinaire impression de plénitude de Vie, me persuadant que si je volais c'était bien parce que cela était possible. J'étais dans le magasin de vente d'articles religieux de sœur Simone à l'hospice ; je le survolais de long en large et à grands coups de bras. Je m'en souviens encore, comme si j'y étais. Je faisais même tout mon possible pour révéler aux gens qui s'affairaient en-dessous de moi qu'ils pouvaient, eux aussi, voler ; que tout était simple et qu'il suffisait de s'aider de ses bras. Mais ce qui m'attristait en même temps, c'est que personne ne semblait remarquer ma présence au-dessus d'eux, chacun continuant de s'agiter sans se soucier de moi. Aussi mon réveil me laissa-t-il sur une bien étrange impression : oui je savais que c'était un rêve ! Mais j'étais quasi certain aussi d'avoir réellement volé. - 101 -


Ce fut bien plus tard que j'interprétai ce rêve, lui donnant toute sa signification spirituelle. Le vol n'était qu'une sorte de ballade au cœur de l'immortalité. Quelque chose qui explique tout de l'éternité et qui prouve que l'on ne se trompe pas en y croyant. Quant au fait que tous, sans exception, ne relevaient pas la tête lorsque je m'affairais à leur faire comprendre cette bonne nouvelle, je le vis comme l'illustration du constat que je ne cessais de faire depuis que j'étais sur le Haut des Cieux avec les sœurs ; à savoir que bien peu d'entre elles ne se souciaient de l'autre vie, affairées qu'elles étaient chacune avec leur job. Ce rêve me reviendra encore, mais il n'aura plus alors la même signification. Monsieur Marteleur Mon bureau étant toujours ouvert, les personnes âgées venaient s'y asseoir sur la chaise que j'avais mise devant moi. Certaines me regardaient durant de longues minutes. Seuls leurs grands yeux tristes me parlaient et je croyais même savoir pourquoi. C'était peut-être pour cela du reste qu'elles revenaient aussi souvent. Mais que pouvais-je faire, moi, face à leurs souffrances, sinon les recevoir avec respect et compassion. C'étaient les plus beaux moments de ma journée. S'il arrivait parfois que la chaise fût humide et qu'une petite flaque de liquide se trouvât encore sur le sol, qu'importe ! Je ne disais rien. Je comprenais. - 102 -


Chaque soir je passais les voir dans leurs pauvres chambres où je savais qu'elles attendaient quelque chose... ou quelqu'un, un bruit, un geste, et parfois rien. Je passais, je ne faisais que passer et c'était bien cela qui me rongeait. J'avais tellement envie de rester auprès d'elles, là où je savais la présence cachée d'un port. Port d'où s'en allaient les bateaux pour le grand large et dans lequel je jetterais un jour – moi aussi – les amarres, sans jamais douter du voyage. M. Marteleur fut sans aucun doute celui qui m'a le plus bouleversé dans cette maison. Et celui, peut-être, que j'ai le plus aimé. Sans effort, tant il était vrai dans sa misère. Venu d'un autre mouroir pour rejoindre sa mère qui, selon ses dires, reposait déjà derrière l'hospice dans le petit cimetière, il allait souvent lui porter quelques fleurs des champs, lui parlant simplement comme au temps où ils étaient encore ensembles. Puis il repartait lentement, le dos voûté, traînant de vieilles savates qu'il n'enfilait jamais complètement. Il n'était pas vieux, M. Marteleur. Enfin, pas autant que la plupart de ceux qu'on accueille ici. Lui, sa détention il la vivait depuis toujours : il n'était pas comme les autres. Sa vie n'était que souffrance. Mi-gogol, avec sa langue qui sortait, mi-simplet et bien que normal en apparence, il avait toujours été assis le cul entre deux chaises : pas assez fou pour qu'on le traite comme tel, et trop atteint pour qu'on l'accepte comme les autres. Mais il n'était pas le seul dans ce cas. - 103 -


Robert et Louis, pour ne prendre qu'eux, étaient autrefois des commis de ferme que leurs maîtres employaient et logeaient contre un peu d'argent de poche. Avec notre progrès social sur l'abolition de l'exploitation des personnes, ils se sont retrouvés placés à l'hospice. Hélas ! tous n'eurent pas leur chance car, ici au moins, on s'occupe... on se rencontre et on vit. Raymond Marteleur, plus que les autres, cherchait la rencontre. Et quand il vous trouvait, bien sûr il ne vous lâchait plus... ce qui faisait hurler les bonnes sœurs qui me voyaient passer des heures à l'écouter. Mais contrairement à elles, moi j'appréciais ces rencontres durant lesquelles le pauvre homme débitait son histoire. Même si, souvent, il se répétait, il y avait toujours des éléments nouveaux qui me bouleversaient. Je sus ainsi qu'il avait été battu, violé et longtemps enfermé. Un jour, alors qu'il était venu s'asseoir dans mon bureau, il me dit : « Vous savez... vous êtes mon père ! — Mais M. Marteleur... répondis-je, ce n'est pas possible : je suis beaucoup plus jeune que vous ! » — Alors vous êtes... comme mon père ! » Oui... comme son père ! Lui qui n'avait jamais connu le sien parce que celui-ci avait abandonné sa mère au moment où elle était le plus dans le besoin, ayant même dû entrer prématurément à l'hospice pour y être hébergée en contrepartie de ses services ménagers. Une grande amitié nous unissait. Comme il me parlait souvent des amis qu'il avait encore un peu partout – ou de - 104 -


sa famille – dans la région du Troquoi d'où il était originaire, je lui fis une petite surprise. Je demandai à un taxi de lui faire faire, sur une journée, un petit pèlerinage aux sources de son existence. Il en revint enchanté. Arrivé chez nous pour être plus proche de sa mère, il s'était remis à vivre. Nous nous rencontrions souvent et il venait parfois jusqu'à notre maison du Bas des Cieux. Un dimanche matin, à la sortie de la messe, M. Marteleur nous attend sous la véranda. — Bonjour M. Marteleur, comment ça va ? — Il faut que je vous donne quelque chose... dit-il. Et le voilà parti chercher un objet long qui ressemble fort à un jouet en forme de chien « basset ». — C'est pour la petite fille ! dit-il. C'est alors que je comprends pourquoi, souvent, il s'en va bricoler à la ferme. Le chien, avec son support à roulettes, a été entièrement fabriqué par lui. Même les roues, faites de rondelles sciées. Jamais nous n'avions reçu un cadeau d'une telle importance. Ce cadeau restera longtemps avec nous, au-delà même des frontières de l'Argonne. Réalisé par un homme dont nous connaissions trop les limites, il était infiniment précieux parce que pétri d'amour. Plus tard j'éprouverai une immense tristesse quand j'apprendrai que, sans le vouloir, le chemin que nous avions fait prendre à notre vie lui fut sans doute fatal. Car, seul soudain, là où il me disait avoir retrouvé le père qu'il voyait - 105 -


en moi, il se laissa mourir lentement, sans que quiconque s'en aperçût. Et comme, en plus, on avait négligé de me le faire savoir, nous ne nous sommes jamais revus. Je fus présent à la cérémonie de ses obsèques. Obsèques d'indigent, cela va sans dire, comme pour tant d'autres qui n'ont plus personne. Seules quatre ou cinq religieuses, rescapées de l'épidémie des vocations, ainsi que quelques rares pensionnaires, suivirent avec moi le cercueil jusqu'au cimetière. Mademoiselle Girou Une infirmière fut embauchée pour m'aider. C'était, je le crois, une sage décision. Le système mis en place suite au départ de la mère avait montré ses limites. Les revenus de l'hospice le permettaient et la perspective d'une rénovation totale de l'hospice justifiait à elle-seule un tel choix. La personne qui fut choisie pour ce nouveau poste d'adjoint n'était autre que la responsable de l'école d'infirmières de Verdun. Célibataire endurcie, battante, Mlle Girou revenait d'un voyage d'étude au Canada durant lequel elle avait été séduite par le phénomène Cantou11, lequel faisait déjà ses preuves dans ce vaste pays que l'on considérait à l'époque comme le fer de lance de l'innovation médico-sociale. 11. Structure à taille humaine créée dans les années 70, le Cantou (Centre d’Activités Naturelles Tirées d’Occupations Utiles) est une petite structure accueillant une dizaine de personnes âgées. Le mot « cantou » signifie « le coin du feu » dans la langue occitane : une valeur d’accueil que ces unités mettent en pratique dans une vie quasi communautaire, participative et solidaire.

- 106 -


J'accrochais bien avec Mlle Girou. Nos conceptions sur la vie humaine se rejoignaient. Et même si, spirituellement, il y avait parfois entre nous des désaccords, en revanche la priorité donnée à la personne – et rien qu'à la personne – nous ramenait toujours à l'essentiel. J'avais en elle une alliée de poids pour faire face à l'immobilisme de mon Conseil d'Administration. Nous nous réunissions souvent autour du projet d'établissement et je la laissais alors m'exposer ses idées. J'avoue cependant qu'elle me semblait parfois un peu trop excessive, et cela d'autant plus que, connaissant bien mal encore ceux qui, au dessus d'elle, ne se priveraient pas de lui remettre tôt ou tard les pieds sur la terre, un tel projet, exposé de la sorte, n'avait à mon avis aucune chance d'aboutir. Oh ! Je ne dis pas qu'elle avait tort. Je dis seulement quelle aurait dû y mettre davantage de modération. En gros... qu'elle aurait dû se faire un peu plus diplomate. Rapidement je vis qu'elle commençait à en irriter plus d'un et je pensai alors, bien malgré moi, à l'épisode vécu précédemment – que j'appellerai du « chien fou » – qui avait déjà valu à mon ami Philippe de se faire ainsi discréditer. Allions-nous connaître l'épopée de la « folle enragée » ? La maladie de l'Abbé Puis l'abbé Canon tomba malade et fut hospitalisé. Comme il avait énormément fumé durant toute sa vie, selon lui si le mal le rejoignait aujourd'hui ce n'était que - 107 -


justice. Il me demanda alors si, en son absence, je voulais bien assumer la charge de la comptabilité paroissiale. Encore une fois, j'étais l'oiseau providentiel. Et quand il s'agit de la providence, bien sûr cela ne se refuse pas. D'autant que désormais j'avais quelqu'un de plus pour me seconder. Nous étions fin juin, début juillet de l'année 1987, la route se dégageait enfin devant moi. Je me sentais mieux dans ma peau et je pouvais recommencer à y croire. Le piège de la sœur Je m'attendais à tout, sauf à cela... Et même que longtemps plus tard je me poserai encore la question de savoir si j'ai fait ou non le bon choix. La démarche était habile. J'aurais dû comprendre que, venant d'elle, d'une part cette proposition n'était pas faite pour mes beaux yeux, et que d'autre part je devais sans doute m'attendre à ce qu'il y eût derrière cela quelques vilaines cachotteries. L'insistance de la sœur n'était-elle pas franchement anormale ? « Prenez le temps de réfléchir » m'avait-elle dit au téléphone juste avant de partir en vacances, « vous rendrez votre réponse à mon retour ». Pourtant, notre conversation avait été longue et j'avais eu droit à toutes les promesses. Si je le voulais, elle allait aussi me reprendre comme cadre avec le même salaire qu'avant ; et surtout... – ce qui était de loin le plus important pour moi – selon elle les choses étaient entrain de - 108 -


changer à Jean Bosco. Avec l'Aide Sociale à l'Enfance tout se clarifiait et la Fondation réinvestissait petit à petit la maison. Ce ne serait plus une maison de la DASS ! « Nous serons bientôt de la Fondation » insista-t-elle. Et là, elle savait trop bien l'importance de l'argument. Ne m'avait-elle pas souvent entendu répéter que nous devions laisser César faire ce qui était de son ressort et nous occuper, nous autres chrétiens, davantage des affaires du bon Dieu ? Je me sentis immédiatement tiraillé entre ce qu'elle me proposait et ce que je vivais aujourd'hui, dans cette maison où je m'étais si bien investi que certains pensionnaires étaient devenus ma seconde famille. Je n'avais donc nulle envie de les abandonner. Quand je raccrochai le combiné téléphonique, je savais déjà que je dirais non. Les jours qui suivirent me réservèrent hélas d'autres mésaventures, d'autres déboires et peut-être même plus encore que si je n'avais pas été mis en face de cette fichue proposition. Sans doute l'ange de la sœur – le mauvais ! – mettait-il tout en œuvre pour me faire changer d'avis. Je demandai conseil à l'Abbé Canon. Lui, il connaissait bien ma situation... il m'avait tellement vu souffrir ! Il me conseilla donc de penser d'abord à moi et à ma famille, arguant que le fait de revenir à un rythme de travail plus régulier... avec l'assurance de bénéficier de mes week-ends et autres congés, n'était sûrement pas à négliger. Bref, tout se déroula de telle façon que je me laissai - 109 -


purement et simplement séduire. Sauf que je préparai moi-même mon nouveau contrat d'embauche, veillant à ne pas gagner moins que ce que je gagnais ici sur le Haut et gardant le bénéficie de l'ancienneté déjà acquise. « Chat échaudé craint l'eau froide », dit-on. Aggravation du mal de l'Abbé Le mal de l'Abbé ayant empiré, mon service paroissial bénévole devint forcément plus important. Après m'avoir signé péniblement quelques chèques en blanc afin de me permettre de parer au règlement des factures urgentes, il repartit à l'hôpital, puis en maison de repos, avant de revenir encore, mais cette fois pour nous quitter définitivement. Il repose aujourd'hui derrière l'hospice, dans le petit cimetière. Mais pas dans le carré des indigents : les prêtres qui se sont succèdés sur le Haut des Cieux ont toujours été traités de façon privilégiée. Je pris en charge la responsabilité administrative de la paroisse, collecte des troncs y compris. J'avais la signature des chéquiers, je recevais moi-même le courrier et je veillais au bon rendement des SICAV12 placés par l'abbé. Cela me permettait de garder quelques contacts avec les gens du Haut. Chaque semaine je venais – ni vu ni connu – à l'Église, le soir toujours, avec mes sacs. Je fermais la porte derrière moi pour qu'on ne puisse pas me surprendre et qui sait... me voler. Après, c'était l'opération comptage. 12. La paroisse des Hauts-Buttés était « riche » et les placements importants.

- 110 -


Les tas de sous étaient étalés sur notre grande table de la salle à manger. Je passais des heures et des heures à tout compter avec les francs français d'un côté, les belges de l'autre13. Et comme je devais différencier l'origine de ces fonds, je comptais successivement le tronc de saint Antoine, celui des messes, celui des cierges, celui du pain des pauvres et enfin celui de sainte Thérèse. Après la mise en liasses, ou en rouleaux pour la monnaie, je remplissais mon bordereau. Et ma tâche ne s'arrêtait pas là : il y avait encore le dépôt à la banque, précédé souvent d'une longue attente. Tout cela sans compter les écritures de comptabilisation. Il en était ainsi toutes les semaines, avec des pics enregistrés durant les périodes de fête et surtout lors des pèlerinages. Car j'avais, là au moins, deux jours entiers de travail. Et ce n'était pas une mais plusieurs tables que je devais me coltiner. Mes garçons, petits à l'époque, m'ont avoué récemment qu'il leur était arrivé parfois, sans que je le sache, de me piquer une ou deux pièces en passant. Même si je ne leur ai pas dit qu'ils avaient bien fait, je pense néanmoins que la paroisse leur devait bien cela, ne serait-ce que pour compenser les conséquences éducatives de nos excès de bénévolat. Après le départ du Père Canon et une courte période de vacance de son ministère, c'est un bien gentil curé qui est arrivé. Trop gentil même, car je me dis – après coup – que s'il n'avait pas été aussi gentil, sans doute n'en serions-nous 13. Nous n'étions pas encore passés à l'Euro.

- 111 -


pas là aujourd'hui. Mais après tout, Dieu seul le sait. Alice Justine Alice ayant été accueillie à l'hospice alors que j'y étais encore responsable, la perspective de mon départ lui avait fait perdre le privilège qu'elle tenait en m'ayant chaque jour à ses côtés. Nous l'avions connue au temps où nous étions dans le Porcien, là-même où nous fréquentions le même groupe de prière que le sien. Et depuis, elle était devenue bien plus qu'une amie. Marraine de deux de nos enfants, elle nous avait suivis en venant s'installer à Verdun pour y vivre au sein d'une communauté nouvelle.14 Celle-ci n'ayant par tenu le coup, elle avait alors pris un appartement en centre ville où elle passa quelques années avant d'être admise par mes soins à l'hospice du Haut des Cieux, se remettant totalement entre nos mains et en nous transmettant même ses dernières volontés... lesquelles précisaient qu'elle nous laissait nous occuper de tout, y compris de ses obsèques qu'elle voulait les plus simples possible, à l'image de ce qu'elle avait toujours vécu : Un cercueil en bois blanc. Une croix. Une messe. Et le peu d'argent qui resterait, elle l'attribuait à ses deux filleuls : Romain et Marie-Jeanne. Tout était ainsi réglé pour elle et elle se disait prête à quitter ce monde qui ne lui avait jamais fait le moindre 14. La communauté du Rameau de Jessé (Maison Ste Thérèse à Montcy N Dame).

- 112 -


cadeau. Très tôt orpheline, elle avait été confiée à l'œuvre de l'abbé Santol, dans laquelle l'essentiel lui avait cruellement manqué. Plus tard elle s'était engagée à vie dans une communauté religieuse traditionnelle où elle était restée longtemps, vivant son engagement à la lettre, y mettant toutes ses forces et tellement de forces même... qu'un jour elle tomba malade au point de devoir renoncer à sa vocation. Depuis, une profonde blessure était en elle, comme une trahison qu'elle ne parvenait pas à se pardonner ; d'où ses essais de vie communautaire dans le renouveau charismatique qu'elle voyait alors comme une chance pour l'Église et pour elle. Et puis ses déceptions avaient continué et il ne lui restait plus que nous... ainsi que Dieu bien sûr, en qui elle croyait de toutes ses forces, allant même jusqu'à nous dire peu de temps avant sa mort qu'elle croyait plus à Sa miséricorde qu'à Sa justice. Tout se passa bien à l'hospice jusqu'à ce que la nouvelle directrice - Mlle Girou - nous fît discrètement savoir que notre protégée était devenue un peu trop exigeante et qu'en plus elle ne se pliait pas aux règlements. Cela nous interpella d'autant plus fort que nous nous étions engagés à l'accompagner jusqu'à la fin de ses jours. Visiblement, Mlle Girou n'avait pas bien digéré ma décision de partir. Ne connaissant rien à la gestion, elle avait compté sur moi pour mener à bien son projet de cantou et surtout pour faire pression sur le Conseil d'Administration. Y eut-il un lien entre cette amertume et le fait que - 113 -


Mlle Alice devint tout à coup ingérable ? Probablement. Nous avions déjà montré à quel point nous ne supportions pas les demi-mesures. Ce que nous décidâmes alors fit beaucoup parler autour de nous. Les sœurs surtout, qui virent cela comme une folie de plus de notre part. Tôt ou tard, selon elles, il nous faudrait bien reconnaître nos erreurs. Notre décision fit l'effet d'une bombe. Je m'adressai directement à Mlle Girou, lui disant que nous acquitterions la totalité de la pension du mois mais que, dès maintenant, elle pouvait déjà considérer Mlle Alice comme sortante... que les choses étaient ainsi puisque, visiblement, Mlle Alice la dérangeait. Aussi surprise que décontenancée, la directrice essaya vainement de me faire revenir sur ma décision. Mlle Alice fit en ambulance les huit cents mètres qui l'amenèrent à notre maison, là où elle fut installée dans la plus grande de nos chambres occupée jusqu'alors par nos deux garçons. Elle y fut bien, s'y sentit en paix, disant que d'où elle était alitée elle aimait écouter les voix qu'elle n'avait jamais eu la chance d'entendre dans une vraie vie de famille. Elle raconta même à mon épouse un rêve qu'elle avait fait du temps où nous vivions dans le Porcien. Elle s'était vue toute petite dans un lit avec, au-dessus d'elle, Martine qui lui souriait comme une bonne maman. Elle gardait de ce rêve un souvenir ineffaçable. Sauf qu'à présent ce n'était plus un rêve puisqu'elle vivait réellement cela avec nous. - 114 -


Martine était aux petits soins pour elle. Elle était heureuse. Nous nous étions juste poussés un peu pour lui faire de la place... Nous prîmes pour nous la chambre mansardée, laissant l'autre pour les filles. Quant aux garçons, ils furent tout contents de se retrouver en bas, dans la salle à manger. Je sais hélas que je suis venu voir Alice trop rarement ; car déjà, j'avais été littéralement repris corps et âme par l'autre aventure qui commençait...

Alice Justine avec sa filleule

Alice mourut quelques mois à peine plus tard, dans la paix. Elle fut inhumée dans notre petit cimetière où nous avions demandé pour elle une concession. Le jour des obsèques nous fûmes surpris de voir que la tombe avait été creusée par erreur dans le secteur des indigents. Mais... était-ce vraiment une erreur ? - 115 -



Le spectacle de l'injustice m'accable, mais c'est probablement parce qu'il éveille en moi la conscience de la part d'injustice dont je suis capable. Georges Bernanos - Les grands cimetières sous la lune.

Quand l'Esprit n'y est plus (1988 - 1999)

Retour en douleur... Mon retour à Jean Bosco intervint après une semaine de vacances. Nous étions en octobre 1988. Qu'allais-je trouver en arrivant ? Déjà, bien sûr, la perte de l'autonomie dont je jouissais auparavant, et aussi pas mal de contraintes en plus. Car moi qui disposais d'une marge assez importante de liberté, voici que j'avais désormais des dates précises à respecter, notamment pour la création puis le dépôt des volumineux budgets de notre Maison d'Enfants à Caractère Social, lesquels, cela dit en passant, restaient tous à faire dans leur intégralité, ce dont la sœur ne m'avait nullement parlé. Une jeune fille avait certes été embauchée temporairement pour permettre le règlement des affaires courantes de mon poste, mais cela n'allait guère loin : je croulais littéralement sous toutes sortes de tâches que j'étais le seul à - 117 -


pouvoir assumer. La panique me gagna alors aussi vite que j'avais pu me réjouir. C'est vrai, la fondation des O.T.M. semblait avoir repris du poil de la bête, mais ce n'était nullement pour simplifier mon travail. Elle en rajoutait même une couche, et pas des moindres, car il me fallait à la fois répondre aux nombreuses exigences du Conseil Général ainsi qu'à celles de la direction générale, ces dernières étant, comme j'allais le découvrir par la suite, autrement plus contraignantes. Mais ce qui me réjouissait le moins, c'est que j'avais l'obligation de me rendre de plus en plus fréquemment à notre siège parisien afin d'y recevoir des formations administratives et comptables en tous genres. Autre gros changement, tôt ou tard inévitable : l'informatisation. Je n'y connaissais absolument rien et je me montrais même parfois si maladroit qu'il fallait beaucoup de patience à mon formateur pour me supporter et m'expliquer ses leçons. Je retrouvai un homme qui ne m'appréciait guère. Responsable de l'informatique pour l'ensemble des maisons de la fondation, Phil Thomas masquait à peine sa désapprobation concernant ma reprise de fonction, répétant sans cesse que quand on est parti, on ne revient plus. Mais il ignorait bien sûr, lui, que cela ne venait nullement de moi. Dommage, ici encore, que la sœur me laissa me débrouiller seul face à lui. Elle avait eu sa victoire et s'en délectait. Au fond, elle devait même la savourer plus fort encore, cette victoire... en se disant qu'elle tenait enfin - 118 -


sa revanche, tant le coup de l'évêque lui était resté en travers de la gorge. Aussi ne me fallut-il pas attendre longtemps pour réaliser à quel point je venais encore une fois de me faire piéger. Rien de ce que m'avait affirmé la sœur n'était vrai. Les relations avec le Conseil Général étaient au plus mal. Un contrôle venait même d'être effectué par lui dans l'établissement dont les conclusions étaient toutes accablantes. Ils étaient arrivés à trois ou quatre, avaient mis le nez un peu partout dans les comptes, dossiers du personnel, contrats et autres documents, remettant en cause certaines rémunérations ainsi que le licenciement d'un responsable éducatif, lequel, selon eux, avait été fait sans leur accord. Le tout figurait sur un compte-rendu d'une douzaine de pages que j'avais désormais en permanence sur mon bureau. Figurez-vous que nous étions l'une des rares maisons de la Fondation à bénéficier d'un prix de journée ; ce dont la sœur se servait du reste comme d'une acquisition glorieuse, allant même jusqu'à s'en venter devant ses collègues lors de leurs rassemblements nationaux. La réalité, sœur Michèle n'avait pourtant pas l'air de bien la comprendre, ou alors elle faisait semblant. Car l'argent qu'elle recevait, son fameux prix de journée pour l'obtention duquel elle avait autrefois fait des pieds et des mains, elle s'entêtait à ne pas reconnaître qu'il n'était ni le sien, ni même celui de l'association, et qu'elle avait donc forcément des comptes à rendre. - 119 -


Alors que moi, j'avais tout compris depuis le début. « La pauvre, pensais-je bien souvent, si elle savait au moins où elle a mis le petit doigt... » Et comme j'avais raison ! En fait, c'est le bras tout entier qui y était passé. Tout baignait oui... mais ce n'était qu'en apparence. Chez les OTM, il y avait du reste autant de pratiques que de maisons. On commençait bien sûr à normaliser l'ensemble de ces pratiques, mais les moyens de se faire subventionner, eux, étaient différents selon le département dans lequel on se trouvait. La loi de décentralisation avait remis entre les mains des Conseils Généraux la charge de l'Aide Sociale à l'Enfance et, selon que la couleur politique des assemblées départementales lui était ou non favorable, l'institution arrondissait ses fins de mois. Du moins, c'est ce que l'on aurait pu croire. À l'époque, si plus de quatre-vingts pour cent des dépenses des établissement de la fondation étaient financées par les dons et legs, moi je remuais ciel et terre pour que la tendance ne s'inverse pas. Ayant suffisamment d'expérience pour oser le faire, je ne me privais jamais de semer mon grain de sel à la moindre occasion, lors des divers entretiens que j'avais avec ceux qui tenaient, au national, les cordons de la bourse. Et je le faisais d'autant plus qu'on entendait murmurer de-ci, de-là, que la fondation courait le risque d'y laisser son âme si elle faisait comme chez nous à Jean Bosco... (sous-entendu : où on l'avait bel et bien déjà perdue). - 120 -


C'était le temps où les Conseils Généraux laissaient courir l'illégalité car ils avaient, pour la plupart, tout intérêt à le faire. La fondation n'offrait-elle pas trois prestations en une avec l'hébergement, la scolarisation et même l'insertion professionnelle, et cela à un prix défiant toute concurrence. Pourquoi n'avais-je pas davantage réfléchi avant de mordre aussi bêtement à l'hameçon ? Comment avais-je pu croire une nouvelle fois à ces promesses de la sœur ? N'était-il pas en effet trop tard pour oser dire au revoir au département, lui reprendre notre liberté et mieux réaffirmer notre appartenance à une œuvre d'église ? Repartir de zéro, remettre à jour les compteurs... inutile même d'y songer. D'autant qu'avec notre petite école, ici à Jean Bosco nous n'avions pas de quoi redonner le moindre boulot à notre trentaine de salariés, des salariés qui, pour la majorité d'entre eux, étaient au service des jeunes scolarisés à l'extérieur ? Et puis n'y avait-il pas aussi le problème des actifs immobilisés de l'association ? Ce qui avait été acquis grâce aux fonds publics de l'état ne figurait nulle part et de façon clairement identifiée, au bilan de l'association, de sorte qu'en cas d'interruption volontaire d'activité il eût été impossible de rendre à César la part qui lui revenait sur ses propres valeurs d'actif. Le premier soir de ma reprise à Jean Bosco, je me souviens être resté longuement pensif dans mon lit avant de m'endormir. J'étais si triste de ce que j'avais découvert ! - 121 -


Et surtout, je regrettais amèrement le choix que je venais de faire et qui me clouait ici de façon définitive. Mais à ce moment-là, je n'avais pas encore eu connaissance de la fameuse prophétie concernant les OTM. J'étais donc loin, très loin d'imaginer à quel point mes craintes étaient fondées...

FIN DE L'EXTRAIT

- 122 -


Table des Matières Prologue ...........................................................................9

I - De la désillusion à la rancœur......................13 Au pensionnat Jean Bosco Mes illusions perdues.....................................................15 Le petit Benoît................................................................20 L'adoption de Marie-Charlotte.......................................25 L'éviction du Père Lamour.............................................29 À l'hospice du Haut des Cieux Le lieudit du « Haut des Cieux »....................................33 Le trop-plein interdit.......................................................40 Le contrat de travail........................................................42 Servir..............................................................................45 Le « passage obligé » du parloir....................................47 Le secteur des hommes...................................................49 Piqûres et autres formalités............................................53 Le « magot » de la sœur ................................................56 La véranda......................................................................60 Le 13 juin........................................................................62 La vie sur le Haut ..........................................................67 Madame Duporcq...........................................................69 Du social ........................................................................72 La petite prime ...............................................................73 Et de l'hostilité !..............................................................74 Fragilité...........................................................................76 Le départ de la Mère ......................................................79 Trouvailles......................................................................85 Petite « mise au point »..................................................87 Le cas Thirion.................................................................90 Le troc des sœurs ...........................................................94 - 123 -


À cœurs ouverts..............................................................96 Le rêve..........................................................................101 Monsieur Marteleur......................................................102 Mademoiselle Girou.....................................................106 La maladie de l'Abbé....................................................107 Le piège de la Sœur......................................................108 Aggravation du mal de l'Abbé......................................110 Alice Justine..................................................................112 Quand l'Esprit n'y est plus Retour en douleur.........................................................117 L'étrange prophétie.......................................................122 Mary Lazzarolli...........................................….............125 Confession....................................................................127 De l'eau dans le gaz......................................................130 Le pendu.......................................................................134 La lettre qui fâche.........................................................138 Pendant ce temps-là......................................................142 Octave Laurencin ........................................................145 Surcharge......................................................................147 L'astuce du Père Lavoie................................................148 Cracher au bassinet.......................................................149 Quand la finance s'emballe...........................................152 Le troisième Michel......................................................155 Entre peste et choléra....................................................157 Le cobaye......................................................................160 Sept ans de « burn-out » Notre débarquement en Picardie...................................165 Juste dormir un peu......................................................171 La carapace...................................................................174 Le petit cahier de Jeanne .............................................175 Ma « méthode de l'abattement »...................................178 Mariette Mercière.........................................................180 Sous la direction de Désiré ..........................................184 Les affaires « Dussage et Savanne »............................186 - 124 -


La « folie » continue.....................................................193 Année 2006 : Gros vertige !.........................................194 Et pour finir... un « bore-out » ! Avaler la pilule..............................................................197

II - De la rancœur à la Paix du Cœur ….........209 Vers une autre conversion.............................................211 Laisse parler ton cœur .................................................215 Mon Ange !...................................................................219 Croyant non pratiquant.................................................224 L'à quoi bon dévastateur...............................................225 Vacances en Argonne....................................................227 Retrouvailles.................................................................229 En route pour Ermont...................................................230 Sainte frayeur................................................................231 Vers la Paix du Cœur....................................................233 Tellement simple, en effet !..........................................235 S'abandonner.................................................................237 Postface.........................................................................239 Table des matières........................................................243

- 125 -



Éditions AlanGar – Le Livre de Vie Dépôt légal : 4ème trimestre 2013 Tous droits réservés Les photos des pages intérieures sont la propriété de l'auteur celle de la couverture vient de Pixabay (CCO Public Domain)



Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.